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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Georges Nivat, VIVRE EN RUSSE. (2007)
Pourquoi je suis slaviste.


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Georges Nivat, VIVRE EN RUSSE. Lausanne: Les Éditions l'Age d'Homme, 2007, 485 pp. Collection: Slavica. [Autorisation accordée par l'auteur le 17 août 2011 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.] Une édition numérique réalisée par Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean.


[9]

Pourquoi je suis slaviste


Mon premier contact avec la langue russe date de l'âge de 16 ans : j'ai lié amitié avec un relieur en chambre de ma ville natale de Clermont-Ferrand, il était du Kouban et il avait été enrôlé par les blancs, avait combattu sous Denikine, participé à la déroute générale, et s'était retrouvé à Istanbul, comme tant de fugitifs, cherchant à gagner deux sous par des petits moyens, comme les héros de la pièce de Mikhaïl Boulgakov, La Fuite, qui organisent des courses de cafards avec enjeux. Il avait débarqué à Marseille sans le sou, avec un pantalon et la chemise qu’il portait. Georges Nikitine était relieur en chambre, il fallait ascensionner une de ces vieilles bâtisses noires dont Clermont a le secret : sa pièce était vaste, encombrée par l'énorme presse, avec des cartons entassés sur un bahut immense. Je garde de lui trois merveilleuses reliures qu'il fit pour trois de mes livres. Pétersbourg, de Biély, est gravé d'une superbe Cavalier de bronze en camaïeu mauve d'un côté, de la pyramide virtuelle qui tourmente le fils du Sénateur de l'autre. Kotik Letaïev a son cuir gravé et incisé par une croix aux quatre corbeaux, la croix où est crucifié le petit d'homme éveillé à la seconde vie consciente. Sans Georges Nikitine, aurais-je rencontré cette langue merveilleuse, dont l'inventivité poétique m’émerveille tous les jours ?

Avec la littérature russe, mon premier contact fut la lecture des Démons. L’élégante traduction de Boris de Schloezer parut en 1951 au Club français du livre, dont mon père achetait presque toutes les parutions. Ce fut une découverte immense. Non seulement la découverte de l'âme russe divisée, de la fièvre qui agite l'écriture nocturne de Dostoïevski (dont le nom figurait en cyrillique sur la page de garde), mais, grâce à l'introduction de Boris de Schloezer, ce fut aussi les débuts d'une exploration : Pouchkine dont le poème « Les Démons » avait fourni le titre (Schloezer corrigeait pour la première fois l'erreur établie qui voulait que l'on traduisît « Les Possédés », erreur reprise par Camus), Tourgueniev, si venimeusement moqué sous les traits de Karmazinov, l'archétype du « déraciné russe ». Le plus fascinant était ce mélange de trivial, de fait divers et d'utopie dévoyée : Schloezer me faisait découvrir Bakounine, Netchaïev et son Catéchisme d’un révolutionnaire, cette « Société de la haine » qui voulait détruire tout et partout en s'alliant aux bandits et aux assassins. La soif de Dieu et la peur de Dieu fascinent toujours le jeune et le moins jeune lecteur de ce brûlot lancé contre les révolutionnaires, mais dont l'auteur repenti reste relié par d'invisibles fils, comme si Dostoïevski était à tout jamais un receleur de violence utopique. Ce « recel » était fascinant, comme l'était l'embrasement de la ville pendant [10] la nuit de gésine où Marie Chatov accouchait tandis que Marie la Boiteuse périssait dans le Faubourg, victime de l'ancien forçat. La connivence générale, l'inquiétante joie intime que crée tout grand incendie, la surprenante atmosphère de « nocturne » que crée l'écriture du roman me saisirent au cœur. Mais j'aimais particulièrement les pages finales de réconciliation avec le peuple, lorsque Verkhovenski père, désemparé et retombé presque en enfance, erre dans les chemins russes comme Lear sur la lande, en compagnie non d'un fou, mais de la vendeuse d'Évangiles. Schloezer, gentilhomme russe parfait, que je connus plus tard, musicologue raffiné, traducteur de Chestov, ne parvenait pas à aimer totalement l'auteur qu’il traduisait fidèlement (en français, pas en russe francisé), sa préface montrait son embarras, l'embarras d'un Européen face à la Russie en flammes. Cet embarras, je l'ai connu, et le connais encore, il fait partie de l'amour pour la Russie. Cependant d'autres lectures vinrent me combler et achever de me convertir : La fille du capitaine de Pouchkine, tout d'abord, où l'ancestrale unité du monde était traîtreusement défaite par l'insurrection et la complicité d'insurrection. L’édition bilingue de Raoul Labry, avec son second tome philologique de notes plus volumineux que le texte même, fut longtemps mon livre de chevet. Tout y était enchanteur, par exemple la note sur le mot « loutchina », long copeau de sapin ou de pin qui remplaçait la chandelle pour éclairer l'isba, que l'on fichait sur un bâton, garni d'un fer, appelé « svietets », dans le trou de la table du métier à tisser sur lequel on travaillait. Labry ajoutait : « Cet antique usage n’a sans doute pas encore disparu dans les lointaines campagnes russes. » Et je rêvais d'aller le vérifier. Ailleurs c'était un proverbe, un verbe composé d'une succulence étymologique détaillée et pourtant mystérieuse, ou un de ces mots monosyllabes qui en russe sont des pépites, ou des grenades sémantiques, tel ce petit mot « likh », dont Labry expliquait : « C'est une particule d'emploi populaire et familier qui exprime, dans une réplique, une joie mauvaise à constater un insuccès de l'interlocuteur. » Ces mots éclataient à ma figure et ils faisaient ma joie, une joie toujours vécue aujourd'hui en lisant certains auteurs contemporains maîtres du mot russe, comme Mark Kharitonov, Mikhaïl Chichkine ou Andreï Dmitriev.

Le chemin devant moi était long. À vingt ans, je suis entré à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm à Paris, j'étais latiniste, mais j'ai achevé des études d'anglais parce que mes séjours dans des écoles anglaises m’avaient fait aimer l'Angleterre (celle de Chaucer, de Shakespeare, de Bunyan, que je retrouvai plus tard traduit par Pouchkine). C'est là, dans cette abbaye de Thélème de la rue d'Ulm, que j'ai commencé des études de russe. Les professeurs d'anglais à la Sorbonne m’ennuyaient et je suis allé écouter le prof de russe, Pierre Pascal. J'ai découvert un maître tout autre, personnel, souriant, chaleureux, c'est lui qui m'a converti au russe définitivement. A la rue d'Ulm, il avait un « lecteur », le poète russe émigré Nikolaï Otsoup, dont beaucoup plus tard j'ai aimé le Journal en vers, qui, dans une strophe de dix pentamètres trochaïques, chante sur le mode ironique et élégiaque l'exil, le cosmopolitisme culturel, l'européanité russe... L’Exilé m'apparaissait sous les traits du héros d'Otsoup :

[11]


Poussant Enée devant Ulysse –
Guerrier, voyageur, et époux,
Projetant Pierre et Mazeppa
Sur l'écran du Rouge et du Noir,
Il suivait chants et oriflammes
De Bagration ou des Croisés,
Il guettait le cor de Roland
Il traversait les épopées
Parcourait mythes et légendes –
Sans trêve il marchait et marchait...


Cela faisait deux Russie devant moi : celle de la diaspora, de Boris de Schloezer, Nikolaï Otsoup, du très souriant Boris Zaïtsev, que je revois au Conservatoire russe du Quai de Tokyo en 1962 pour son jubilé ; sa carrière fut si longue qu’elle me semblait marier au moins deux siècles : il avait eu avec Andreï Biély un duel en 1909, et en 1962 je le voyais lisant au petit public ses récits italiens si « naïfs », si musicaux... Je revois également à la terrasse de son café habituel des Champs-Élysées le noir et ténébreux Guéorgui Adamovitch, je rencontrais assez souvent le subtil essayiste Wladimir Weidlé, auteur de Russie présente et absente, un livre dont la version française a précédé la russe, et la surpasse de beaucoup. Ou encore le compagnon du poète Essenine, lui-même auteur de rares poèmes orientaux rutilants, don juan impénitent, Alexandre Koussikov, dit « Sandro » – un exilé pas comme les autres puisqu’il avait gardé le passeport soviétique, comme Viatcheslav Ivanov, ou encore Vadim Andreïev, un poète et prosateur éclipsé par la gloire de son père, Léonid Andreïev. C'est d'ailleurs bien plus tard que je rencontrai Vadim Leonidovitch, une fois nommé à Genève. Il y avait dans la Genève de 1972 trois glorieux survivants de cette diaspora : outre Vadim Leonidovitch, Marc Slonime, essayiste, auteur d'un livre sur les trois amours de Dostoïevski (que je n’aime pas), le plus jeune député à la Constituante russe que Lénine avait dispersée par les baïonnettes de ses marins rouges, un homme élégant, qui savait parler avec une virtuosité inouïe de l'humour du grand Leskov. Le troisième était une des « jeunes Russes » de Paris des années trente, Vladimir Varchavski, homme sportif et doux, qui a laissé une chronique impressionniste et inoubliable du Montparnasse russe des années trente, celui du poète Boris Poplavski, dont le suicide par overdose, en 1937, était encore un signe majeur des temps.

Envers tous j'ai une dette, ils ont accueilli avec indulgence d'abord l'étudiant naïf que j'étais, puis le jeune professeur débutant. Ils m’ont fait connaître la quintessence de cette ancienne Russie qu’ils avaient emportée avec eux, comme dit Roman Goul, un émigré de l'autre rive de l’Atlantique, et que je vis dans le bureau new-yorkais de sa revue Novy Journal. Ils avaient emporté cette légèreté d'âme, cette générosité d'esprit, et aussi cette irresponsabilité juvénile qui ont fait le charme et les malheurs de l'intelligentsia russe. Raïssa Tarr, l'amie d’Anne Heurgon-Desjardin, que je voyais à Paris ou aux décades de Cerisy, qui avait été l'épouse de Kojève, incarnait mieux que quiconque cette aura de l'intelligentsia, citoyenne du monde, et enracinée nulle part, celle que Dostoïevski maltraite si cruellement dans Les Démons, précisément. Et je n’oublie pas le plus cosmopolite [12] d'entre eux, le compositeur Nicolas Nabokov, qui mit en musique les cinq poèmes inédits de Pasternak que je rapportai en 1957. Ni le philosophe si virtuose de la musique des mots et des concepts, Vladimir Jankélévitch, dont j'allais suivre des cours à la Sorbonne, comme je suivais ceux d'Alquié. Je n'ai jamais osé approcher Jankélévitch, mais il incarnait pour moi, autant ou plus que Schloezer, cette symbiose que l'intelligentsia russe a su composer en exil entre malheur et félicité, utopie russe et fragilité française. Il enseignait Tolstoï comme un philosophe du soleil, ou de l'évidence. Lire Polikouchka à la lumière de Jankélévitch était un double plaisir. D'abord parce que mieux que les formalistes russes il expliquait que Tolstoï « avait l'esprit ailleurs », et surtout parce qu’il indiquait un univers russe où chaque détail était ciselé dans l'attention au monde, une attention immédiate, « rude », dans une évidence apollinienne. Et, dès lors, était en place le dilemme russe, entre le souterrain et le soleil, entre l'homme déchiré et l'homme intégral. Un dilemme dont, en avançant, on ne sort pas.

Mais il n’y eut pas que les écrivains émigrés, car, en octobre 1956, Pierre Pascal m’envoya en URSS, où lui-même n’allait plus puisqu'il avait échappé de justesse, après dix-sept ans d'engagement révolutionnaire, aux grandes purges de Moscou. Il avait quitté Moscou en mars 1933, et comme il me le dit, un seul Russe l'accompagnait à la gare, Boris Pilniak, le chantre de L’Année nue. Je garde les deux livres dédicacés que Pilniak lui avait donnés et dont Pascal me fit don à son tour. J'ai beaucoup aimé plus tard la succulence stylistique de Pilniak, un Allemand de la Volga, dont le pseudonyme russe démontre à lui seul l'enthousiasme slavophile. De tous les prosateurs soviétiques, Pilniak était le seul qu’aimait Pascal, il se rendait chez lui à Yamskoe Polé. Quelques jours avant de partir pour rentrer dans cette France bourgeoise qu’il avait tant détestée, Pascal se rendit une fois de plus chez Pilniak, celui-ci lui fit cadeau de son « roman américain » qui venait de sortir, O’Keï ; un journal de voyage où le reporter russe hésite entre l'apologie de la Soviétie, la dénonciation de l'Amérique d'Al Capone et du Ku Klux Klan et une admiration qui transperce ici et là. Est-ce à Pascal qu’il fait allusion dans ce livre en disant que chaque nation a son idéal, pour les Allemands, c’est être Beethoven, pour les Français, c'est être Napoléon ou le pape Pie, pour les Américains, c'est être Rockefeller... La mention des Pie me stupéfia, mais je compris vite : quel autre Français que Pierre Pascal, le « bolchevique catholique », aurait pu lui suggérer le nom de Pie à côté de celui de Napoléon ? « Aux chers Pascal, dans l'affirmation qu’il fera très bon vivre sur terre », écrivit Pilniak. Pascal mettra trois ans à réintégrer la fonction publique française, Pilniak, espion japonais et américain, périra des mains de Staline et ses sbires trois ans plus tard. C'eût été le sort de Pascal sans ce miraculeux retour... Quand je relis ce livre étrange, je les vois tous deux conversant, hérétiques et incorrigibles. Sans doute Pilniak racontait-il sa rencontre californienne avec les « sauteurs » et les « molokanes » américains, un vestige de l'ancienne Russie populaire et sectante, irréductible à toute autorité, et que tous deux aimaient tant...

J’avais une chambre aux Monts Lénine, il n'y avait en qualité d'étrangers que deux ou trois Français, des étudiants des pays socialistes et quelques étudiants italiens envoyés par leur PC ; il y avait là Berlinguer et d'autres, j'ai lié amitié avec l'un d'entre eux, qui s'appelait Enzo. J'avais plusieurs amis parmi les Polonais, dont le chimiste Zbygniew [13] Buczkovski, qui soutint son doctorat à Moscou. Il me révéla beaucoup de choses sur la Pologne, la guerre, le ghetto que lui et sa femme (non juifs) avaient alimenté en passant par les égouts, jusqu'au jour où lui avait été arrêté. Il passa un an à Auschwitz dans la baraque des condamnés à mort, surtout des Polonais. Avec Zbygniew, et après le Festival de la jeunesse de Moscou de l'été 1957, j'allai en Pologne et ensemble nous visitâmes le camp d'Auschwitz. Ce n’était pas encore un musée, on y sentait toujours une puanteur de mort. Silencieusement nous visitâmes les lieux où il avait attendu sa mort. Ma correspondance avec mes parents était perlustrée (j’en eus indirectement la preuve plus tard), mais je leur racontais longuement mes découvertes, mes mésaventures, comme celle qui survint en novembre 1956 après les événements de Budapest quand un ami russe m'emmena à une réunion du Komsomol où je vis et entendis un étudiant assez âgé, qui avait été instituteur avant d’entrer à l'Université, et qui, pris dune sorte d’émotion suicidaire, déclara devant la salle bondée : « Camarades, savez-vous qu'il y a aujourd'hui dans notre pays des gens qui sont au chômage et dont les enfants ont faim ? » J'entends encore le silence de plomb qui tomba sur la salle, personne ne savait quoi faire. Une activiste courut au pupitre et lança « Vous êtes fou ! quelles preuves avez-vous ? – J'étais instituteur à Louga, répondit-il, et je me suis aperçu que certains de mes élèves étaient d'une grande faiblesse, je suis allé voir les parents, et j'ai découvert la réalité. » Le mot chômage faisait partie du lexique réservé aux pays capitalistes, l'entendre appliqué à la réalité soviétique était une incongruité scandaleuse, indécente, inouïe. On mit rapidement fin à la séance, le lendemain son exclusion fut votée ; son cas n’était-il pas aggravé par la présence d'un étranger ? Les autorités tentèrent de me faire partir, mais je fus protégé par le professeur Goudzi, dont je suivais le séminaire, et qui me remit une lettre déclarant qu’il était satisfait de mon travail. Le séminaire avait lieu dans son grand salon, chez lui, dans une petite rue prestigieuse non loin du Kremlin, où logeaient beaucoup de « nomenklaturistes ». J'avais fait un petit exposé sur deux minuscules récits de guerre au Caucase de Tolstoï et je les avais comparés à la nouvelle de Mérimée « L’Enlèvement de la redoute ». Mais j'avais utilisé l'expression « guerre coloniale de la Russie », mon « opposant » s'était indigné (les guerres de la Russie au Caucase étaient des « guerres de libération ») et le bon Goudzi, au visage un peu simiesque tout parcouru de rides, avait mis fin à l'épisode en disant quelque chose comme : « Vous voyez, il est toujours bon d'entendre des points de vue différents. » Propos hérétique s'il en est ! Mais l'homme était hors du commun, bien qu'il ait donné, comme tous, des gages intellectuels au régime. Pascal m’a confié plus tard que dans un ascenseur, au premier Congrès Tolstoï organisé à Venise par la Fondation Cini, en 1978, Goudzi lui avait dit à voix basse : « Vous savez, moi aussi je suis croyant. »

Les temps étaient incertains, le XXe Congrès du Parti avait secoué les colonnes du temple. L’expression « culte de la personnalité » paraît aujourd'hui anodine, mais c'était un détonateur, et nul ne savait quelle bombe allait exploser. A mon arrivée, j'allais voir comment on passait les examens, une étudiante tira devant moi un billet sur le culte de la personnalité, elle se sentit mal, on l'autorisa à tirer un second billet. Le « Rapport secret » de Khrouchtchev ne fut jamais publié par le régime, mais on le lisait dans les cellules du Parti et mon ami Zbygniew me dit qu'on venait de le lire à la cellule de la [14] Faculté de Chimie. Les journalistes polonais de Po prostu, en visite à l'université de Moscou, eurent un succès incroyable. Yves Montand, qui vint voir les petits Français du MGU, était interloqué. Une étudiante du séminaire de Goudzi me parla de la résistance en Lituanie, des « frères verts » qui avaient tenu le maquis longtemps après l'annexion soviétique et la fin de la guerre. Son père, un communiste lithuanien, avait été liquidé, sa famille déportée. Une de mes premières visites en ville fut pour un vieux monsieur, professeur de latin. Il habitait un coin de chambre dans l'ancien hôtel particulier de ses parents (ils avaient connu la fameuse « densification de l'habitat »), réduit à un étage, puis une chambre, puis un coin de chambre isolé par un paravent. Il revoyait un étranger pour la première fois depuis longtemps, partagé entre la peur et l'attrait. Installé près de la fenêtre, ses yeux guettaient en bas la voiture noire qui aurait indiqué que j'étais suivi.

J'ai voyagé, en quête de la campagne russe avec ses lumignons en copeaux de pin... Il fallait pour cela l'autorisation du Département des visas et registrations pour étrangers de l'Université, c'était compliqué, on m'autorisa quand même à aller avec deux amis français à Pskov et Novgorod, encore dévastés par la guerre, où on lisait des graffitis en allemand sur les ruines d'églises magnifiques, que j'ai récemment revues et admirées. Le style élégant et sobre des églises pskovitaines au long cou ceint d'une collerette de triangles et cubes évidés dans le mortier, ainsi que les icônes au style violent et mystique, comme celle, unique chef-d’œuvre, qui nous montre l'ascension du prophète Élie dans une énorme bulle de feu rouge, font de cette république médiévale qui dépendit un moment de Novgorod, mais sans être vassalisée, un des hauts lieux de l'ancienne Russie libre et créatrice autant que Venise ou Gênes... Nous soulevions dans la cité encore à moitié ruinée et qui n’avait plus vu d'étrangers depuis longtemps un manifeste intérêt, d'autant plus que notre règle était d'aller au marché, à l'église, et au bain public. Sur la rivière Velikaïa encore gelée, mais où l'eau commençait à sourdre par endroits, nos « fileurs » s'étalèrent, passèrent à moitié sous l'eau et lâchèrent... Cet étrange petit jeu se répéta souvent, et il avait des connotations inquiétantes. Je suis récemment retourné dans cette ville magnifique, toute proche maintenant de la frontière avec l'Estonie. A Izborsk, une des plus antiques forteresses russes, on est en face des vestiges de châteaux des chevaliers teutoniques. Ici passe une des plus vieilles frontières de l'Europe, ici se sont heurtés catholicisme et foi orthodoxe. Les conquêtes de Pierre sont annulées, et l'on est revenu au tracé frontalier de l'époque d'Ivan le Terrible. Sous les vieilles murailles roussies d'Izborsk stationnent paisiblement quelques voitures immatriculées en Estonie, et donc venues d'« Europe », mais je soupçonne que ce ne sont pas des Estoniens finnois, plutôt des Russes d'Estonie, qui amènent leurs enfants contempler cette leçon de patriotisme qu’est la paisible Izborsk. A Petchora, plus près encore de la frontière, on se plaint que les Estoniens qui viennent faire des achats font renchérir la vie. Dans le superbe monastère, dont l'enceinte médiévale a été restaurée sur une dotation spéciale du président Eltsine, un jeune hiéromoine s'en prend à un photographe qui a sans doute jeté un débris à terre : « Ici vous n'êtes pas en Occident, ici vous êtes en Russie, il faudra que vous l'appreniez un jour ou l'autre. » En un sens, il n’a pas tort, mais tout est dans le ton...

[15]

Dès mon premier séjour, j'ai été étonné par le fait que la Russie soviétique était très loin d'être un pays enrégimenté, il y régnait un vivant désordre. Gare de Kiev, à Moscou, je voyais des bonnes femmes passer en trombe devant le contrôleur, selon le système du « bélier », pour ne pas payer. Je n’avais jamais été communiste, mais j'étais arrivé bien convaincu qu’il régnait un ordre plus « orwellien » que cela en Russie communiste. Ce désordre m’a plu. « Veux-tu faire connaissance avec une famille où tout le monde a fait de la prison ? » me dit un étudiant d'histoire. C'était la famille d'Olga Ivinskaïa, et j'allais faire la connaissance d'Olga Vsevolodovna, qui avait purgé sa première période de camp, de sa mère, Maria Nikolaïevna, également revenue des camps, de la fille d'Olga, Irina, et du « Classique », le poète Boris Pasternak, qui avait là sa seconde famille, « illégitime ». Je me rappelle très vivement sa première apparition dans le petit appartement d'Olga Vsevolodovna, rue Potapov, qu’Irina. Emelianova a décrit dans son émouvant, savoureux et ironique petit livre de mémoires Légendes de la rue Potapov. Je ne savais pas encore que je deviendrais le fiancé d'Irina, que je verrais et vivrais dans le chagrin la mort du poète, les obsèques à Peredelkino, éternisées par les photos où l'on voit Neihaus le pianiste, Daniel et Siniavski, les deux écrivains du souterrain qui avaient déjà envoyé leurs brûlots en Occident, et que s'accomplirait devant nous tous qui pleurions le poème « Août » de Iouri Jivago. Les grands poètes sont toujours de grands devins. Je ne pouvais savoir que je serais expulsé d'URSS quelques jours avant l'arrestation de la mère et de la fille, exactement le 6 août 1960, ni que cette visite à la rue Potapov déterminerait tant de choses dans ma vie. Le premier retour se fit en octobre 1972, inoubliable reprise de contact avec ce pays qui semblait engourdi dans un communisme moribond, où les intellectuels frondaient dans leur cuisine en laissant couler bruyamment l'eau du robinet, où les liturgies du régime semblaient ne jamais devoir connaître de fin, où on était perpétuellement « à la rencontre de l'anniversaire d'Octobre », ou « dans le bilan de l'anniversaire d'Octobre »... Entre 1972 et 1989 j'ai fait de nombreux séjours, marqués par les rencontres avec des dissidents, l'arrestation de Gabriel Superfin, l'amitié avec le poète, dissident, ex-zek, et homme d'un charme et d'un don poétique déroutants, Vadim Kozovoï, mari d'Irina Emelianova.

J'ai vécu trente ans après mon expulsion d'août 1960 la fin de l'URSS comme un second bonheur personnel. D'abord le bonheur de voir que la Russie avait réussi à se libérer du totalitarisme et de l'affreuse stagnation et grisaille du temps des gérontes du PCUS, et ce contre tous les pronostics de tous les soviétologues du monde entier, toujours aveugles et sourds à ce pays (et, au fond, rien n’a changé sur ce point). Et aussi parce qu'il s'agissait d'un bonheur personnel pour moi qui avais consacré ma vie à la Russie, et qui pouvais entièrement renouveler mon contact, et retrouver une symbiose avec ce pays seconde patrie. Seconde naissance et seconde patrie donc, avec ce « retour en Russie » qui s'effectue depuis 1989.

La Russie d'aujourd'hui a du mal à sortir de tant d'années de cruauté sociale, d'aveuglement politique, de séquelles de son penchant pour l'utopie qui l'a entraînée dans le pire despotisme, et de son incapacité à vivre en politique une vie concrète, faite de compromis entre les buts et les réalisations. En revanche, ne s'est-elle pas libérée toute seule, par un effort sur elle-même ? En un sens, l'intelligentsia est revenue à la [16] tactique intellectuelle de la terre brûlée. Elle campe sur son Janicule du refus total de toute alliance avec les libéraux du pouvoir, et même de toute alliance entre elle. Elle laisse donc le terrain libre à des fauteurs de séparation, de mépris, d'antagonismes. Elle se console en se disant qu'il en a toujours été ainsi, pourtant elle jouit entièrement du nouveau climat de liberté, elle édite, elle publie, elle voyage, elle colloque, elle parle à la radio. La Russie d'aujourd'hui est libre et se pense asservie.

L’instauration de la liberté a certes coûté beaucoup de désordre social et d'inégalité, une partie du peuple regrette l'ordre et le pseudo-égalitarisme soviétique (revisité avec des lunettes d'oubli). Le poète-sociologue Alexandre Zinoviev en particulier, qui voit la perestroïka comme une katastroïka. Parfait exemple des contradictions criantes de la Russie actuelle. Je pourrais longtemps énumérer les contradictions de jugement qui ont cours aujourd'hui dans cette intelligentsia et en Occident aussi. Hier on condamnait la Russie pour ses oligarques, aujourd'hui on s'indigne du sort.de M. Khodorkovski, et en écoute avec sympathie les diatribes de l’oligarque en exil Berezovski. Hier on condamnait l'inflation, le non-paiement des pensions, aujourd’hui on ne veut pas voir que la stabilité monétaire acquise-a changé la vie et la mentalité des Russes, même au niveau des petits budgets. Hier on sympathisait avec le journaliste Kisilev, qui campait sur les restes de la Télévision indépendante NTV, aujourd'hui on n’écoute plus ce qu’il dit à la radio ou sur sa petite chaîne de TV. Certes le pouvoir procède à des opérations de reprise en main assez sinistres au niveau des oligarques. Mais pas au niveau de la société, cela est impossible pour l'instant. L’habitude de la liberté est entrée dans les mentalités, et autoritarisme en haut ne veut pas dire despotisme en bas. D'une manière générale, et contrairement à la thèse d'un roman assez réussi de David Markish, les Russes, pris individuellement, savent très bien quoi faire de leur liberté, et s'en servent...

Dresser la liste des intellectuels et artistes russes que j'ai eu la chance de rencontrer serait trop long. Je devrais commencer par Boris Pasternak, que j'ai aimé comme une sorte de père avant même de découvrir sa poésie, et le surprenant renouveau baptismal qu’elle représente pour quiconque s'y immerge... Il faudrait continuer par beaucoup d'écrivains de l'émigration russe comme Guéorgui Adamovitch ou Wladimir Weidlé. Par beaucoup d'écrivains soviétiques comme Bella Akhmadoulina en poésie, Valentin Raspoutine en prose. Raspoutine que j'ai récemment revu à Irkoutsk où il réside par défi envers la capitale, figure inclassable, puisqu'il était un « mauvais » auteur soviétique, toléré par faiblesse, et qu'il est un des esprits blessés par l'évolution de son pays, Il y eut aussi dans mes rencontres et mes amitiés beaucoup de dissidents, de dissidents qui ont le plus souvent émigré, ou ont dû émigrer contre leur gré. J'ai été ami avec Andreï Amalrik, fauché par un camion alors qu’il allait à Madrid protester contre les Pourparlers de la « troisième corbeille » (qui s'en souvient ?), avec Siniavski, l'esthète jusque dans les situations extrêmes, Maximov, l'orphelin et le « dur » de la cour des enfants soviétiques, Viktor Nekrassov, badaud de génie en toutes circonstances et éternel jeune homme, Joseph Brodski, qui m'enseignait son amour pour les grands poètes anglais du XXe siècle et qui m’a fait découvrir New York, le sculpteur Ernst Neizvestny, le musicien, protée au talent infini, Félix Roziner...

[17]

Et, bien sûr, Soljénitsyne, avec qui je n’ai pas de liens d'amitié, mais pour qui j'ai un immense respect, sans songer même à partager toutes ses options (pour lui les malheurs de l'Europe ont commencé avec la Réforme !). Le week-end que j'ai passé chez lui à Cavendish et qui m’a montré comment il vivait est jalon dans ma mémoire. Soljénitsyne est un classique vivant. Il faut le prendre avec ses thèses, sa lourdeur pédagogique, son bourdonnement de néologismes qui enfle sa phrase, comme on prend Dostoïevski avec certains numéros du journal d'un écrivain, ou encore Balzac avec ses thèses royalistes, Tolstoï avec ses raisonnements pesants comme des grues portuaires. Certes Soljénitsyne a ses thèses, mais moins rigides qu’on ne croit, comme il a aussi cette vision interne, cette vision du malheur russe, qui empreint les deux pans de son oeuvre, celle inspirée par la dénonciation du Goulag, et celle de l'incompréhension du destin historique de la Russie : qu’est-ce qui l'a fait dérailler du cours « normal » de l'histoire ?

Deux obsessions en forme de dénonciation et de questionnement. L’Archipel du Goulag et la descente aux enfers sous la conduite de son Virgile à lui, le petit maçon Ivan Denissovitch, et La Roue rouge, ou la décomposition-recomposition à l'infini de l'histoire russe à la recherche du point initial du déraillement, que bien sûr il n’a pas trouvé... Soljénitsyne est un classique, c'est-à-dire lu par les jeunes gens, acheté dans tous les points de vente de livres, soumis à l'école et son empaillage. Ce qui restera, c'est un grand visionnaire, un grand moraliste, renfrogné à la manière des justes sur les fresques de Roublev à Vladimir, et un grand récit d'histoire qui déconstruit presque à la minute la minute... Sa poétique de l'histoire russe tient au traumatisme de la dénonciation et à la torture du questionnement.

Depuis la chute du communisme, j'ai eu de nouvelles amitiés, très nombreuses, ai commencé à aller en Russie comme chez moi. Troisième promotion de rencontres. Après l'URSS et ses dissidents. Après l'émigration et ses artistes. La génération de la chute du communisme et de la Russie libre. Comme si s'était brusquement agrandi, étiré, multiplié par miracle l'îlot de liberté dont Arkadi Belinkov, un des plus amers dissidents, disait qu'elle avait duré quatre heures au total en Russie le 14 décembre 1825 - jour du soulèvement des Décembristes sur la Place du Sénat, autour du Cavalier d'Airain qui n'avait encore que quarante-deux ans d'âge. Je citerai ici ma rencontre avec le cinéaste Alexandre Sokourov, dont j'admire immensément le talent, la vision du monde extatique et désespérée, d'un grain visuel rêche, ascétique, soulevé par la musique. Il avait lu mon livre sur Soljénitsyne, paru au début de la perestroïka et dont le tirage formidable de la revue Droujba Narodov à l'époque fiévreuse de la perestroïka – presque un million ! – avait fait un texte connu de beaucoup. Depuis quelques années je m’initie à l'œuvre de Sokourov avec passion. Avec lui le grand art russe se poursuit, quête morale où l'inquiétude éthique est inséparable de la splendeur esthétique. Son Élégie de la traversée, travelogue mystique de la pureté russe vers le brouhaha occidental, pour arriver dans la Hollande industrieuse et mystique du XVIIe siècle, représentée par un tableau longuement exploré, scruté comme on scrute un souvenir qui se dérobe, est pour moi une œuvre phare.

Souvent la représentation actuelle de la Russie se résume à l'image d'un régime tsariste qui renaît. Le tsar Boris, le tsar Poutine... Les nouvelles se résument à des épisodes [18] terroristes de la guerre en Tchétchénie. André Glücskman, dont nous avons tous aimé les premiers livres, en particulier La cuisinière et le mangeur d'hommes, s'est fait une spécialité de la dénonciation rituelle et vociférante de la Russie d'aujourd'hui. Des interlocuteurs s'étonnent ou s'épouvantent que je puisse retourner dans cet enfer policier, y acquérir un pied-à-terre, y vivre avec une profonde reconnaissance pour ce pays. A croire que le malentendu entre Catherine et les philosophes se poursuit : l'Occident cherche autre chose en Russie que ce qu’il y a, et il se refuse à voir ce qu’il y a, et qui en fait l'attrait unique.

Il n’y a pas en Russie le genre de démocratie que nous avons. Le pays est trop vaste, il lui faudra toujours un pouvoir plus fort qu'ailleurs pour vaincre ces espaces, donc ces tendances centrifuges. Il y a en Russie une grande autonomie des individus, mais elle est corrélée à une sorte de fraternité dans l'usus quotidien, dont les Eurasiens comme le prince Troubetskoy, plus connu pour son cours de Phonologie, ont fait la pierre de touche de la spécificité russe. Un vivre-ensemble qui a fait traverser la dictature communiste avec moins de dégâts que cela aura pu être, et qui explique ces conversions à la religion russe comme celle de mon maître Pierre Pascal, que je me dois de citer ici : le 27 octobre 1917, à l'Institut français de Petrograd qui n’avait pas encore été fermé par les autorités, le lieutenant Pascal traita du sujet « L’âme russe, par un Latin ». Le compte rendu stipule qu’il commença en affirmant qu’il y a une unité d'âme dans le peuple russe ; celle-ci apparaît encore mieux « si l'on écarte de la masse les intellectuels qui en émergent et dont l'âme s'est tant différenciée du fait des éléments reçus du dehors. [...] Cette unité est formée de ces trois caractères qui s'accordent si bien : solidarité – indétermination – tendance vers l'absolu. Le premier étant l'essentiel, le deuxième en représente le côté négatif, le dernier le côté positif » [1] Bien entendu cette « religion russe »amena Pascal à la religion communiste, et à des jugements parfaitement partisans, dont il se repentit, mais sans chercher à les masquer ou camoufler puisque son Journal reprend strictement les notes de cette époque. Selon lui, l'âme chez le Russe prédomine sur la raison et sur la volonté. Il lui a été imposé depuis Pierre un régime de civilisation étranger, d'où sa paresse, son fatalisme, sa résignation devant l'impuissance, l'inutilité de l'effort...

La discussion qui s'ensuivit présenta tous les arguments que l'on peut opposer à de telles généralités, mais la permanence d'une telle discussion sur le sens de l'action des Russes est un trait de l'histoire intellectuelle russe. Elle se fait sentir aujourd'hui comme avant-hier. Tout se passe néanmoins comme si les instances éthiques avaient changé de camp : autrefois, la Russie jugeait l'Occident, on faisait appel à l'autorité de Tolstoï, il inspirait Romain Rolland, Gandhi et tant d'autres, de Russie venait le primat éthique de l'homme chrétien occidental. Aujourd'hui, le Parlement de Strasbourg, instance éminemment éthique, pèse chaque année l'âme russe sur son trébuchet des droits de l'homme. Et il est certain que la tolérance morale post-chrétienne, dont on lit partout qu’à présent elle est le trait distinctif de l'Europe vis-à-vis de l’Amérique et du reste du monde (aménagement de la législation pour y mettre à égalité les minorités sexuelles avec les autres, refus et fichage des sectes religieuses, refus des spécificités vestimentaires [19] au nom de la laïcité) différencie l'Europe non seulement de l'Amérique et de l'Afrique, mais également de la Russie. Au jugement de cette Europe qui prêche avec force un corpus civilisationnel essentiellement constitué d'interdits antireligieux, la Russie est une « pseudo-démocratie ». Ce que l'on concédera tout à fait si l'on compare à la Suisse, avec ses cantons, sa dévolution du pouvoir vers la base même de la société, le village, la commune, le canton. (Mais de ce point de vue-là, la France n’est guère démocratique, en tout cas nettement moins, avec sa monarchie présidentielle où l'électeur reprend la main une fois tous les cinq ans.) So1jénitsyne prêche pour une Russie décentralisée, une Russie qui reviendrait authentiquement au principe de zemstvos, ces organismes de self-government qu'instaura dans la Russie des tsars Alexandre II et que ne supprima pas le très réactionnaire Alexandre III après l'assassinat de son père. Il s'agit d'assemblées territoriales qui représentent « la terre » (comme en Allemagne les Lender), face au Centre. A eux l'administration des taxes, des écoles, des voies et chaussées, des petits hôpitaux. Quand on relit ce qu’écrit à leur sujet le très lucide Anatole Leroy-Beaulieu dans son magnifique ouvrage de 1882 L’Empire des Tsars et Les Russes, on voit que les problèmes, mutatis mutandis, conservent la même orientation en Russie. Les hésitations du président actuel de la Fédération, Vladimir Poutine, entre la verticale et l'horizontale du pouvoir, le dépouillement de leurs pouvoirs infligé aux gouverneurs après que l'attentat à l'école de Beslan le ler septembre 2004 eut démontré l'incroyable porosité et incurie des pouvoirs locaux, puis la restitution d'une partie de ces pouvoirs un an plus tard, font songer aux hésitations du pouvoir tsariste et relèvent des mêmes réflexions de Leroy-Beaulieu : « Aucune mesure législative ne saurait entièrement prévenir un mal dont la principale cause est l'ignorance ou l'indifférence du paysan avec la prépotence invétérée de la police. » [2] Changez le mot « paysan » par « citoyen », puisque la période communiste a anéanti cette classe sociale qui formait, il y a un siècle encore, l'essentiel de la nation russe, et le jugement reste de mise.

C'est un pays fâché avec lui-même, avec son passé et son présent, auquel l’actuel président tente de restituer de la confiance en soi, d'instaurer un début de règne de la loi. Et aussi de reprendre les rênes après une décennie d'extravagant champignonnement des fortunes privées et l'apparition d'aventuriers-éveilleurs de la force économique russe. Il y a Poutine parce que la majorité des citoyens en Russie veut Poutine. Quoique formé à l'école des Services spéciaux, il se rallia au premier des démocrates russes, le maire de Leningrad Anatoli Sobrchak (le même qui invita dans sa ville, rebaptisée à la suite d'un référendum en Saint-Pétersbourg, le grand-duc Wladimir Romanov, afin de renouer avec le passé). Croyant dans l'efficacité d'une bureaucratie d'élite, qu’il cherche à former comme les Services forment à l'intérieur du système militaro-policier une sorte d'opritchnina [3] à part, plus intègre, il est sûrement plus libéral que sa propre majorité, et [20] là réside un des problèmes (et une des inquiétudes) pour l'avenir. Il y a dans son camp des partisans d'une sorte de théocratie sans Dieu, mais avec le patriarche. D'autres sont pour une remise du pouvoir à une nouvelle opritchnina. Les tribunaux, jamais expurgés depuis leur soumission au régime soviétique, Sont, avec la procurature générale, une machine qui interprète les désirs du pouvoir, mais ensuite n’est plus maîtrisable.

L’orthodoxie russe d'aujourd'hui est variée, spirituellement riche, mais pâtit d'une majorité de prêtres qui se cantonnent à l'action cultuelle, comme au temps soviétique (avec l'acquisition de biens en plus), et des fanatiques y sont à l'œuvre aussi. Elle reflète le nœud de contraires qui se resserre sur ce pays. La société russe peut très bien faire un usage liberticide de sa liberté, on l'a vu en 1917, hélas. Il n’y aura pas répétition à l'identique de la chute dans le despotisme bolchevique, mais il risque d'y avoir autre chose. La grande et violente leçon d'histoire que la Russie s'est infligée à elle-même, si l'on peut dire, est par elle-même comprise contradictoirement, et c'est là le problème le plus aigu d'aujourd'hui. L’individu russe a certes changé, il est plus libre, plus autonome, étonnamment indépendant. Mais il ne s'est pas constitué en citoyen sachant allier ses entreprises personnelles avec sa part de responsabilité dans la société citoyenne. De cet aménagement avec soi dépendra l'avenir russe. Un avenir que le monde extérieur voit toujours à travers un « mythe russe » : le culte de la personne de Gorbatchev n’est qu'un dernier avatar de la propension du monde extérieur à expliquer la Russie par ses « despotes éclairés », en somme la poursuite du rêve de Voltaire et de Diderot. Le « mirage russe » est inséparable du culte de l'homme providentiel. Pour l'avoir refusé, Rousseau s'est fait remoucher par Voltaire avec vigueur, un polisson qui a la manie de prédire la chute des empires, un maniaque qui du fond du tonneau de Diogène nie les indéniables progrès de la Russie de Catherine... Gorbatchev a trouvé ses Voltaires en grand nombre pour l'encenser, et ce d'autant plus qu'il a échoué, et que l'œuvre décisive fut accomplie par Eltsine. Mais l'un correspondait au prince idéal, l'autre en était le contraire !

La Fédération de Russie da de fédération que le nom, comme l'Union n'était union que nominalement, et soviétique encore moins. La Constitution ne prévoit nullement le détachement des composantes. Mais dans les faits, après le départ d'un bon quart de l'empire et le retour de la Russie aux frontières d'Ivan le Terrible, le danger est perçu d'une décomposition de ce vaste territoire qui comporte encore tant de peuples. Mais ce sont des peuples liés aux Russes depuis des siècles, comme les Tatares, et l'islam russe est présent depuis très longtemps. En témoigne l'imposante mosquée aux minarets bleus qui fait face au Champ de Mars à Saint-Pétersbourg, et qui date de 1913 : elle peut contenir cinq mille fidèles. Quand on va par ailleurs de Moscou à Kazan, on rencontre des mosquées de plus en plus anciennes, dont celle de Kasymov, la première sur ce chemin. Néanmoins le danger de « détricotage » de cet ensemble assez peu peuplé, surtout dans sa partie sibérienne, gage de l'avenir ; les gisements de pétrole qui fait l'aisance actuelle de la Russie subsistent au moins dans les esprits. Certains auteurs de terreur-fiction s'en sont fait une spécialité.

S'il y a peu de chance que cet ensemble, malgré son gigantisme territorial, finisse par éclater, c'est que les peuples qui la composent n'y ont pas intérêt. La Biélorussie, vraie « réserve naturelle » de soviétisme, tente de revenir. Le problème tabou de la Tchétchénie [21] incite tous à la prudence : une Tchétchénie indépendante serait bien moins prospère que ne l'est le Tatarstan indus dans la Fédération, mais jouissant d'une grande autonomie culturelle et politique. Si le mouvement indépendantiste tchétchène ne fait pas école, c'est qu’il y a tant d'autonomie variée dans la Fédération et que des peuples si divers y coexistent paisiblement que ce désir parait absurde. Le problème tchétchène vient sûrement en grande partie de la tradition rebelle tchétchène, de la très longue guerre de soumission de ce peuple que la Russie dut mener au XIXe siècle. Aujourd'hui, c'est un problème, et comme pour tous les problèmes sans issues, à va falloir attendre l'arrivée d'une autre génération qui agira d'un tout autre point de vue. Mais n’oublions pas que le problème est petit aux yeux de la Russie, ce n’est pas la Palestine pour Israël. Mais il est gros de dangers indirects, il peut pourrir l'armée, la police, il détruit le mythe d'un empire d'un autre genre, qui n'a jamais pratiqué l'éradication des autochtones. Aucune « reservation » n’est nécessaire en Russie pour garantir la survie des populations autochtones. Le Finnois, le Toungouze et le Kalmouk, auxquels fait appel Pouchkine dans son dernier poème « Le Monument », font partie de cette hyper-identité (comme les linguistes parlent d'hyper-genre) qu'est le Russien. Le danger aujourd'hui vient plutôt de la mondialisation culturelle, de l'impact, ici comme ailleurs, insidieux, des télé-shows, des feuilletons made in nowhere qui déstructurent l'habitant de cet ensemble. Et le laissent vulnérable tant à la dépersonnalisation qu’aux bouffées de nationalisme en retour.

La littérature russe actuelle pratique la dérision et la déconstruction, suivant en cela les grandes lignes de la littérature occidentale. L’Occident veut surtout connaître ces clones de sa propre évolution. Ce sont donc Pélévine et Sorokine que l'on connaît, ou encore les atrocités verbales de Mamleïev. Cette littérature de la dérision est populaire en Russie auprès d'une certaine jeunesse, mais dans l'ensemble, elle isole la culture du peuple, comme cela n’avait encore jamais été le cas, dans un pays où Tolstoï, avec toute sa force de dissidence morale, avaient su identifier la littérature à l'âme et à la quête de sens du peuple. Mais il est aussi une école que j'appellerai celle du réalisme magique, qui ne renonce pas à la mission de dénombrement du réel qu’a la littérature, mais qui pratique une miniaturisation magique, la réduction à un cosmos fantasme, l'univers provincial de Mark Kharitonov, la ville NN d'Andreï Dmitriev, la ville fantastique, capitale pétersbourgeoise où viennent paître les élans de la toundra du roman Praïs de Guirchovitch. Et, bien sûr, il y aussi les continuateurs du grand réalisme russe, j'y mets Petrouchevskaïa par exemple, ou encore Pietsoukh Ce qui fait qu’au total, la Russie a peut-être aujourd'hui une littérature plus intimement reliée à la vie qu'ailleurs. Bien entendu, nos universités occidentales, surtout les américaines, n’entendent, n’étudient et ne couronnent que les jeux de l'intertextualité et de la dérision.

L’intérêt pour la Russie est-il retombé ? Quand j'écrivais le premier volet de ce triptyque, Vers la fin du mythe russe, j'étais en face d'un objet d'études et d'amour qui semblait se dérober, se trahir. Je le comparais au panicaut des steppes, ou « déboule-champ », chardon qui court sur la steppe et se nourrit sans racines. Tchékhov a ainsi surnommé un de ses personnages : « perekati-pole », ou « déboule-champ »... Insatisfaction incurable, nomadisme invétéré, le socium russe avait longtemps semblé rétif à l'installation, en tout [22] cas à la « bonne installation », comme saint Benoît parle de la bonne industrie. Je venais de découvrir Zinoviev et ses Hauteurs béantes. Ce puissant satiriste, poète et anti-poète voulait nous imposer l'idée que son Léviathan « ivanesque », c'est-à-dire soviétique, était un millenium installé pour plusieurs générations. J'écrivais sous la séduction, mais aussi contre la séduction de ce nouveau Hobbes. « Le Léviathan que décrit Zinoviev n’a pas réussi l'assujettissement des âmes russes à la fonction et à l'idéologie. » Lorsque j'écrivais le deuxième tome, Russie-Europe, la fin du schisme, le Léviathan venait de se dissoudre dans la bourrasque de l'histoire, le grand village Potemkine soviétique venait de s'ébouler comme un décor de papier. Ou plutôt, écrivais-je, il vient de se volatiliser, comme les habits des spectateurs de la séance de magie de Woland dans Le Maître et Marguerite. Je me demandais pourquoi nous avions tant de peine à accueillir nos frères russes au banquet européen, alors qu'il aurait fallu chanter alléluia ! Rétrospectivement, on peut se gausser de mon alléluia. Mais je ne le retire pas. Le retour en Europe des Russes, comme celui des Polonais ou des Baltes, est une chance pour tous. Gardons-nous de la perdre.

Et pourtant, pour la raison que l'utopie, même dégénérée, n’est plus au pouvoir en Russie et que ce qui fascinait l'Occident, c'était exclusivement l'utopie, et même la violence induite par l’utopie, la Russie ne fascine plus comme lorsque Staline la cabrait sous son fouet. Nous avons rêvé par l'entremise de la Russie, sans vraiment nous intéresser aux hommes qui y souffraient et qui y mouraient d'utopie.

Les dangers du monde se sont déplacés et l'intérêt du monde est ailleurs, il va au monde musulman, il va là où est la violence. Nos valeurs détachées de toute verticalité sont très flottantes, très « horizontales ». La « fatigue d'être soi » qui en résulte est une fatigue de l'Occident seul. Une fatigue en quelque sorte communicative, et le danger de la nouvelle Europe unie (sans la Russie, hélas !) est que cette fatigue ne passe d'ouest en est, sans profit pour les nouveaux arrivants.

Alors faudrait-il se réjouir pour la Russie de son exclusion ? Non, quand même pas, et je persiste à soutenir qu'une Europe sans la Russie, et avec la Turquie, sera un non-sens. La slavistique encourt un danger qui est que la Russie soit exclue d'Europe par peur de son territoire et de sa tradition autre. Ses grands jours sont peut-être comptés, on n'aura plus de Pierre Pascal pour se convertir à la « religion russe » et faire une retraite de six-sept années dans ce monastère, comme l'appelait Gogol. Une de mes collègues allemandes croyait récemment que l'acteur Sergueï Yourski, qui mène grand bruit contre l'actuel président, subissait des persécutions de ce fait. Il faut évidemment ne pas connaître la Russie et les changements majeurs qu’elle a connus pour nourrir cette peur d'antan. Le merveilleux acteur qu'est Yourski est aussi un « intellectuel » au sens pleinement russe du mot, il est contre. Alain disait qu’un citoyen doit toujours être contre le pouvoir. Yourski est un disciple d'Alain, c'est tout à son honneur. Mais il est aussi tout à l'honneur de la Russie actuelle que, malgré ses défauts, on y puisse ainsi militer librement contre le pouvoir. Cette collègue n’est pas la seule dans cette erreur, nos médias partagent si souvent ce préjugé.

Quelle importance ? dira-t-on. Que la Russie aille son chemin, qui est autre, eurasien, qu'elle suive son penchant invétéré pour l'autoritarisme, l'Europe n’en a pas besoin ! Nous voulons bien fêter le trois centième anniversaire de Saint-Pétersbourg et admettre que [23] c'est une ville européenne par excellence, mais elle est à la périphérie, elle a perdu sa façade baltique, son hinterland, c'est autre chose, ce n’est plus l'Europe. Qui dit que l'avenir du monde ne se joue pas dans l'hésitation (réciproque) à admettre la Russie en Europe ? Pour faire contrepoids à l’Amérique et à la Chine, peut-être à d'autres pôles de puissance qui se dessinent, l'apport russe, ou son absence, peut être décisif pour que l'Europe fasse poids. L’Eurasie russe regardera donc ailleurs, elle regarde déjà ailleurs, même si son élite est à la fois européenne et europhile. Mais c'est tout le problème de l'Europe : quel est son commun dénominateur ? Une communauté de droit, une donneuse de leçon morale, un magistère social ? Ou bien encore un échiquier du libéralisme économique, appendice géopolitique de l'Amérique ? Personnellement, il me semble qu'une Europe qui veut être Europe pesant un poids dans le monde aura besoin de la Russie, et que l'alliance de l'Allemagne, de la France et de la Russie contre l'expédition américaine en Irak en a été un signe. Mais nous voyons et savons qu’une large partie de l'Europe ne l'entend pas ainsi. La nouvelle frontière d'Europe, sur l'ancienne ligne Curzon, n'est pas une bonne frontière d’Europe. On aimerait qu'un homme européen comme l'historien et homme d'État polonais Geremek le dise, et le dise haut !

Pour moi en tout cas, le cas est entendu, on a tort de ne pas envisager la place de la Russie dans l'Union européenne, quitte à laisser cette place vide pour l'instant, comme l'est celle de la Suisse, ou celle de la Serbie : la géographie fait partie de notre histoire, le temps est venu de le réaffirmer. Il n’est pas jusqu'à cette haine de soi russe qui ne soit très européenne en somme : l'inquiétude, le nomadisme russe, la non-installation dans le bien-être dont parle la première Lettre philosophique de Tchaadaïev sont des paramètres à prendre en compte. Mais après une halte à l'auberge, il y a toujours un objet qui ne rentre plus dans la valise quand on la refait ; pour l'heure, dans l'auberge européenne, après la halte de la perestroïka, c'est la Russie qui n’entre pas...

Vladimir Nabokov, dans son poème « A la Russie », implore son pays absent de ne plus revenir à lui en songe. Les songes sont finis, la Russie est trop présente pour venir en rêve au chevet du dormeur. Il n’y a plus de « nuit européenne », tout est présent, tout est évident, tout est contrôlé sur l'écran de sécurité. La Russie n’est plus « absente et présente », plus un cauchemar, plus une utopie, plus de Pierre Pascal pour en faire sa « religion », les scribes fredonnent à nouveau : « Grattez le Russe... » Reste la Russie, tant pis pour la valise qui repart sur le ruban de l'aérogare européenne.



[1] Pierre Pascal, Mon Journal de Russie 1916-1918, L’Age d'Homme, Lausanne, 1975, page 233.

[2] Anatole Leroy-Beaulieu, L’Empire des tsars et les Russes, tome II, Les institutions, Paris, 1882, page 175.

[3] L’opritchnina fut crée par le tsar Ivan IV dit le Terrible pour lutter contre les boyards. Il lui donna une portion à part du pays, retirée aux boyards, et soumise à un régime dérogatoire. L’institution se rendit coupable de multiples atrocités, et son nom est resté odieux dans l'histoire mythique de la Russie, bien que certains historiens aient tenté de la réhabiliter.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 4 janvier 2012 18:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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