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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Georges Nivat, Les dérives qu'illustre le meurtre d'Anna Politkovskaïa (2006)


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Georges Nivat, Les dérives qu'illustre le meurtre d'Anna Politkovskaïa”. Un article publié dans le journal Le Temps, édition du mercredi 11 octobre 2006. [Autorisation accordée par l'auteur le 12 octobre 2006.].

Texte de l'article


Georges Nivat, professeur de langue et littérature russes, souligne que les risques d'une éruption possible se multiplient dans une Russie apparemment stabilisée.


On reste abasourdi par le meurtre d'Anna Politkovskaïa. On pouvait l'aimer ou pas, trouver ses opinions outrancières ou pas, de toute façon son courage de journaliste était exemplaire, et son rôle d'opposante était utile à la Russie. En France, les éditions Buchet-Chastel venaient de publier son livre Douloureuse Russie. Mais il convient de souligner qu'Anna Politkovskaïa avait publié les mêmes livres en russe, qu'elle publiait régulièrement des articles très mordants dans son propre pays. En un mot, ce n'était pas une opposante à l'usage de l'Occident, mais pour la Russie. 

Hélas, La Russie actuelle ne comprend toujours pas l'utilité d'avoir une opposition, fût-elle véhémente. Là où il n'y a pas d'opposition audible, tout se passe souterrainement. 

Hélas, ce meurtre n'est pas non plus le premier du genre. 

En juin 2005, un défenseur des droits de l'homme était assassiné à Saint-Pétersbourg, Nikolaï Guélenko, dans le hall de son immeuble, par des inconnus qui prirent la fuite sans rien lui dérober. L'intelligentsia de la ville fut en émoi, l'Université européenne à Saint-Pétersbourg lui rendit hommage. L'enquête n'a jusqu'à présent rien donné. 

Il y a deux mois, Andreï Kozlov, le numéro 2 de la Banque centrale de Russie, était assassiné; il appliquait la politique du président de vérification du milieu bancaire, vérifiant les licences accordées à chaque banque privée, et les retirant dans plusieurs cas douteux. Samedi dernier, Anna Politkovskaïa est assassinée à Moscou. Elle était une opposante décidée au pouvoir actuel. Deux versions circulent sur le tueur ; il serait payé par des oligarques, ou il serait lui-même un pravoradikal (un radical de droite, autrement dit un apprenti fasciste). 

Trois meurtres à contexte politique - et une douzaine d'autres si l'on remonte un peu plus dans le temps - trois meurtres à motivations sûrement différentes. Mais aussi trois meurtres qui, impunis, ne peuvent qu'amplifier le sentiment de honte d'une partie de l'intelligentsia russe, l'accoutumance à la violence chez la majorité silencieuse, la joie mauvaise chez d'autres encore. 

Les uns se téléphonent avec angoisse, vont à des manifestations improvisées, à Moscou, à Saint-Pétersbourg. En face d'autres manifestations pour « la Russie aux Russes », «la Russie en avant». Au centre on reste indifférent. 

Que se passe-t-il sous la surface relativement stabilisée de la Russie actuelle? L'opposition démocratique, dite aussi «de droite», ne se renouvelle pas, ne passe pas la barre des 5% aux élections parlementaires. (Anna Politkovskaïa était proche de Yabloko, que préside Yavlinski). Les libéraux existent, mais ils sont très faibles. 

Des groupes fascisants se démènent à l'autre bout du spectre politique, dénonçant l'étranger, le Vatican, l'Amérique, les mafias caucasiennes qui tiennent les marchés, les Géorgiens en particulier. 

Le parti du président, Russie unie, occupe l'espace politique, économique (pas culturel, pas encore), surtout en province. 

Des problèmes qui préexistaient dans les années soviétiques finissantes, mais tenus en lisière, aujourd'hui sourdent d'un peu partout. On a vu en Carélie dans la ville de Kondoponga des débuts de pogromes après le meurtre de deux Russes par des Caucasiens, en marge des querelles de mafia sur des territoires de marché. 

Le différend de la Russie avec la Géorgie brusquement s'envenime, les autorités comparent le président géorgien Saakachvili à Lavrenti Béria, l'acolyte et le bourreau de Staline. Certes les agissements du président géorgien sont impulsifs et imprudents, mais c'est quand même lui faire trop d'honneur que de parler d'un nouveau Béria... Et cela ne sous-entend-il pas que les «autres» sont les vrais responsables du malheur russe ? 

Le problème de fond en Russie aujourd'hui, c'est la question: sous le calme apparent, quoi ? Calme apparent de l'actuelle Russie stabilisée, vu depuis certains médias occidentaux cela peut étonner, mais cela reste encore vrai: les pensions sont payées, légèrement revalorisées, les salaires également, le niveau de vie augmente, une classe moyenne grandit, et pas seulement dans les deux capitales, rien de tout cela n'était évident avant Poutine. 

Mais les signes d'une éruption possible sous ce calme se multiplient : petits pogromes d'étudiants étrangers, meurtres d'opposants considérés comme des traîtres à leur pays. Propagande hystérique d'une « doctrine russe ». À quoi s'ajoutent les réactions disproportionnées du pouvoir aux agissements des républiques voisines, anciennes composantes de l'URSS (et qui souvent se conduisent avec la Russie comme si elles voulaient le beurre et l'argent du beurre, le pétrole russe à bas prix et une politique envers la Russie aux limites de la provocation)... 

Le paradoxe est que si un pays avait depuis longtemps trouvé des solutions à l'intégration, comme on dit en Europe de l'Ouest, c'est la Russie, ancienne mosaïque de peuples slaves et asiatiques, sédentaires et nomades, européens et autochtones. Les Tatars sont intégrés depuis le XVIe siècle, l'islam est intégré, depuis la fin du XIXe siècle (époque où est édifiée la grande mosquée de Saint-Pétersbourg), même le Caucase avait connu la paix depuis la reddition de l'émir Chamil dans les années 1860 jusqu'à la déportation du peuple tchétchène en février 1944: plusieurs générations ! 

La culture russe est composite, elle ressemble à celle de l'Empire romain finissant où Augustin était Africain, et Tacite de Narbonnaise gauloise. Jusqu'à aujourd'hui la culture russe reste riche de ses enracinements multiples: Faazil Iskander est Abkhaze, Druze est Moldave, Kim est Coréen... 

Mais une autre conception de la culture russe fait surface: une conception fermée, unidimensionnelle, qui, si elle triomphe, modifiera en profondeur la substance de la Russie. 

Le meurtre d'Anna Politkovskaïa fait partie, hélas, des remous qui s'agitent de plus en plus violemment sous la surface, et dont nul ne sait s'ils ne submergeront pas un jour une république qu'on comparera alors à celle de Weimar.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 17 décembre 2006 18:42
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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