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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de texte de Jorge NIOSI, “Économie et sociologie : pour une approche interdisciplinaire.” In Continuité et rupture. Les sciences sociales au Québec. Tome premier, Chapitre IX, pp. 151-160. Textes réunis par Georges-Henri Lévesque, Guy Rocher, Jacques Henripin, Richard Salisbury, Marc-Adélard Tremblay, Denis Szabo, Jean-Pierre Wallot, Paul Bernard et Claire-Emmanuelle Depocas. Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal, 1984, 310 pp. Une édition numérique réalisée par mon épouse, Diane Brunet, bénévole, guide de musée retraitée du Musée de La Pulperie de Chicoutimi. [Autorisation formelle accordée le 18 janvier 2016 par le directeur général des Presses de l’Université de Montréal, Monsieur Patrick Poirier, de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[151]

CONTINUITÉ ET RUPTURE.
Les sciences sociales au Québec.
TOME I

Deuxième partie
Les pratiques disciplinaires : unité ou diversité ?

Économie et sociologie : pour
une approche interdisciplinaire
.”

Jorge NIOSI

Tout au long de l'après-guerre, l’on a assisté au Québec au processus de spécialisation croissante des sciences humaines, avec la création de départements différents autour de disciplines plus ou moins bien découpées suivant le modèle des universités américaines. Depuis dix ans ce processus s'est poursuivi. Toutefois, ce qui caractérise le plus le développement des sciences humaines au Québec au cours des années 70, c'est l'effort entrepris dans plusieurs universités en vue de décloisonner les sciences humaines. Le développement de l'histoire économique et sociale, de l'économie politique, de la sociologie politique et économique sont autant de pas qui ont été faits dans cette direction. Je ne veux pas dire pour autant que cet effort de décompartimentalisation ait surgi du néant : heureusement les sciences sociales au Québec n'étaient pas aussi divisées et renfermées sur elles-mêmes que, par exemple, aux États-Unis. Peut-être même à cause de leur développement plus tardif, les sciences sociales au Québec n'avaient pas, en 1970, dépassé le stade du point de vue globalisant qui a marqué partout la naissance des sciences humaines.

Mais la nouvelle approche interdisciplinaire qui colore les années 70 est d'un autre type. Tout d'abord, elle est très influencée par le matérialisme. À l'opposé de l'approche globalisante des années 50 et 60, elle a un signe politique plus radical. Elle a coupé entièrement avec les perspectives humanistes-religieuses du temps des fondateurs. En deuxième lieu, elle utilise les méthodes des sciences, elle se soucie davantage de la qualité des sources, de la méthodologie de la preuve, de la base empirique des affirmations scientifiques. En troisième lieu, elle résulte davantage d'un effort conscient et organisé de spécialistes en vue de la production de recherches originales, que du travail de chercheurs peu spécialisés, habitués de par leur formation à une perspective globalisante, comme c'était le cas autrefois. En dernier lieu, et en ce qui concerne les disciplines qui étudient les phénomènes économiques, l'effort de décloisonnement n'est pas parti des départements de sciences économiques à quelques exceptions près, mais de l'histoire, de la sociologie et de la science politique.

[152]

Au plan de l'explication de ces développements au cours des années 70, Ton doit signaler en premier lieu plusieurs modifications institutionnelles importantes du réseau universitaire québécois. La fondation de l'Université du Québec avec ses grosses familles de sciences humaines, où l'accent était mis sur la recherche interdisciplinaire ; la multiplication au Québec des programmes universitaires d'études avancées, favorisant la spécialisation ; l'embauche massive de jeunes professeurs (québécois de souche ou d'adoption) formés à l'étranger pour répondre à la croissance vertigineuse des effectifs étudiants. Ces jeunes professeurs apportèrent souvent des perspectives nouvelles plus radicales — donc plus globalisantes — aux sciences humaines du Québec.

Si la science économique a moins participé à ce travail interdisciplinaire, à cette recherche sur les zones frontalières de nos spécialités, c'est en bonne partie à cause du paradigme néo-classique qui est dominant dans les départements d'économique. De tous les systèmes théoriques que l'on trouve en économie aujourd'hui (néo-classique, keynésien, institutionnel, néo-ricardien et marxiste), les théories néo-classiques sont celles qui sont le plus éloignées des autres sciences humaines. C'est alors que l'histoire économique, l'économie politique et la sociologie économique se sont implantées au Québec dans les départements d'histoire, de science politique et de sociologie respectivement. Examinons maintenant plus en détail ce paradigme néo-classique.

Le découpage de l'économie
dans le paradigme néoclassique


Cette situation n'est pas propre uniquement au Québec. Il n'est pas trop difficile de comprendre le gouffre existant entre les départements de science économique en Amérique du Nord et les autres départements de sciences sociales si l'on examine le paradigme néo-classique prévalant de manière écrasante dans les départements d'économie.

Le modèle néo-classique s'appuie sur un certain nombre de présupposés qui excluent les concepts des autres sciences sociales. Dans le paradigme néo-classique l'on étudie l'utilisation la plus efficace des ressources existantes et l'on ne se soucie pas de savoir comment ces ressources ont été acquises, accumulées ou produites. Dès lors, la science économique devient une science a-historique, une science normative plutôt qu'une science empirique.

[153]

En deuxième lieu, le paradigme néo-classique conçoit la société comme étant composée par une masse d'individus (producteurs, consommateurs, etc.) rationnels, mus uniquement par l'objectif du gain. Ce modèle exclut l'action collective des groupes sociaux, ce qui l'éloigné de la sociologie.

En troisième lieu, l'État est vu comme une nuisance, l'activité économique de l'État, comme une déviation de la rationalité économique, rationalité qu'il serait possible d'atteindre par l'action exclusive des forces libres du marché. La science politique est ainsi effacée de l'analyse économique.

Mais c'est au niveau des présupposés proprement économiques que le modèle néo-classique se coupe le plus des sciences sociales empiriques. La théorie néo-classique considère l'économie mondiale comme étant composée de nations libres et égales. Or l'histoire économique ne peut ignorer que pendant quatre siècles, et jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, au moins les trois quarts de l'humanité vivaient dans des colonies, des dominions, des protectorats et des sphères d'influence, dont l'économie était organisée en fonction de la structure productive des métropoles.

La théorie néo-classique part du présupposé de concurrence pure et parfaite. L'histoire économique, quant à elle, ne peut ignorer les grandes vagues de concentration et de centralisation du capital qui ont formé depuis un siècle des structures oligopolistes du marché tant dans les pays capitalistes avancés que dans leurs dépendances. La théorie néo-classique attribue à chaque producteur et à chaque consommateur le même pouvoir de marché, et affirme que l'entrée est libre à chaque position du système économique. Quant à elle, la sociologie économique constate empiriquement l'extrême inégalité des revenus, l'importance du facteur « héritage » dans l'attribution sociale des positions, la stabilité des hiérarchies sociales. La théorie néo-classique affirme que toute redistribution des revenus par l'État nuit à l'utilisation optimale des ressources. L'économie politique constate qu'en l'absence d'intervention de l'État, l'inégalité augmente au niveau de la répartition, et que la récession remplace la croissance.

Coupées sur le plan de leur langage théorique, utilisant des méthodes radicalement opposées (science normative vs science empirique), les sciences sociales n'ont plus rien en commun avec l'économie néoclassique.

Au Québec, l'adoption de cette particulière définition de l'économie est arrivée au cours de l'après-guerre. C'était l'époque de l'investissement direct des États-Unis au Canada, de la pénétration de la culture américaine dans nos universités et nos mass-medias. Tout naturellement les jeunes [154] diplômés québécois allaient compléter leurs études aux États-Unis où ils acquéraient une formation dans cette école de pensée. La communication de M. Pierre Fortin apporte des données quantitatives qui démontrent le changement radical dans la formation des professeurs québécois en économie depuis trente ans.

Formation universitaire

Grâce à ma propre formation universitaire, j'ai pu participer pleinement à cette étape de changement et de développement scientifique au Québec. Mes études universitaires avaient commencé en Argentine au cours des années 60. L'on y assistait à cette époque à la naissance d'une économie politique et d'une sociologie fortement influencées par le marxisme. En philosophie des sciences, j'avais reçu l'influence du matérialisme logique de Mario Bunge (aujourd'hui professeur à McGill), lui-même formé à l'école de Popper, Braithwaite et Nagel. En histoire économique et sociale, d'anciens étudiants de Fernand Braudel et d'Ernest Labrousse nous enseignaient. Notre formation était donc axée sur l'interdisciplinarité des sciences sociales, sur une orientation matérialiste et quantitativiste, sur l'historicité du social.

En France, je suis allé poursuivre des études avancées dans la même ligne de pensée. Inscrit avec François Perroux et Charles Bet-telheim, j'ai aussi bénéficié des cours de Pierre Vilar et d'Ernest Labrousse en histoire économique et sociale, de Nicos Poulantzas et de Alain Touraine en sociologie.

En 1970, je suis arrivé comme professeur à l'UQAM, au Département de sociologie récemment formé. Alors que j'étais diplômé en sociologie et en économie, je n'ai pas choisi d'enseigner dans un Département d'économie. D'une part, les départements d'économie de la Province me semblaient très influencés par l'école néo-classique, donc moins ouverts aux études interdisciplinaires. D'autre part, l'UQAM me semblait le lieu où ce type d'approche pouvait le mieux fructifier.

Il faut signaler que mon éducation avait des points en commun avec celle de mes nouveaux collègues en sciences sociales. Même si notre formation de base était différente, nous partagions une formation « européenne » au niveau des études supérieures. Cette formation comprenait un intérêt marqué pour la compréhension de l’ensemble du système social, une perspective matérialiste et une approche historique. En ce sens, les sciences sociales (sociologie, histoire, science politique) sont restées ici plus proches des traditions européennes que des traditions  [155] américaines. Qu'il suffise de rappeler l'influence de l'école française des Annales dans le développement de l'histoire économique et sociale au Québec.

Le contexte institutionnel :
l'UQAM


L'UQAM fut créée un an avant mon arrivée au Québec. Malgré les restrictions budgétaires dont elle fut frappée dès le début, elle a fourni un contexte très favorable au développement de la recherche en sciences humaines dans la Province. Les sciences humaines ont souvent moins besoin pour se développer de fonds importants, que de liberté académique et de stimulation intellectuelle. L'UQAM a fourni ce milieu. Je crois qu'il m'aurait été possible d'explorer plusieurs nouveaux champs de recherche dans un autre département de sociologie au Québec. À ma connaissance, si chacun des départements de sociologie de la Province possède ses traditions et son style, ils favorisent tous une pluralité d'approches et de méthodologies. Cependant, je crois que le Département de sociologie de l'UQAM a fourni une ambiance académique très propice aux recherches interdisciplinaires en économie-sociologie, et ce à plusieurs égards.

En premier lieu, les programmes de premier, de deuxième et (récemment) de troisième cycle ont été bâtis par les jeunes professeurs qui arrivaient. L'interdisciplinarité y occupa dès le début une place importante. Les débats qui ont eu lieu au sein des départements, entre les départements de sciences humaines, s'ils ont parfois été longs et accaparants, nous ont permis de constater des convergences et des intérêts communs, si bien qu'aujourd'hui les recherches conjointes entre professeurs de différents départements sont chose courante.

En deuxième lieu, nous sommes arrivés tous en même temps et nous avions le même âge. Par conséquent, il n'y a pas eu de hiérarchies établies entre les professeurs, ni de traditions intellectuelles à respecter. L'on pouvait librement étudier de nouvelles zones de la réalité sociale, travailler sur des sujets inexplorés, analyser les frontières — souvent artificielles — de nos disciplines. Le prix à payer pour cette liberté académique a été un certain éclatement dans toutes les directions. La récompense a été le constat, que nous pouvons faire aujourd'hui, que les professeurs-chercheurs de l'UQAM ont ouvert de nouveaux champs de recherche dans les sciences humaines au Québec.

[156]

Je dois ajouter que, tout en permettant une très grande liberté académique, les départements de sociologie de la Province, y compris celui de l'UQAM, n'échappent pas aux contraintes financières et démographiques qui sont le lot actuel des universités québécoises. Le corps professoral a cessé de croître, il se renouvelle de moins en moins, la rotation s'est grandement réduite depuis quelques années. Le vieillissement du personnel enseignant Créera des traditions qui seront plus difficiles à rompre. En ce sens, si l'UQAM a constitué au cours des années 70 un milieu extrêmement dynamique pour le développement des sciences sociales au Québec, elle ne manquera pas de subir les contraintes citées. Elle risque alors de devenir un centre moins favorable aux idées nouvelles et aux recherches interdisciplinaires.

Recherches en sociologie économique

Spécialiste des études latino-américaines, je me suis reconverti rapidement aux études québécoises et canadiennes. C'était à la fois une question d'efficacité scientifique, d'intégration à la communauté universitaire et un besoin de comprendre la société dans laquelle je vivais. Un ensemble de sujets m'intéressait alors et continue de m'intéresser aujourd'hui. Qui contrôle l'économie canadienne ? Quel est le rôle du capital étranger vis-à-vis des entreprises à contrôle autochtone ? Comment la division ethnique et nationale du Canada influence-t-elle le monde des affaires, la vie économique et l'administration des grandes sociétés ? Et finalement, quel est le rôle des firmes multinationales canadiennes dans l'économie mondiale ?

Donc, j'ai commencé par étudier le contrôle et la propriété des grandes sociétés canadiennes. Au Québec, et en ce qui concerne les firmes canadiennes-françaises, le sujet avait été un peu exploré par quelques pionniers de l'École des hautes études commerciales, dont François-Albert Angers et Jacques Melançon [1]. Dans le reste du Canada, il y avait également quelques études, dont celle des époux Frank et Libbie Park, celle de John Porter et celle, plus récente, de Wallace Clément [2]. Aux États-Unis, la bibliographie et les débats étaient beaucoup plus nombreux. Des économistes et des sociologues comme R.J. Larner, Philip Burch, Charles W. Mills et Alfred Chandler [3] avaient suivi les traces et la méthodologie de l'étude célèbre de Adolph Berle et Gardiner Means, The Modem Corporation and Private Property, de 1932. Parmi les [157] marxistes, Victor Perlo, Paul Sweezy et Edward Herman [4] ont apporté des contributions majeures. Je voulais en savoir davantage sur le contrôle et la propriété des grandes sociétés au Canada et au Québec. De nouvelles sources étaient disponibles qu'aucun économiste ou sociologue n'avait utilisées, dont les données publiées par les Commissions des valeurs mobilières du Québec et de l'Ontario, et le Lien de parenté entre les firmes de Statistiques Canada. Les rares ouvrages et articles que j'ai cités plus haut avaient été écrits soit par des sociologues, soit par des spécialistes en sciences administratives. Les économistes ne semblaient pas s'intéresser à ces questions, sauf pour l'étude d'André Raynauld sur la propriété des entreprises au Québec, de 1974. Les débats que mes conclusions ont pu susciter se sont produits davantage avec des non-économistes qu'avec des économistes.

La littérature économique nationaliste canadienne-anglaise se plaît à présenter le Canada comme une néo-colonie des États-Unis. Des ouvrages comme ceux de Kari Levitt, John Hutcheson, Mel Watkins [5] ont, à juste titre, souligné le rôle important du contrôle étranger dans l'économie canadienne. Toutefois, cette littérature laissait dans l'ombre deux ordres de problèmes. D'abord, qu'en était-il du 60% de l'économie canadienne qui n'était pas sous contrôle étranger ? Quels étaient les modes de propriété et de contrôle des compagnies dont les actionnaires étaient canadiens ? En deuxième lieu, quelle était la tendance du contrôle étranger compte tenu des mesures nationalistes que le fédéral et les provinces multipliaient depuis le milieu des années 60 ? En ce qui concerne la première question, la recherche a montré que la majorité des sociétés sont sous le contrôle de riches actionnaires (d'individus, de familles ou de groupes d'associés) canadiens qui forment une robuste classe d'entrepreneurs, une bourgeoisie solidement implantée à la tête des grandes firmes canadiennes. Le contrôle par des administrateurs professionnels est peu avancé, moins en tout cas qu'aux États-Unis, et ne touche que les très grandes sociétés, comme le Canadien pacifique et Bell Canada [6].

En ce qui concerne la deuxième question, j'ai constaté que le contrôle étranger recule constamment depuis 1970, et que la canadianisation de l'économie s'accélère de plus en plus. Les provinces ont contribué à racheter la potasse, l'amiante et le charbon ; le fédéral intervient pour racheter l'importante industrie pétrolière et contribue à la canadianisation de la manufacture via, entre autres, la Corporation de développement du Canada [7]. Soucieuse d'entretenir un climat nationaliste, une bonne partie de la littérature économique, tant anglophone que francophone, ignore ces changements fondamentaux qui modifient depuis 1970 le portrait de l'économie canadienne [8].

[158]

Un autre sujet connexe qui m'a intéressé est le partage ethnique et national des milieux d'affaires au Canada. La faiblesse de la bourgeoisie francophone et la presque inexistence d'entrepreneurs et de groupes ethniques avaient déjà été constatées par tous les analystes du contrôle et de la propriété des entreprises au Canada, tels Angers, Melançon et Raynauld au Québec, Porter et Clément au Canada anglais. Une analyse plus récente a permis de constater l'émergence d'une classe d'hommes d'affaires francophones au Québec, aux visées pan-canadiennes et même multinationales où les noms de Campeau Corp, Power Corp., Bombardier, et le groupe La Laurentienne sont parmi les plus importants. Contrairement à d'autres domaines, ici les contributions antérieures de scientistes sociaux, et notamment ceux du Québec, ont servi de bases solides aux nouvelles recherches, dont celle d'Arnaud Sales et celle de Pierre Fournier [9].

Depuis un an et demi, je travaille sur les firmes multinationales canadiennes. Ici encore les études existantes sont peu nombreuses. J'ai trouvé quelques articles sur les investissements directs étrangers du Canada, dont un de G. Garnier, et plusieurs monographies au Canada anglais sur quelques-unes des principales entreprises multinationales canadiennes : Inco, Falconbridge, Massey-Ferguson [10]. Mais le mouvement de fond qui pousse de nombreuses firmes canadiennes à l'expansion multinationale (je pense ici à Northern Telecom, Bombardier ou Polysar) au cours des années récentes est resté ignoré. Ici encore la littérature économique laisse à désirer. Les économistes néo-classiques s'intéressent très peu aux firmes multinationales car ils sont davantage occupés par l'analyse des phénomènes monétaires. Les nationalistes se sont penchés sur l'activité des firmes multinationales au Canada et sur l'importation de technologies. Ils seraient certainement surpris d'apprendre que, compte tenu de sa population, le Canada fait autant d'investissements directs étrangers que les États-Unis et possède autant de firmes multinationales [11]. L'accent excessif mis sur le contrôle étranger a empêché une bonne partie des économistes canadiens d'étudier le rôle d'une bourgeoisie spécifiquement canadienne et de comprendre le mouvement de rachat et de multinationalisation des entreprises autochtones qui se déploie sous nos yeux depuis plus de dix ans.

Conclusion

Je voudrais conclure cette brève intervention par plusieurs remarques. La première est que le développement des études interdisciplinaires en sciences humaines a trop peu influencé malheureusement la science économique comme telle. Beaucoup de nouvelles recherches [159] dans les domaines que j'ai abordés ont été effectuées par des sociologues, des politologues, des historiens et des spécialistes en sciences commerciales. La contribution des économistes serait grandement appréciée dans des domaines qui les concernent si directement.

En deuxième lieu, il me semble que le partage entre néo-classiques et nationalistes a beaucoup nui au développement de certaines recherches, comme celles que j'ai mentionnées, et aux études interdisciplinaires. Les néo-classiques sont ceux qui ont adopté le paradigme le plus éloigné des autres sciences humaines. Surtout intéressés par les phénomènes monétaires, ils ont délaissé à quelques exceptions près les institutions économiques et leur étude. Les économistes nationalistes, bien plus proches du social et du politique, semblent trop portés sur l'analyse de la mainmise étrangère au Canada, l'importation de technologies et l'activité des firmes multinationales dans notre économie pour apercevoir le mouvement de fond de canadianisation et de multinationalisation des firmes autochtones.

En ce qui concerne les économistes québécois, ils ont peut-être négligé l'étude des imbrications de l'économie québécoise dans celles du Canada et des États-Unis. À nouveau, l'étude de cette imbrication ne peut se faire sans l'analyse des sphères politiques et sociales, c'est-à-dire, sans examiner l'action de l'État fédéral et des États provinciaux, l'activité des groupes de pression patronaux et syndicaux ou encore le rôle des partis politiques dans les institutions économiques gouvernementales. Toutes ces recherches exigent une collaboration multi-disciplinaire plus nourrie et plus nourrie et plus active. Cette collaboration pourra difficilement se faire dans le cadre des paradigmes traditionnels qui sont encore dominants aujourd'hui dans les sciences économiques au Québec.



[1] Plusieurs de leurs contributions ont été réunies dans le volume compilé par R.J. Bédard/'Essor économique du Québec, Montréal, Beauchemin, 1969.

[2] F. et L. Park, Anatomy of Big Business, Toronto, Lorimer, 1973. J. Porter, The Vertical Mosaic, University of Toronto Press, 1965. W. Clement, The Canadian Corporate Elite, Toronto, Me Clelland and Stewart, 1975

[3] R.J. Larner, Management Control and the Large Corporation, New York, Dunellen, 1970. R. Burch, The Managerial Revolution Reassessed, Lexington, Heath & Co., 1972. C.W. Mills, The Power Elite, New York, Oxford University Press, 1956. A.J. Chandler, The Visible Hand, Harvard University Press, 1977.

[4] V. Perlo, The Empire of High Finance, New York, International Publishers,1961. R. Sweezy et P. Baran, Monopoly Capital, New York, Monthly Review Press, 1966. E. Herman, Corporate Control, Corporate Power, Princeton University Press, 1980.

[5] K. Levitt, Silent Surrender, Toronto, MacMillan, 1970. J. Hutcheson, Dominance and Dependency, Toronto, Me Clelland and Stewart, 1978. M. Watkins, Propriété étrangère et structure de l'industrie canadienne, Ottawa, Bureau du Conseil privé, 1968.

[6] J. Niosi, le Contrôle financier du capitalisme canadien, Montréal, P.U.Q., 1978.

[7] J. Niosi, la Bourgeoisie canadienne, Montréal, Boréal Express, 1980.

[8]  Cf. par exemple, D. Beauregard, À qui appartient le Canada ? Montréal, Stanké, 1978.

[9] J. Niosi, la Bourgeoisie canadienne, op. cit. A. Sales, la Bourgeoisie industrielle au Québec, Montréal, P.U.M., 1979. P. Fournier (édit.), le Capitalisme au Québec, Montréal, Ed. Albert St-Martin, 1980.

[10] J. Swift, The Big Nickel-Inco at Home and Abroad, Toronto, Between-the-Lines, 1977. J. Deverell, Falconbridge. A Canadian Mining Multinational, Toronto, Lorimer 1975. E. Neufeld, A Global Corporation. A History of the International Development of Massey-Ferguson, University of Toronto Press, 1969. G. Garnier, « Les investissements directs du Canada à l'étranger », l'Actualité économique, avril-juin 1973.

[11] J. Niosi, les Multinationales canadiennes, Montréal, Boréal Express, 1982.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 3 avril 2017 16:01
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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