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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Laurent Mucchielli, “La France, les États-Unis et la violence (2001)
Texte de l'article


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Laurent Mucchielli, “La France, les États-Unis et la violence”. Un article publié dans Le Monde, le 17 juillet 2001. [M. Laurent Muchielli, sociologue et historien de formation, est chargé de recherche au CNRS et directeur du Centre de recherche sociologique sur le Droit et les institutions pénales au CNRS]. [Autorisation formelle des auteurs accordée le 8 septembre 2005]

Laurent Mucchielli (2001)
La France, les États-Unis et la violence”.
(tribune publiée dans Le Monde le 17 juillet 2001)

En l’espace d’une quinzaine d’années, la sécurité est devenue un thème médiatique et politique de tout premier plan. À observer ce que l’on appelle « l’actualité » depuis le début de l’année, et à entrevoir les manœuvres des uns et des autres en vue des prochaines échéances électorales, on en vient même parfois à se demander si la sécurité ne constitue pas désormais le principal thème politique en France. Nous assistons en effet à une surenchère continue en ce domaine, de la part d’hommes politiques, de médias, de syndicats de policiers et plus largement de tous ceux qui ont intérêt à faire croire que le pays est au bord de l’explosion sociale. Il devient alors possible d’entendre raconter à peu près n’importe quoi, surtout si les propos tenus se présentent agrémentés de statistiques qui semblent immédiatement « faire sérieux » et donner du crédit à celui qui les diffuse. 

Un sommet a été atteint le 18 juin dernier avec l’« information » selon laquelle la France serait devenue plus criminelle donc plus dangereuse que les Etats-Unis. Lancée par des personnes se présentant comme des experts indépendants alors qu’ils sont en réalité directement impliqués dans la gestion financière de l’insécurité (Alain Bauer dirige une société privée de conseil en sécurité), publiée à la Une d’un quotidien qui est toujours prompts à attiser la peur de l’insécurité (Le Figaro), faisant immédiatement l’objet d’une dépêche de l’AFP (qui a fait du thème des « violences urbaines » une de ses catégories phares depuis 1997), passant en continue sur une radio (France Info) qui s’est spécialisée dans la diffusion de nouvelles très brèves, les plus récentes possibles, et qui diffuse des informations pas toujours suffisamment vérifiées, cette "nouvelle" était enfin présentée au journal de 20 heures de TF1. Au bout du compte, le citoyen s’entend ainsi annoncer comme une vérité objective le fait que son pays serait devenu plus dangereux que les Etats-Unis, pays qui fait figure d’épouvantail dans les représentations courantes en France. L’effet est réussi. Il n’y a plus qu’à ajouter que la réussite américaine est due à une politique d’extrême fermeté – la fameuse « tolérance zéro » – et le tour (idéologique) est joué pour les "experts" et pour le journal qui a fait état de ces « informations ». Cela permet de passer sous silence aussi bien la conjoncture économique favorable aux États-Unis que la façon dont ce pays gère ses problèmes de sociaux par le recours massif à l’emprisonnement (le taux d’incarcération est sept fois plus élevé qu’en France), au détriment des politiques de prévention sociale. 

Ces mécanismes événementiels appellent trois commentaires de portée générale. 

On peut d’abord mettre en cause la valeur scientifique de l’argumentation proposée en indiquant que la comparaison chiffrée entre la France et les États-Unis n’est pas rigoureuse. Ainsi que l’a indiqué la Direction Générale de la Police Nationale, les catégories statistiques des polices françaises et américaines ne peuvent pas être directement comparées. En effet, les définitions d’infractions ne sont pas identiques (homicide volontaire, viol, agression sexuelle, harcèlement, etc.). De même, les modes d’enregistrement policiers ne sont pas similaires et ne sont même pas uniformes sur l’ensemble du territoire américain (rappelons qu’il s’agit d’un État fédéral), ce qui est particulièrement embarrassants pour ce qui concerne les vols, les cambriolages et les violences personnelles les moins graves. Or, selon les « experts » critiqués, ce sont ces faits qui seraient plus fréquents en France tandis que les violences les plus graves resteraient plus rares qu’aux Etats-Unis. On voit ainsi se dégonfler largement la baudruche présentée comme un "scoop" aussi inattendu qu’inquiétant.

On peut ensuite s’interroger sur le message de fond qui nous est proposé : regardez comme la France est un pays de plus en plus submergé par la violence, la situation est même désormais plus grave qu’aux Etats-Unis qui passent pourtant déjà pour un coupe-gorge… La réalité est beaucoup moins simple. Certains constats sont même étonnants. Il faut en effet savoir que les violences les plus graves n’ont pas augmenté en France au cours des vingt dernières années. Le taux des homicides et tentatives d’homicides a même baissé ces dernières années : il est de 3,6 faits pour cent mille habitants en 2000 contre 4,5 en 1990. Quant aux viols, ils sont certes en nette augmentation depuis les années 1980. Toutefois, s’agissant d’une agression classiquement peu déclarée par les victimes (qui ont honte, peur des représailles, etc.), il est actuellement impossible de savoir si cela correspond à une augmentation des faits ou bien à une augmentation du taux de plaintes des victimes. Le même raisonnement vaut du reste pour les violences familiales : est-ce que les faits sont nouveaux, ou bien est-ce qu’on en parle davantage qu’il y a vingt où les choses étaient cachées dans les secrets de famille ? De même encore pour la pédophilie : les affaires qui ont défrayé la chronique la semaine dernière indiquent bien que ce qui est nouveau ce n’est pas l’existence de ces malades sexuels mais le fait qu’ils sont aujourd’hui dénoncés alors que, jadis, les institutions elles-mêmes (l’école, l’Église) gardaient le silence. Dès lors, face à l’augmentation des chiffres, il faut rester prudent car c’est aussi notre société qui tolère de moins en moins la violence. En réalité, ce qui augmente dans la société française ce sont des agressions intermédiaires (des coups qui sont toutefois rarement très graves puisqu’ils n’entraînent un arrêt de travail ou une hospitalisation que dans un cas sur vingt), qui se concentrent dans et autour des quartiers pauvres des grandes agglomérations, les auteurs comme les victimes étant le plus souvent de jeunes hommes qui se battent entre eux. Enfin, rappelons que les délinquances qui empoisonnent le plus souvent la vie quotidienne des Français ne sont pas des violences interpersonnelles mais des vols et des cambriolages. Ces atteintes à la propriété représentent les deux tiers de la totalité des crimes et délits enregistrés par la police chaque année, et l’on sait combien l’accroissement des inégalités sociales leur sert de creuset. 

En dernier lieu, il est difficile de ne pas s’interroger sur la très grande facilité avec laquelle les propos les plus catastrophistes parviennent à s’imposer dans les médias. Il serait en effet trop facile de rejeter sur les seuls hommes politiques la responsabilité du vent de panique qui souffle sur la France. Certes, ceux-ci usent et abusent du sentiment d’insécurité à des fins électoralistes. La prochaine campagne électorale le montrera sans doute jusqu’à l’écœurement. Mais on ne peut pas faire l’économie d’une interrogation d’une part sur le travail des médias et d’autre part sur l’hypocrisie classique mais persistante consistant à croire qu’ils ne font que témoigner de la réalité et enregistrer objectivement les faits. Pas plus que les chiffres, les images ne parlent d’elles-mêmes, surtout lorsqu’on les filme après des événements auxquels on n’a pas assisté et dont on prétend retrouver la vérité en quelques heures d’enquête. Même quand le sensationnalisme est évité, il y a généralement beaucoup à dire sur la façon dont les reportages sont construits, sur les interlocuteurs qui sont choisis (généralement des institutionnels, souvent des policiers), sur les lieux, les heures et les scènes qui sont filmés ou racontés, etc. Quant au recours à des « experts », interrogés le plus souvent par téléphone en quelques minutes, il n’est pas non plus satisfaisant, surtout lorsque le journaliste qui interviewe n’est pas réellement spécialisé sur le sujet et n’a aucun recul face à son interlocuteur. Si l’on voulait réellement faire progresser le niveau du débat public sur la question de la sécurité, c’est aussi à l’ensemble de cette mise en scène et de cette mise en mots de la violence qu’il faudrait prendre le temps de réfléchir collectivement.


Retour au texte de l'auteur: Jean--Christophe Marcel, sociologue, Sorbonne Dernière mise à jour de cette page le mardi 7 mars 2006 13:47
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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