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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Criminologie, hygiénisme et eugénisme en France (1870-1914):
débats médicaux sur l'élimination des criminels réputés «incorrigibles»
(2000)
Texte de l'article


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Laurent Mucchielli, “Criminologie, hygiénisme et eugénisme en France (1870-1914): débats médicaux sur l'élimination des criminels réputés «incorrigibles»”. Un article publié dans la Revue d’histoire des sciences humaines, no 3, 2000, pp. 57-89. [M. Laurent Muchielli, sociologue et historien de formation, est chargé de recherche au CNRS et directeur du Centre de recherche sociologique sur le Droit et les institutions pénales au CNRS]. [Autorisation formelle des auteurs accordée le 8 septembre 2005]

Résumé 

Introduction 

1. Naturalisation des criminels et premières théories de la défense sociale 

1.1.   Un mouvement européen de la seconde moitié du XIXème siècle
1.2.   Un consensus chez les médecins républicains français: défendre la société contre les incorrigibles
1.3.   Sont-ils encore des hommes ? Un lombrosisme bien partagé
1.4.   La spécificité de Lacassagne: la doctrine hygiéniste 

2. Le traitement pénal des « incorrigibles » : les médecins face aux lois pénales 

2.1.   La prison ou l'« école du crime »
2.2. « La politique du débarras » (Charles Lucas): vers la transportation
2.3.   Le principe de la peine de mort
2.4.   Les techniques de la peine de mort: des solutions plus propres
2.5.   « Droit de mort et pouvoir sur la vie » (Foucault): la nouvelle fonction eugénique de la peine de mort
2.6.   Humanité ou inhumanité du programme eugéniste ? 

Conclusion générale

Bibliographie
 

Laurent Mucchielli (2001)
Criminologie, hygiénisme et eugénisme en France (1870-1914):
débats médicaux sur l'élimination des criminels réputés «incorrigibles»
”.
Un article publié dans la Revue d’histoire des sciences humaines, no 3, 2000, pp. 57-89.

Résumé

Nous nous intéressons ici autant aux théories du comportement criminel qu'aux solutions concrètes préconisées par les médecins-criminologues afin d'« éradiquer » ce « fléau social », selon les termes de l'époque. Nous tentons de montrer comment, à travers ces solutions, au delà d'un simple mouvement corporatiste, se dévoilent l'ensemble de la « vision du monde » de ces médecins, en particulier leur prétention à éclairer de leurs savoirs le traitement des problèmes sociaux et à relayer un pouvoir judiciaire accusé plus ou moins explicitement de laxisme et d'irréalisme. Au nom de l'assainissement et de la moralisation de la société, les partisans d'un programme fort d'hygiène publique réclameront que la « prophylaxie sociale » s'élargisse à la lutte contre la criminalité (comme par ailleurs au vagabondage et la prostitution). La plupart d'entre eux n'hésiteront pas à réclamer la mise en œuvre de moyens radicaux d'élimination des criminels réputés incorrigibles : déportation à vie dans les colonies, application plus systématique de la peine de mort, puis, sous l'influence du mouvement eugéniste, stérilisation voire élimination par des moyens jugés plus propres et plus indolores encore tels que le recours à des gaz. L'objet de ce travail de synthèse est l'analyse des logiques intellectuelles sous-tendues dans ces débats, replacées dans le contexte politico-social et dans les schémas culturels de l'époque.

Key-words : Histoire de la criminologie – Histoire de la médecine –Hygiène publique– Eugénisme – Anthropologie 

Summary : Criminology, hygienism and eugenics in France (1870-1914) : the medical debates on the elimination of "incorrigible" criminals 

The points to be studied here are the criminal behaviour theories and the concrete solutions the first physicians-criminologists would recommend in order to eradicate this « social scourge ». As we will try to show, those solutions disclose beyond a simple corporatist movement the vision du monde those physicians shared and in particular their claim to solve social problems and take over from a judicial power they accused more or less explicitly of laxity and unrealism. In the name of the purification and moralization of society, the supporters of a « strong » public hygiene program called for the extension of the « social prophylaxis » to the fight against criminality, vagrancy and prostitution. Most of them did not hesitate to ask for radical means to eliminate the so-called « incorrigible » criminals. Deportation for life in the colonies and a more systematic application of the death sentence were among them, and under the influence of the eugenic movement, sterilisation or even elimination by means considered as cleaner or less painful. In fact, the subject of this synthetic work is the analysis of the intellectual logics underlying those debates set against the political, social and cultural context of the age. 

Key-words : History of Criminology – History of Medecine – Public Hygiene – Eugenics – Anthropology

Introduction

La criminologie, l'hygiénisme et l'eugénisme ont, a priori, peu à voir ensemble [1]. La première est un domaine de savoir académique apparu à la fin du XIXème siècle, aux objets et aux frontières disciplinaires mal définis mais adossé à des pratiques institutionnelles spécifiques (la médecine légale, l'expertise judiciaire, l'enseignement du droit pénal et de la médecine). Le second est un très vaste programme politique et sociale qu'ont porté plusieurs générations de médecins et d'hommes d'États depuis les années 1820 au moins et jusqu'à la Seconde guerre mondiale. Le troisième est un mouvement d'idées médical cristallisé à la fin du XIXème siècle mais qui n'a jamais constitué en France un champ intellectuel ou institutionnel autonome, ni eu autant d'influence que dans d'autres pays occidentaux (comme les États-Unis d'Amérique, l'Allemagne et les pays scandinaves). Deux caractéristiques rapprochent pourtant fortement ces trois objets dans la période que nous étudierons : la criminologie, l'hygiénisme et l'eugénisme sont alors des terrains d'expression privilégiés pour les ambitions de savoir (sur l'Homme) et de pouvoir (sur les sociétés) des médecins. 

En reprenant ces catégories foucaldiennes bien connues, nous n'entendons pas nous situer dans une quelconque filiation intellectuelle, nous manifestons néanmoins notre confiance en la pertinence d'un type de questionnement qui vise globalement à identifier les logiques intellectuelles empruntées par les théories médicales de la déviance et du contrôle social par l'hygiène publique, durant une période qui s'étend de la seconde moitié du XVIIIème siècle à la Seconde guerre mondiale. Nous nous situons d'emblée dans ce cadre de réflexion pour deux raisons. D'abord, l'objet qui nous préoccupe — le crime, ses causes et ses remèdes — relève directement de la problématique en question. Ensuite, le moment qui nous retient (les années 1870-1914) apparaît comme véritablement charnière dans l'histoire en question, en ce qu'il entérine non pas l'apparition d'une véritable nouveauté dans les cadres ou même les contenus des raisonnements, mais une radicalisation sur ces deux plans. La vieille préoccupation des pénalistes à l'encontre de la récidive se trouve en effet renouvelée par l'aboutissement d'un mouvement de formalisation d'explications du comportement criminel en terme de déterminisme biologique. Dès lors, le débat sur la détermination des peines se transforme rapidement en un débat sur les méthodes d'élimination des criminels réputés « incorrigibles ».

1. Naturalisation des criminels
et premières théories de la défense sociale

1.1. Un mouvement européen
de la seconde moitié du XIXème siècle

La radicalisation progressive de la naturalisation des conduites déviantes à partir du milieu du XIXème siècle, principalement avec la diffusion des notions de dégénérescence et d'hérédité criminelle, est trop connue pour que nous insistions longtemps (cf. Coffin, 1993 ; Dowbiggin, 1993 ; Pick, 1989, 44sqq ; Renneville, 1994a et 1997a, 542sqq). Le Traité philosophique et physiologique de l'hérédité naturelle de Prosper Lucas (1847), puis surtout le Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de Bénédict-Augustin Morel (1857) et La psychologie morbide dans ses rapports avec la philosophie de l'histoire de Jacques Moreau de Tours (1859), constituent des points de repères importants. Tous reconnaissent l'existence de « prédispositions morbides héréditaires », repérables par des « stigmates » physiques extérieurs. Les notions de « folie morale » et d'« épilepsie » que Lombroso reprendra à son compte émergent également déjà, notamment chez Morel (qui lui même s'inspire partiellement du médecin anglais James Cowles Prichard) [2]. Aussi est-ce sans surprise que l'on peut découvrir eu Europe, dès avant la parution de L'Uomo delinquente (1876), des oeuvres qui ne lui cèdent en rien sur le terrain du déterminisme biologique. Prenons un exemple, britannique. 

Comme Lombroso, Henri Maudsley (1835-1918) fait ses études de médecine au milieu des années 1850 et se spécialise dans la neurophysiologie, l'aliénisme et la médecine légale qu'il enseignera à l'University College of London. Il publie The physiology and pathology of mind (1867), puis Body and mind (1870), et se fait rapidement connaître en Europe [3]. Son oeuvre contient tous les éléments de cette naturalisation du crime et de cette prétention médicale à éradiquer les déviances de la société. Sa pensée se situe en effet « [at] the confluence of a medico-psychiatric theory of dégénérescence, a Darwinian theory of evolutionary regression and a positivist theory of criminal inheritance » (Pick, 1989, 203). De surcroît, Maudsley est déjà « galtonien » à sa manière puisqu'il partage avec le cousin de Darwin cette crainte de l'affaiblissement biologique – voire la dégénérescence – de la population du fait de la démocratisation qui protège les citoyens faibles, c'est-à-dire les natures inférieures (ibid., 203). 

Tout le raisonnement de Maudsley repose sur la croyance en un déterminisme naturel intégral du comportement : « Les lois fixes et immuables en vertu desquelles les événements arrivent sont aussi puissantes, dans le domaine de l'esprit, que dans n'importe quelle autre partie du domaine de la nature » (Maudsley, 1885, 258). Même la traditionnelle frontière entre le Normal et le Pathologique disparaît au profit d'un mécanisme biologique absolu. Ainsi l'amour est-il une dangereuse illusion sentimentale et métaphysique : « au contraire, c'est une passion que l'homme partage avec tous les animaux et, quand on songe à son caractère essentiel et à sa fonction [la reproduction], on s'aperçoit que nulle part ailleurs il n'y a si forte preuve de la communauté de nature entre les animaux et l'homme » (ibid., 263). Dès lors, toute la volonté des malades du cerveau n'y peut rien, même si le déroulement précis de l'action des mécanismes neurophysiologiques impliqués est encore inconnue, « il est certain que lunatiques et criminels sont des articles fabriqués tout aussi bien que les machines à vapeur et les presses à indiennes ; seulement les procédés de fabrication organique sont trop compliqués pour que nous puissions les suivre » (ibid., 26). Fort heureusement, cette « classe distincte d'êtres voués au mal », cette « variété dégénérée ou morbide de l'espèce humaine » est aisément identifiable. « Marquée par des caractères particuliers d'infériorité physique et mentale », elle est reconnaissable à l'oeil nu : « un air de famille les dénonce » (ibid., 27-28). Jugeons plutôt : « Scrofuleux, souvent difformes, la tête anguleuse et mal conformée, ils sont stupides, fainéants, rechignés, dénués d'énergie vitale et souvent épileptiques » (ibid.). Pour ces malheureux monstres de la nature, aucune rémission n'est possible. Pour le bien de l'espèce et des sociétés humaines, il faut empêcher la perpétuation de ces erreurs de la nature en les isolant totalement et en leur interdisant le mariage (ibid., 268). 

Ainsi, en Italie comme en Angleterre, les raisonnements médicaux étaient à peu près les mêmes. On voit mal pourquoi il en serait allé autrement en France. De fait, la prétendue exception française – en particulier la pseudo « conception sociologique » de Lacassagne – mise en avant par quelques historiens français (Kaluszunski, 1988 ; Darmon, 1989) a déjà été logiquement contestée (Mucchielli, 1994 ; Renneville, 1995). Un médecin aussi critique que Paul Dubuisson, proche de Lacassagne, le dira sans détour : « sur le fait de l'hérédité de nos facultés intellectuelles et morales nous sommes d'accord avec la nouvelle école [d'anthropologie criminelle], et l'on peut dire que sur ce point il y a aujourd'hui unanimité entre les savants » (Dubuisson, 1888, 35). Et le même consensus se dégage très largement des débats médicaux sur la responsabilité et le fondement de la peine. 

1.2. Un consensus chez les médecins républicains français:
défendre la société contre les incorrigibles

De juillet 1863 à juillet 1864, la Société médico-psychologique aura discuté durant toute une année de la responsabilité morale des criminels. Et si le débat n'est pas nouveau en soi dans les milieux aliénistes, il voit se radicaliser une position (perçue alors comme) maximaliste qui allait devenir peu à peu la norme dans le monde médical français. Le mérite – si l'on peut dire – en revient au jeune docteur Eugène Dally qui n'hésite pas à afficher ses convictions matérialistes et sa conception du réalisme face aux positions traditionalistes d'une Jean-Pierre Falret par exemple. Dans son intervention, Dally va poser de façon claire et synthétique les jalons d'une nouvelle théorie médicale de la dangerosité et de la défense sociale. Celle-ci part du principe que, au moins dans un certain nombre de cas, la nature humaine n'est pas modifiable, qu'en l'occurrence les criminels récidivistes sont irrécupérables: 

« Dans tous les temps, la récidive a été considérée comme une circonstance aggravante du délit. C'est en effet de la récidive que naît le danger social, c'est la récidive qui montre l'incurabilité du criminel. Mais l'erreur des législateurs (erreur provenant de la foi en une substance absolument libre) a été de croire à un amendement possible, indéfiniment possible » (Dally, 1863, 292-293). « La règle est que les criminels, en vertu de leurs dispositions physiologiques ou psychologiques, n'ont pas tendance à la guérison ; ils sont dans le cas des individus atteints de maladies héréditaires constitutionnelles » (Dally in Collectif, 1864, 270). 

Chez ces récidivistes auteurs de graves violences, la responsabilité morale est un leurre et il ne sert à rien de se perdre en débats sur le degré de leur folie pour tenter d'en sauver le principe (ses interlocuteurs parleront de « responsabilité atténuée » ou encore de « responsablité partielle »). Dally propose fondamentalement de dissocier la responsabilité morale de la responsabilté légale. Que le criminel soit ou non responsable de ses actes ne change pas le fait qu'il constitue un danger pour la société, et cela seul suffit à fonder l'intervention de la justice : 

« Quelles sont les bases de la répression les seules favorables, les seules efficaces ? Ni le désir de vengeance, ni la théorie de l'expiation, ni l'orgueilleuse satisfaction d'usurper les attributs de la justice divine, ne peuvent être invoqués pour motiver nos actes répressifs. L'utilité sociale et la charité envers le coupable dans la mesure où elle ne nuit pas à la chose publique, voilà, exclusivement, les considérations que nous devons avoir en vue » (Dally, 1863, 291-292). 

Enfin, en pratique, face à ces dangers sociaux, Dally propose d'une part la création d'asiles d'incurables pour les grands déments, d'autre part la mise définitive hors d'état de nuire des pires meurtriers par la « réclusion perpétuelle » ou bien – dans des cas « très rares » – la peine de mort (ibid., 293). 

A cette époque, l'un de ses interlocuteurs est sans doute fondé à écrire que « Personne ne voudrait accepter parmi nous la doctrine de M. Dally sur l'irresponsabilité morale » (Fournet in Collectif, 1864, 272). Beaucoup pensent encore avec Alfred Maury que « la société, pour se défendre, a besoin d'admettre le principe de la responsabilité, qui tend à améliorer l'humanité, en même temps qu'elle la sauvegarde » (ibid., 269). Beaucoup sont également soucieux de ne pas accentuer ce qui paraît déjà « une sorte d'antagonisme » entre médecins et juristes sur la question de la responsabilité (ibid., 268). Et l'argument de Dally ne semble pas encore porter : « la doctrine que je soutiens est loin de désarmer la société ; elle fortifie au contraire la défense sociale en la plaçant sur son vrai terrain » (ibid., 270). Mais quinze ans plus tard, l'idée aura fait son chemin. 

En 1879, le docteur Hubert Boëns propose un « point de vue sociologique » sur la criminalité dans La philosophie positive. Cette revue dirigée par Émile Littré est alors l'organe d'expression (fondé en 1867) des disciples non religieux d'Auguste Comte, libres penseurs, fervents républicains et fréquents francs-maçons. Ce milieu intellectuel compte dans ses rangs d'une part de très nombreux médecins [4], d'autre part certains des plus importants théoriciens-fondateurs de la Troisième République, au premier rang desquels Ferry et Gambetta (Barral, 1978 ; Petit, 1993, II, 393sqq). Dans ce texte (le premier consacré exclusivement à la question criminelle dans cette revue), Boëns se fixe pour objectif de « démontrer que, par suite des progrès réalisés de notre temps par la physiologie et la biologie, il devient nécessaire de modifier les principes sociologiques sur lesquels les magistrats s'appuient pour établir la responsabilité des criminels et déterminer les cas qui tombent sous l'application des lois pénales actuelles » (Boëns, 1879, 77). Il propose alors de substituer au droit individuel et au principe de la responsabilité, le droit social et le principe de la dangerosité : 

« Selon nous, en présence d'un acte criminel qui a porté atteinte à l'existence d'un ou de plusieurs membres de la communauté, il n'y a que trois questions à poser et à résoudre : Quel est le dommage causé par le criminel ? Quelles conséquences son crime [...] peut-il avoir pour la société ? Quelles sont les probabilités que le coupable, placé dans des circonstances analogues, se livre de nouveau à des attentats de la même espèce ? Il s'agit de prémunir les membres réguliers, sages, utiles de la communauté contre les agressions malfaisantes de certains individus mal organisés, pervertis, méchants, presque toujours inutiles au point de vue du bien-être général, qui sont dans la société ce que les animaux nuisibles sont dans nos campagnes : dangereux » (ibid., 91-92). 

Face à de tels dangers, la société est donc en devoir de se défendre. Et Boëns énonce dès 1879 tant la théorie que les mesures pratiques qui s'imposent, à savoir la mort et l'impossibilité de se reproduire : 

« En Suisse et en Belgique, le parti dit libéral, qui compte plus de doctrinaires que de progressistes, a fait un article de foi politique de l'abolition de la peine de mort. Il en reviendra. La peine de mort est un droit social. Seulement le respect des droits de l'homme exige qu'on ne l'applique qu'à des sujets profondément viciés, dans les cas où le doute n'est pas possible, et à huit clos. [...] cette peine est juste, nécessaire à l'épuration du corps social et au maintien de son organisation particulière. De plus, au nom de la sélection sexuelle et en vertu du principe Similia ex similibus nascuntur, il faut empêcher les fauteurs d'assassinats de faire souche. L'assassin par système, par vice d'organisation, doit être retranché, pour toujours et de la manière la plus absolue, de la vie commune. Il ne peut être placé dans le cas ni de perpétuer sa race, ni de recouvrer, même momentanément, sa liberté » (ibid., 94-95). 

Conscient que l'abolition de la peine de mort a été un combat des républicains libres penseurs en référence à la Déclaration des Droits de l'Homme de 1789, Boëns précise que l'esprit de ce texte a été abusivement interprété par « d'habiles rhéteurs » qui, en « décrétant l'inviolabilité absolue de la vie humaine », « furent poussés au delà de toute mesure, au risque de porter atteinte au principe même de l'organisation sociale » (ibid., 79). Ne craignant pas de proposer un argument qui « semble au premier abord tant soit peu paradoxal », ce médecin défend néanmoins l'idée que la conception républicaine des droits individuels doit être réservée aux « bons citoyens », par opposition à ces « bêtes féroces » dont les « sciences anatomo-pathologiques » prouvaient qu'ils étaient atteints de « lésions incurables » (ibid., 80-82, 96). Au fond, il propose donc, non pas de revenir sur la conception des droits de l'Homme, mais de briser l'unité de cette catégorie en mettant hors de l'humanité ces criminels incurables [5].

1.3. Sont-ils encore des hommes ?
Un lombrosisme bien partagé

À bien des égards, cette position fut plus que partagée dans la communauté des médecins français où se distinguèrent nombre de lombrosiens de fait. Certes, la théorie atavique du criminel-né va rencontrer des critiques chez les médecins français acquis à une version néo-lamarckienne de la dégénérescence. Mais si les mécanismes exacts de la détermination physiologique au crime seront discutés, nul – à l'exception peut-être de l'anthropologue parisien Léonce Manouvrier – ne mettra véritablement en doute sa réalité, sa prédominance étiologique et sa fatale reconduction héréditaire [6]. De même, si la théorie atavique sera contestée en elle-même, la comparaison du criminel avec l'animal sera très fréquente dans la vocabulaire courant. Ainsi, par exemple, en 1881, le docteur Gustave Le Bon écrit sèchement que les considérations juridiques et philosophiques sur la responsabilité des criminels sont totalement « puériles » et que le problème du législateur doit être posé de façon infiniment plus simple : 

« Quand une vipère, un chien enragé me mord, je me soucie peu de savoir si l'animal est responsable ou non de son méfait. Je tâche de me protéger en l'empêchant de nuire et de nuire à d'autres : voilà ma seule préoccupation. [...] Nous pouvons plaindre les individus doués d'une organisation qui les condamne aux actions mauvaises, plaindre ceux qui ont la stupidité, la laideur ou une santé débile en partage, tout comme nous plaignons l'insecte que nous écrasons en passant ou l'animal que nous envoyons à l'abattoir ; mais c'est là une compassion vaine qui ne saurait les soustraire à leur destinée » (Le Bon, 1881, 538-539). 

On pourrait aussi citer ici la préface que Taine donna à Lombroso pour la seconde traduction française de L'homme criminel ; rarement mots plus radicaux furent prononcés [7]. Taine, il est vrai, n'était pas médecin. Maurice de Fleury l'était par contre, et, dans L'âme du criminel (1898), ce futur membre de l'Académie de médecine dénonce le « simplisme » de la théorie de Lombroso pour mieux exalter la noirceur absolu de cette âme criminelle issue d'un cerveau vicié. La critique de Tarde, comme souvent, est fort lucide : « c'est dans un calice de coupe spiritualiste en apparence, et quasi pieuse, le plus pur matérialisme qu'il nous sert. Le déterminisme de Lombroso même pâlit à côté du sien » (Tarde, 1899, 297). Notre médecin chrétien et néanmoins républicain (proche de Gambetta) se montre en effet un parfait lombrosien en estimant que le sacrifice des moins forts ou des moins normaux est inscrit dans « le grand Plan » de la nature (Fleury, 1898, 133) et que la mort est en fin de compte une délivrance pour ces malheureuses erreurs de la nature : 

« On les soigne, pourtant ; on les élève en cage, on les préserve de la mort. Pourquoi faire grand Dieu ! Est-il vraiment humain de laisser respirer ces monstres, ces êtres de ténèbres, ces larves de cauchemar ? Ne pensez-vous pas, au contraire, qu'il serait ici plus pieux de les tuer, d'anéantir cette laideur et cette inconscience, que la souffrance même n'ennoblit pas ? Pour tous ces incurables, j'entrevois la suppression légale, autorisée, la mort libératrice, sans aucune souffrance, presque consolatrice, une mort douce, à peine triste, anéantissant l'inutile laideur, rétrécissant l'insupportable champ de l'horreur vaine, du mal pour rien » (Fleury, 1898, 138). 

On pourrait multiplier à volonté les extraits montrant des médecins français rivalisant de formules pour stigmatiser l'inhumanité des criminels. Pour tous, cette inhumanité est inscrite dans l'organisme sur lequel elle se lit plus ou moins directement. Raisonnements de biologistes de laboratoires ? Nullement. Raisonnements de médecins d'une certaine époque. Ainsi peut-on lire aussi bien un praticien, médecin légiste, qui, faisant le récit d'exécutions capitales, s'évertue à nier l'existence de tout sentiment digne d'un être humain chez les criminels. Ne pouvant que constater la résignation et le calme fréquents des condamnés juste avant l'exécution, il l'interprétait en ces termes : « Le désespoir, le chagrin, le regret, le repentir, sont des sentiments complexes qui ne trouvent pas place dans ces consciences privées de sensibilité morale. De même qu'une hystérique peut supporter les piqûres, brûlures, sans en souffrir, de même ces criminels, dépourvus de tout sens moral, [...] ne réfléchissent pas plus sur leur propre sort qu'ils n'avaient réfléchi sur celui de leurs victimes. [...] Telle est l'interprétation à notre sens, qu'il faut donner à l'impassibilité de Busseuil et de quelques autres criminels et qui pourrait en imposer pour du courage. Ce serait créer à ces misérables une réputation bien usurpée » (Blanc, 1894, 382). 

Le criminel ne serait donc pas un homme et, dès lors, les lois humaines – fussent-elles les plus radicalement répressives – n'auraient pas à s'y appliquer. Abaissé au rang ontologique d'une maladie, d'un microbe, en bref : d'une chose, le criminel n'est plus qu'une nuisance à éradiquer au même titre que le choléra ou la peste. C'est bien cette conclusion extrême mais logique que dénonceront certains juristes, partisans du libre arbitre et de la responsabilité, défenseurs de l'idée d'amendement. L'un des plus connus est Louis Proal, Conseiller à la Cour d'Aix : « on a le droit de dire à ceux qui veulent détruire les criminels comme des animaux nuisibles : avant de les éliminer, prouvez que ce ne sont pas des hommes, que ce sont des vipères ou des chiens enragés, des monstres à face humaine. Cette preuve personne ne l'a encore faite jusqu'ici. Le crime altère la nature humaine mais ne la supprime pas ; le criminel ne cesse pas d'appartenir à l'humanité. [...] une métaphore ne suffit pas pour changer un homme en une bête malfaisante. Sans doute, l'homme peut s'abaisser jusqu'à l'animalité [...]. Mais, par nature, l'homme criminel n'est ni un tigre, ni un singe, ni un loup, une renard, ni une taupe ; l'homme criminel est un homme » (Proal, 1890, 373-374). Or une telle position sera systématiquement dénoncée comme « métaphysique » par la très grande majorité des médecins qui ont pris part aux débats que nous étudions [8]. 

1.4. La spécificité de Lacassagne:
la doctrine hygiéniste

Alexandre Lacassagne (1843-1924) est un médecin légiste et un homme d'institution bien connu depuis la thèse de M. Kaluszunski (1988) et les précisions, nuances et critiques apportées depuis (Mucchielli, 1994 ; Renneville, 1994b et 1995). Héritié d'un double héritage phrénologique et hygiéniste, fasciné par Lombroso qui fut son modèle scientifique au début de sa carrière, Lacassagne a su rapidement se poser en leader français en matière d'anthropologie criminelle, malgré son éloignement de Paris (il se construira une forte position mandarinale à la Faculté de médecine de Lyon et dans de nombreuses institutions publiques et privées gravitant autour des milieux médicaux et judiciaires). Cette position, Lacassagne la doit notamment à la stratégie de distinction par rapport à Lombroso qu'il sut mettre en place dès le premier congrès d'anthropologie criminelle, en 1885 à Rome. Au « fatalisme » du psychiatre italen, il opposa alors le rôle du « milieu social » et répéta à volonté que « les sociétés ont les criminels qu'elles méritent », formule qui plaira. Pourtant, sur le fond – le poids de l'hérédité, l'inutilité des peines classiques, le rôle de la médecine dans la société –, Lacassagne partage pleinement les ambitions bio-politiques d'un Lombroso ou d'un Maudsley. Pour être bien comprise, sa pensée doit seulement être replacée dans une perspective hygiéniste et dans le cadre de son héritage phrénologique. Ainsi, dès son premier texte scientifique important, il écrit que le « milieu social » est « une agrégation d'individus dont l'évolution cérébrale est différente » (distingue trois sortes de cerveaux) (1881, 674). Et il ajoute que « Cette distinction du milieu social en trois couches est indispensable pour apprécier à sa véritable valeur l'influence des peines et des châtiments dans un milieu social » (ibid.). Elle prouve en effet que, pour la troisième catégorie d'individus (« les couches occipitales »), « il faut avoir le courage de le dire, le Code pénal n'est qu'une illusion sociale » (ibid., 675). Vingt ans plus tard, il le redira en compagnie de son élève et futur successeur Etienne Martin :

« En résumé, nous avons peu de confiance dans les dispositions législatives ou les mesures de lutte contre les criminels. Nous pensons que le plus sûr moyen d'enrayer la criminalité se trouve dans les dispositions prophylactiques [...]. Les facteurs de dégénérescence physique et mentale, nous le répétons, sont le fait des maladies et des intoxications : alcool, syphilis, tuberculose. Et leur action sur les parents se répercute sur les enfants sous la forme de stigmates physiques de dégénérescence décrits et étudiés en détail par Lombroso et son école. [Voilà pourquoi] nous restons fidèles à notre aphorisme : les sociétés ont les criminels qu'elles méritent » (Lacassagne, Martin, 1901, 541). 

La position de Lacassagne et de ses principaux élèves doit donc être rattachée au courant médical essentiel que représente l'hygiène publique [9]. Pour le reste, ainsi que nous l'avons déjà longuement argumenté (Mucchielli, 1994), elle demeure identique sur le fond (héréditaire) à celle de la plupart des médecins-criminologues du moment. Nous allons voir qu'elle fut même souvent plus dure, plus répressive, plus lapidaire dans ses propositions de lutte contre la criminalité.

2. Le traitement pénal des «incorrigibles »:
les médecins face aux lois pénales

La récidive fut un thème récurrent des discours des pénalistes au XIXème siècle, une véritable « obsession créatrice » selon la formule de B. Schnapper (1983), qui n'a cessé de perturber le projet de contrôle et de normalisation des « mauvais pauvres » articulé sur l'emprisonnement et la mise au travail (Petit, 1990). Dans le Code Pénal de 1791, elle constitue déjà une cause aggravante pouvant entraîner la déportation aux colonies. Les philanthropiques années 1830-1840 constituent une courte pause dans un mouvement progressif de durcissement du contrôle qui s'amplifie sous le Second Empire durant lequel s'achève la mise au point d'instruments statistiques importants (la sérialisation rétrospective des données recueillies dans le Compte général de l'administration de la justice criminelle, l'instauration du casier judiciaire). Désormais la récidive se mesure d'année en année et sa progression presque continue incite à davantage de fermeté dans la répression. Ainsi l'idée de la transportation revient-elle peu à peu au premier plan du débat pénal, comme une façon simple de se débarrasser des rebelles les plus endurcis. Elle trouve un premier aboutissement avec la loi du 30 mai 1854 « obligeant les condamnés à demeurer dans la colonie après la fin de leur peine pour un temps égal à sa durée ou, pour les condamnés à plus de huit ans de travaux forcés, leur vie durant » (Schnapper, 1983, 41). Mais pour beaucoup de républicains libéraux ou socialistes, cette loi est trop emblématique des méthodes répressives de l'Empire. Trente et quarante ans plus tard, leurs enfants seront pourtant très nombreux à dénoncer les effets contre-productifs de l'incarcération et à réclamer davantage de fermeté dans la répression. À la fin des années 1870, ce sont ces mêmes républicains qui relancent le débat sur l'élimination des multi-récidivistes et qui préparent le terrain à la première grande mesure d'élimination adoptée en 1885 : la transportation. Et nous verrons que les médecins feront plus qu'encourager ce mouvement. A partir du tournant des années 1880, forts de leurs certitudes théoriques et de leurs mesures anthropométriques (ce que l'on appellera rapidement « le bertillonage »), ils poseront rapidement la question de la généralisation de la peine de mort puis, pour une part d'entre eux, de la stérilisation des dégénérés. 

2.1. La prison ou l'« école du crime »

Sans doute la dénonciation de la prison comme « école du crime » est-elle contemporaine de son existence même. Cependant, tout au long de la première moitié du XIXème siècle, ce constat ne constituait pas une fin de non recevoir définitivement opposée à l'espoir de l'amendement par la peine carcérale (a fortiori par l'enfermement cellulaire). Au tout début de la Troisième République, les partisans du régime cellulaire dominent encore les débats. Mais les années 1880 sonnent le glas de ces espérances et annoncent le temps du retour du balancier. Les médecins dont nous venons d'examiner les théories ultra-déterministes, seront logiquement parmi les plus véhéments opposants au développement de la prison fut-elle cellulaire. Ainsi que le dira par exemple Gustave Le Bon – toujours précieux caricaturiste des lieux communs de son époque : 

« Que la société se venge de l'offense commise par un criminel en l'enfermant, ce procédé enfantin est son droit ; mais elle ne doit pas oublier en même temps que cette vengeance, elle la payera fort chère, que le criminel, qui n'était souvent que faiblement à craindre pour elle avant d'être entré en prison, sera toujours devenu fort dangereux quand il en sera sorti. [...] Que les prisons puissent améliorer un criminel, c'est là une de ces idées qui ne trouveraient plus de défenseurs aujourd'hui parmi les personnes compétentes. [...] [c'est un] fait précis, reconnu par les magistrats eux-mêmes, démontré par la statistique, que notre régime pénitentiaire, loin de protéger la société, ne fait que lui créer une armée d'ennemis. Cette armée grandit rapidement, et nous pouvons déjà prévoir le jour où les civilisations modernes n'arriveront à s'en défaire qu'au prix de quelques-unes de ces hécatombes gigantesques qui font frémir l'histoire » (Le Bon, 1881, 535-537). 

À ce moment, l'actualité politique rattrape les rêveries sanguinaires du docteur Le Bon. Il semble en effet possible d'agir immédiatement et « sans froisser nos sentiments d'humanité » par la déportation. A tous points de vue, au terme d'un raisonnement que n'aurait pas renié Lombroso, il lui semble que c'est la solution scientifiquement et économiquement idéale : 

« Je suis convaincu que le législateur de l'avenir, pénétré des lois de l'hérédité, sachant que la plupart des habitués des prisons et des bagnes sont des individus d'une constitution mentale spéciale apportée en naissant ou résultant d'un état pathologique déterminé sur lequel nous ne pouvons rien, laissant de côté les discussions vaines sur le degré de responsabilité des criminels, et se rappelant que le premier devoir d'une société est de se défendre, fermera pour toujours les prisons et les bagnes, et emploiera les nombreux millions qu'ils coûtent à déporter à perpétuité dans des contrées lointaines tous les récidivistes, eux et leur postérité, dans tous les cas de fautes graves. La déportation dans des contrées demi-sauvages placera précisément du reste la plupart des criminels dans des milieux correspondant à leur intelligence et à leur moralité inférieure, et ils pourront même y prospérer » (ibid., 537-538).
2.2. « La politique du débarras » (Charles Lucas):
vers la transportation
 

Au lendemain de la Commune de Paris, les hommes politiques en place — républicains comme légitimistes — ont peur. Le thème de « l'armée du crime », de la foule des vagabonds ivres de violence (et d'alcool), prête à submerger l'ordre social, est omniprésent. La lutte non plus contre la récidive mais contre les récidivistes — évolution décisive — est à l'ordre du jour. Dans l'enquête qu'ils lancent auprès des magistrats en 1872, les parlementaires posent ainsi pour la première fois la question : « La transportation doit-elle être appliquée seulement aux condamnés aux travaux forcés ou également aux récidivistes ? » (Schnapper, 1983, 44). Une fois l'orage passé, les partisans de la prison cellulaire vont pourtant l'emporter dans la commission formée l'année suivante pour préparer ce qui deviendra la loi du 5 juin 1875 (Badinter, 1992, 41sqq). Mais très vite le rêve cellulaire se heurte à l'éternel obstacle de son coût rédhibitoire, et la lutte contre la récidive demeure la préoccupation centrale des pénalistes. A peine fondée en 1877, la Société générale des prisons met aussitôt ce problème à l'ordre du jour et pose à son tour la question de la « déportation » ou « transportation » des récidivistes (Kaluszunski, 1996, 80). Et ses partisans allaient enfin triompher au grand jour grâce à la volonté politique... des nouveaux républicains. En effet, l'ordre moral et social est un élément clef du programme de gouvernement des républicains emmenés par Gambetta [10]. Aussi, fondé à la fois sur la certitude de l'incorrigibilité de certains criminels et sur l'intérêt électoral de cette mesure sécuritaire, le nouveau projet de lutte contre les récidivistes est défendu très tôt par deux proches de Gambetta : Reinach et Waldeck-Rousseau (Wright, 1983, 143sqq ; Badinter, 1992, 111sqq). En 1882, tandis que le premier publie son livre sur « l'ennemi récidiviste » (Reinach, 1882), le second — promu ministre de l'Intérieur dans le nouveau gouvernement — dépose le projet de loi sur la transportation. Les gambettistes reçoivent alors des soutiens médicaux très importants. 

En 1881, dans sa leçon d'ouverture à la chaire de médecine légale de la Faculté de médecine de Lyon, Lacassagne soutenait par avance un projet qu'il connaissait bien. Cet ami d'enfance de Gambetta, membre de la Société positiviste (Kaluszunski, 1988, 165-167), opportuniste en science comme Gambetta le fut en politique, expliquait les causes cérébrales de la criminalité. Il concluait son cours par un éloge de médecin et de sa responsabilité dans la société, responsabilité qu'il assumait immédiatement en écrivant : « A l'heure actuelle, ce seront encore des médecins qui montreront aux magistrats qu'il y a parmi les criminels des incorrigibles, des individus organiquement mauvais et défectueux, et obtiendront non seulement leur incarcération [...], mais leur déportation dans un endroit isolé, loin de notre société actuelle trop avancée pour eux » (Lacassagne, 1881, 684). En bon hygiéniste, il prévenait même les septiques que, « Tant que cette sélection ne sera pas faite, nous couverons et élèverons, pour ainsi dire, le crime en serre chaude, et on verra augmenter les deux grandes plaies sociales modernes qui sont les dérivatifs de la criminalité : le suicide et la prostitution » (ibid., 684). 

Le projet de Gambetta reçoit ensuite le soutien Émile Yvernés (1830-1899), juriste et statisticien de renom, directeur de la statistique judiciaire au ministère de la Justice, qui publie en 1882 dans le Compte général de l'administration de la justice criminelle une importante rétrospective portant sur les années 1826-1880 [11]. A son tour, Yvernés attire toute l'attention sur les récidivistes : « La partie du compte général de la justice criminelle qui traite de la récidive est, sans contredit, la plus importante ; car elle révèle l'inefficacité de la répression et l'insuffisance des peines au point de vue moralisateur ; elle met en lumière, d'une façon saisissante, l'extension d'une plaie sociale contre laquelle sont, en ce moment, coalisés tous les efforts des moralistes et des jurisconsultes » (Yvernés, 1882, LXXXIII). Dénonçant l'« excessive indulgence » des juges, il estime que « l'urgence d'une répression énergique à l'égard des récidivistes incorrigibles est donc manifeste » (ibid., LXXXIX). Se référant à la loi de 1854, il argumente alors longuement la nécessité de la transportation pour ces incorrigibles : 

« Que faire pour arrêter le flot toujours montant de la criminalité ? Il est évident que la perversité innée de beaucoup de malfaiteurs résistera toujours aux mesures que l'on pourra prendre ; le remords leur est inconnu ; mais un grand nombre de délinquants ne sont pas rebelles à tout amendement. Le remède, cela est certain, ne peut pas être le même pour les uns et pour les autres. Les premiers doivent, avant tout, être mis dans l'impossibilité de nuire ; les seconds ont besoin d'être placés, pendant l'exécution des peines, dans des conditions favorables à leur amélioration morale. [...] Quant aux vagabonds et aux voleurs incorrigibles, étrangers à tout travail, ne vivant que d'aumônes et de rapines, et qu'il faut renoncer à amender, le moment semble venu d'examiner si cette situation ne devrait pas être considérée comme une circonstance aggravante et entraîner pour eux la peine de transportation, quand ils sont poursuivis pour des crimes et des délits d'ordre public » (ibid., XCII-XCIII). La récidive « cédera, il n'en faut pas douter, devant la loi de transportation demandée au Parlement contre ces malfaiteurs qui, par leur vie criminelle, prouvent qu'ils sont et resteront les ennemis de tout ordre social » (ibid., CXXXI). 

La statistique avait tranché et confirmait tant le diagnostic que les remèdes recommandés par la science médicale ; le ministre pouvait conclure. Le 22 avril 1883, s'adressant à la Chambre, Waldeck-Rousseau oppose le délinquant occasionnel « dont on peut avoir pitié » au récidiviste : « toutes les peines s'émoussent sur sa perversité et se heurtent dans sa personne à ce que j'appellerais volontiers une véritable exception sociale ». L'essentiel arrive : « Existe-t-il des incorrigibles ? C'est la question que pose le projet de loi actuel ». Et la conclusion est fatale : seule la transportation peut protéger la société de ces « hommes qui ont montré que toutes les peines ne peuvent avoir raison de leur perversité naturelle » (cité par Badinter, 1992, 130-131). Ainsi est-ce à très juste titre que B. Schnapper (1983, 55) écrit que la loi sur la transportation des récidivistes — votée définitivement le 12 mai 1885 par 385 voix contre 52 — établissait en quelque sorte une « présomption d'incorrigibilité ». De fait, à côté de l'argument du coût matériel, c'est bien celui de l'incorrigibilité qui fut régulièrement opposé aux partisans de l'amendement par l'emprisonnement cellulaire (Schnapper, 1979, 236). 

La loi de 1885 fut largement appliquée. Moins de douze ans après son entrée en vigueur, l'ancien Procureur et nouveau député de l'Ain, Bérard (1897), rapportait qu'elle avait permis d'écarter du territoire métropolitain quelques 4 000 individus dangereux, chiffre à ses yeux tout à fait insuffisant mais néanmoins significatif d'une réaction « salutaire » face à « l'indulgence déplorable » des tribunaux. Pour autant, même systématisée encore davantage, la relégation ne convainquait pas tout le monde. Partisan de l'emprisonnement cellulaire en toute situation, le directeur de la prison correctionnelle de Lyon estimait ainsi qu'« il est absolument démontré, par des observations répétées, que la menace de la transportation n'a que peu d'effet sur la grande majorité des condamnées aux travaux forcés » (Raux, 1896, 605). Elle serait même plutôt vue comme un moindre mal par les grands criminels. Mais dès lors l'argument pouvait être encore plus aisément utilisé pour réclamer une application plus générale de la peine de mort. De fait, le débat ne cessa de rebondir tout au long de la période que nous étudions. 

2.3. Le principe de la peine de mort

Les criminologues férus d'histoire ont longtemps entretenu l'image d'une criminologie italienne partisane de la peine de mort, par opposition à la quasi totalité du reste de la criminologie européenne. Une fois encore, au moins en ce qui concerne la France, cette image n'est pas fidèle à la réalité historique. 

Que faire de ces êtres féroces et dénués de tout sens moral, baptisés « criminels-nés » ? Les positions de Lombroso ont évolué dans le temps, notamment sous l'influence de ses amis (au premier rang desquels le magistrat et militant socialiste Enrico Ferri). Toutefois, tout en réclamant d'une part, avec ce dernier, la généralisation de peines de substitution à la prison pour les petits délinquants, d'autre part, après bien des médecins français, la création de véritables asiles pour les criminels aliénés, Lombroso restera toujours partisan de l'élimination physique pour le noyau dur des criminels-nés incorrigibles. Dans son ouvrage sur Les causes et les remèdes du crime, il distingue, au sein des « incorrigibles », deux catégories d'individus et de traitements. Pour la première, plus docile, la « déportation » (sur le modèle français) lui semble suffisante et, qui plus est, intéressante pour la collectivité car pouvant fournir une main d'oeuvre gratuite pour les travaux les plus pénibles (Lombroso, 1907, 516-517). Mais cela ne saurait suffire : « lorsque, malgré la prison, la déportation, le travail forcé, ces criminels réitèrent leurs crimes sanguinaires et menacent pour la troisième ou quatrième fois la vie des honnêtes gens — il ne reste plus alors que l'extrême sélection, douloureuse mais certaine, de la peine de mort » (ibid., 518 ; nous soulignons). Insistons sur le fait qu'il ne s'agit à aucun moment de déterminer une peine. Comme la plupart de ses collègues, Lombroso ne croît ni à sa valeur réparatrice pour l'opinion publique, ni à sa valeur dissuasive pour les autres criminels (ibid., 519). Donner la mort aux criminels incorrigibles n'est rien d'autre, à ses yeux, que défendre la société en appliquant la loi de la sélection naturelle à des êtres qui ne diffèrent en rien des animaux : 

« La peine de mort n'est hélas ! que trop écrite dans le livre de la nature, elle l'est aussi dans celui de l'histoire ; [...] le progrès du monde organique est entièrement fondé sur la lutte pour l'existence suivie de féroces hécatombes. Le fait qu'il existe des êtres comme les criminels-nés, organisés pour le mal, reproductions ataviques, non seulement des hommes les plus sauvages, mais encore des animaux les plus féroces, loin, comme on le prétend, de nous rendre plus compatissants envers eux nous cuirasse contre toute pitié ; car notre zoophilie n'est pas encore arrivée, sauf chez les fakirs indiens, à ce que nous sacrifions notre vie à leur profit » (ibid., 518, 520). 

Ainsi, dénonçant en permanence le laxisme des « vieux juristes », c'est bien déjà un raisonnement eugéniste que poursuit Lombroso en proposant de « purger la prison de ces criminels, qui en glorifiant le vice, y rendent impossible toute tentative d'amendement ; on appliquerait ainsi de nouveau à la société ce procédé de sélection auquel est due l'existence de notre race, et aussi probablement de la justice elle-même, qui prévalut peu à peu à la suite de l'élimination des plus violents » ( ibid., 517). 

Cette argumentation, nous l’avons déjà dit, sera toujours activement combattue par une minorité de juristes spiritualistes [12]. Mais, au sein de la communauté médicale française, la position de Lombroso sera davantage nuancée que contestée, quand elle ne sera pas pleinement partagée. Sans doute faut-il introduire ici une périodisation. En effet, au lendemain de l'adoption de la loi de 1885, les attentes répressives ou les inquiétudes de beaucoup de savants Français étaient largement comblées. Aussi ceux-là pouvaient-ils déclarer avec Tarde que, même légitimée en droit par le principe de la défense sociale et en fait par le constat de l'incorrigibilité des grands criminels, « la peine de mort, du moins telle qu'elle est ou a été pratiquée, me répugne, elle me répugne invinciblement. J'ai longtemps essayer de surmonter ce sentiment d'horreur, je n'ai pu » (Tarde, 1890, 559 ; nous soulignons). Cet argument qu'il reconnaissait être plus « sentimental », « esthétique » voire « religieux » que rationnel, emportait alors de nombreuses adhésions soulagées, comme par exemple celle de son ami le docteur Armand Corre (1891, 103) [13]. Mais comme l'argument était fragile ! Que change le climat socio-politique, et la nécessité redeviendra vertu. Que change le moyen d'exécution, qu'il se fasse propre pour le spectateur et indolore pour le condamné, et le fait n'heurtera plus la sensibilité. Vérifions ces deux propositions. 

Que change le climat socio-politique, et la nécessité redeviendra vertu. Une quinzaine d'années après avoir soutenu les réserves « sentimentales » de Tarde, Corre est une nouvelle fois amené à prendre position sur la peine de mort. L'occasion lui est donnée par le Garde des Sceaux Guyot-Dessaigne qui, à la fin de l’année 1906, dépose un nouveau projet de loi sur l'abolition de cette peine. Les passions de déchaînent. Et la position de Corre est cette fois diamétralement opposée. Il prend fortement parti pour la peine capitale en dénonçant violemment « un courant de niaise et horripilante sensiblerie, de divagations intellectualistes, de théories soi-disant philosophiques et scientifiques formées dans l'isolement du cabinet, au coup de fouet de vanités et de calcul d'arrivisme, [qui] s'est crée chez nous. Il déborde d'apitoyance, mais surtout à l'égard des gens qui méritent le moins la pitié » (Corre, 1908, 231). Opportuniste comme à son habitude, Lacassagne adopte une attitude plus posée mais non moins résolue. Se démarquant d'un débat animé seulement par des « hommes d'États, sociologues et législateur », il entend apporter le point de vue des médecins et autres « criminalistes qui basent sur des études scientifiques leurs connaissances et leurs affirmations » (Lacassagne, 1908a, 57). Or ceux-là seuls, dont il se veut naturellement le porte-parole, proposent non pas « de belles pages de philosophie, des effets oratoires saisissants » mais « des preuves décisives, qui fixent et arrêtent l'esprit désireux de pure logique et décidé à ne point se payer de mots » (ibid.). Inconscient du caractère pour le moins « saisissant » de sa formule, Lacassagne s'insurge : « on s'inquiète peu de savoir si la science considère la décapitation comme un mal nécessaire, et le bourreau comme un chirurgien dont les ulcères de notre civilisation et la gangrène de nos vices ne peuvent se passer » (ibid., 59) [14]. Sa position personnelle sera claire : la décapitation étant trop sanguinaire et engendrant des réflexes visibles sur la tête quelques secondes après sa chute, il préconisera la pendaison « à l'anglaise », à huit clos, dans les prisons (Lacassagne, 1908b, 179).

La même année, dans un ouvrage préfacé par Lacassagne, le docteur Emile Laurent sera moins nuancé. Citant longuement le manifeste pour un darwinisme social que fut la préface de Clémence Royer à la première traduction de L'origine des espèces (1862), reprenant à son compte l'expression de « criminel-né » de Lombroso et s'accordant avec Garofalo pour préférer la mort à la déportation à vie (Laurent, 1908, 237-241), ce médecin conclura : 

« Quand votre chien que vous aimez devient enragé, vous le tuez, quoi que cet acte cruel vous coûte. Mais vous le tuez pour vous mettre à l'abri des morsures et lui épargner d'inutiles souffrances. Et puis, tout autour de vous, la nature, sur une immense échelle, en ses hécatombes de faibles et de vaincus, par ses intempéries, ses famines, par la griffe et la dent de ses carnassiers qui lui servent de bourreaux, applique la peine de mort. Tue-les ! dit la nature à la société. Tue-les ! dit le passé de l'humanité au présent par les cent voix de l'histoire. Mais si on les tue, qu'on les tue proprement » (Laurent, 1908, 242). 

Que change le moyen d'exécution, qu'il se fasse plus propre pour le spectateur et moins douloureux pour le condamné, et le fait n'heurtera plus la sensibilité. C'est la deuxième proposition qu'il nous faut vérifier. 

2.4. Les techniques de la peine de mort:
des solutions plus propres

Dans le chapitre déjà cité de sa Philosophie pénale, dont on n’a longtemps retenu que la prise position contre la peine de mort, Tarde prévenait que la mise au point de techniques plus douces – il songeait en l'occurrence à l'électrocution – pour éliminer les incorrigibles pourrait emporter son adhésion : « le jour où ce progrès, mince en apparence, serait réalisé, la plus grande objection contre la peine de mort, à savoir la répugnance qu'elle soulève, s'évanouirait » (Tarde, 1890, 569) [15]. De fait, à cette date, on débat sur l'efficacité et – parfois – l'humanité de ces techniques depuis plusieurs années. 

En 1886, La Société Générale des Prisons lançait une enquête sur les techniques de la peine de mort en Occident. L'inventaire des solutions de l'époque fait apparaître un partage entre la pendaison (utilisée en Angleterre, en Autriche, en Belgique avant l'abolition, en Espagne par strangulation, aux États-Unis, en Russie) et la décapitation par la guillotine (utilisée en France, en Grèce, dans la majeure parti de l'Italie et dans les cantons suisses appliquant la peine de mort) ou bien carrément à la hache (en Allemagne, au Danemark, en Finlande, en Norvège et en Suède). Les discussions sur les mérites comparés des différentes solutions allaient se prolonger durant de nombreuses années. 

La guillotine trouvera toujours en France d'ardents partisans, mais aussi des détracteurs mettant notamment en avant la possibilité d'une sensibilité voire d'une conscience se prolongeant un bref instant après la décapitation. Le débat fera rage notamment à l'Académie des Sciences et à la Société de Biologie au milieu des années 1880 [16]. Personnage important dans ce débat, le docteur Paul Loye – ancien préparateur de Paul Bert pour le cours de physiologie de la Sorbonne et actuel préparateur de Paul Brouardel pour celui de médecine légale de la Faculté de médecine de Paris – publie en 1888 le résultat de ses recherches sur les effets immédiats de la décapitation. Il a d'une part longuement expérimenté le fait sur des chiens, d'autre part observé de nombreuses exécutions capitales et tenté des expériences sur les têtes coupées. Ses résultats montrent selon lui – et selon son préfacier, Brouardel en personne – sans aucune ambiguïté que l'arrêt de toute sensibilité est instantanée et que le procédé est donc préférable à la pendaison ou à la strangulation. Il en conclut fièrement : « Que les moralistes et les philanthropes se rassurent : le supplice de la décapitation ne peut pas être un supplice douloureux » (Loye, 1888, 277). 

Le débat restait cependant ouvert autour d'une nouvelle technique : l'électrocution. En France, ce procédé jugé moins sanguinaire avait fait l'objet d'une proposition de loi au Sénat dès 1884. Mais quatre ans plus tard, c'est l'État de New York qui l’instaurait. Dès 1890, Tarde notait l'engouement général pour cette technique (Tarde, 1890, 536). En 1892, Lacassagne se penche à son tour sur la question. Il semble fasciné par les recherches américaines, notamment celle du docteur M. D. Mount Bleyer (Best method of capital punishment, 1885). Il relève aussi en passant que certains préconisent « des procédés des plus bizarres ; c'est ainsi que le professeur Packard (de Philadelphie) proposait la respiration de l'oxyde de carbone dans une chambre spéciale, pour amener une mort sans souffrance, et que le docteur Ward Richardson (de Londres) donnait l'idée d'une cellule où le condamné aurait respiré les vapeurs d'un anesthésique jusqu'à ce que la mort arrivât » (Lacassagne, 1892, 433). Mais c'est bien l'électrocution qui lui paraissait l'alternative la plus crédible à la guillotine. Testée d'abord sur des chiens, des chevaux et des veaux, elle était – enfin ! – appliquée à un condamné le 6 août 1890. En se basant sur les rapports des médecins légistes américains, Lacassagne décrit longuement les réactions convulsives du corps pendant les deux décharges – la première n'a pas suffit… –, puis décrit minutieusement l'autopsie du cadavre (ibid., 435-437). Il note que la presse et l'opinion publique ont été choqué par les convulsions qui pourraient indiqué que l'homme a souffert. Dès lors, « une seconde expérience était nécessaire ; elle fut complète car elle porta, le 7 juillet 1890, non plus sur un seul, mais sur quatre condamnés » (ibid., 437). Pour bien suivre Lacassagne, il faut naturellement prendre ici le mot « expérience » au sens « recherche expérimental ». Ainsi, même s'il juge au bout du compte la méthode encore trop peu sûr, le médecin légiste se félicite de ces « expériences » sur des humains qui ont « le mérite d'avoir mis à l'ordre du jour l'étude du mécanisme physiologique de la mort par l'électricité » (ibid., 440). 

Lombroso, quant à lui, émis un avis très clairement négatif sur l'électrocution qui fut publié en 1901 par le journal Le Temps et repris dans les Archives de Lacassagne. Il insistait en effet sur cette « grande douleur » que constitue « l'anxiété » de « l'attente de la mort » durant de « longs préparatifs nécessaire à l'application du courant électrique ». Trouvant lui aussi la décapitation trop sanguinolente, il fut l'un des tout premiers à préconiser une solution inédite que résume ainsi son commentateur : « l'emploi de gaz provoquant l'asphyxie au milieu d'hallucinations agréables, tels, par exemple, le chloroforme et l'éther. Point de préparatifs et l'individu part pour l'autre monde sans s'en apercevoir » (Anonyme, 1902, 64). Le principe trouvera quelques années plus tard de nombreux partisans chez les plus fervents eugénistes français (Binet-Sanglé, Carrel, Richet). 

2.5. « Droit de mort et pouvoir sur la vie » (Foucault) :
la nouvelle fonction eugénique de la peine de mort

Nous avons souligné à plusieurs reprises le fait que la logique du raisonnement des médecins de l'époque pouvait être considérée comme eugéniste avant la lettre. Si le comportement criminel n'est que le résultat d'une hérédité viciée (qu'elle soit expliquée par l'atavisme ou par la dégénérescence), alors il est clair d'une part que la mise définitive hors du jeu social et l'empêchement de la reproduction des criminels est le seul moyen de prévenir leurs comportements, d'autre part que l'on pratiquerait ainsi une sélection des individus ayant pour effet d'assainir progressivement le « corps social ». Pour la plupart de nos médecins-criminologues, la chose tombe alors sous le sens [17]. C'est donc en toute logique et à bon droit que Georges Genil-Perrin, médecin légiste et aliéniste, pourra écrire en 1913 : « Morel voulait couronner son oeuvre par la publication d'un traité d'hygiène physique et morale ; son ombre doit tressaillir d'aise, dans l'Olympe des aliénistes, en assistant au réveil de la lutte contre la dégénérescence, d'où naît la science nouvelle de l'Eugénique » (Genil-Perrin, 1913, 379). De même, c’est sans surprise que l'on entendra, tout au long des premières années du nouveau siècle, des appels à une interdiction du mariage chez les criminels et les aliénés (par ex. Lavergne, 1912) et plus largement chez les alcooliques (par ex. Garnier, 1901 ; Lacassagne, 1906, 75). Pour autant, ces remarques sont encore marginales dans les années 1880 et 1890, à un moment où la déportation puis la peine de mort occupent tout l'espace du débat sur la répression pénale. Il faut attendre le tournant du siècle pour voir apparaître le débat sur les solutions eugénistes proprement dites, au premier rang desquelles figure la stérilisation ou castration.

En 1901, c'est un professeur de médecine à la retraite (École militaire du Val-de-Grâce) qui lance le débat sur la castration des criminels dans les Archives de Lacassagne. Servier part à son tour du constat que la décapitation est « un procédé barbare, petite honte pour la civilisation » (Servier, 1901, 130). La peine de mort est pourtant une nécessité absolue. Et Servier indique alors qu'elle a non pas une ou deux mais trois fonctions essentielles : 

« D'abord, elle anéantit un criminel dangereux [...], et puis elle inspire une crainte salutaire à ceux qui seraient tentés de l'imiter. Voilà à peu près ce que chacun pense. Cependant la peine de mort a encore un autre effet, auquel on ne prend pas garde bien qu'il ait une large importance : elle met hors de service un procréateur taré et devient ainsi un puissant facteur de l'amélioration de la race [...] par la suppression de conceptions viciées dans leur germe » (ibid., 130-131). 

Et d'ajouter : « J'estime que le dernier argument, le moins apprécié jusqu'ici, est précisément celui qui possède la plus solide valeur ». Se référant à bon droit à Lombroso, Servier rappelle en effet que l'hérédité est « la clef de voûte de l'action humaine » et que, dès lors, « l'accouplement des assassins réserve une menace constante pour l'avenir, à cause de la mauvaise qualité probable des produits qui en résulteront. Les fils d'un meurtrier risquent fort de venir au monde avec, au fond du coeur, les sanguinaires penchants de leur père » (ibid., 131 et 132). Dès lors, « au lieu de décapiter les meurtriers, il convient d'en faire des eunuques », ainsi que l'idée était apparue depuis quelques années aux États-Unis (ibid., 135). C'est le seul moyen de supprimer ces « reproducteurs tarés », d'« anéantir leur race » et contribuer ainsi fortement à « l'amélioration » de l'espèce humaine toute entière (ibid., 135). Techniquement, la chose paraissait à Servier d'une simplicité et d'une hygiène à toute épreuve (ibid., 138). En comparaison avec la peine de mort, il pensait ainsi avoir établi sans conteste « la supériorité humanitaire de l'eunuquage » (ibid., 141). 

2.6. Humanité ou inhumanité du programme eugéniste ?

Comme effrayer par l'ampleur potentielle de son nouveau et si simple procédé, Servier consacrait en 1901 le tout dernier paragraphe de son texte à émettre une réserve sur l'étendue à donner à ce procédé de « sélection des mâles ». Que se passerait-il en effet si cette technique si simple était étendue à toute les formes de délits même non criminels ? La chose serait scientifiquement fondée : « Sans doute, en poursuivant la destruction des germes viciés dans les reins des voleurs on parviendrait à éteindre bon nombre de ces familles, citées en exemple par les criminalistes, dans lesquelles le vol se pratique de père en fils ». Pourtant, estime notre médecin, « la société commettrait un abominable abus de pouvoir et un crime sauvage de lèse-humanité » (ibid., 141) [18]. 

Il est difficile de ne pas comparer cette ultime réserve morale de notre médecin à l'ensemble de la logique qui avait conduit jusqu'à ce moment sa démonstration. Revenant quelques pages en arrière dans son texte, on l'observe en effet défendre le « progrès humanitaire » que constitue selon lui la castration contre les résistances prévisibles de « rêveurs », « hâbleurs », « snobs » et autres « métaphysiciens aux cerveaux irréductibles » (ibid., 136-137). Contre eux, les « simples pratiquants du culte social » ne devaient tout à l'heure pas fléchir pour imposer leur conception de l'amélioration de l'espèce humaine. Or voici tout à coup que c'est le même argument moral, « métaphysique », qui devrait limiter l'application du programme médical de sélection. Le contradiction est intéressante. L’auteur entrevoit peut-être soudainement l'étendue faramineuse de son propos. 

D'autres se chargeront rapidement de préciser ce champ « naturel » des mesures préventives de castration. Ainsi, par exemple, Lacassagne publie-t-il en 1910 les propos maximalistes du docteur Robert Renthoul de Liverpool. La liste et le comptage des dégénérés que ce dernier donne sont impressionnants. Renthoul dénombre tout d'abord dans son pays (pour l'année 1909) « pas moins de 128 787 personnes officiellement certifiées comme étant affectées d'aliénation mentale », auxquelles s'ajoutent naturellement la foule des malades non repérés. Il précise ensuite que « Ne sont pas inclus dans la statistique ci-dessus le grand nombre d'enfants d'une intelligence défectueuse [...]. Ce nombre probablement touche un total de 150 000, et ce sont là les pères et mères futurs d'une poussée encore plus grande d'enfants aliénés » (Renthoul, 1910, 516-517). De plus, à la foule des aliénés stricto sensu s'ajoute 34 015 épileptiques, plus la masse inquantifiable « de criminels, de vagabonds, d'alcoolisés et de prostituées qui tous sont vraiment atteints d'aliénation mentale » (ibid., 517). Et ce n'est pas tout : « Il y a encore la catégorie des gens qui sont pour ainsi dire au bord du précipice : ceux affectés de chorée, les névrosés, les faibles d'esprit, les baroques, les erratiques, les personnes dont le pouvoir mental est si faible qu'un ou deux verres de bière leur enlèvent toute faculté de distinguer entre le bien et le mal. Alors le total serait à faire frémir » (ibid.). C'est en effet en millions que se chiffrerait sans doute alors le nombre des dégénérés à stériliser. Renthoul n’en frémit pas. Il rassure au contraire son lecteur en indiquant que la stérilisation « est d'une grande simplicité en pratique, sans douleur, elle n'occasionne aucun changement dans les fonctions ordinaires du corps, et ne produit aucun mauvais effet. Elle ne nuit à aucune fonction excepté à celle de la procréation. Elle est venue à la suite des connaissances scientifiques modernes [...] » (ibid.). Arrive enfin la conclusion politique et morale attendue : « N'est-il pas temps de nous occuper sérieusement de cette importante question naturelle, de cette génération insensée et inutile d'un nombre de plus en plus grand de dégénérés, car elle nous touche tous de près ; notre criminelle inaction d'à présent est basée sur l'hypocrisie et sur des scrupules de fausse moralité, et n'a aucun véritable rapport avec les souffrances inutiles d'un si grand nombre de pauvres dégénérés » (ibid., 518). 

Ce type d'appel à une stérilisation massive des populations déviantes, sur le modèle américain, n'eut pourtant que peu d'échos en France. Certes, un texte comme celui-ci fut volontiers publié par Lacassagne qui, rappelons-le, sera membre du comité français d'organisation du premier Congrès eugénique international (Londres, juillet 1912). Certes encore, une bonne quinzaine de médecins français exprimèrent au même moment (dans les années 1905-1914) des avis rigoureusement similaires, dans de nombreuses revues médicales (cf. les nombreux exemples donnés par Carol, 1995, 163-184). On peut même dire que l'arsenal technique des médecins était près à fonctionner en ce sens : outre le perfectionnement continu du bertillonage poursuivi en particulier par les élèves de Lacassagne (Locard, 1909) dans le cadre de la lutte contre la récidive, les médecins pouvaient rapidement proposer de mettre en place le dépistage des anormaux à l'école ou bien encore à l'armée (par exemple Haury, 1910). 

Pourtant, William Schneider (1990) a montré que l'eugénisme n'aura jamais en France la force et le crédit que lui accordèrent les pays anglo-saxons et scandinaves. L'obsession du déclin démographique (la « dépopulation » selon l'expression consacrée à l'époque, notamment par l'ouvrage final de Jacques Bertillon [1911]), particulièrement marquée en France, est la première raison invoquée par l'historien américain. Mais il faut aussi insister – sans doute plus encore qu'il ne le fait – sur l'ancienneté et la prédominance politique du programme hygiéniste de prévention des trois fléaux qui obsèdent alors les médecins : la tuberculose, la syphilis et l'alcoolisme, lui-même à l'origine de nombreuses dégénérescences donc, en bout de course, des problèmes sociaux (cf. Corbin, 1982 ; Guillaume, 1986 ; Nourrisson, 1988 ; et plus globalement, sur les politiques d'hygiène publique, Cauvais, 1986 ; Ellis, 1990 ; Murard, Zylberman, 1998). Si la valeur nosologique de la doctrine de la dégénérescence est alors souvent contestée, pour la plupart des hygiénistes sa « valeur étiologique générale reste inébranlée, parce qu'elle est inébranlable » (Genil-Perrin, 1913, 379). Les criminels étant considérés – au même titre que les fous et les prostituées – avant tout comme des dégénérés, la lutte préventive contre les facteurs premiers de la dégénérescence prime sur le traitement de ses conséquences : l'organisation de la lutte préventive contre l'alcoolisme prime sur la question du traitement des criminels [19]. Pour beaucoup, l'alcoolique est véritablement l'ennemi public numéro un [20]. 

Enfin, il faut aussi évoquer comme une dernière raison le maintien chez une grande majorité de juristes – et sans doute chez une minorité non négligeable de médecins (Léonard, 1981, 270-272) – d'une forte opposition au « tout-héréditaire » des théories biologiques et aux solutions eugénistes qui en découlaient. En effet, les médecins défendant l'eugénisme ne cessent à l'époque de se plaindre de la persistance d'une philanthropie, d'une conception des droits individuels et d'une croyance dans les bienfaits de l'éducation – toutes choses qu'ils rebaptisent avec mépris « sentimentalité » ou « métaphysique » – qu'ils jugent mal placées. On peut par conséquent faire l’hypothèse que ces éléments culturels (mais quelle serait la part de la culture religieuse et de la culture politique ?) ont joué un rôle  dans le non alignement de la France sur les programmes eugénistes adoptés ou envisagés dès cette époque par les gouvernements des pays anglo-saxons. L'ampleur de ce rôle resterait à déterminer par le recours à d'autres sources que les écrits scientifiques.

Conclusion générale

Dans l'histoire longue des théories pénales et des théories de la criminalité en France, un incessant mouvement de balancier idéologique est perceptible. Il oscille entre un pôle optimiste fondé sur une conception dynamique et égalitaire de la nature humaine, traduite dans l'espoir de l'amendement moral et de la réintégration sociale par le travail, et un pôle pessimiste fondé sur une conception statique et hiérarchique de la nature humaine, traduite dans la recherche des modes adéquates d'exclusion sociale. A aucun moment, ces deux conceptions humaines et sociales ne sont véritablement exclusives ; entre elles le débat fut constant et l'on peut seulement distinguer des périodes de domination plus ou moins prononcée de l'une sur l'autre. Les années 1791-1848 marquèrent ainsi la domination relative de la première conception. Les décennies suivantes sont plus incertaines. Par contre il est clair que les années 1880 marquent un tournant vers la domination progressive de la seconde conception. Et il est également évident que les théories bio-médicales, et plus largement la poursuite du mouvement d'institutionnalisation de ce que nous pourrions appeler les « sciences médicales de l'Homme » (anthropologie, psychiatrie et leur participation fondatrice à cette nouvelle « criminologie »), ont joué un rôle central dans ce processus. Elles ont en effet légitimé au nom de la Science – vérité suprême pour les républicains dans un siècle marqué fondamentalement par l'anticléricalisme – le traitement ségrégateur de la question sociale. Elles sont même parvenues à remettre largement en cause la notion même de peine au profit d'une conception que nous pourrions appeler un « utilitarisme socio-médical » [21], c'est-à-dire un principe de défense et de progrès d'une société conçue non pas comme une organisation d'individus autonomes et détenteurs de droits imprescriptibles mais comme un organisme vivant doté de membres ou de cellules actifs ou inactifs, utiles ou inutiles, méritant le statut de citoyen ou devant être considérés comme des erreurs, des aberrations, des déchets à éliminer pour maintenir sa bonne santé. 

Enfin, il nous semble important de replacer ce mouvement politique et intellectuel dans la longue durée de l'histoire de l'ascension du corps médical et de son principal étendard : l'hygiénisme. Ce dernier peut être défini comme le très vaste projet de contrôle sanitaire et social conçu clairement par les médecins dès la fin du XVIIIème siècle, mis en oeuvre de façon de plus en plus efficace à partir des années 1820-1830 mais qui connut véritablement son apogée au tournant du XIXème et du XXème siècle, du fait notamment de l’impact de ce qu’il est convenu d’appeler la « révolution pastorienne ». La lutte contre le crime est un des aspects de cette police généralisée des moeurs, au même titre que la lutte contre la prostitution, l'alcoolisme, le vagabondage, la sexualité hors mariage ou que l'éducation surveillée des enfants. En 1829, le programme des Annales d'hygiène publique et de médecine légale annonçait clairement cette ambition. Il stipulait en effet que, au-delà de la salubrité des conditions de vie et d'alimentation, 

« [l'hygiène publique] a devant elle encore un autre avenir dans l'ordre moral. [...] Elle doit éclairer le moraliste et concourir à la noble tâche de diminuer le nombre des infirmités sociales. Les fautes et les crimes sont des maladies de la société qu'il faut travailler à guérir, ou, tout au moins, à diminuer ; et jamais les moyens de curation ne seront plus puissants que quand ils puiseront leur mode d'action dans les révélations de l'homme physique et intellectuel, et que la physiologie et l'hygiène prêteront leurs lumières à la science du gouvernement » (cité par Lécuyer, 1986, 101). 

Soixante ans plus tard, au cours de l’Exposition universelle, se tenaient à Paris le Congrès international d’hygiène ainsi que le Congrès international d'anthropologie criminelle. Paul Brouardel (1837-1906) présidait les deux assemblées. Ce personnage aujourd'hui oublié fut pourtant de l'avis de ses contemporains l'une si ce n'est « la plus haute personnalité de la profession médicale de notre pays » (par ex. Noir, 1906, 190). Son impressionnante carrière institutionnelle le confirme [22]. Personnage clef dans toutes les réformes touchant au statut même de la profession médicale : conditions d'accès et d'exercice de la profession de médecin, organisation de l'enseignement supérieur, réforme du secret médical, réforme des expertises judiciaires, etc., Brouardel fut de surcroît et avant tout la figure de proue de l'hygiène publique en France des années 1880 à sa mort (Léonard, 1981, 317-319, 249sqq, 292-295 ; Ellis, 1990, 141 sqq) [23]. Son allocution à la séance solennelle d'ouverture du Congrès d’anthropologie criminelle est emblématique à la fois de la fonction sociale et politique que les médecins prétendent toujours occuper et de la façon dont ils pensent la solution des désordres sociaux, au premier rang desquels la criminalité. Soucieux de ne pas laisser croire que la mise en évidence des déterminismes biologiques contredisant l'idée de responsabilité morale puisse en une quelconque façon remettre en cause les attentes répressives des médecins, du pouvoir, et, au delà, de toute la société de l'époque, Brouardel proclame devant et au nom de tous ses collègues : 

« Non [...]. S'il est établi que cet accusé a commis le crime ou le délit qui lui est reproché par suite d'une dégénérescence psychique, d'une anomalie de formation ou de développement connue, [que] c'est là un état incurable ; qu'il est certain que, remis en liberté, cet homme conservera son impuissance à résister aux impulsions criminelles ; vous demandez qu'il soit exclu de cette société pour laquelle il est un danger. Vous ne demandez pas une punition, [...], vous n'avez pas l'illusion de croire qu'une répression modifiera cet homme né avec des stigmates dont il n'est pas responsable, mais qu'il ne peut rejeter de sa personne, puisqu'ils en font partie intégrante ; vous voulez que la société se protège en mettant indéfiniment cet homme dans l'impossibilité de nuire. Vous faites de la prophylaxie sociale » (Brouardel, 1889, 135-136). 

Ce rôle sanitaire et répressif général affirmé, le président pouvait conclure que seule la médecine pourrait éclairer les législateurs puisque, 

« En menant de front l'étude des anomalies organiques d'une part et les études de la psychologie des criminels d'autre part, il sera possible de faire une sélection, d'indiquer ceux que la société ne peut conserver dans son sein, d'assurer sa préservation d'une façon scientifique et efficace » (ibid., 138). 

Lacassagne appartenait à la même génération et il poussait plus loin encore la revendication bio-politique, annonçant l'utopie eugéniste que nous avons proposé ailleurs de définir comme « une utopie scientiste qui revendique le pouvoir de redéfinir l’organisation sociale selon les ‘lois de la nature’, qui prétend être en droit (en devoir même) de prendre le relais des systèmes de gouvernement traditionnels pour remédier à une situation censée présenter des dangers pour l’avenir de l’espèce humaine, et qui prescrit un certain nombre de mesures de sélection sociales et physiques, sur un mode incitatif et/ou autoritaire, dans le but d’améliorer la qualité biologique des humains » (Mucchielli, 1997, 81). Ainsi pouvait-il écrire que « le commission de révision du Code civil n'aboutira à une mise au point précise des articles à rédaction vieillotte ou erronée qu'en faisant appel à la compétence de l'Académie de médecine » (Lacassagne, 1906, 90). En 1902, il prophétise : « On peut prévoir le moment où les véritables hommes d'État – non ceux que le hasard improvise dans les époques de transition, mais ceux qui, plus tard, dans une société organisée, s'entraîneront à ces hautes et nobles fonctions –, comprendront qu'il n'est pas possible de diriger ou de conduire les hommes sans des connaissances positives de la nature humaine » (Lacassagne, 1902, 80-81). Il écrit même que « l'avenir de l'humanité, le bonheur humain après tout, s'élabore dans les laboratoires de physique et de chimie » (ibid., 79). Et Lacassagne transmettre cette idéologie médicale à son élève et successeur Étienne Martin qui, en préfaçant le vingt-cinquième volume des désormais fameuses Archives d'anthropologie criminelle, fera à son tour l’éloge de la médecine et de son rôle transformateur du social, en commençant par « la nécessité de lutter contre le fléau de la criminalité, non pas par la réaction violente qu'inspire à la foule la vengeance du forfait, mais par la prophylaxie sociale scientifiquement établie et raisonnée. Elle nous conduira à éliminer sciemment des sociétés policées, les éléments mal faits et viciés qui en troublent le fonctionnement » (Martin, 1910, 7). 

L’une des contradictions que le XIXème siècle a légué au suivant est donc là. Dans sa lutte contre la maladie et la mortalité, dans sa reconnaissance de la douleur, dans son souci des souffrances psychiques et dans la recherche des moyens de les réduire, dans son intérêt initialement philanthropique pour la misère et les troubles sociaux, la médecine du XIXème siècle a participé au mouvement de pacification des mœurs décrit par les historiens qui s’inspirent de Norbert Elias et constatent une évolution importante dans les seuils de sensibilité des citadins européens (Chauvaud, 1991, p. 233sqq). Mais dans le même temps, ce corps médical de plus en plus ambitieux et persuadé d’avoir à jouer un rôle politique historique face à la « décadence » de la société, a défini les fondements cognitifs et techniques du programme eugéniste que certains de ses bataillons mettront en pratique au cours du XXème siècle (aux Etats-Unis, en Allemagne, dans certains cantons suisses et dans les pays d’Europe du nord), au prix du « sacrifice » de plusieurs centaines de milliers d’individus qui, non contents d’être miséreux, auront le tort de manifester des comportements déviants : délinquants, malades mentaux et alcooliques chroniques, mendiants et vagabonds, prostituées. 

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[1]     Une version réduite de cette recherche a été présentée au colloque « The criminal and his scientists : a symposium on the history of criminology » organisé par Peter Becker et Richard Wetzell à l’Institut Européen de Florence, les 15-18 octobre 1998.

[2]     On sait que Lombroso fit ses études de médecine entre 1852 et 1858, soit au moment même où ces premiers grands traités d'hérédité criminelle se diffusaient. De façon générale, il fut un grand lecteur de Morel, Haeckel, Broca puis Darwin et Spencer (Pick, 1989, 112-113). Quant à la théorie de l'atavisme (et, plus généralement, du retour du préhistorique), elle fut également énoncée par plusieurs auteurs français quelques années avant Lombroso (Blanckaert, 1994, 61-63). Notons qu'en 1890, les Archives de Lacassagne publiaient une lettre de Lombroso à Emile Zola, à propos de son ouvrage La bête humaine, dans laquelle le médecin italien louait l'écrivain français qui avait « puisé à la source du vrai et à une école psychique qui est apparue pour la première fois en France, celle de Morel ; je considère d'ailleurs ce dernier comme mon maître » (Lombroso, 1890, 584).

[3]     Théodule Ribot – le principal artisan de l'essor de la psychophysiologie française, auteur d'une thèse sur L'hérédité (1873) présentée comme la loi dominant toute la psychologie – le présente déjà en 1870 dans sa Psychologie anglaise et le considère alors comme le meilleur psychophysiologiste d'Europe avec l'Allemand Wundt (cf. Mucchielli, 1998, p. 274). De fait les livres de Maudsley sont rapidement traduits en France. Le crime et la folie est publié à Paris dès 1874, il est réédité à plusieurs reprises dans les deux décennies suivantes.

[4]     Outre Littré, les deux plus importants sont Claude Bernard et Charles Robin. Tous les trois ont été notamment les cofondateurs de la Société de biologie en 1848 et sont des adversaires acharnés du spiritualisme.

[5]     Certes, paraît l'année suivante dans la même revue un article qui constitue une réponse du point de vue d'un positivisme plus orthodoxe. Estimant que la peine de mort est un « supplice barbare » hérité du cléricalisme, Minzloff (1880, 205, 228) rappelle aussi que le but ultime de l'utopie progressiste positiviste doit être l'abolition de la pénalité elle-même (dans une société parvenue à l'harmonie sociale complète). Toutefois, ce texte contient également la contradiction immédiate de cet idéal. En effet, s'il insiste sur le rôle du « milieu social » (c'est-à-dire de la misère) dans la genèse de la criminalité, il entérine également la prépondérance du discours médical déterministe. Ainsi concède-t-il immédiatement que « l'étude consciencieuse des symptômes que présentent les criminels [...] peut seule amener à des conclusions certaines et indubitables relativement aux moyens qui peuvent et doivent être humainement employés pour prévenir ou neutraliser chez les individus et les masses les tendances anti-sociales et criminelles » ; puis que « cette étude est presqu'entièrement faite et principalement par les biologistes » (ibid., 206). Citant alors l'anthropologue français Arthur Bordier ainsi qu'un certain Lombrozo (sic), il reconnaît l'existence de quatre types de criminels : les sauvages ataviques, les fous et les malades, leurs descendants, les misérables (ibid., 221). Enfin, en bon positiviste, il se félicite de ces avancées scientifiques qui démentent les idées de liberté et de responsabilité morale individuelle défendues par « les spiritualistes et leur libre-arbitre » (ibid., 227). A un point de doctrine près, son raisonnement est donc analogue.

[6]     Le docteur Charles Féré, ancien interne de Charcot, en poste alors à l'hôpital de Bicêtre, propose ainsi en 1888 une synthèse intitulée Dégénérescence et criminalité, qui fera longtemps autorité en France. Il y considère que « la criminalité est plus souvent qu'aucune autre dégénérescence une maladie de famille » (Féré, 1888, 57). C'est une dégénérescence héréditaire « directe », une « forme inférieure de la dégénérescence » (ibid., 63). Ses conclusions d'alors n'ont rien à envier à celles d'un Maudsley ou d'un Lombroso. Elles sont même plus brûtales encore : « Les impotents, les aliénés, criminels ou décadents de tout ordre, doivent être considérés comme des déchets de l'adaptation, des invalides de la civilisation. Ils ne méritent ni haine ni colère ; mais la société doit, si elle ne veut pas voir précipiter sa propre décadence, se prémunir indistinctement contre eux et les mettre hors d'état de nuire » (ibid., 103-104).

[7]     « Je suis fort loin d'entrer dans les idées humanitaires de nos juristes ; si j'étais juriste ou législateur, je n'aurais aucune indulgence pour les assassins et pour les voleurs, pour le "criminel-né", pour le "fou moral". [...] Vous nous avez montré des orangs-outangs lubriques, féroces, à face humaine ; certainement, étant tels, ils ne peuvent agir autrement qu'ils ne font ; s'ils violent, s'ils volent, s'ils tuent, c'est en vertu de leur naturel et de leur passé, infailliblement. Raison de plus pour les détruire aussitôt qu'on a constaté qu'ils sont et resteront des orangs-outangs. A leur endroit je n'ai aucune objection contre la peine de mort, si la société y trouve profit » (Taine, 1895, II-III). Cette préface est en réalité une reprise de la lettre de remerciement envoyée par Taine à la réception de la première traduction française de L'homme criminel (1887). Elle fut originellement publiée dans l'Archivio du psichiatria de Lombroso (1887, 4) et traduite dans les Archives de Lacassagne (1888, p. 186-187).

[8]     À bien des égards, il est légitime de se demander si les spiritualistes, systématiquement accusés d'être rétrogrades et aveuglés par leur foi, n'étaient pas à cette époque plus lucides que ces médecins républicains qui élevaient leur croyance en la toute puissance de la Science à un niveau de crédulité et d'aveuglement peut-être encore supérieur. Dès 1876, le philosophe spiritualiste Elme-Marie Caro écrivait par exemple : « C'est là [dans le naturalisme] qu'il faut chercher l'origine de tant de paradoxes qui demain ne seront plus des paradoxes et deviendront, si l'on n'y prend garde, des vérités acquises : le fait élevé à la hauteur d'un principe, la force primant le droit [...], le nombre considéré comme raison dernière des choses et seul organe de la justice, le droit individuel sacrifié aux exigences de l'espèce, la responsabilité morale niée scientifiquement au coeur même de l'homme et à l'origine de tous ses actes, le droit de punir enlevé à la société comme une usurpation et un mensonge, la sanction religieuse ôtée à la conscience comme une dernière idolâtrie, le progrès réduit au rythme fatal de l'évolution, interprété dans un sens purement industriel, la destinée humaine expliquée par l'amélioration du bien-être et le perfectionnement de la race, unique but de l'homme en dehors des chimères transcendantes, condamnées à disparaître » (Caro, 1876, 4 ; cité par Renneville, 1997a, 616).

[9]     La médecine légale et l'hygiène publique sont alors des domaines intimement liés dans les enseignements médicaux et dans les recherches.

[10]   À bien des égards, le mouvement pénal dont nous parlons n'est qu'un aspect de cet ordre moral républicain qui, contrairement à une certaine légende dorée, se souciait peu des difficultés de l'exercice concret des libertés individuelles (Machelon, 1976).

[11]   Le texte du Compte général est signé par le garde des sceaux de l'époque, mais on sait qu'Yvernès en est le véritable auteur (Perrot, Robert, 1989, 8 sqq).

[12]   N'en déduisons pas, toutefois, que les positions spiritualistes menaient nécessairement à cette opposition. Le spiritualisme d'Henri Joly – l'un des spécialistes du crime les plus connus à l'époque – l'amenait par exemple à soutenir au contraire le principe de la peine capitale pour « un petit nombre de scélérats déshumanisés par leur faute ». Il croyait de surcroît à son caractère exemplaire et rédempteur : « il ne me déplairait pas, je l'avoue, que des centaines de prisonniers y assistasses à genoux » (Joly, 1891, 334 et 335).

[13]   À cette époque, Lacassagne a, à notre connaissance, évité de prendre directement part au débat. Il laisse toutefois Henri Coutagne, son principal collaborateur du moment, intervenir vigoureusement dans les Archives par le biais d'un compte rendu favorable à un plaidoyer pour la décapitation : « Il nous appartient de réagir au nom de la science, contre les dissertations creuses d'une pseudo philanthropie qui s'étale volontiers, dans les grands journaux, à propos de toute exécution capitale quelque peu retentissante » (Coutagne, 1889, 126).

[14]   Au nombre des célèbres aphorismes de Lacassagne, on ajoutera également celui-ci : « Terminons par cette sentence de Salomon : les grands maux se guérissent par des meurtrissures livides et par les plaies les plus profondes » (Lacassagne, 1911, 46).

[15]   Ce sont notamment des juristes belges (Maus, Thiry) et hollandais (Van Hamel, membre influent de l'Union internationale de droit pénal créée trois ans auparavant), participant au troisième congrès international d'anthropologie criminelle, à Bruxelles en 1892, qui utilisèrent le nom alors prestigieux de Tarde dans leur opposition de principe à la peine de mort. Or, en réalité, dès le précédent congrès (Paris, 1889), Tarde avait approuvé « l'élimination par la mort la plus douce et la plus prompte » d'« un résidu de malfaiteurs incorrigibles, de vrais monstres antisociaux » (Tarde, 1889, 104).

[16]   Le célèbre professeur de médecine, devenu ministre de la République, et président en exercice de la Société de biologie, Paul Bert fera en effet connaître avec fracas (dans la presse) son opposition que nous dirions aujourd’hui « éthique » à ce genre d’expérimentations sur les cadavres des condamnés (Raichvarg, 1992).

[17]   Elle est aussi anodine que cette remarque précoce de Lacassagne relevée au détour d'un compte rendu traitant des suicidés : « Comme ces derniers [meurtriers et assassins], les suicidés sont des vaniteux, des égoïstes, ils ont des instincts anti-sociaux. La société ne peut se perfectionner et devenir meilleure que par une heureuse sélection des natures supérieures et sympathiques. Elle voit sans regret spontanément disparaître celles qui sont retardées, égoïstes, dépourvues des qualités généreuses et bienveillantes qui constituent notre civilisation actuelle » (Lacassagne, 1887, 478-479).

[18]   En 1888, Féré s'interrogeait déjà sur l’extension à donner aux mesures eugénistes (ici l'interdiction du mariage aux « dégénérés ») : « il n'y a aucune loi sur laquelle on puisse s'appuyer pour interdire les unions entre les dégénérés, et on ne peut même pas supposer une loi semblable, car qui serait en mesure de décider à quel degré de dégénérescence il faut s'arrêter ? Le seul moyen qui puisse être tenté est d'instruire le public » (Féré, 1888, 110 ; nous soulignons). Toutefois, il envisageait la possibilité de lever le secret médical quant le médecin détecte une dégénérescence.

[19]   « Qui dit alcoolisme dit crime » écrit le docteur Legrain (1896, 13), ancien collaborateur de Magnan et un des leaders de la lutte anti-alcoolique, qui publie le tableau suivant: 

« Sur 100 détenus pour

pour assassinat

on trouve

53 alcooliques.

 

outrages à la pudeur

 

53 alcooliques

 

incendie

 

57 alcooliques

 

mendicité, vagabondage

 

70 alcooliques

 

coups, blessures

 

90 alcooliques

 

 

 

 

Sur 500 détenus

 

 

323 alcooliques

c'est-à-dire 64 % ou 2/3. »

 

 

La liaison du crime et de l'alcool devient évidente à tel point que, par une circulaire du 22 décembre 1906, le Ministre de la Justice demandera au chef de la statistique judiciaire de modifier les grilles d'enregistrement de la statistique criminelle afin que l'on évalue mieux le rôle de l'alcool (Yvernès, 1912, 17). En bon hygiéniste, Lacassagne y avait quant à lui toujours insisté, constatant notamment – après Bertillon et bien d'autres – que « les statistiques de l'alcoolisme se superposent à celles de la criminalité » (Lacassagne et Martin, 1906, 845-846).

[20]   Rappelons par exemple ce portrait apocalyptique que dressa Brouardel en 1889, lors de la séance d'ouverture du Congrès international d'hygiène et de démographie qu'il présidait, à Paris : « L'alcoolique est un danger pour la société [...]. L'alcoolique est un être faible cérébralement, capable des pires intentions. Il est dangereux pour lui et ses concitoyens, il entre pour plus de la moitié dans les pensionnaires des prisons, il peuple les hôpitaux et les asiles d'aliénés. Il est ruineux pour sa famille et pour la commune qui, après avoir secouru sa misère et celle de sa femme, est obligée de faire vivre ses enfants scrofuleux, idiots, épileptiques, incapables de travailler pour suffire à leur subsistance » (Brouardel, 1889b, 11).

[21]   Dans une optique proche de la nôtre, Robert Nye (1984, 68-70) – qui fut le premier à proposer des analyses d'ensemble des questions que nous avons abordées aujourd'hui, et à qui tous les historiens des théories pénales et médicales travaillant sur cette époque doivent beaucoup – parlait d'une « théorie républicaine [et médicale] de la peine ». Nous préférons parler d'utilitarisme socio-médical dans la mesure où, précisément, la notion même de peine est largement vidée de son fondement.

[22]   Professeur de médecine légale à la Faculté de médecine de Paris depuis 1879 (successeur d'Ambroise Tardieu), doyen de la même faculté (1887), membre de l'Académie de médecine (1880), membre de l'Institut, Brouardel fut encore président de l'Association générale de prévoyance et de secours mutuel des médecins de France, président de l'Association des médecins praticiens de France, président d'honneur de l'Union des syndicats médicaux de France, etc.

[23]   Directeur des Annales d'hygiène publique et de médecine légale depuis 1878, président du Comité consultatif d'hygiène de France (1884), président de l'Association internationale contre la tuberculose (fondée en 1901), cofondateur de l'Alliance d'hygiène sociale (1904), il fut de toutes les commissions et toutes les réunions organisées par le pouvoir politique autour de la législation sanitaire (lutte contre la tuberculose, la syphilis, l'alcoolisme, amélioration de l'hygiène alimentaire, programmes d'assainissement urbains, etc.).


Retour au texte de l'auteur: Jean--Christophe Marcel, sociologue, Sorbonne Dernière mise à jour de cette page le mardi 7 mars 2006 14:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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