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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Laurent Mucchielli, “Recherche sur les viols collectifs:
données judiciaires et analyse sociologique
.” (2005)
Texte de l'article


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Laurent Mucchielli, “Recherche sur les viols collectifs: données judiciaires et analyse sociologique.” Un article publié dans la revue Questions pénales, bulletin d’information, vol. 18, no 1, janvier 2005, pp. 1-4. Centre de Recherches Sociologiques sur le Droit et les Institutions Pénales, Unité Mixte de Recherche – CNRS-UMR 2190. [M. Laurent Muchielli, sociologue et historien de formation, est chargé de recherche au CNRS et directeur du Centre de recherche sociologique sur le Droit et les institutions pénales au CNRS]. [Autorisation formelle des auteurs accordée le 8 septembre 2005] 

Introduction 

I.    D’une panique morale à l’autre
II.  La question de la mesure statistique 

Graphique 1.   Évolution du nombre des condamnations pour les différentes catégories de viols de 1984 à 2002

III. Différents processus psychosociaux à l’oeuvre 

-     La personnalité du violeur.
-     L’affirmation virile collective et l’initiation sexuelle.
-     La domination violente et quotidienne.
-     Le rite de passage.
-     Le cynisme des prédateurs.
-     La réduction prostitutionnelle.
-     La punition. 

Conclusion 

Annexe.  Nombre de condamnations pour "viols commis par plusieurs personnes" de 1984 à 2002 

Laurent Mucchielli (205)
Recherche sur les viols collectifs:
données judiciaires et analyse sociologique
.” 

Introduction

Cette recherche est née d’une interrogation face à la médiatisation aussi intense que subite de ce que les journalistes ont appelé "tournantes", reprenant à leur compte une expression argotique. Le comptage annuel de la fréquence des occurrences de l’expression "viol collectif" dans les titres des dépêches de l’Agence France Presse (source majeure d’information de l’ensemble des autres médias) met en évidence le phénomène. Alors que de 1990 à 2000, les viols collectifs n’avaient occasionné qu’un volume de 1 à 7 titres (pour une moyenne de 4 par an), en 2001 l’expression "viols collectifs" ainsi que celle, nouvelle, de "tournantes", apparaissent au total à 50 reprises. Le phénomène recule en 2002 avec 32 occurrences, puis seulement 23 en 2003, et il disparaît quasiment en 2004. L’analyse du contenu des articles de presse fait ressortir une version dominante présentant ce phénomène comme largement nouveau, en pleine expansion et propre à un lieu et une population donnés : les "jeunes de cités", c’est-à-dire les jeunes "issus de l’immigration". Cette vision s’inscrit en effet dans le cadre plus large du débat sur l’"insécurité" et "les banlieues", amplifié encore par le thème des violences faites aux femmes et par la peur de l’Islam. Cette médiatisation s’inscrit par ailleurs dans le contexte des campagnes électorales de 2001 et 2002, centrées sur le thème de "l’insécurité". À bien des égards, l’on a assisté à un phénomène de "panique morale" [1].

 

Nous avons alors cherché à en savoir plus. À côté d’une analyse qualitative et quantitative du traitement médiatique des "tournantes", nous avons d’abord entrepris de rassembler des documents historiques, puis analysé les statistiques disponibles, enfin dépouillé une vingtaine de dossiers judiciaires pour des affaires jugées ces dix dernières années (1994-2003) dans la région parisienne, aux assises (sous la qualification de "viols en réunion") et en correctionnelle (sous la qualification d’"agressions sexuelles en réunion") [2]. L’ensemble de ces deux analyses (sur le traitement médiatique et sur le phénomène lui-même) ainsi que les réflexions critiques issues de la confrontation entre elles font l’objet d’un livre à paraître [3]. On présente seulement ici des données et des éléments d’analyse sociologique.

I - D’une panique morale à l’autre

L’existence de viols collectifs perpétrés par des groupes de jeunes hommes est très ancienne. Elle est attestée par exemple dans les milieux estudiantins de nombreuses villes européennes à la fin du Moyen Âge [4]. Mais il serait trop long ici d’en explorer le contexte. Nous nous concentrerons plutôt sur la France et sur la période contemporaine, en particulier le dernier demi-siècle. En effet, dès le début des années 1960, l’on peut y observer à la fois la "découverte" des viols collectifs et leur investigation criminologique. 

Parmi de nombreux articles de presse, citons celui-ci : "Le bilan du premier semestre 1966 – une soixantaine de procès – révèle une nouvelle poussée du fléau". Suit une description sommaire du phénomène : "Un garçon drague, ‘lève’ une fille. Généralement dans une fête foraine, un club de jeunes. Il offre le déplacement motorisé vers un second lieu de plaisir. Parfois, c’est sa petite amie qu’il immole ainsi à la bande. Dans un square, un bois. Dans une résidence secondaire de banlieue. Le plus souvent, une cave d’un grand ensemble. (…) Les violences qui suivent confondent. Tantôt l’acte se déroule en communauté, tantôt la bande fait passer isolément chaque partenaire près de la victime. Les voyeurs se dissimulent aux alentours. Presque toujours les scènes sont enregistrées au magnétophone. Fréquemment, l’avilissement de la ‘bécasse’, du ‘boudin’, termes employés par les jeunes crapules, s’accompagne de véritables tortures[5]. 

Cette inquiétude est également partagée à l’époque par la magistrature. Ainsi Paul CRESPY, juge au tribunal de la Seine, écrivait-il : "En face de la généralisation rapide, de l’épidémie de viols en réunion dans la région parisienne, nous juges, nous ne comprenons pas. Nous sommes déconcertés, à la recherche des facteurs qui engendrent ce nouveau délit, nous voudrions savoir quel type de population il concerne. Quelle est la mentalité de cette population et la façon de l’approcher ?[6]. Le problème se posait assez massivement puisque, selon ses propres calculs, le tribunal pour enfants de Paris et le tribunal de grande instance de la Seine jugeaient à l’époque environ 70 affaires de viol en réunion par an, impliquant une population de 250 accusés, à quoi il fallait ajouter les viols en réunion jugés aux assises mais que, hélas, il ne chiffrait pas. 

Ainsi la question des viols collectifs est-elle tout sauf nouvelle dans l’histoire de la délinquance juvénile et de ses représentations. Dans les années 1960, ces phénomènes font également l’objet de recherches notamment au centre de Vaucresson – un centre de recherches sur la délinquance juvénile lié à l’école de formation des professionnels de ce que l’on appelait alors l’Éducation surveillée et que dirigeait Henri MICHARD [7]. Dans un ouvrage de synthèse, ce dernier résume ce que l’on savait à l’époque. Il insiste d’abord sur le caractère collectif fréquent des pratiques délinquantes juvéniles, "en liaison étroite avec les concentrations urbaines" [8]. Il examine ensuite la vie en groupe et le phénomène des bandes, avant de détailler certaines conduites dont le viol en réunion : "depuis une quinzaine d’années, les ‘viols’ commis en groupe ont attiré l’attention, et le fait que des vocables spéciaux aient été créés pour désigner ce type de conduite est significatif de sa spécificité et de l’importance qu’y attache la conscience collective : le ‘barlu’ ou le ‘montage de galère’ à Lyon, le ‘rodéo’ à Toulouse, le ‘complot’ à Bordeaux". MICHARD tente ensuite de caractériser les faits : "Le scénario est relativement stéréotypé. Il se déroule en deux temps. En un premier temps, il y a recherche et ‘accrochage’ de la victime, par des procédés divers. (…) En un deuxième temps, la fille est emmenée dans un lieu solitaire ; bois, terrain vague, garage, cave, appartement inoccupé. Elle est contrainte d’avoir des rapports avec chaque garçon devant l’ensemble de la bande". MICHARD précise qu’il s’agit généralement de petits groupes, de 3 à 6 garçons, âgés généralement de 18 à 20 ans, avec parfois des plus petits. La plupart sont scolarisés, en apprentissage ou en emploi. Mais ils ont souvent des problèmes familiaux. Enfin, une partie d’entre eux ont déjà un passé judiciaire, mais qui n’est pas un passé d’agresseur sexuel. Certains de ces jeunes ont par ailleurs une petite amie. Autrement dit, il s’agit d’une pratique collective spécifique, sur laquelle on ne saurait plaquer les explications psychopathologiques en vigueur pour les autres agresseurs sexuels. MICHARD évoquait la dimension initiatique du viol collectif constatant que, pour la plupart de ces jeunes, c’était la première expérience sexuelle. Il concluait même que, "dans cette perspective, le viol en réunion pourrait être considéré comme un processus pathologique permettant de franchir une étape normale de la socialisation". L’usage de l’alcool et surtout la pression de conformisme du groupe (ne pas se "dégonfler" et "perdre la face" devant les autres) feraient souvent le reste. Une autre recherche menée au Service d’Études Criminologiques et Pénales (ancêtre du CESDIP) aboutira à des résultats comparables [9]. 

II - La question de la mesure statistique

La statistique judiciaire ne distinguant la catégorie de viols en réunion de l’ensemble des viols que depuis 1984, on ne dispose malheureusement pas d’une série homogène depuis les années 1960. De plus, la statistique judiciaire ne précise pas le nombre de personnes condamnées pour des faits délictuels d’agressions sexuelles en réunion [10]. Or l’on sait que la question de la répartition entre faits criminels et faits délictuels (et le rôle de la pratique de correctionnalisation) est particulièrement sensible en matière d’infractions sexuelles [11]. Enfin, de manière générale, en matière de viol, les années 1970 et 1980 ont été le théâtre de changements importants dans les représentations sociales, dans les pratiques judiciaires et dans le code pénal (loi du 23 décembre 1980) [12]. Pour toutes ces raisons, les comparaisons rigoureuses sur le dernier demi-siècle sont impossibles. Qu’en est-il aujourd’hui ? Quelles sources statistiques peut-on mobiliser ? Dans le débat public, les chiffres généralement présentés sont les statistiques administratives, commentées le plus souvent sans précaution. En l’espèce, la plupart des journalistes utilisent les statistiques de police et de gendarmerie, dans leur rubrique "Viols commis sur mineurs", indiquant par exemple que 1.044 mineurs ont été mis en cause sous ce chef pour l’année 2000. Or la statistique policière ne précise pas s’il s’agit de viols individuels ou collectifs. Présenter ce chiffre comme une mesure des viols collectifs constitue donc une erreur, d’autant plus importante à signaler que les viols individuels relèvent d’une autre logique que celle des viols collectifs et impliquent souvent l’entourage familial de la victime [13]. Par contre, la statistique judiciaire distingue bien les viols en réunion des "viols (simples) sur mineurs de 15 ans", indiquant un écart de 1 à 3 (145 condamnations pour les premiers, contre 427 – dont 9 femmes – pour les seconds, en 2002). Ainsi, une fois n’est pas coutume, la seule statistique mobilisable sur les viols collectifs est la statistique judiciaire, plus précisément celle qui donne le nombre et la nature des condamnations pour "viols en réunion" (désormais appelés dans cette série "viols commis par plusieurs personnes"). Le graphique 1 en présente l’évolution de 1984 à 2002 (seules années publiées à ce jour). 

Graphique 1. Évolution du nombre des condamnations
pour les différentes catégories de viols de 1984 à 2002

Source : ministère de la Justice (série "Les condamnés"). 

Quelle lecture faire de ces données ? Précisons qu’au terme de l’article 222-24 du code pénal, il existe 7 circonstances aggravantes de viol et que la statistique judiciaire n’en distingue que 4 sur toute la durée (et 5 depuis 1997) [14]. Dans la catégorie de "viols commis avec circonstances aggravantes" se cache donc un pluriel qui introduit un aléa incontournable. La rupture de la série des viols en réunion visible pour l’année 1995 constitue un indice de cet aléa dans le partage des différentes circonstances aggravantes qui peuvent en effet se cumuler et être réparties de façon variable (au sein des crimes mais aussi entre crimes et délits) selon la conjoncture et les décisions d’orientation des affaires prises par les parquets [15]. Le même raisonnement invite du reste à prendre avec prudence l’augmentation subite enregistrée à partir de 2001. En plein contexte médiatique de panique morale sur les "tournantes", et alors que le volume global des condamnations pour viol est au contraire en recul, il est là aussi possible que cette rupture traduise des transferts entre catégories juridiques et, au bout du compte, statistiques. 

Quelles conclusions tendancielles [16] peut-on tirer en définitive de ces données et de ces éléments critiques d’interprétation ? L’idée selon laquelle les viols collectifs constitueraient un phénomène en augmentation continue dans la société française n’est pas vérifiée [17]. Le constat est celui d’une stabilité. Cette dernière est d’autant plus remarquable que, par ailleurs, la société française a opéré une véritable mutation dans son rapport à la violence sexuelle au cours des trente dernières années, encourageant socialement et pénalement la dénonciation de pratiques jadis considérées comme bien moins graves et relatives à des lieux de la vie sociale (la famille, l’institution scolaire, les associations encadrant la jeunesse, l’Église) dans lesquels la justice pénétrait peu. Cette mutation se traduit dans l’envolée de tous les types de condamnations pour crimes sexuels dans la statistique judiciaire à partir des années 1980, à l’exception précisément des viols en réunion. Enfin, le seul indice fourni par les enquêtes de victimation (en l’occurrence l’enquête nationale sur les violences faites aux femmes) dément lui aussi l’idée d’augmentation dans le temps [18]. Dès lors, le plus raisonnable est de conclure sur l’hypothèse d’un phénomène dont le poids social est globalement stable sur les vingt dernières années. 

III - Différents processus psychosociaux à l’oeuvre

Quels comportements sont jugés de nos jours derrière les catégories juridiques de viol et d’agression sexuelle "commis par plusieurs personnes" ? Notre matériel empirique (la vingtaine de dossiers judiciaires recueillis dans deux juridictions d’un département de la région parisienne, complétée par une revue de presse) ne constitue pas un échantillon représentatif de la France entière (peut-être même pas de toute la région parisienne), ni une population suffisamment importante pour autoriser une quantification. Cependant, il est suffisamment étendu et varié pour mettre en évidence une pluralité de processus psychosociaux. Précisons enfin que si l’un de ces processus joue généralement un rôle dominant dans une histoire, plusieurs d’entre eux sont souvent mêlés.

- La personnalité du violeur. Mentionnons d’abord, parce que nous l’avons rencontré (et que cela illustre aussi le problème de la porosité des sous-catégories juridiques et statistiques évoqué au point précédent), le cas des affaires jugées comme viols collectifs mais qui sont en réalité des viols individuels impliquant des complices plus ou moins passifs. Dans ce type d’affaires, la personnalité perturbée de l’auteur du viol (son rapport personnel pathologique aux femmes) semble déterminante pour comprendre l’histoire du fait criminel.

- L’affirmation virile collective et l’initiation sexuelle. Ce type de processus correspond en partie à la représentation médiatique des "tournantes" au sens où, dans la plupart des affaires correspondantes, les auteurs sont nombreux, jeunes, habitant les quartiers pauvres de la banlieue parisienne, issus de familles nombreuses, sans diplôme ou munis d’un simple CAP, majoritairement "issus de l’immigration", souvent connus de la police et de la justice pour des infractions autres que sexuelles (vols, outrages, stupéfiants). Ces jeunes tentent de s’approprier durablement les services sexuels d’une jeune fille de leur entourage, qui a déjà eu des relations sexuelles avec au moins un des membres du groupe, ce dernier l’ayant ensuite "partagée" avec les autres, la victime se taisant dans un premier temps, par honte, par culpabilité, par peur des représailles, parfois aussi parce que, pas plus que certains auteurs, elle n’a conscience de la gravité de la situation. Dans ce premier type, la dimension de groupe est primordiale, le viol collectif remplit une fonction d’initiation sexuelle et d’affirmation masculine virile pour les individus qui le composent. Dans le cas des bandes proprement dites, il est aussi un événement catalyseur pour le groupe qui peut éprouver à cette occasion sa cohésion voire sa hiérarchie interne. Cela étant, c’est sans doute ce processus qui sous-tend le plus classiquement les viols collectifs du point de vue historique [19] et qui peut se rencontrer dans les milieux sociaux les plus variés dès lors que des groupes de jeunes hommes s’y structurent autour de conduites régies par l’affirmation de leur virilité [20]. Dans le département de la région parisienne étudié, la justice le rencontre essentiellement dans les quartiers populaires où les processus de formation des bandes d’adolescents sont très prégnants. Elle n’a toutefois peut-être pas connaissance de comportements plus rares mais comparables dans d’autres milieux sociaux.

- La domination violente et quotidienne. Introduisons ce type de processus par un dossier judiciaire à ce point éloigné des représentations sociales que la victime se trouve être un homme et non une femme. Le contexte est celui d’un groupe de marginaux d’âge mûr cohabitant dans un logement social. Tous ont des parcours familiaux, scolaires et sociaux très perturbés, sont en mauvaise santé physique et mentale et sont alcooliques. La victime est l’un d’entre eux, débile léger, devenu progressivement le souffre-douleur d’un petit groupe dominé par un homme violent, épileptique et qualifié par les psychiatres de "psychopathe". Ce cas d’espèce est inédit, mais le mécanisme général qu’il suggère l’est moins. Il s’agit d’un type de viols survenant dans des situations de huis clos mettant en scène des victimes (hommes ou femmes) prisonnières dans la vie quotidienne de modes relationnels potentiellement violents, de rapports de domination structurés et de rôles ou de statuts très dévalorisés. La vie carcérale en fournit d’autres exemples, mettant aux prises des détenus entre eux. Mais elle suggère aussi des situations dans lesquelles une détenue est victime de surveillants qui détiennent et abusent de leur pouvoir légal de contrainte et de représailles à son encontre [21]. On peut sans doute aussi ranger dans cette catégorie des affaires comme celles impliquant des policiers ayant réellement pris l’habitude de violer des prostituées d’ordinaire contraintes au silence par peur d’une poursuite pour racolage ou d’une procédure d’expulsion dans le cas des étrangères en situation irrégulière [22].

- Le rite de passage. Voici un processus de nouveau très éloigné des représentations sociales. Illustrons-le par un dossier judiciaire révélant une pratique violente de bizutage dans l’internat d’un lycée agricole. Avec la complicité active du surveillant (voire à son incitation), des adolescents y étaient régulièrement victimes de sodomie à l’aide d’un manche à balai, au vu et au su de nombreux élèves qui n’osaient pas intervenir et avaient largement intériorisé la "normalité" de cette pratique. Ce genre de situation amène à distinguer un type ritualisé de violences sexuelles collectives, une forme de rite de passage. 

- Le cynisme des prédateurs. Ce processus caractérise des viols qui n’auront lieu qu’une fois car ils résultent de la rencontre fortuite entre des personnes dont le degré de connaissance est faible voire nul. C’est par exemple cette situation au cours de laquelle une jeune fille pressée de prendre le dernier train du soir accepte imprudemment de monter dans une voiture avec les deux jeunes hommes qui se proposent de lui rendre service en l’accompagnant à la gare. En chemin, ils s’arrêtent dans un lieu soustrait au regard d’autrui et la violent avant de la laisser s’en aller comme si de rien n’était. Dans ce type d’affaires, les auteurs sont généralement des délinquants d’habitude qui agissent de concert, de sang-froid et au besoin avec violence, en profitant d’une opportunité.

- La réduction prostitutionnelle. Il s’agit là aussi de viols commis de façon ponctuelle mais du fait d’une situation particulièrement propice en raison de la personnalité et de l’attitude de la victime, et dans une logique de groupe qui diffère en partie de celle évoquée au type précédent. Il s’agit ici d’individus plus âgés, qui ne forment pas un collectif intégré comparable aux bandes de grands adolescents de certains des types précédents, qui ne recherchent pas une initiation sexuelle, ni une affirmation dans un groupe, mais utilisent par la contrainte une opportunité de relation sexuelle comparable à leurs yeux au recours occasionnel à la prostitution. La victime n’est pas ici une inconnue mais au contraire une personne pouvant dans une certaine mesure donner prise au discours autodéculpabilisant des auteurs la considérant comme une fille "facile" et peu respectable, au regard de son comportement dans la situation et de sa réputation antérieure. D’autres affaires impliquant des policiers sur des prostituées illustrent aussi ce processus [23].

- La punition. Un dernier processus mérite d’être distingué, très différent des précédents en ce que sa motivation principale est la vengeance. Le viol constitue ici une punition, exécutée par des hommes mais pouvant avoir été ordonné par une femme, en représailles d’une faute antérieure imputée à la victime par l’ordonnateur.

Conclusion

Loin des stéréotypes politico-médiatiques inspirés par la peur des banlieues et la xénophobie, l’analyse sociologique des viols collectifs révèle une réalité contrastée. La mise en évidence de la diversité des processus conduisant aux viols collectifs autant que la comparaison historique avec les années 1960 montre aisément que les liaisons couramment faites entre la violence sexuelle et la "culture maghrébine" ou la "culture africaine", voire l’Islam, constituent de grossiers préjugés ethnocentriques. Les discours convenus sur la nouveauté des violences juvéniles et l’aggravation alarmante de leur nombre semblent par ailleurs tout aussi superficiels. L’analyse approfondie des auteurs, des victimes et des situations permet par contre de restituer la complexité de ces comportements et de réfléchir aux actions de prévention qui en réduiraient la fréquence. 

Laurent MUCCHIELLI
mucchielli@cesdip.com 

Le texte de ce bulletin est accessible et téléchargeable (Adobe Acrobat Reader©) sur notre site Internet : http ://www.cesdip.com.

Directeur de la publication : Laurent MUCCHIELLI Imprimerie : Ministère de la Justice
Coordination : Sylvie ZEMB Dépôt légal : 1er trimestre 2005

Diffusion : Centre d'Aide par le Travail - Fontenay-le-Fleury (78330) Reproduction autorisée moyennant indication de la source et l'envoi d'un justificatif.

Maquette : Isabelle PASSEGUÉ Questions Pénales est consultable sur le site Internet du CESDIP (http ://www.cesdip.com)

Annexe. Nombre de condamnations pour "viols commis
par plusieurs personnes" de 1984 à 2002
 

1984

172

1985

190

1986

138

1987

112

1988

140

1989

128

1990

102

1991

154

1992

118

1993

140

1994

153

1995

74

1996

119

1997

138

1998

111

1999

105

2000

98

2001

142

2002

145

 Source : ministère de la Justice, série "les condamnés".


[1]    GOODE E., BEN-YEHUDA N., 1994, Moral panics. The social construction of deviance, Cambridge-Oxford, Blackwell.

[2]    Deux de nos étudiantes nous ont aidé dans ce dépouillement (Géraldine BLAISE et Florence DUFÉE), nous les en remercions vivement.

[3]    MUCCHIELLI L., 2005, Le scandale des "tournantes". Dérives médiatiques, contre-enquête sociologique, Paris, La Découverte.

[4]    GONTHIER N., 1992, Cris de haine et rites d’unité. La violence dans les villes, XIIIème-XVIème siècles, Bruxelles, Brépols.

[5]    ACCOCE P., 1966, Le syndrome du "barlu", L’Express, 12 septembre.

[6]    CRESPY P., 1965, L’aspect sociologique du viol commis en réunion, Revue de Sciences Criminelles et de Droit Pénal Comparé, 846.

[7]    Cf. MUCCHIELLI L., 2004, L’impossible constitution d’une discipline criminologique en France. Cadres institutionnels, enjeux normatifs et développements de la recherche des années 1880 à nos jours, Criminologie, 37, 1, 13-42.

[8]    MICHARD H., 1973, La délinquance des jeunes en France, Paris, La Documentation Française, 22 et suiv.

[9]    ROBERT Ph., LAMBERT R., FAUGERON C., 1976, Image du viol collectif et reconstruction d’objet, Paris-Genève, Masson-Médecine & Hygiène.

[10]   La statistique judiciaire indique le nombre de personnes condamnées pour des délits d’agressions sexuelles avec circonstances aggravantes, mais le fait d’agir en réunion n’est qu’une circonstance aggravante parmi d’autres, hélas non isolée.

[11]   BORDEAUX M., HAZO B., LORVELLEC S., 1990, Qualifié viol, Paris-Genève, Médiriens Klincksieck, Médecine et Hygiène.

[12]   VIGARELLO G., 1998, Histoire du viol. XVIème-XXème siècles, Paris, Seuil.

[13]   N’oublions pas que ce millier de mineurs poursuivis par la police ne représente que 30 % de l’ensemble des personnes de sexe masculin mises en cause pour viols sur mineurs. 70 % sont des majeurs.

[14]   Il s’agit de la circonstance aggravante de viol "commis par un ascendant légitime, naturel ou adoptif, ou par toute autre personne ayant autorité sur la victime", manifestement introduite pour évaluer la part des incestes.

[15]   Ainsi, en 1995 (soit l’année suivant l’entrée en vigueur du nouveau code pénal), la statistique judiciaire indique 74 condamnations pour viols en réunion contre 153 l’année précédente, puis se rapprochera de son niveau antérieur dans les années suivantes. Et, en cette même année 1995, la statistique enregistre une hausse brutale des délits d’agressions sexuelles avec circonstances aggravantes.

[16]   S’agissant d’un très petit nombre de cas, on n’accordera pas d’importance aux variations annuelles du phénomène. Il suffit en effet d’une ou deux affaires locales aboutissant à la condamnation d’une dizaine de personnes pour faire varier fortement le chiffre national d’une année sur l’autre.

[17]   S’il n’y avait pas eu une remontée subite depuis 2001, on aurait même pu soutenir que c’est le contraire qui serait vraisemblable, les chiffres les plus élevés étant atteints en début de période (cf. tableau en annexe).

[18]   JASPARD M., et al., 2003, Les violences envers les femmes en France. Une enquête nationale, Paris, La Documentation Française, 220.

[19]   Cf. le travail toujours valide de ROBERT Ph., LASCOUMES P., 1973, Les bandes de jeunes. Une théorie de la ségrégation, Paris, Éditions Ouvrières, et la thèse de ESTERLE-HEDIBEL M., 1997, La bande, le risque et l’accident, Paris, L’Harmattan.

[20]   C’est le cas aux États-Unis avec les viols collectifs commis dans le cadre des soirées organisées par les "fraternités étudiantes" sur certains campus (SANDAY P., 1990, Fraternity gang rape : sex, brotherhood and privilege on campus, New York, New York University Press). En France, la presse fait parfois écho à des affaires impliquant aussi de jeunes militaires, récemment même de jeunes pompiers (cf., par exemple, Le Monde et Libération du 28 juillet 2004).

[21]   Cf., par exemple, Libération, 17-18 février 2003.

[22]   Cf., par exemple, Le Monde et Libération du 13 décembre 2003.

[23]   Cf., par exemple, Libération, 15 janvier 2001.


Retour au texte de l'auteur: Jean--Christophe Marcel, sociologue, Sorbonne Dernière mise à jour de cette page le mardi 7 mars 2006 14:39
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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