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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Laurent Mucchielli, “La place de la famille dans la genèse de la délinquance (2001)
Table des matières


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Laurent Mucchielli, “La place de la famille dans la genèse de la délinquance”. Un article publié dans la revue Regards sur l’actualité, no 268, 2001, pp. 31-42. [M. Laurent Muchielli, sociologue et historien de formation, est chargé de recherche au CNRS et directeur du Centre de recherche sociologique sur le Droit et les institutions pénales au CNRS]. [Autorisation formelle des auteurs accordée le 8 septembre 2005]

Table des matières
Introduction 
La dissolution familiale : une inquiétude à relativiser
Les femmes auraient volé la paternité des hommes
La sur-représentation apparente des enfants de familles dissociées
Deux recherches d’ampleur nationale
Les recherches sur l’impact spécifique du divorce
Le développement de la délinquance à partir de la pré-adolescence
Les groupes de pairs comme agents de socialisation
Le rôle du contexte social élargi
Le rôle charnière de l’école
Le rôle du contrôle parental dans le contrôle de la délinquance
Les limites du contrôle parental : précarité et repli social des pères 
Conclusion : la “ démission parentale ” en question 
Quelques repères bibliographiques 

Laurent Mucchielli (2001)
La place de la famille dans la genèse de la délinquance”. 

Introduction

Les bouleversements de la famille contemporaine – divorces, familles monoparentales, familles recomposées, couples durables mais non cohabitants, couples homosexuels – font l’objet d’une préoccupation, parfois même d’une forte inquiétude, de la part de nombreux praticiens et de responsables administratifs dans les domaines de la prise en charge éducative et de la politique familiale. Dans le même temps, les thèmes de l’insécurité, des banlieues délinquantes et, plus généralement, de l’augmentation de la violence dans la société française, sont (re)devenus des enjeux centraux du débat politico-médiatique. Or la famille s’y trouve de plus en plus souvent suspectée de “ démission ” par des responsables politiques mais aussi par de nombreux enseignants. La famille a-t-elle donc connu des évolutions qui accroissent ou redéfinissent la place qu’elle prend dans la genèse de la délinquance ? C’est la question à laquelle s’efforce de répondre un rapport commandité par la Caisse Nationale des Allocations Familiales à un chercheur du CNRS (Mucchielli, 2000) et dont le présent texte résume la substance [1]. Deux questions centrales y sont débattues : 1) la crise de la famille a-t-elle un impact réel sur la délinquance ?, 2) comment faut-il comprendre la question de la “ démission parentale ” dans une perspective scientifique ?

La dissolution familiale :
une inquiétude à relativiser

Le double point de vue historique et sociologique amène à relativiser les propos alarmistes fréquemment tenus sur la “ dissolution ” familiale, sur la “ désinstitutionnalisation ” du mariage et sur l’“ absence des pères ”. En effet, l’on se réfère souvent à la disparition d’un modèle dit “ traditionnel ” qui, dans la réalité historique, ne l’a jamais été. Le modèle de la famille nucléaire fondée sur le mariage, le travail du père et l’éducation des enfants par la mère, est un modèle qui n’a vécu que peu d’années (en gros les années 1950) en tant de norme statistiquement dominante. Comme le rappelle, par exemple, la sociologue Irène Théry (1998) : “ La coupure des années soixante est réelle. Mais elle peut être trompeuse. La famille des années cinquante est loin de représenter le modèle d’une famille “ traditionnelle ” à l’aune de laquelle on pourrait mesurer la “ modernité ” de la famille contemporaine. Ce fut une période en bien des points très exceptionnelle : le déclin séculaire de la fécondité s’interrompt, la norme du mariage s’impose (alors que dans le passé, le célibat et le concubinage ouvrier étaient très fréquents), le taux d’activité des femmes décroît et connaît son minimum historique en 1961. Il ne redeviendra qu’en 1988 ce qu’il était…en 1911. Une telle exceptionnalité ne prend sens que dans le temps long ”. Le criminologue Marcelo Aebi (1997) rappelle pour sa part que, dans le cas suisse qu’il étudie, le nombre de familles monoparentales était plus élevé dans les années 1920 et 1930 qu’il ne l’est aujourd’hui (lors même que la Suisse ne participa pas à la Première Guerre mondiale). 

En outre, l’observation de la situation familiale à un moment donné ne suffit pas, il faut considérer l’ensemble du cycle de vie. Si les familles monoparentales sont nombreuses lorsque l’on fait un sondage, elles sont souvent temporaires car elles débouchent sur une recomposition. Selon les démographes, ce serait de plus en plus souvent le cas. 

Les femmes auraient volé
la paternité des hommes
 

Les femmes ont-elles “ volé ” la paternité des hommes, comme des psychologues l’ont suggéré ? L’idée est un peu simple. Dans l’ensemble que l’on appelle les familles monoparentales (le parent présent étant en effet la mère, plus de neuf fois sur dix), il faut distinguer des situations bien différentes. Il y a d’abord le cas des mères très jeunes qui n’ont pas désiré leur maternité et dont l’enfant n’a pas été reconnu par le père (au total, 15 % des enfants n’ont pas été reconnus par leur père lors de leur premier anniversaire). Ensuite, parler de vol, c’est oublier qu’un peu plus de la moitié des divorces a lieu par consentement mutuel et que, de surcroît, neuf fois sur dix, les parents sont d’accord sur l’attribution de l’autorité parentale et sur la garde des enfants. De même, environ la moitié des enfants voient régulièrement leur père après un divorce. Reste l’autre moitié des pères, mais qui ne sont pas nécessairement volés : bien souvent ils se remettent en ménage et se désintéressant des enfants de leur ancien foyer. Par ailleurs, les pères qui n’entretiennent pas du tout les liens avec leurs enfants à la suite d’un divorce ou d’une séparation sont généralement des pères qui se désintéressaient déjà de l’éducation de leurs enfants auparavant. 

Les juges n’ont pas davantage volé la garde des enfants aux pères, comme l’a montré Théry (1998) en analysant les procédures de divorce et la détermination de la garde des enfants. En réalité, le jugement final avalise généralement la décision provisoire prise lors de l’audience de conciliation et, cette décision provisoire ne fait souvent elle-même qu’entériner la situation adoptée par les parents eux-mêmes lors de leur séparation.

La sur-représentation apparente
des enfants de familles dissociées

Ceci étant dit, la famille dissociée produit-elle plus d’enfants délinquants que la famille non dissociée ? A partir de l’étude de cinquante recherches réalisées depuis plus d’un demi siècle, les chercheurs américains E. Wells et J. Rankin (1991) ont pu indiquer que la mesure de cette relation entre famille dissociée et délinquance varie de un à dix, ce qui suggère que les résultats varient fortement selon les présupposés, la méthodologie ou les indicateurs utilisés. Avant tout, il faut comprendre que les études portant seulement sur des jeunes pris en charge par la justice ne permettent pas de mesurer le poids supposé de ce facteur familial. Ainsi la proportion d’enfants issus de familles dissociées est plus forte parmi les mineurs suivis par la justice et les mineurs condamnés que parmi les mineurs qui déclarent leur comportement dans les enquêtes de délinquance auto-révélée [2]. Ceci s’explique à la fois par la force du préjugé selon lequel un parent seul est moins capable d’élever correctement et de contrôler son enfant que la famille stable d’apparence unie, et par le fait que les familles dissociées et les jeunes délinquants se rencontrent principalement dans les mêmes milieux défavorisés. Ces deux effets se traduisent pleinement dans les modes de saisine des services sociaux. Comme le résume le professeur Jean Trépanier (1995) : “ la décision d’intervenir dans la situation d’un mineur délinquant ne tient pas qu’à la gravité des infraction commises. Elle tient aussi à la conception qu’à celui qui prend la décision de ce qu’est un ‘vrai délinquant’ ou un “ pré-délinquant ”. Il suffit qu’un nombre suffisamment élevé d’intervenants estiment que les foyers brisés mènent à la délinquance pour que, effectivement, ce facteur guide leurs décisions et que les chercheurs trouvent ensuite un nombre plus grand de jeunes provenant de ces familles parmi les délinquants officiels ”. 

Enfin, il faut s’entendre également sur ce que l’on appelle une famille dissociée. La définition commune est nécessairement la famille dont l’un des parents est absent. Mais l’absence peut prendre de multiples formes : décès, divorce ou séparation, conflit temporaire, mutation professionnelle, service militaire, hospitalisation, incarcération, etc. Elle peut être partielle ou totale, volontaire ou involontaire, réversible ou irréversible, etc. Or, il est rare que les recherches tiennent compte de ces nuances essentielles. 

Deux recherches d’ampleur nationale

Une équipe de recherche de l’INSERM a enquêté au milieu de l'année 1993 sur l’état de santé général des adolescents scolarisés dans les établissements scolaires du second degré (Choquet et Ledoux, 1994). En partenariat avec l’Éducation nationale, les chercheurs ont constitué un échantillon représentatif de cette population scolaire et passé un questionnaire auprès de 12 391 individus répartis dans 578 classes de 186 établissements choisis dans 8 académies. Cette enquête indique 1) que la consommation de drogue est un peu plus forte chez les enfants de familles dissociées (divorces et séparation, décès) ; le mode de vie (la fréquence des sorties hors du domicile), l’insatisfaction scolaire, le mauvais climat familial et la victimation (surtout sexuelle) étant également liés ; 2) que les conduites violentes sont liées – entre autres – au mauvais climat familial mais pas à la structure de la famille. 

Une seconde recherche d’ampleur nationale a été réalisée en Suisse, sous la forme d’une enquête de délinquance auto-révélée, en 1992, auprès d’un échantillon aléatoire de 970 jeunes de 14 à 21 ans (Aebi, 1997). Le chercheur distingue cinq catégories de comportements : les vols, les comportements violents (destruction de biens, port d’arme, menaces, participation à des bagarres, coups et blessures volontaires, incendies), la drogue (consommation et vente de drogues douces ou dures), les déviances juvéniles (resquille, conduite sans permis, graffiti ; termes qui recouvrent assez largement ce que l’on appelle en France les “ incivilités ”) et les “ comportements problématiques ” (fugues, absentéisme scolaire, mais pas les problèmes de discipline à l’école ce qui distingue cette étude de la plupart des autres). De cette étude, il ressort également que la seule liaison significative observée concernant la famille dissociée concerne la consommation de drogue douce (surtout chez les garçons âgés de 14 à 17 ans). Tout le reste est non-significatif. 

Ces études européennes sont largement vérifiées par les recherches américaines. De façon générale, les études recensées par Wells et Rankin (1991) montrent que la liaison entre famille dissociée et délinquance est faible ou nulle pour les délits graves (vols, comportements violents), un peu plus forte pour la consommation de drogues (surtout douces), et surtout significative pour les “ comportements problématiques ” (fugues, absentéisme scolaire, problèmes de discipline en classe). 

Les recherches sur l’impact spécifique 

Les recherches sur l’impact du divorce tendent globalement à montrer que ce n’est pas le divorce mais le fait qu’il soit ou non accompagné et suivi d’un conflit qui est cause de troubles chez l’enfant. Le divorce n’a pas d’effet direct et univoque sur le psychisme et les affects des individus. Tout dépend en réalité de l’ensemble de la dynamique familiale dans laquelle ces effets prennent vie et impact. Il faut d’abord savoir si le fonctionnement familial est radicalement changé ou non par la séparation : a-t-elle simplement pour conséquence le fait que les parents ne vivent plus sous le même toit, ou bien est-ce que l’ensemble de leur dynamique relationnelle en est modifiée ? En particulier, y a-t-il un conflit ouvert par la séparation ? Il faut savoir ensuite si la famille nucléaire est seule et recroquevillée sur elle-même ou bien si d’autres parents – notamment des grands-parents – sont présents dans le contexte affectif de l’enfant. Enfin, il faut savoir si le niveau de vie est correct ou bien si l’un ou les deux parents ont à gérer en plus le stress du risque de pauvreté. Parmi tous ces facteurs, la plupart des études indiquent que les plus importants sont 1) l’existence d’un conflit entre les parents, 2) la qualité des relations que les parents entretiennent individuellement avec leurs enfants. Autrement dit, ce n’est pas la séparation en elle-même qui a des effets mais le fait qu’elle s’accompagne d’un conflit entre les parents ou qu’elle dégrade les relations que l’enfant entretient personnellement avec l’un de ses parents (éventuellement avec ses deux). 

Ensuite, la séparation ou le divorce sont générateurs de tensions et d’angoisses qui ont certes des effets sur les comportements des enfants, mais des effets seulement temporaires. Le divorce est avant tout une crise de transition entre un équilibre de relations familiales et un autre. Que se passe-t-il après un divorce ? Jean Devrillon (in Le Gall et Martin, 1996) résume ce mécanisme général : “ Au cours de la première année post-divorce, les mères se montreraient plus autoritaires, plus directives, moins réactives sauf de façon explosive, moins soucieuse de régulation de la vie du foyer. Les pères, transfuges ou exclus, en contact épisodique, font marche arrière, s’engagent moins dans l’application de règles de conduite, se révèlent plus oblatifs. Quant aux enfants, ils ont à gérer un stress et des séquelles, à intégrer un “ avant ”, “ pendant ” et “ après ” divorce, à dépasser ou travestir un sentiment de culpabilité diffus. […] Mais ce qui est vrai au cours de la première année n’est plus aussi vrai par la suite. Vers la fin de la deuxième année, on assiste souvent à une relative équilibration des relations. Les mères se révèlent plus patientes et réactives, peut-être parce qu’elles ont commencé à surmonter un sentiment d’échec et à trouver de nouvelles conduites-repères. Les pères deviennent plus stricts et les enfants se montrent plus coopératifs. Bien entendu toutes les variantes sont possibles mais, d’une façon générale, tout se passe comme si, le stress du couple diminuant, la fonction parentale se rétablissait, avec certes ses routines mais aussi les relations spécifiques qu’elle induit ”. 

Enfin, de quels comportements s’agit-il ? Le divorce a des impacts partiels mais réels sur la santé physique et mentale (globalement le bien-être) des enfants (Amato, 1993). A l’adolescence, les trouble majeurs que provoque le divorce sont la dépression et l’anxiété. Ceci entraîne des répercussions sur les résultats scolaires (puis professionnels) et sur la vie amoureuse de l’adolescent puis de l’adule. Le divorce influe donc sur des comportements tels que fugues, inattention à l’école, problèmes de discipline et consommation de drogue. Mais il n’a pas d’effet direct sur les comportements relevant de la délinquance proprement dite (atteintes aux biens, atteintes aux personnes). 

En conclusion sur ce premier thème, les recherches scientifiques insistent généralement sur le fait que la famille dissociée est en réalité un paravent qui cache l’influence d’autres variables déterminantes, au premier rang desquelles se trouvent d’une part – on vient de la voir – le conflit parental grave, d’autre part la pauvreté socio-économique qui peut causer la mésentente des parents, le stress, la honte, le surencombrement du logement, la difficulté à contrôler les adolescents, etc. 

Le développement de la délinquance
à partir de la pré-adolescence

La grande majorité des futurs délinquants ne commencent à commettre des actes illicites qu’à partir de la pré-adolescence. De façon approximative (il existe des nuances selon les pays, selon les infractions et selon les études), le phénomène apparaît vers l’âge de 8-10 ans environ, s’accélère vers 12-13 ans, se maintient (voire atteint un nouveau pic) jusqu’au milieu de l’adolescence (15-16 ans) puis décroît fortement par la suite, pour disparaître presque complètement passé le milieu de la trentaine. Quels sont donc les facteurs qui contribuent à stopper ou au contraire à encourager ce développement de l’activité délinquante ? C’est le point qu’il faut éclaircir, en nous appuyant sur une grille de lecture globale du développement psychologique de l’enfant et de la place qu’y prennent tant la famille que les autres agents de socialisation. 

Si la famille est incontestablement le premier milieu socialisateur de l’enfant, la source de son identité, de sa perception du monde et de ses comportements, rapidement elle n’est plus le seul milieu social impliqué, ni même toujours le plus déterminant. La sortie de la petite enfance se caractérise en effet par l’ouverture hors du petit monde familial, la prise en charge de nouveaux rôles (principalement dans le système scolaire), l’entrée en compétition avec des pairs (à l’école, au sport et dans les autres loisirs), la confrontation et l’appartenance à des catégories sociales nouvelles (liées à la perception de sa famille, aux éventuels stigmates physiques, à l’habitat, à la catégorie sociale, etc.). Le jeune intériorise alors des identités sociales, plus ou moins cohérentes, qui définissent des rôles et des attitudes. Si donc la délinquance peut commencer dès l’âge de 8-10 ans, c’est que cela correspond au moment où l’enfant sort de la dépendance directe et presque exclusive à ses parents dans la définition de lui-même, dans la construction de son identité. Les pairs, l’école et, plus largement, la perception globale de la société et de son avenir apparaissent alors comme des dimensions essentielles dans l’évolution de son comportement. 

Les groupes de pair
comme agents de socialisation

L’influence des groupes de pairs sur les enfants et les adolescents est très importante sur de nombreux plans. Par exemple, des chercheurs américains ont pu montrer que le fait d’appartenir à une bande nombreuse de copains a une influence sur le développement de l’intelligence, sur les performances scolaires ou encore sur l’entrée dans la sexualité. Pour revenir à notre sujet, de tous les facteurs directs de la délinquance, l’influence des pairs est sans doute celle sur laquelle la recherche en criminologie a le plus insisté ces vingt dernières années (Reiss, 1988). Détaillons un peu ce rôle parfois décisif de l’imitation et de l’entraînement collectif. 

Tout d’abord, il faut considérer le fait que le groupe des pairs peut être initialement formé par la fratrie : s’agissant des garçons, ce sont massivement les frères (et éventuellement les demi-frères). Comme le dit Devrillon (op.cit.) : “ Frères et sœurs jouent sans doute un rôle majeur dans le développement du sujet. Selon l’importance de la fratrie, nous pouvons repérer des variantes dans la distribution des affects, le partage des émotions, la ‘gestion’ des stress, mais aussi l’émergence de conduites de solidarité ”. Une psychologie complète et dynamique consisterait donc à étudier le rôle des fratries en interaction avec celui des parents, au sein du système familial. Précisément, le rôle des fratries dans l’entrée et l’engagement durable dans la délinquance est solidement établi (Rowe et Farrington, 1997). Les résultats de ces recherches indiquent premièrement que, de façon générale, le pourcentage de mineurs délinquants est d’autant plus fort dans une famille qu’est élevé le nombre des autres membres de la famille repérés comme délinquants (mais ceci s’entend aussi aux parents), deuxièmement que l’influence des membres de la fratrie croît avec la taille de fratrie, troisièmement que, lorsqu’elles existent, les fratries délinquantes fournissent une contribution quantitativement très importante à la délinquance d’une zone géographique donnée. 

Ensuite, les groupes de pairs sont des agents majeurs de socialisation, et ils constituent dans certaines situations de cadres d’initiation à la petite délinquance. Ce sont souvent des jeux et parfois des rites initiatiques ou des façons d’affirmer son courage avant même de devenir, éventuellement, des sources de revenus ou d’acquisition de biens de consommation que leurs parents ne peuvent pas leur offrir. Les actes incriminés sont le vandalisme contre des bâtiments publics, les défis et outrages à personnes dépositaires de l’autorité publique (enseignants, policiers), les petits vols et les infractions au code de la route qu’impliquent les prises de risque démonstratives ou simplement ludiques (Lepoutre, 1997). C’est une expérience banale dans un contexte fait à la fois de désoeuvrement, d’ennui, d’amusement, d’affirmation de soi, de défi et d’entraînement collectif. Toutefois, si certaines formes de petite délinquance et de violence participent depuis toujours de la socialisation entre pairs dans les milieux populaires, elles ne doivent donc pas nécessairement être considérées comme des forme d’asocialité annonciatrices d’une carrière délinquante. 

Le rôle du contexte social élargi

À cela s’ajoutent des facteurs aggravants pour le risque de délinquance qui relèvent du contexte social au sens large. Comme l’a indiqué Walgrave (1992), il faut aussi replacer les logiques de comportement au sein d’une analyse des représentations d’avenir des jeunes des quartiers défavorisés. Il faut essayer de comprendre la perception qu’ils peuvent avoir de leur destin social. La conscience de soi et de sa place dans la société se forme très tôt, dès que les premiers regards et jugements extérieurs font comprendre à l’enfant qu’il appartient à un certain milieu social, qu’il vit dans un certain quartier et, pour beaucoup d’enfants des quartiers de relégation, qu’il a la peau d’une certaine couleur. Ceci invite à s’interroger sur l’ensemble de ces aspects de la construction sociale de l’identité individuelle, et en particulier sur toutes les sources de développement d’une image négative de soi : l’habitat stigmatisé, la position économique inférieure, la dévalorisation croissante du travail ouvrier, l’absence de confiance dans les autorités publiques et, last but not least, la perception précoce du racisme à l’école, dans les loisirs, dans la recherche de l’emploi, dans le rapport aux policiers, etc. Il faut en effet souligner que les adolescents délinquants témoignent plus souvent que les autres de ce sentiment de dévalorisation de soi et que, “ dans des situations de blocage des possibilités sociales, la délinquance peut être considérée comme une stratégie revalorisante. […] une sortie de l’impasse, une possibilité de ‘paraître’, de devenir quelqu’un ” (Malewska-Peyre, 1997). Les recherches menées sur le trafic de drogues dans les quartiers dits “ sensibles ” l’ont confirmé : “ la plupart [des jeunes trafiquants] se présentent d’abord comme des victimes. Parce qu’ils habitent des quartiers dont les médias ne cessent de parler en termes négatifs, parce qu’ils acquièrent un sentiment d’injustice et de mépris dès leur scolarisation, parce que leurs démarches pour des offres d’emploi les renvoient au racisme dont ils se sentent partout et toujours victimes en tant qu’Arabes ou Noirs, parce qu’ils sont l’objet de contrôles d’identité et d’interventions de la police urbaine parfois musclées et spectaculaires, ceux que l’on appelle de façon indifférenciée les ‘jeunes des cités’ sont confrontés à une expérience de la discrimination. Certes, cette catégorie est loin d’être homogène socialement. […] Mais on ne peut nier que la force des discriminations produit une expérience commune ; elle conduit à l’inversion du stigmate qui d’imposé devient assumé. Ce qui fait que les situations sociales mentionnées peuvent devenir autant de justifications pour un certain nombre d’entre eux, ici d’arrêter l’école, de s’investir dans la délinquance, de jouer au ‘chat et à la souris’ avec la police, là de ne plus chercher d’emplois stables. On comprend […] l’impact culturel de la figure du dealer, exhibant les signes de sa réussite sociale à travers tout un système de signes et de codes […]. Il s’agit peut-être moins de compenser les frustrations accumulées que de prendre une revanche par rapport à leur propre existence pour acquérir une place qui leur fait défaut ” (Duprez, Kokoreff, 2000).

Le rôle charnière de l’école

Dans ces contextes psychosociaux très défavorisés, la question qui se pose in fine est donc moins celle de la transgression initiale que celle de l’abandon ou au contraire du renforcement du style de vie menant aux transgressions. Et il est probable que l’école joue ici un rôle décisif, d’abord en offrant ou non aux jeunes un cadre d’investissement intellectuel et affectif adapté, ensuite en opérant entre eux une sélection qui constitue pour certains des intéressés la première grande étape de la relégation sociale. Or, non seulement l’école reproduit largement les inégalités sociales, mais elle présente aussi des disparités locales très fortes. Si certains établissements connaissent une bonne dynamique d’équipe du personnel éducatif ainsi qu’une grande attention pédagogique et un fort volontarisme d’ensemble, d’autres sont marqués au contraire par l’absence de solidarité entre les membres de l’encadrement et par un fort mépris des enseignants envers leurs élèves. Débordés par un chahut auquel ils n’ont pas été préparés et auquel ils réagissent par le désinvestissement des relations inter-individuelles, certains enseignants sont rapidement tentés de penser que ces élèves issus de milieux populaires et leurs familles n’attendent rien de l’école, ce qui est une erreur. Dans certains cas, les discours les plus stigmatisants peuvent s’installer comme systèmes de justification chez l’enseignant. Les élèves concernés le ressentent comme une humiliation. Un processus de rejet réciproque s’installe alors et constitue un facteur important de renforcement des tendances délinquantes des pré-adolescents. Dans une société où les jeunes des milieux défavorisés – ceux qui se sentent victimes du racisme davantage encore – perçoivent de mille manières que leur destin social a, quoi qu’il arrive, peu de chances d’être meilleur que celui de leurs aînés, l’expérience et (finalement) la sélection scolaires peuvent s’avérer déterminantes dans le renforcement d’une carrière délinquante. 

On voit donc que la famille n’est généralement pas responsable du déclenchement des activités de petite délinquance. Mais comment peut-elle y réagir ? C’est toute la question posée à travers le thème de la “ démission parentale ”. Les recherches scientifiques confirment le caractère primordial du contrôle parental (les auteurs américains parlent de la “ supervision ” parentale), associé à la qualité des relations parents-enfants (Rankin, Wells, 1990). Mais elles soulignent aussi que le bon exercice de ce contrôle est bien souvent tributaire de l’environnement socio-économique des familles. Ce sont ces deux aspects qu’il faut analyser. 

Le rôle du contrôle parental
dans le contrôle de la délinquance

Par “ supervision ”, les auteurs anglo-saxons entendent généralement désigner le contrôle formel ou informel que les parents exercent sur les sorties de leurs enfants, sur leurs fréquentations, sur leur travail à l’école, sur leurs activités de loisirs, le fait de savoir s’ils fument ou se droguent, etc. C’est grâce à la supervision que les parents sont en mesure d’anticiper, de détecter et de surmonter les éventuels problèmes de l’enfant, en l’occurrence ses comportements déviants. Il ne s’agit donc pas d’un simple contrôle comportemental. Gottfredson et Hirschi (1990) parlent du parental management qui comprend trois éléments : le monitoring (c’est le contrôle du comportement de l’enfant en général), la recognition of deviant behavior (c’est la faculté de reconnaître et de stigmatiser ses comportements déviants dès qu’ils apparaissent) et le appropriate punishment (c’est la capacité à donner des sanctions efficaces et proportionnées). Larzelere et Patterson (1990) parviennent sur ce point aux même conclusions : il faut premièrement que l’enfant sache que tel acte est proscrit, deuxièmement qu’il sache qu’il y a une punition prévue, troisièmement que la punition soit humaine et proportionnée à l’acte, quatrièmement qu’elle soit donnée fermement et rapidement. On comprend ainsi que le contrôle efficace implique l’existence d’une bonne communication et d’un fort attachement. 

Les limites du contrôle parental :
précarité et repli social des pères

Ce constat du rôle central de la supervision est important. Mais il importe aussi de bien comprendre ce qui peut causer son échec. L’attitude parentale est en effet déterminée par le bien-être personnel des parents. Les recherches indiquent que le défaut de supervision est lié directement aux “ handicaps sociaux ” des parents (chômage, pauvreté) et à la situation de stress et de déstabilisation psychologique qui en résulte. Les conséquences du chômage sont généralement la fermeture de la famille sur elle-même, le repli sur le présent, l’absence de projet, ce qui handicape fortement la construction du projet de l’enfant ainsi que sa réussite scolaire. Ainsi, l’exercice d’une surveillance efficace, la capacité à repérer et stigmatiser les déviances de l’enfant, à lui administrer une sanction adéquate qu’il puisse admettre et intérioriser, sont autant d’attitudes qui supposent tout à la fois d’une part la clairvoyance et la confiance en lui du parent le plus socialement désigné dans ce rôle (généralement le père), d’autre part la confiance, la reconnaissance de fait de ce rôle et de cette intention bienveillante du côté de l’enfant (le plus souvent le fils) qui reçoit cette surveillance et cette sanction. Or ces deux dimensions de l’interaction père-fils, qui constitue le centre du processus, se trouvent particulièrement fragilisées par la situation de handicap dans laquelle se trouve l’ensemble de la famille, tant au niveau émotionnel qu’identitaire. Au plan émotionnel, le stress qui résulte de l’angoisse et de la honte de la dépendance socio-économique provoque généralement une dégradation des relations et de la communication dans l’ensemble de la famille, d’autant qu’il s’accompagne fréquemment de la dépression et de l’alcoolisme. Au plan identitaire, la situation de dépendance du père constitue un obstacle et une souffrance dans le processus d’identification du fils : il lui est alors difficile de construire un projet personnel sans le modèle valorisant que devrait lui offrir son père. Celui-ci, mortifié, balance entre les deux extrêmes du retrait et de l’autoritarisme, du laisser-faire et de la punition violente. Deux solutions tout aussi inadéquates. 

Conclusion :
la “ démission parentale ” en question
 

Dans certains milieux sociaux (chez les pauvres et les stigmatisés), dans certains contextes (les tribulations des groupes de pairs) et à certains âges (essentiellement de la pré-adolescence au milieu de l’adolescence), la délinquance constitue une potentialité d’investissement particulièrement ouverte pour des individus que ne singularise aucune carence, aucune maltraitance même psychologique, en un mot aucun fonctionnement psychopathologique. Toutefois, cette délinquance ne s’enracine dans le mode de vie d’un jeune que si la réaction familiale ne parvient à pas à l’endiguer. Face à un pré-adolescent traversant une période sensible, la famille doit ne pas relâcher sa pression afin d’éviter le risque d’escalade de la délinquance (tout comme le risque de décrochage scolaire). De ce contrôle, on peut certes dire que la famille est responsable au sens où nul ne peut totalement l’y remplacer. Pour autant, on ne saurait soutenir sérieusement que des familles exemptes de troubles psychologiques choisissent délibérément de ne rien faire et de laisser leurs enfants s’enfoncer dans un couloir où il n’y a pas de porte de sortie digne de ce nom. En réalité, quand des familles faillissent c’est que des forces supérieures à elles se sont imposées. Dans la majeure partie des cas, les facteurs socio-économiques s’avèrent les plus déterminants dans la genèse de la délinquance car ils ruinent les capacités de contrôle des parents (et surtout des pères). Outre qu’elle peut les déstabiliser sur le plan psychologique individuel, leur situation d’échec sociale risque en effet de décrédibiliser un discours normalisateur et intégrateur aux yeux de leurs enfants (le même raisonnement valant au sein des fratries où le cadet observe la trajectoire de l’aîné). En fait de démission, il faudrait donc se demander si certains parents ont encore la possibilité d’exercer un contrôle adéquat tant leur existence est difficile. Et dans ces conditions, il semblerait particulièrement injuste et inefficace de les sanctionner financièrement, la pauvreté étant déjà à la source de leurs difficultés éducatives. 

Quelques repères bibliographiques

Aebi M., Famille dissociée et criminalité : le cas Suisse, Kriminologisches/Bulletin de Criminologie, 1997, 23, 1, pp. 53-80.

Amato P., The "child of divorce" as a person prototyp, Journal of Marriage and the Family, 1991, 53, pp. 59-79.

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[1] L. Mucchielli, Familles et délinquances. Un bilan pluridisciplinaire des recherches francophones et anglophones, Paris, CESDIP, “ Études et données pénales ”, n° 86, septembre 2000. Ce rapport peut être consulté sur le site internet de ce laboratoire : www.cesdip.msh-paris.fr).

[2] Ces enquêtes, qui consistant à interroger un ensemble de personnes sur les infractions qu’elles ont commises antérieurement, permettent de ne pas juger de la délinquance à l’aune des seuls individus repérés par la police, la justice ou les services sociaux.


Retour au texte de l'auteur: Jean--Christophe Marcel, sociologue, Sorbonne Dernière mise à jour de cette page le mardi 7 mars 2006 14:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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