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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Serge Moscovici, La société contre nature. (1972)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Serge Moscovici, La société contre nature. (1972). Paris: Union générale d'éditions, 1972, 404 pp. Collection: 10-18. Une édition numérique réalisée par M. Jean-Marc Simonet, professeur retraité de l'enseignement, Université de Paris XI-Orsay. [Autorisation accordée par l'auteur le 1er septembre 2007 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

INTRODUCTION

I.
II.
III.
IV.

I.

 

Pour se convaincre de sa singularité, le genre humain — ou la partie du genre humain qui s’arroge le droit de parler en son nom — élève des barrières autour de soi, se pose par contraste avec le reste des êtres animés. Certes, il a un mérite : celui d’exister. Au vu des nombreux échecs qu’enregistrent des organismes désireux de vivre ou de survivre, ce mérite est grand. Il le renforce dans sa conviction d’avoir réussi un exploit, d’être allé plus loin que quiconque, d’occuper une situation privilégiée dans la longue chaîne des êtres. Pourtant se penser unique et distinct n’est pas une condition de tout repos. Aussi éprouve-t-on continuellement le besoin de motiver cette unicité, d’affirmer cette distinction, de s’assurer qu’elles reflètent le cours nécessaire de l’univers et qu’elles sont définitives. L’exploration des espaces lointains, par les rencontres qu’elle suscitera, modifiera peut-être un jour cet état de choses. En attendant les groupements humains ne cessent de se définir, de dire pourquoi ils sont ce qu’ils sont, humains et non pas animaux ou végétaux. Derrière le langage sobre des théories avancées à ce sujet, on pressent la fascination exercée par le problème des origines. La cause qui a déclenché l’éruption du genre humain en le séparant du monde animal et matériel, l’écart qui permet à l’homme de se hausser au-dessus des autres espèces — ou d’autres fractions de l’humanité, primitifs, femmes, enfants, etc., réputées plus proches de l’animalité — sont les facettes de ce problème. La sortie de la nature, la formation d’un ordre à part, artificiel, représente maintenant la substance de sa solution, que l’on s’efforce de démontrer de mille façons. En même temps, la quête de ce qui est le propre de l’homme, la rupture de la société et de la nature, le rapport d’exclusion par lequel on démarque leurs domaines exclusifs jouent un rôle capital. La société est le domaine des hommes, la nature, le domaine des choses. Notre civilisation, en particulier, s’appuie fermement sur cette séparation. Elle la conçoit intégrée à son armature, imprimée dans la structure du monde, s’imposant à l’ensemble du réel de manière permanente. Là se dissimule la ligne de partage entre le supérieur et l’inférieur, le spirituel et le matériel, le produit et le donné, ce qui existe avant l’homme et sans l’homme et ce qui existe après lui, avec lui. Ce rapport d’exclusion qui est tout à la fois différence et négation, autonomie et extériorité, se retrouve au fondement de nos sciences, façonne et organise nos conduites politiques, économiques et idéologiques. Le passage de l’animal à l’homme, de l’état de nature à l’état de société, y est un leitmotiv constant, signe d’un découpage effectif des phénomènes ordonnés dans l’espace et engendrés dans le temps. Certes, des doutes sont émis périodiquement sur la réalité de l’opposition tranchée des deux états. Le philosophe Hume conseillait de l’accepter à titre de fiction et soutenait qu’elle n’était rien d’autre [i]. Les réserves portant sur le détail des observations, sur l’enchaînement des raisonnements, n’ont cependant pas entamé les systèmes d’idées qui l’ont toujours reprise en sous-œuvre ou qui en découlaient, tant sa cohérence, son pouvoir de conviction et son usage sont grands. Il s’agissait en effet de sauvegarder l’essentiel : le caractère contre-nature de la société, le caractère exceptionnel de l’homme. 

Mais nous vivons dans un siècle où l’espérance de vie d’une vérité s’est considérablement raccourcie et où des concepts que l’on estimait devoir durer indéfiniment portent les traces d’une érosion qui les rend méconnaissables, quand ils n’ont pas purement et simplement basculé dans le néant. Même les sciences qui nous sont familières sont appelées, à plus ou moins brève échéance, à se combiner, changer ou disparaître. Les savants y contribuent sans relâche, quand ils s’efforcent de mettre à rude épreuve et de démentir plutôt que de confirmer et de préserver les vérités et les théories consacrées. Les découvertes des sciences biologiques et préhistoriques font voir sous un éclairage différent de celui auquel nous sommes accoutumés le comportement et le monde animal, la chaîne des événements qui ont conduit du primate à notre présente espèce : par suite, il semble que soit considérable le volume de ce qui est à désapprendre. De leur côté, les forces historiques propres à entraîner les civilisations dans de nouvelles directions, à produire de nouvelles pratiques économiques, politiques, culturelles, minent les notions conçues antérieurement en vue d’autres pratiques, rendent caduc l’esprit qui les a soutenues. La rencontre sur la scène de l’histoire de sociétés ayant probablement suivi un développement divergent, rejetées par nos soins vers l’extrémité « nature » de l’échelle dont nous occupons d’office l’extrémité « culture » est la plus manifeste de ces forces, et ses conséquences sont profondes. Par ailleurs, ce qui touche au déséquilibre écologique, à la croissance des populations et à l’amendement du milieu, bref notre question naturelle, n’est pas moins significatif. Savoir comment gouverner les forces matérielles, comment réduire les écarts entre l’expansion démographique et les ressources de l’environnement, quel rôle assigner au progrès scientifique, suscite des mouvements sociaux et nous oblige à réviser nos options fondamentales. Et notamment à mettre en doute l’idée que l’homme est maître et possesseur de la nature, qu’il conquiert, de l’extérieur, l’univers des choses. On en vient même à soutenir l’hypothèse contraire, c’est-à-dire que l’homme intervient dans l’univers mais de l’intérieur, en tant qu’une de ses parties. Last but not least, le plus souvent, théories, arguments, interrogations renvoient aux expériences, à la sensibilité, aux phénomènes propres à une époque et à une société, surviennent et s’estompent avec elles. Ainsi la naissance de l’individualisme, avec l’individualisation des actes, des intérêts et des rapports humains, a donné une impulsion vigoureuse à l’opposition de la société et de la nature. Tout est alors taillé sur ce patron : atome permanent insécable ou monade sans porte ni fenêtre, organisme luttant pour sa survie — le plus fort vaincra ! — animal agrégé à une horde, acheteur ou vendeur sur le marché, savant isolé aux prises avec les énigmes de l’univers. En physique, en biologie, en économie, en philosophie, partout l’individu est l’unité de référence. Expression la plus complète de l’essence des choses et de l’homme, il incarne la nature humaine et témoigne de son état originaire. En comparaison, la société ne saurait être rien d’autre qu’un état antagoniste, une association dérivée de volontés diverses et de molécules indépendantes, soumises à des contraintes. Déduits de cet antagonisme, les principes des institutions et des lois politiques et sociales qui nous guident aujourd’hui y sont fermement ancrés. 

Pourtant la socialisation des intérêts, des actes, des rapports humains est une tendance fondamentale de notre présent. C’est une évidence à laquelle on ne peut guère échapper, même dans le domaine de la science. En physique : c’est par paquets que les atomes se transforment, ont une durée de vie, se meuvent. En biologie : la survie de l’espèce est fonction de la population et non pas de l’individu ; les groupements animaux sont organisés, connaissent la hiérarchie et la convention. En philosophie : la communauté des savants en tant que telle est engagée dans le travail de découverte des lois de la matière. Comme autrefois, dans la production, le travailleur collectif a remplacé le travailleur individuel, on voit aujourd’hui le penseur collectif se substituer au penseur individuel. Pénétrant, sous la forme directe ou indirecte de population, de collection, d’ensemble statistique, notre vie et nos catégories de pensée, le social émerge unité de référence, paradigme du réel. Il suffit de fort peu de chose pour que, par analogie et à la place de l’individu, il aboutisse à manifester l’essence de l’homme, son état naturel. Dans ces conditions, l’opposition qui nous occupe, cessant petit à petit de trouver un écho dans nos expériences, nos attitudes mentales, perd de son acuité et de sa pertinence. Il restera la tâche de reformuler les principes des institutions, des lois politiques et sociales, à partir d’autres liens entre société et nature, processus déjà engagé qui ira s’amplifiant. 

Ainsi, découvertes scientifiques et forces historiques, la rencontre n’est pas fortuite, nous amènent à remiser les faits et la logique qui ont servi à formuler le problème de nos origines, à dissocier notre monde social de notre monde naturel en leur conférant des propriétés antinomiques. Mais elles nous invitent aussi à les réordonner dans un cadre différent. N’allons cependant pas trop vite. Nous touchons là en effet à un système d’idées et à un langage qui, bien qu’ayant perdu le pouvoir de critiquer et d’éclairer, pour ne garder qu’une physionomie figée et opaque, restent gravés dans les esprits, résonnent aux oreilles, comme l’expression du vrai et du réel. Avant d’examiner leur valeur à cet égard, pour s’assurer de leur teneur, il convient de les rappeler encore une fois, comme on rejoue un disque, comme on repasse un film, sinon pour le plaisir, du moins pour être sûr que l’on parle bien du même morceau de musique ou du même personnage. Au fil des indications et des commentaires se dégageront spontanément les perspectives qui motivent le présent travail. 

II.

 

Dans quelles circonstances l’homme est-il sorti de la nature ? Quels sont les facteurs décisifs de la coupure avec l’univers biologique et matériel ? Ceux qui posent ces questions et s’efforcent d’y répondre aspirent à fixer le seuil d’un commencement absolu, à résoudre l’énigme de notre singularité. A un moment du processus d’hominisation, semble-t-il, un changement anatomique et physiologique a eu lieu dans l’organisme pratiquement stabilisé. Ce changement cortical et soudain, du type du tout ou rien, analogue au saut d’un niveau quantique à un autre, a ouvert une brèche dans l’évolution. Pour le décrire, les anthropologues emploient l’image glorieuse de passage du Rubicon. La faculté de parler, d’abstraire, de combiner des moyens artifactuels s’est introduite par la brèche produite. De là, chez l’homme, son étonnante flexibilité, ses capacités d’inventer qui l’aident à profiter de la plupart des ressources existantes, à accumuler et transmettre les savoirs, à passer rapidement d’un entourage à un autre. Dans la plupart des espèces, lorsqu’il s’agit d’accéder à des milieux différents, de s’y développer, des modifications génétiques, soumises aux lenteurs de l’hérédité, sont indispensables. Pas plus qu’il ne dépend de telles modifications ou de telles lenteurs, le développement spécifiquement humain n’en connaît ni n’en entraîne. Ses arts seuls, surajoutés à sa structure organique, sont affectés. Certains y aperçoivent même une enveloppe, un vernis de surface appliqué sur un être qui demeure organiquement, par de nombreux côtés, un singe, à vrai dire nu : « Il y a une nature fondamentale, écrivait Henri Bergson [ii], et il y a des acquisitions qui se superposent à la nature, l’imitent sans se confondre avec elle. » C’est que, au cours du temps, les déterminismes généraux se sont vus supplantés par des déterminismes particuliers à l’homme, lui permettant de créer son cadre de vie exceptionnel dans le milieu d’origine. La nature s’est dépassée en l’occurrence, le libérant des servitudes communes, lui donnant la possibilité de se retrouver à l’extérieur d’un monde qu’il a pu prendre pour objet, n’y participant que de manière résiduelle. Hors d’elle ou à côté d’elle, la barrière de l’animalité franchie, s’est instaurée une relation, résumée dans et par l’artifice ou l’intelligence, qu’aucune autre espèce ne connaît ni n’a eu l’avantage de connaître. Tel est du moins le schéma auquel on se rallie en général. 

Les conjectures qui l’accompagnent sont valides aussi longtemps que l’on conçoit l’organisation biologique de l’homme comme une donnée invariante, son action sur le monde extérieur, par dérogation à la loi générale, demeurant sans répercussions anatomo-physiologiques sur elle, ses diverses opérations pratiques ou intellectuelles se bornant à reproduire artificiellement le milieu sans intervenir dans sa constitution. Or il n’en est rien. La forme du corps, du crâne et des membres, les propriétés spécifiquement humaines, la station debout, le volume du cerveau, le langage, nous en sommes aujourd’hui certains, sont les conséquences de l’activité de prédateur de l’homme, de son aptitude à employer les ruses et les outils nécessaires pour y réussir. Les modifications génétiques, sociales, qui lui sont propres, n’ont pas précédé cet état de choses : elles lui ont succédé. En gros, comme en détail, on ne le rappellera jamais assez, l’homme est son propre produit. Depuis ses premières ébauches comme entité autonome, sa réalité naturelle a toujours impliqué une connaissance, une habileté à faire, associées à un agencement finalisé de gestes et d’instruments appropriés. A aucune phase de son évolution, cette réalité n’a été limitée à un équipement purement organique ou instinctuel. Les paléontologues en conviennent qui interprètent de plus en plus sa biologie par sa technologie. 

Il en est de même en ce qui concerne le milieu matériel. Les théories anciennes avaient tendance à le rapporter à l’individu, à le définir uniforme, constant, toujours semblable à lui-même, indépendant des influences exercées par les créatures qui l’habitent et l’exploitent. Le milieu matériel se confondait avec sa dimension géographique et géologique, à quoi se ramène la nature selon une opinion répandue [iii]. Or l’écologie d’une espèce, les études approfondies le montrent, lui est particulière. Elle est relative à une population répandue dans une aire déterminée, aux modes opératoires de cette population qui la conduisent à s’approprier une ressource de préférence à une autre. Pour un observateur externe, la forêt semble être un milieu unitaire et distinct. Pour les animaux qui y cohabitent, elle est un univers structuré, diversifié, dont seule une parcelle leur apparaît familière et connue, le reste étant comme inexistant. Le milieu qui entoure l’être humain, comparé à celui qui entoure l’animal, n’en diffère pas simplement par sa variété et sa surface, puisqu’il couvre l’ensemble de la terre. Il contient des espèces physiques, végétales et animales que nous avons produites et qui interfèrent aussi bien entre elles qu’avec celles qui existaient déjà. La biosphère qui lui correspond est spécifique, étant donné les processus qui l’affectent et qui l’ont modelée. 

Quand on jette un coup d’œil sur les facteurs internes et externes qui ont contribué à la genèse de l’homme, force est de constater qu’avec lui se dégage un rapport différent, un écart qualitatif. Ce nouveau rapport, il faut y insister, inclut d’emblée un faire et un savoir conçus par l’homme. Il n’en a pas connu d’autre ; il n’y a pas de rapport de l’homme à son milieu qui ne résulte de l’initiative humaine, non qu’il l’ait engendré, mais parce que l’homme s’est constitué ce qu’il est, physiologiquement, psychiquement, socialement, en l’engendrant. Dans un précédent ouvrage, Essai sur l’histoire humaine de la nature [iv], j’ai soutenu et démontré qu’il était possible de concevoir la coexistence et la succession de plusieurs rapports, tous également naturels, dans l’univers. Celui qui nous concerne pose l’homme à un pôle et les forces matérielles à l’autre pôle. J’ai étayé cette façon de voir par un examen de l’activité humaine qui engendre des éléments physiques, chimiques, génétiques, des combinaisons inédites de ces éléments, et non seulement, comme on l’affirme, des artifices. La différence classificatoire du naturel et de l’artificiel, à l’arrière-plan de la dichotomie d’une nature organique qui nous contient et d’une nature inorganique que nous conquérons et transformons en technique, n’a pas la solidité qu’on lui suppose. La lutte de l’homme seul contre la totalité de la nature — à présumer qu’elle soit distincte de la lutte entre les hommes, et plus âpre — se laisse concevoir comme un affrontement dans la nature. A ce conflit, tout d’abord, la société, qui est une constituante décisive de notre complexion vitale, prend part. Ensuite s’y adjoignent, sans discontinuer, d’autres puissances matérielles. Avec les plantes « contre » les animaux, avec l’électricité « contre » les forces mécaniques, nous participons, d’une différenciation régulière du monde matériel, nous le mettons à jour en tant que système de relations. L’intervention de l’homme revêt la signification d’un rapport établi dans le système avec une de ses parties. Mieux encore, les principes qui le rattachent à ses « alliés » et l’opposent à ses « ennemis » sont ceux-là mêmes qui unissent les êtres physiques, biologiques, chimiques entre eux. Tout concourt à prouver que le lien homme-nature est aussi un lien nature-nature. L’humanité avec ses bras, ses nerfs, ses cerveaux s’amalgame aux puissances qu’elle pénètre. L’homme est donc cheval, gravité, électricité, et réciproquement. Il y a longtemps qu’Antiphon a énoncé cette vérité : « Par notre habileté nous conquérons la maîtrise sur les choses dans lesquelles nous sommes conquis par la nature. » Ce ne sont donc point des termes extérieurs l’un à l’autre. La mythologie de leur mutuelle violence, reprisée et répétée à satiété, s’avère tissu de notions vagues, dénuées de signification, impropre à jeter une lumière quelconque sur les faits historiques concrets. Le dilemme qu’elle rend plausible — entre l’homme dissocié de la matière et l’homme enchaîné à la matière, spectateur et acteur dont le seul recours serait la domination comme envers de son impuissance — perd rapidement son pouvoir évocateur et ses vertus mobilisatrices. Et en particulier à une époque où il est plutôt question de défendre la nature contre l’homme que de défendre l’homme contre la nature. 

L’apparence de clivage entre ce qui est produit par l’homme et ce qui est produit sans l’homme s’estompe chaque jour davantage. Les machines et les outils conçus en vue de prolonger directement le corps humain, dépendant pour leur fonctionnement de ses forces musculaires, ont été, pendant longtemps, les supports illustratifs de cette apparence. Les systèmes automatiques modernes jouissent d’une autonomie, d’une faculté d’autorégulation, voire d’autoproduction telles que les spécialistes les apparentent aux systèmes dits naturels. Personne ne voit d’obstacle à ce rapprochement, du fait qu’ils procèdent de l’intelligence, de l’ingéniosité et de l’effort humains. Les recherches physiques, chimiques, mathématiques, de leur côté, débouchent sur la production d’« espèces » physiques ou chimiques sans équivalent dans la « nature » et ne se distinguant en rien des espèces qui se sont formées hors de ces recherches. Le lecteur du tableau de Mendéléeff les retrouve chacune à leur place, qu’elles soient nées dans l’univers ou au laboratoire. On abuserait du langage en les qualifiant d’artefacts, étant donné que ces « espèces » scientifiques ne reproduisent aucune structure matérielle préexistante, ni ne se substituent à une telle structure. Dans le nombre des « espèces » découvertes, il faudrait inclure la nôtre, nos qualités biologiques, nos facultés intellectuelles, nos organes et leurs fonctions devant être comptés, je l’ai dit, parmi les résultats de nos pratiques. Les savoirs et les phénomènes qu’engendrent l’art et les sciences (les exemples sont innombrables) vont de pair avec une conversion de nos capacités et des facteurs du milieu auxquels elles correspondent. Leur aboutissement n’est pas un état antinaturel ou artificiel, mais un « progrès de la nature, en tant que l’espèce humaine en a mis à profit, pour ses besoins et ses désirs, les diverses manifestations » [v]. 

L’homme joint à la matière, voilà la définition concrète, le contenu véritable de notre état de nature. Persister à qualifier d’artificiel le rapport qui s’y manifeste, cela revient à soutenir que notre espèce n’a jamais existé et n’existera jamais que dans une nature à laquelle elle ne devrait pour ainsi dire rien. Ce qui est assurément absurde et sans fondement. La singularité du rapport en question a trait uniquement à ses modalités et éventuellement à un de ses termes. Ses points d’application, comme pour tout rapport analogue, touchent également à la biologie et à l’écologie. Certes, il diffère des relations correspondantes qu’entretiennent la plupart des espèces ; mais ces relations ne sont pas non plus identiques à ce que l’on observe dans l’interaction des forces chimiques ou physiques. En dernière analyse, la qualification semble reposer surtout sur la confusion des échanges naturels avec la manière d’agir et d’évoluer qui a cours dans le monde animal ; on en déduit le caractère non naturel de tous les autres échanges. On commet, en l’occurrence, une erreur analogue à celle des philosophes pour qui, la société étant bâtie sur la propriété et la propriété assimilée à la propriété privée, tout ce qui l’avait précédée était état de nature, de non-propriété, et non pas forme différente de propriété. Ou encore c’est raisonner comme les socialistes pour lesquels la suppression de la propriété privée signifiait la suppression de toute propriété, et non pas l’avènement d’une de ses formes historiques, la propriété collective. Somme toute, le rabattement de la réalité sur une de ses figures explique pourquoi l’effacement d’un mode d’existence naturelle qui fut en partie celui de l’espèce à ses débuts a été considéré comme la subversion de toute existence naturelle et non pas comme un renouvellement de celle-ci. Rien ne nous oblige à prolonger la confusion ; tout nous incite à mettre fin à la vision d’une nature non humaine et d’un homme non naturel. Aucune partie de l’humanité, à vrai dire, ne saurait être jugée plus proche ou plus éloignée que les autres d’un état épuré, de nature, lui-même en mouvement, ni dans le passé pré-hominien ou sauvage, ni dans le présent évolué. Ce qui a eu lieu une fois se recrée continuellement, les modalités seules changent. Au poète il n’a pas échappé que 

« Au-dessus de cet art
« Qui, dites-vous, ajoute à la nature, il est un art
« Que fait la nature » [vi].
 

Arts que nous avons repris ensemble, combinés, substituant à ce qui aurait pu être, à ce que l’on aperçoit avoir été une histoire naturelle améliorée de l’homme, une histoire humaine de la nature. L’éclosion d’un trait critique signalant l’irruption de notre espèce, la distanciant des autres espèces n’indique pas une prétendue sortie de la nature : cette rupture n’a jamais eu lieu. Dans le passage, tant recherché, de l’animal à l’homme, elle marque la transition de la première histoire commune où celui-ci apparaît en tant que produit, à la seconde histoire, la sienne propre, où il se produit en tant que principe actif. Le problème des origines s’estompe ainsi, puisque rien ne s’est ajouté qui n’était déjà présent, derrière le problème des transformations dans l’échange avec le monde matériel. La direction nouvelle que prend l’évolution à cette occasion en est le témoignage. 

III.

 

La réalité et le concept de cet état de nature représentent, par bien des côtés, quelque chose de neuf à quoi il faut s’habituer si l’on veut y voir le lieu d’un devenir dont nous sommes un facteur constitutif, nécessaire, et non pas le lieu des obstacles suscités par les puissances matérielles, nos partenaires convenus à la suite d’un accident biologique initial. Non moins important : l’état de société coexiste avec lui, aux divers niveaux du règne animal. Il est désormais difficile d’y voir seulement l’expression d’un art de vivre de notre espèce, subversion de l’art de survivre qui suffit aux autres espèces pour se nourrir et procréer. Ceci nous oblige à prendre une vue différente du rapport qui délimite ces deux états. Le discours courant de notre culture et de notre science le définit, nous le savons, comme un rapport d’exclusion. Afin de l’étayer, il reprend le thème de la démarcation entre société et nature sur trois registres : technique, génétique et politique. Je vais les décrire succinctement. 

On note d’abord un fait qui paraît d’observation : la nature est un donné immédiat. Elle comprend les milieux où les individus se sentent à l’unisson avec les créatures qui les entourent, où les rythmes d’activité et la dépense d’énergie expriment le fonctionnement spontané des sens, les normes immémoriales et le lent écoulement du temps. Elle est peuplée d’êtres familiers qui vivent au sein d’une terre maternelle, en suivant leur impulsion. Là le chien connaît son maître, la cigale la fourmi ; les fleurs et les arbres couvrent abondamment la surface du sol, l’homme possède instinctivement les gestes requis pour atteindre un but, accomplir une tâche. La curiosité se nourrit de la récolte apportée par la vue, le toucher, l’odorat ; les choses sont à la mesure de l’individu, prêtes à se laisser découvrir sans résistance et sans contrainte. Partout règne l’harmonie préétablie entre l’organisme et le milieu ambiant ; la vie authentique est ponctuée par la naissance, la maturité et la mort, dans la continuité visible des générations. Cette nature naturelle est libre, aisée, positive, individuelle, et stable. Elle correspond étroitement à notre complexion biologique, rendant justice à nos facultés primordiales, établissant des cycles spontanés d’échange entre nous et le monde. Nous sommes en elle et avec elle, dans une double relation d’être et d’appartenance. 

Sur son pourtour se dresse l’édifice d’une autre nature, contrariée — « vexée », disait Francis Bacon — lointaine, difficile à appréhender, objective, universelle, en perpétuelle agitation. Dans le milieu qu’elle représente, nous instaurons une relation de faire, de conquête. Sa masse inerte et froide est l’affaire du savant ou du technicien qui l’enferme dans un système de lois et la reproduit dans son laboratoire ou son atelier. Ayant été forcés d’entrer en contact avec elle, les hommes la connaissent sans la percevoir, la manipulent sans s’y intégrer. Les ressources leur faisant défaut, ils sont allés les chercher là où elles se cachaient. Les moyens dont ils disposent ne sont évidemment pas ceux d’une espèce ordinaire. Les animaux supérieurs, par exemple, sont parfaitement adaptés à leur écologie, grâce à un équipement biologique qui leur permet de résister aux intempéries, de se nourrir et de préserver la vie de leur progéniture. L’espèce humaine, fragile, dépourvue d’un grand nombre de ces avantages a dû dès le début combler ses lacunes. Les sciences, les arts, les techniques sont nés de cet effort : prothèses s’ajoutant au corps et au cerveau, pour lui apporter ce dont les autres espèces disposent normalement. Dans ce processus, sa tâche essentielle consiste à vaincre les obstacles internes et externes, a soumettre le monde à ses exigences, afin d’obtenir les matériaux nécessaires à la vie. Les forces matérielles qui se sont opposées et s’opposent encore à ses entreprises viennent peu à peu à résipiscence. La lutte contre la nature, contre les éléments qui la composent est sans merci. C’est dans l’intention de les vaincre que les individus s’associent, que la société se forme. Après tant de succès, rarement remis en cause, l’humanité s’est persuadée que la victoire finale lui revenait de droit. A chaque étape, elle s’est émancipée de son milieu en exerçant sa domination sur une nouvelle puissance physique — l’eau, le feu, l’électricité, etc. — et en acquérant un savoir qui rend ce milieu un peu plus artificiel. L’abondance des ressources, l’emprise totale sur l’univers s’annoncent au terme de cette longue marche. De l’état naturel, de ses mystères et de son opacité, il ne restera plus qu’un souvenir ou une image floue, réfractée par un monde humanisé, une nature technique. 

La nature est double, scindée : originelle par son fondement, artificielle par les circonstances. Le développement historique de l’individu et de la société témoigne de l’arrachement au cadre primitif et à la tyrannie de la matière, origine d’une dénaturation croissante qui a commencé il y a plusieurs millions d’années. A la lumière de cette stricte dichotomie et du mouvement qui l’a produite, les triomphes de la raison et de la science sont comptés pour autant de défaites d’une humanité qui voit écarteler la réalité dont elle procède et ne sait plus bien quel est son habitat véritable. L’action par laquelle elle étend un de ses empires dégrade l’autre ; à la voix qui célèbre son ascension hors des déterminismes universels vers la sur-nature qu’elle érige, répond en écho une autre voix qui l’instruit sur la déchéance dans laquelle est tombé le terroir végétal et animal initial, ravalé à l’état de sous-nature. Pourquoi s’en étonner ? Le travail de la connaissance et de l’art, ingrédients de la culture, a pour condition pareille rupture et pareille évolution ; il est dans l’ordre des choses qu’une fois commencé il continue sur sa lancée, indéfiniment. 

Malgré tout, l’homme participe du monde animal. Les lois de l’hérédité et de la sélection naturelle ont présidé à la transformation de ses organes, de la main et du cerveau, et l’ont préparé à s’adapter au milieu. Dans ce cadre génétique, l’identité entre les hommes est profonde ; leur distinction d’avec les autres animaux supérieurs, les primates notamment, n’est pas significative. Par le canal de cette parenté, individus et collectivités ressentent l’emprise de la nature qui subsiste en eux et les soumet aux rigueurs de la structure bio-psychique. La pression des instincts, des pulsions sexuelles et agressives, le désir de satisfaction immédiate des besoins élémentaires, la faim, la soif, traduisent la présence du fonds biologique, lien universel de tout ce qui est vivant. Il suffirait donc de peu pour rappeler à la surface et à la vie les comportements, les postures archaïques. 

Jusqu’à un certain point, la société est née et se conserve pour élever dans chacun d’entre nous une défense contre l’incessante menace de la nature : menace de l’animalité contre l’humanité, de l’individualité biologique contre la collectivité policée, du présent qui ne sait pas attendre contre le passé et le futur qui mettent les choses à leur place. Le prix que l’humanité paie pour construire son univers propre est souvent la guerre, la maladie, la folie, à côté de bien des malformations de l’esprit et du corps. C’est pourtant de ce pénible travail de répression, et afin de l’achever, que naissent les arts, les sciences, la littérature, les mythes ou les religions ; incarnations d’un élan naturel renversé, œuvres domestiquées canalisant une énergie qui se serait, sans cela, perdue dans les ténèbres des temps sauvages. Leur domaine d’élection est ce qu’on a appelé d’un terme fort évocateur le « supra-organique ». Il synthétise un ensemble d’interactions et de comportements appris qui ont rendu les individus plus aptes à affronter la versatilité et l’hétérogénéité du milieu physique, à le maîtriser. Contrôle et plasticité caractérisent les facultés humaines, s’opposant à la dispersion et à la rigidité des capacités animales. Leur développement sous l’égide de la culture est, on l’a relevé, plus accéléré ; il est aussi plus efficace que le développement naturel. On comprend que, l’ayant à sa disposition, l’homme ait renoncé à l’adaptation archaïque, par voie biologique, au bénéfice d’une adaptation éminemment sociale. Du coup on saisit pourquoi les formes qu’ont prises les sociétés sont si dissemblables. Étant donné que, pour l’homme, les transformations organiques sont exclues, ou dépréciées, ce sont les institutions et les instruments techniques qui se réajustent et se remodèlent lorsqu’il s’agit de s’adapter à des conditions nouvelles et des entourages multiples. Les savants ont haussé à la dignité de principe méthodologique cette explication qui, jusqu’à plus ample informé, serait empiriquement fondée. Lorsque, dans le cadre de leurs travaux psychologiques, anthropologiques, ils isolent un trait ou une régularité présents dans toutes les collectivités, ils les déclarent naturels, génétiques, et les attribuent à des causes innées. En revanche, les traits ou les régularités n’ayant pas la même constance sont déclarés sociaux, et on en rend compte par des causes secondaires ou acquises. L’équation de l’espèce humaine pose, du côté biologique, la similitude et l’universel, et, du côté social, la variété et la particularité à l’intérieur et vis-à-vis du milieu extérieur. 

Sur la carte du monde tel qu’il fut et tel qu’il est, le plein de la société correspond au creux de la nature, la percée et les dimensions positives de la première sont symétriques du recul et des dimensions négatives de la seconde. Ayant rompu avec les pouvoirs infus, organiques, et les ayant détournés, les hommes ont écarté les obstacles élevés de longue date devant la progression du règne animal. Parce qu’ils sont les seuls à avoir réussi, l’ordre social, dont l’architecture matérielle et spirituelle est unique, est considéré comme leur élément naturel. Quant à l’ordre naturel proprement dit, ses limites atteintes, il n’est plus que le vestige dissimulé et contingent d’une association autrefois nécessaire. Il revient sporadiquement à la surface, en profitant d’une faille dans la surveillance de la culture, dans le dressage des individus, ou d’une tolérance inaccoutumée envers les désirs par lesquels ceux-ci sont sollicités. La parenté de l’homme avec le reste de l’univers vivant se dévoile l’espace d’un éclair. Mais dès que l’on retourne à la réalité présente, les ponts sont coupés : alors cet ordre paraît déplacé parmi nous et artificiel. 

L’état de nature vient donc du passé. L’état de société témoigne du mouvement d’inclusion de l’individu dans le réseau des obligations collectives, dans une organisation déterminée de celles-ci. L’hypothèse d’un état naturel de l’homme a été proposée dès le XVIIe siècle pour désigner les conditions primordiales à partir desquelles s’est formée la société avec ses conventions forcément arbitraires, ses rapports de propriété et son pouvoir politique. On peut dire que cet état symbolisait, en fait, une société parfaite où régnait l’égalité entre individus, ayant un libre accès aux richesses et un statut personnel indifférencié. Bodin décrit ainsi la naissance du lien social [vii] : « Alors la pleine et entière liberté que chacun avait de vivre à son plaisir, sans être commandé par personne, fut tournée en pure servitude et du tout ôtée au vaincu... Ainsi les mots de seigneur et de serviteur, de Prince et de sujet, auparavant inconnus, furent mis en usage. » Locke [viii] a poursuivi cette réflexion, présentant le pouvoir politique comme le gauchissement d’une situation où chacun fait ce que lui dicte son bon plaisir, dispose de sa personne et de ses biens à sa guise, sans demander l’autorisation de quiconque ni dépendre d’une volonté étrangère à la sienne, les seules bornes connues et reconnues étant celles des lois de la nature. La juridiction est réciproque, et le pouvoir équitablement distribué ne prend pas la figure d’une violence légitimée, « car il est très évident que des créatures d’une même espèce et d’un même ordre, qui sont nées sans distinction, qui ont part aux mêmes avantages de la nature, qui ont les mêmes facultés, doivent pareillement être égales entre elles ». Lorsque se sont introduites l’inégalité, la rapine, la servitude et la différenciation des classes, cette « nature » a été changée en « société ». La comparaison des communautés politiques européennes avec les communautés, plus simples, d’Afrique et d’Amérique, connues par les récits des voyageurs, jugées proches de l’état de nature, étoffait ces analyses et rendait leurs conclusions vraisemblables. Jean-Jacques Rousseau les a synthétisées de manière éclatante [ix]. Aux origines, conjecture-t-il, les individus pourvoyaient paisiblement à leurs besoins physiques et intellectuels, jouissaient de ressources indépendantes, sans se préoccuper de ce qui est à soi et de ce qui est à autrui. Ils se sentaient suffisamment outillés pour décider seuls de ce qui leur convenait ou ne leur convenait pas sans rechercher constamment l’approbation de leurs congénères. Des mécanismes spontanés veillaient à l’harmonie de leurs relations. L’état de nature, dans lequel ils vivaient, connaît l’aisance et non pas la contrainte, le partage et non pas l’échange, l’accord et non pas l’opposition des intérêts particuliers aux intérêts généraux, la confiance qui naît de la sécurité et non pas la peur qui répond à la menace. Cependant le désir de conservation l’emportant sur les résistances rencontrées pour maintenir cet état, et la limitation des forces que les individus peuvent employer pour se défendre, les ont incités à rechercher un arrangement contractuel collectif, à faire les concessions mutuelles indispensables pour y arriver. Les hommes sont passés à l’état de société en renonçant à une liberté précaire, dangereuse, au profit d’un joug salutaire. Leurs instincts, dûment épurés, se sont soumis aux exigences d’un ordre où chacun se voit assigner une place, un espace de vie circonscrit. La loi y distingue les droits des forts et les devoirs des faibles, tempère les abus des premiers, amène à l’obéissance les seconds, tient la balance égale entre les prestations qu’impose le groupe et les protections que l’individu réclame. Son ombre s’étend constamment et avec elle la propriété privée, l’autorité politique, pénétrant chaque parcelle de l’existence humaine, l’arrachant à la nature. La société est un mal nécessaire, le philosophe ou le savant motivent la nécessité de ce mal. 

Claude Lévi-Strauss a ajouté une dimension anthropologique au problème de la démarcation des liens sociaux. Son point de départ est relativement simple. La nature biologique est le domaine du spontané et de l’universel chez les hommes et chez les animaux. La promiscuité qui se manifeste dans le choix des partenaires sexuels et les rencontres propres aux groupes biologiques, notamment les primates, donne la preuve d’une grande versatilité, d’une absence de normes susceptibles de guider sélectivement le comportement. A l’opposé les processus culturels laissent voir, en permanence, l’action des règles, étayées par le langage et par les structures de l’esprit, qui impriment une trajectoire précise aux relations entre les membres d’une collectivité et entre collectivités. Le contraste de la nature à la culture est coextensif au contraste des rapports sexuels promiscus et des rapports sexuels codifiés. La prohibition de l’inceste, du commerce sexuel avec ses géniteurs, ses frères et ses sœurs, leur sert de support et en garde les traces. Elle est universelle, a un champ d’application instinctuel, comme tout phénomène naturel, et inaugure une classe de règles particulières à l’homme, comme tout phénomène culturel [x]. Sa portée n’est pas négative. Car sa signification ne réside pas dans l’interdit d’épouser sa sœur ou sa fille, mais bien dans l’obligation de donner sa sœur ou sa fille à autrui. Les individus qui circulent, sous son empire, assurent l’alliance de leur groupe avec un autre groupe, la communication des biens à l’intérieur du système social et l’équilibre de ses capacités productives. Les règles de mariage prescrivent avec qui une communauté préfère échanger richesses, prestations, personnes, ou avec qui elle est tenue de les échanger. Parce que la famille est l’unité constitutive dans toutes les sociétés, la prohibition de l’inceste, partout et toujours, accomplit les mêmes fonctions : empêcher leurs membres de retomber sous l’emprise de l’instinct, témoigner du dépassement de la nature grâce à la prééminence du collectif sur l’individuel, intégrer les organisations plus simples de la vie animale aux organisations plus complexes de la vie humaine. Mais la règle présuppose, perpétue, une subordination des femmes aux hommes. Le mariage, en tant qu’échange, a lieu entre deux groupes d’hommes ; la femme est l’objet à échanger, l’indice physique et symbolique médiant la relation qui s’établit ou se renouvelle à cette occasion. Le jeu social comprend uniquement des acteurs masculins, la donnée féminine offrant les matériaux dont il a besoin. 

Nous ne sommés pas très loin des théories de Jean-Jacques Rousseau et des penseurs politiques qui l’ont précédé. Aux yeux de ceux-ci, l’état de société met fin à la discontinuité, à l’absence de discrimination, à la libre décision des individus et à leur union accidentelle. La fortune, le rang, le savoir, instruments sociaux, créent, à la place, la continuité, la différenciation, la conduite orientée par la pesanteur des traditions et les exigences collectives. Claude Lévi-Strauss, de son côté, pose, en s’appuyant sur des observations, que la femme est un objet, vivant, certes, appropriable comme une ressource rare. Les donneurs et les récepteurs de femmes les incluent dans leurs transactions, soit à la place d’autres biens, soit mêlées à eux. La prohibition de l’inceste fixe les titres des échangeurs (on ne se marie pas dans sa famille) et fournit sur le « marché » les produits requis. La circulation de l’élément féminin dans les veines du corps social, à chacune de ses stations, contribue fortement à faire respecter l’ascendant du groupe des hommes sur la collectivité. Les règles de mariage sont des règles de répartition de la propriété et du pouvoir selon un critère sexuel. Le sauvage comme le civilisé souscrivent, sous des formes variées, à la formule de James Boswell : « La chasteté des femmes a une importance primordiale, comme toute propriété en dépend. » Ainsi s’ébauche déjà le prototype — du moins si l’on entend ce que la théorie veut dire — de la longue chaîne de maîtres et d’esclaves. Le signe qui les pose et les sépare se confond avec le signe qui pose et sépare l’état de société de l’état de nature. Plus exactement, les hommes qui se réservent le premier et les hommes qui sont identifiés au second sont inconciliables et soudés comme la force et la faiblesse, la richesse et le dénuement, l’élément mâle et l’élément femelle. 

Je n’ai pas fait ces rapprochements à cause de leurs résonances éthiques. J’ai voulu souligner la permanence d’un courant de pensée pour lequel la réalité ultime de la vie naturelle est l’égalité, et la réalité ultime de la vie sociale — à travers l’universalité de la propriété et du pouvoir, de la prohibition de l’inceste — l’inégalité. Sans celle-ci, il n’y a ni famille, ni classe, ni statut « de seigneur et de serviteur », situation qui signifierait la fin de la culture et le retour à la nature. C’est probablement afin de se prémunir contre une telle éventualité que l’humanité s’est ingéniée à accumuler règles restrictives, interdits et différences, au lieu d’en alléger la charge et d’en diminuer le nombre. Le reste étant utopie, animalité ou archaïsme. 

Quel que soit le registre — technique, génétique, politique — auquel elles ont recours, ces conceptions suivent un programme logique commun. Elles atteignent l’exclusion qu’elles visent en combinant une complémentarité et une négation. L’ordre social s’inscrit dans l’espace où sourd le désordre naturel — rareté des ressources, poussée des instincts, promiscuité sexuelle. Le principal est de garantir la stabilité en réintroduisant les uniformités. C’est le rôle de l’ordre social, affirmant ses droits face au monde biologique, matériel, qui les reconnaît pour siens, mais a cessé d’agir, ayant perdu son autonomie à un certain niveau de déséquilibre ou d’évolution. D’autre part, on découvre, et c’est le plus important, les lignes de forces suivant lesquelles est pensée, pour l’homme, la société (ou la culture). 

Par le faire, travail ou connaissance, elle complète son équipement organique, le distingue des pouvoirs matériels, lui donne le moyen de les soumettre. Par les systèmes symboliques — langages, rituels — et l’apprentissage, elle le prémunit contre les dangers que lui font courir son fonds animal et les lenteurs du développement biologique, et elle introduit la diversité dans l’identité brute des êtres vivants. Par l’institution — loi ou règle — elle met un frein aux mouvements incontrôlés des individus et enchâsse ceux-ci dans un réseau de droits et de devoirs collectifs. 

La coupure provoquée par la société avec ce qui est réputé demeurer hors de l’homme, elle la reproduit en lui. Ainsi le dédoublement de la nature qui lui est donnée et de celle qu’il se donne ; la division de l’individu en ce qui est contraint, interdit, civilisé, et ce qui correspond à la spontanéité, à la jouissance, à la force indomptée de ses pulsions affectives ; la division, encore, mais entre les classes d’hommes, les unes étant les piliers de l’alliance communautaire — les mâles, les maîtres, les peuples d’en haut sur l’échelle historique — les autres — les femmes, les esclaves, les peuples d’en bas sur l’échelle historique — évoquant la menace d’un désordre et d’une indifférenciation possibles. L’opposition du monde social au monde naturel est alors opposition de l’homme à la matière animée ou inanimée, de l’individu à soi-même, être de culture et être bio-psychique, d’une fraction de la collectivité entre les mains de laquelle sont déposées les clés de la parenté, de la propriété et de l’État à une seconde fraction des mains de laquelle on les a enlevées par un contrat fondateur. Ce qui est dans l’opposition se forme comme opposé. En se donnant l’état de société, l’humanité s’est donné le moyen d’engendrer le milieu d’artifices qui lui convient. Elle y a aussi trouvé un substitut à la nature qui se parachevait : la communication symbolique à la place de l’hérédité, l’adaptation culturelle à la place de l’adaptation biologique. Mais surtout elle a imaginé, construit cet état à l’instar d’un artifice, où tout ce qui était sauvage est domestiqué. De chacune de ses composantes, on peut écrire ce que Claude Lévi-Strauss écrit au sujet de l’instinct sexuel et de la famille [xi] : « Si la société a eu un commencement, celui-ci n’a pu être que dans l’interdit de l’inceste, puisque l’interdit de l’inceste est en fait une sorte de remodelage des conditions biologiques de l’accouplement et de la procréation (qui ne connaissent pas de règle, ainsi qu’il ressort de l’observation de la vie animale) les forçant à devenir perpétuelles seulement dans le cadre artificiel des tabous et des obligations ». La vie de l’homme est ainsi tout entière contenue dans son artifice suprême. 

En définitive, par quelque bout qu’on la prenne — indice de différenciation d’avec le monde animal et matériel, instance intériorisée par les individus, terme d’une opposition ou œuvre d’art — la société est radicalement une contre-nature. Je résume dans cette proposition la quintessence des opinions qui ont été émises et ré-émises maintes fois et qui sont devenues progressivement les catégories stables de notre entendement, de notre éducation et de notre action. Les philosophies, les sciences psychologiques, économiques, anthropologiques ou naturelles, les ont incorporées à leurs théories et leur ont ajouté des preuves empiriques. Elles ont toutes coopéré afin de métamorphoser une croyance très ancienne en un fait d’observation. A savoir que l’espèce humaine est le terme absolu où s’arrête la nature et son couronnement, la forme supérieure de toute existence présente, passée ou à venir dans l’univers. 

Aux attendus qui justifient cet événement et cette consécration s’opposent des constatations troublantes. Je n’insisterai guère sur toutes les raisons qui les rendent telles et me bornerai à indiquer les plus remarquables du point de vue théorique. 

La foi dans l’existence d’une seconde nature, culturelle, surajoutée au substrat intact d’une première nature, biologique, est des plus tenaces. On figure, en l’occurrence, une substance organique, structurée par des impulsions autonomes et stéréotypées, sur laquelle est apposée, au cours de l’éducation, la matrice d’activités réglées, de normes rationnelles, de mouvements rythmés par les outils ou les machines. Enlevée, la matrice laisse voir la substance dans son état originel. Toutefois, à y regarder de plus près, ce qui est supposé primitif, purement biogénétique, demeure à jamais inaccessible. Les analyses poussées et les comparaisons approfondies que l’on a faites avec les enfants et les préhominiens nous permettent uniquement d’identifier des adaptations à un milieu, physique, social, devenu intérieur par rapport au milieu encore extérieur ; adaptations impliquant des élaborations déjà secondaires. Les réflexes auxquels nous conditionnent les outils ou le raisonnement ne sont que des modifications de réflexes antérieurs, établis à d’autres fins. Aussi loin que nous puissions remonter la chaîne des filiations, nous ne reconnaissons que des secondes natures succédant les unes aux autres, sans aboutir à une nature vraiment première. L’homme sans art, sans technique gestuelle et mentale, nous est inconnu et inconnaissable. Les enfants nouveau-nés ou dits sauvages ne font pas exception. Certes, une organisation biologique préexiste partout ; elle n’est pas directement améliorée ou remplacée en tant que telle. On agit continuellement sur ses qualités transformées qui sont obligatoirement un produit. La seule étape authentiquement « naturelle » serait celle de l’homme-animal ou de l’animal-pas-encore-humain. Les spécialistes se demandent encore, par habitude, où se trouve la limite entre le dernier primate et le premier hominien. On a cru fermement à son existence. Les découvertes des dernières décennies dissipent tout espoir de l’identifier. Elles témoignent de la grande ancienneté, trois millions d’années, de notre branchement évolutif. Plusieurs espèces d’hommes, ayant des traits anatomo-physiologiques distincts, se sont succédé dans les mêmes sites. Leur mode de vie et leurs occupations, les artefacts inclus, sont voisins. Des créatures analogues à l’homme d’aujourd’hui, sachant courir mais non pas marcher sur deux pattes, et au cerveau aussi gros, ou aussi petit, que celui des simiidés actuels, communiquaient peut-être au moyen d’un langage élémentaire et se livraient à la prédation armées d’outils qu’elles avaient confectionnés. Il en découle que ces formes simples de connaissance, de signalisation et d’opération ont modelé notre corps et nos sens du point de vue somatique, et qu’elles ont provoqué des métamorphoses biologiques visibles. Pour qu’elles aient eu de telles répercussions, il n’est pas indispensable que les caractères acquis aient été héréditaires. Dès l’instant où elles produisaient une différenciation du milieu, influaient sur la capacité de reproduction des populations, elles avantageaient ou désavantageaient la transmission de certaines combinaisons génétiques. Ainsi, à l’intérieur du genre humain, l’homo sapiens par rapport à l’homo erectus, l’homo erectus par rapport à l’australopithèque, etc., apparaissent nature première ou nature seconde, suivant le terme auquel on les compare. Chacune recèle à la fois une composante biologique et une composante culturelle, la superstructure technique d’une phase de l’évolution se manifestant dans l’infrastructure biologique de la phase ultérieure. Ceci enlève toute vraisemblance à l’opinion si répandue d’un développement organique complet des individus, auquel sont venus s’ajouter, résultats d’une invention brusque, les instruments, les artefacts, les savoirs et bien d’autres prothèses. Corrélativement, l’axiome d’une uniformité naturelle des hommes — au cours de l’histoire naturelle — contrastant avec leur variété sociale ne résiste pas davantage à l’examen des faits. Leurs origines sont multiples et se sont renouvelées à plusieurs reprises. Chaque espèce signale moins une naissance qu’une évolution, non pas l’éclipse de la nature et son débordement par la société, mais leur transformation conjointe. Les différences qui se sont dessinées successivement ne furent jamais du ressort de l’une sans être du ressort de l’autre. Le paléontologue et l’anthropologue de nos jours sont conduits à reconnaître la simultanéité des distinctions biologiques et culturelles par une comparaison de leurs séries d’observations dans le temps. Lorsqu’ils regardent autour d’eux, à moins d’être racistes, ils constatent, comme le veut la conception courante, l’homogénéité psychologique, physiologique et anatomique des individus et l’hétérogénéité de leurs comportements sociaux. Le paléontologue et l’anthropologue d’il y a six cent mille ans (il en existait sans qu’ils fussent professionnels) pouvaient comparer leurs séries dans l’espace et proposer leurs théories, pour expliquer le sens de l’hétérogénéité qui existait sur les deux plans, puisque coexistaient alors plusieurs espèces d’hommes et plusieurs types de sociétés. Les conceptions les plus actuelles renouent donc avec les plus anciennes et contestent celles qui les ont précédées immédiatement, parce que celles-ci se sont contentées de mettre en paroles ce que chacun croyait voir de ses yeux. 

Alors la société est une nature seconde lorsqu’elle écarte l’humanité du règne animal, et représente son signe distinctif. En dessous, elle laisserait subsister une communauté biologique, instinctuelle, avec les espèces composant ce règne. Si l’art est l’homme ajouté à la nature, l’homme est la culture ajoutée au primate. Malgré les apparences, les hommes, qui ont fait des progrès impressionnants pour ce qui est de quelques-unes de leurs techniques ou sciences, ne seraient que des singes prédateurs quant aux conduites essentielles qui sont demeurées, depuis ces temps reculés, sous contrôle génétique. Ces assertions — les ouvrages qui les illustrent, dus à la plume de savants éminents, surabondent — ont le clinquant de l’indigence. Elles envisagent des qualités et des traits séparés sans rapport avec la structure qui les englobe au moment où elles émergent. Or il est évident qu’un élément même ancien dans un ensemble nouveau ne reste pas identique à lui-même, pas plus que ne le reste, par ses effets, un élément chimique dans les diverses combinaisons où il entre. Les sciences biologiques et anthropologiques sont des sciences de l’organisation ; leurs praticiens ne pensent pourtant pas souvent en termes d’organisation. Sinon ils se seraient abstenus de conjecturer des changements de parties qui n’affectent pas le tout ou vice versa. Pris dans le réseau de ses échanges, de son développement, l’homme ne descend pas du singe ainsi que le veut le fameux aphorisme, ni ne s’en sépare uniquement par la culture. Voici ce que nous savons à ce sujet. La lignée hominienne s’est dissociée de celle des anthropoïdes il y a environ vingt millions d’années. Ses caractères génétiques distinctifs, résultat d’une évolution parallèle [xii], peuvent être attribués à des facteurs sélectifs qui ont permis l’adaptation et la survie. Les primates contemporains qui descendent d’une autre lignée sont aussi éloignés de leur souche « naturelle » que nous le sommes de la nôtre. Pour atteindre le niveau qui est le sien, l’homme n’avait pas à vaincre ou à transformer ses pulsions, sa structure anatomo-physiologique de primate ; il lui a probablement suffi de développer la sienne qui était devenue différente. Les circonstances sociales ont joué, mais il faut croire que les mutations successives sont intervenues, elles aussi. Aucune des espèces passées qui ont lancé le mouvement ayant abouti à nous n’a été ni plus « animale » — c’est-à-dire biologiquement identique aux espèces de la branche voisine — ni significativement moins humaine que l’espèce qui règne à présent. La parenté étroite avec le singe est une parenté de plaisanterie. L’écart qui sépare les hommes du reste des anthropoïdes a, en définitive, autant de racines dans l’ordre organique que dans l’ordre social. Impossible de faire un choix à cet égard, de décider lequel est le plus important : il faut les garder tous deux, au même titre. 

Amalgamés, l’individu, l’animal, l’instinct, d’un côté, le collectif, l’homme, la raison ou la loi, de l’autre côté, rendent manifeste la cloison étanche qui sépare la fonction biologique de la fonction sociale. Distinctes, antagonistes, exprimant des tendances divergentes, il semblerait à première vue que ces fonctions ne puissent coexister ni dans un même temps, ni dans un même être, ni dans une même évolution. Présente dans un ordre de réalité, chaque fonction manquerait dans l’ordre de réalité complémentaire ou y serait refoulée. La fragilité de ce partage commence à nous apparaître. Tant qu’on s’intéressait aux mécanismes physiologiques, aux appareils sensoriels, aux squelettes, en prenant l’individu pour unité d’analyse, chez l’homme comme chez l’animal, les groupements établis par ce dernier étaient tenus pour curieux et ponctuels. Les ruches d’abeilles et les colonies de fourmis ont davantage servi de thème à des discours moraux que de matière à des conclusions scientifiques. Néanmoins, les informations affluent, engrangées et classées avec beaucoup de soin par de très nombreux chercheurs. La recension des associations stables à bénéfice réciproque, dans de nombreuses espèces, a montré la corrélation entre les exigences du milieu et les régularités d’un comportement éminemment social. Bref, la société existe partout où existe la matière vivante relativement organisée : elle n’a pas commencé avec notre espèce et rien ne laisse supposer qu’elle disparaîtra avec nous. Ces études ont également fait voir que les créatures non humaines sont capables d’accomplir des tâches que l’on croyait exclusivement humaines, notamment apprendre et inventer. Primates, dauphins, oiseaux même possèdent des facultés d’apprentissage et de création de conduites nouvelles, et en dépendent pour leur nourriture et leur reproduction. Contrairement au cliché d’une maturation biologique individuelle, les animaux, à l’instar des enfants, à l’état sauvage, c’est-à-dire seuls, isolés, ne se développent pas normalement, et le contact avec la mère et les congénères leur est indispensable. Il y a environ un siècle on recherchait de tels enfants-loups afin de prouver que, sans la société, l’individu retombe dans l’animalité, incapable de parler, de penser ainsi qu’il le devrait. Des expériences bien menées ont démontré qu’il en était de même pour les singes et les autres espèces. Sans l’appui du groupe et les soins de sa mère, l’individu jeune voit s’atrophier ses capacités de maîtriser les émotions, de se déplacer, d’interagir. Il rechute dans son animalité, comme l’homme était censé rechuter dans la sienne. Aussi bas et aussi loin que l’on descende sur l’échelle de l’évolution, on n’arrive pas à déceler l’existence d’un individu biologique, totalement non social. On note en revanche, chez les mammifères supérieurs surtout, des comportements et des rôles traditionnels transmis d’une génération à l’autre par une initiation individuelle et collective. La reproduction sexuelle des populations prolonge leur reproduction sociale ou est prolongée par elle. Phénomène capital, sur lequel je reviendrai, les structures des sociétés de primates varient à l’intérieur d’une espèce particulière, témoignant d’une indépendance possible envers le substrat génétique. 

De grands efforts intellectuels ont été dépensés pour trouver les racines de la société, système exclusivement humain, dans la nature : on l’imaginait comme un ordre triomphant du désordre, celui-ci animal, s’entend. Les observations auxquelles je fais allusion nous informent que l’homme, s’il est arrivé autrement que la majorité des êtres vivants à instaurer un tel système, n’a pas pour autant accompli un acte exceptionnel ; il a suivi une tendance commune à tous. La plupart des espèces se donnent une organisation collective afin de régler le volume de la population, la transmission de certains caractères spécifiques, ou de pallier les déséquilibres éventuels avec le milieu favorable à la survie. Cette organisation est un facteur nécessaire et non pas une simple extension extrasomatique, un appendice artificiel surimposé aux mécanismes génétiques. Sa capacité de canaliser les interactions des individus pèse sur le sens des adaptations, la reproduction des groupes, l’emploi des ressources. Pour les primates et les hominiens, nous en sommes certains. De la sorte, ce qui se passe dans le domaine social a des répercussions sur ce qui se passe dans le domaine naturel. On a conçu le premier dans la dépendance stricte du second. Nous observons que le second dépend aussi du premier pour son évolution et sa structure. Longtemps jugés incompatibles et non communicants, nous constatons qu’ils sont compatibles et communiquent, par leurs éléments et par leurs effets. La société est vécue et pensée comme défense contre l’impétuosité du vivant, le dos tourné à la nature. Voici quelle se découvre appui de la nature, partie indispensable à son fonctionnement, appelée à préparer et à provoquer ce qui advient dans le cours ordinaire des choses. On est en droit d’y apercevoir « une option biologique fondamentale au même titre que dans la symétrie bilatérale par opposition à la spécialisation du membre antérieur pour la préhension » [xiii]. Le constat entraîne une conséquence qui mérite mention. On a prétendu expliquer notre singularité et notre genèse par un coup d’éclat extraordinaire, nous arrachant à la nature pour nous enfermer complètement dans la société, qui est aussi sa contrefaçon. Dès l’instant où celle-ci n’est pas apparue avec nous, où elle se retrouve sur toute l’échelle des êtres vivants, le lien de succession postulé, la justification de la césure qui aurait eu lieu, à notre propos, à une époque, déterminée, perdent leur raison d’être, scientifiquement parlant. 

Enfin, les bons et les mauvais sauvages d’Afrique, d’Amérique ou d’Australie disparaissent. Les collectivités longtemps figées se mettent à bouger. Dans le tableau de l’humanité, dessiné à grands traits, ces hommes occupaient une place à part, symbolisaient son état naturel. Hors du courant historique significatif, on les décrivait menant une existence originelle et exotique, sans histoire. L’État, la propriété, du moins ceux qu’ils auraient dû avoir pour être semblables à leur découvreurs, leur faisaient défaut. Les individus composant ces communautés pensaient autrement que ne le stipulent la logique et la philosophie. Leurs institutions morales échappaient aux normes et aux lois puisque le code judéo-chrétien ne s’y appliquait guère. A tous égards ils paraissaient dominés par une pré-pensée sauvage, un ordre social réduit à sa plus simple expression, et soumis aux aléas de l’affectivité et de l’instinct. La distance les séparant de nous les fixait dans le statut d’objets d’un développement où leurs protecteurs, colons, scientifiques ou administrateurs, jouaient le rôle de sujets. omparés au cadre de référence civilisé, ils manifestaient une fraîcheur, une absence étonnante de disciplines et de valeurs indispensables à un être humain évolué. En les rencontrant, les missionnaires et les voyageurs d’abord, les anthropologues ensuite eurent l’impression de toucher là à un état primitif, proche de celui de l’animal ou de l’enfant, vis-à-vis duquel les nations du continent européen figuraient l’état social ou culturel, dans son éclatante maturité. 

L’inassouvie intolérance à l’altérité, passion nourricière de notre pensée, nous a poussés à voir un néant dans ce qui ne nous reflète pas, à restituer le différent comme lacunaire. Démarches parfaitement justifiées à partir de l’erreur initiale commise en identifiant les collectivités aborigènes, par exemple, à une ébauche barbare du système social à son point de jonction avec le système naturel, quand tout nous montre qu’elles ont suivi une évolution remarquable, distincte de la nôtre. Cette dernière, comparée à la leur, se révèle en fin de compte moins résistante au temps qui l’engendre et qu’elle engendre. Couverte par cette erreur, l’œuvre de la culture a pu être œuvre de destruction, parce que ses protagonistes se sont toujours donné le droit d’annihiler les débris d’un passé qu’elle estimait avoir mandat d’assimiler et d’effacer. Par ce moyen l’état de société s’est installé partout où existait l’homme blanc. 

La majorité des peuples qui habitent le globe se retrouve aujourd’hui interdépendante, convergeant vers un cycle commun d’échanges. Ceux qui étaient parlés, pensés et étudiés parlent, pensent et étudient. Ils abordent ce qui était réservé à une partie de l’humanité en tant que possibilité de vie, d’organisation sociale à venir. La fonction de l’espace (et de l’espèce) concédée à la primitivité sort de la claustration, les acteurs qui avaient pour rôle d’illustrer la nature cessent de le faire. On croyait tenir solidement les deux bouts de la chaîne, matérialisant les deux pôles de toute existence. On se retrouve avec un seul, le pôle social, mais différencié. Le contraste des deux mondes humains, auparavant hétérogènes, se vide de son contenu, tandis que l’histoire s’universalise. À la faveur de ce rapprochement, l’autre de la société nous instruit qu’il est une société autre. L’échafaudage que nous avons élevé sur des bases différentes est désormais inutile et inutilisable. 

L’homme est un primate différent, et non pas une variante domestiquée de la biologie des primates ; les écarts entre hommes et ceux qui les séparent des autres animaux sont sociaux, mais aussi génétiques ; l’antinomie de l’artificiel et du naturel parait s’atténuer, et son caractère illusoire s’affirme ; la fonction sociale est générale et inhérente au règne animal ; le renouvellement du contexte historique nous oblige à reconnaître combien est passagère et particulière à notre culture occidentale l’opposition tranchée de la société à la nature ; telles sont les constatations troublantes auxquelles j’ai fait allusion. Les sciences qui ont découvert les unes, et les événements historiques qui ont provoqué les autres, n’ont pas, pour l’instant, touché la terre ferme. Des incertitudes subsistent, il faudra du temps avant que les controverses s’apaisent. Les évidences d’hier ont toutefois perdu leur consistance et commencent à rejeter les théories et les concepts, sinon le langage, qui, de par sa vocation, résistera plus longtemps. Je n’en veux pour preuve qu’une coïncidence qui m’a frappé. Lors de la publication, en volume [xiv], environ quarante ans de distance, de son article sur le Supra-organique, Alfred Kroeber a fait machine arrière et a avoué son doute quant à la valeur d’une séparation entre social et organique et des arguments qui la justifiaient. De même, Claude Lévi-Strauss, à l’occasion de la réédition, près de vingt ans après sa parution, de son ouvrage Les structures élémentaires de la parenté [xv], note qu’il est malaisé de démarquer la culture de la nature. Il pense devoir ajouter que l’opposition des deux termes ne serait probablement ni une donnée originelle, ni une propriété inhérente à l’ordre du monde, mais une création « artificielle » des hommes. 

Que deux savants de cette importance aient eu à revenir sur des conclusions qu’ils avaient formulées avec vigueur et regardées comme fondamentales pour leur science ne saurait être attribué à quelque manque d’information ou à une erreur de déduction décelée par la suite. Les prémisses sur lesquelles ils se sont appuyés semblent être seules en cause et avoir été mises en question par l’expérience et les connaissances qui sont les nôtres en ce moment. Parmi celles-ci, l’existence antérieure supposée d’individus ou de groupes purement biologiques, devenus brusquement — avec le langage, les institutions politiques, la prohibition de l’inceste, etc. — des groupes culturels, sociaux, est des plus touchées. Ces individus et ces groupes ont toujours eu une vie collectivement policée, réglée. On l’a décrite informe, chaotique. Ne nous étonnons pas : tout ordre est désordre aux yeux des tenants d’un ordre différent, humain, en l’occurrence. L’opinion suivant laquelle notre espèce a connu un état bionaturel identique à celui des animaux pour s’installer dans son état social — d’où leur opposition résulte d’un effet d’optique. S’il y a eu, indubitablement, une rupture, celle-ci porte les traces d’un bouleversement de comportements déjà sociaux, propres aux anthropoïdes. Là encore il convient d’être circonspect. La société dite humaine n’a pas débuté avec l’homme, ni vice-versa. Nous pouvons soutenir, sans risquer d’être contredit, que les premiers hominiens ont eu une organisation collective semblable à celle des primates supérieurs et qu’ils ont survécu, progressé, grâce à elle. Dans la perspective d’un développement général, le lieu de naissance de notre société est une autre société. Nous tenons là un de ces constats dont j’ai déjà fait mention. On a trop longtemps hésité à l’admettre, sinon dans les travaux concrets, du moins dans la perspective de la révision de concepts qu’il appelle. Le prenant pour acquis, notre enquête doit porter sur le devenir humain du social et non pas sur le devenir social de l’humain, vers quoi on était conduit d’habitude lorsqu’on voulait trouver, dans la nature, le lieu de naissance de la société.  

IV.

 

Nature et société ne s’excluent pas mutuellement. La première nous comprend, résultant de notre intervention. La seconde existe partout : elle n’est pas née avec l’homme, et rien ne laisse supposer qu’elle mourra avec nous. L’homme se situe à la confluence de leur structure et de leur mouvement : biologique parce que social, social parce que biologique, il n’est pas le produit spécifique de l’une ou de l’autre. Dégagée du problème de ses origines, de l’opposition de ses deux ordres de réalité, la discontinuité postulée à leur propos se déplace du plan horizontal au plan vertical. Elle n’est plus entre nature et société, elle est à la fois dans celle-ci et dans celle-là, conséquence des changements que nous y avons introduits. Événements, faits et phénomènes se disposent d’une manière différente sur la grille ainsi déplacée. La transition assidûment recherchée de la première à la seconde se découvre, en fait, transition parallèle, solidaire, d’un état naturel commun à un état naturel propre à l’homme, d’un état social commun à un état qui lui est particulier. Ces conséquences s’imposent dès l’instant où l’on reconnaît le caractère concomitant, historique, du lien que l’on envisageait séquentiel, statique, qui unit les processus sociaux et les processus bionaturels. Mais les matériaux sur lesquelles elles s’appuient offrent un intérêt supplémentaire : ils contiennent les éléments d’une solution aux questions soulevées par la transformation, que je viens d’indiquer, de ces processus. Mon travail est consacré à l’élaboration de cette solution. Le lecteur qui m’a suivi jusqu’ici a cependant le droit de savoir où je veux en venir. D’abord, en ce qui concerne le passage d’une nature qui nous a faits à une nature que nous faisons, je montrerai la substitution, au cours de l’évolution, 

— d’une division naturelle des hommes, suivant les ressources et les savoir-faire qu’ils engendrent par leurs activités, à la sélection naturelle dont elle reprend les fonctions ;
 
— de mécanismes de croissance aux mécanismes d’adaptation de la population et des facultés, en relation avec le milieu matériel. 

Sur les traces de cette substitution a eu lieu ce qu’on appelle l’hominisation : éclosion des propriétés anatomo-physiologiques qui nous sont propres à partir des propriétés anatomo-physiologiques anthropoïdes. On l’attribue d’ordinaire à des mutations génétiques ou à une modification dramatique, externe, de l’environnement, en lui assignant des causes précises dans la structure de l’organisme ou du milieu. Dans l’interprétation qui prend corps ici, nous la verrons résulter d’un développement du potentiel prédateur et fabricateur d’outils des primates. Développement dû aux tensions provoquées dans leur organisation sociale par la présence de sous-groupes de mâles surnuméraires non-reproducteurs. La découverte de ces phénomènes a provoqué ces dernières années la floraison d’une littérature qui tend à abuser des analogies partielles entre les groupements animaux et les groupements humains, jusqu’à assimiler les processus sociaux aux processus biologiques. Les rapports entre hommes et femmes, entre générations et entre sociétés, le contrat social, les pratiques cynégétiques, la guerre ou le mariage sont décrits comme des effets de la sélection naturelle, qui passe pour être le principe explicatif de tout ce qui arrive là où il y a des êtres vivants. Le zoomorphisme remplace l’anthromorphisme comme cadre de pensée. Un examen attentif de ces phénomènes bouleverse au contraire notre vision du biologique et nous amène à accorder une importance plus grande au dynamisme social dans l’interaction avec le milieu, mettant notamment en lumière ce que l’hominisation présente de particulier. Le fait capital, j’y insisterai, n’est pas la spéciation des primates, l’homme descendu du singe, mais la séparation à l’intérieur d’une population vivant de la cueillette, l’éruption hors d’un groupe de collecteurs d’un groupe de prédateurs-chasseurs ayant son mode propre d’échange avec les forces matérielles. Les limites d’application de la sélection naturelle deviendront claires, la signification de ce qui lui est subrogé aussi.

 

Ensuite, pour ce qui est de la société humaine succédant à la société des primates, reprise et remodelée à l’intérieur de ce nouveau mode d’échange, je proposerai des éclaircissements basés sur la modification des rapports entre générations et entre sexes : l’individuation de la fonction paternelle, l’avènement de la famille en tant qu’unité constitutive de l’organisation sociale traduisent cette modification des formes d’association des adultes et des jeunes, des mâles en particulier. 

La prohibition de l’inceste règle la position respective des hommes et des femmes, devenus groupes distincts quant à leurs activités, leurs savoirs, leurs ressources. Elle n’a rien d’un interdit contrôlant le débordement des instincts, mettant fin à une promiscuité dont l’existence dans le monde animal est douteuse ; elle est, comme la pensée, l’outil, le cerveau, le langage, etc., une invention que l’homme a élaborée pour articuler la société dans laquelle il vit avec la nature qu’il se donne. L’individuation de la paternité, l’avènement de la famille, la prohibition de l’inceste sont les facettes d’un même passage des sociétés d’affiliation propres aux primates et aux hominiens à la société de parenté, la première que nous ayons conçue sur les débris de celles qui l’ont précédée. 

L’analyse du jeu de l’état de nature et de l’état de société, le premier reconnu à son espèce, le second accordé aux autres espèces, ouvre une brèche dans leur concept. Cela n’a rien d’étonnant ; plus étonnant est le fait que l’on y ait prêté aussi peu d’attention et moins encore cherché à y porter remède. De même qu’une notion physique est remise sur le chantier à l’occasion d’un nouveau problème qui oblige à réordonner les connaissances — à cet égard, l’histoire de l’atome est exemplaire — de même le concept en question appelle une refonte analogue. Tout ce qu’il n’est possible de faire ici est de tenter de définir, de situer les deux ordres fondamentaux de réalité, d’en préciser la signification. J’anticipe : dans la délimitation de leurs domaines respectifs, ce que l’on a cru qui obéissait au rapport de négation et de complémentarité s’avère être le reflet partiel d’un rapport de réaffirmation et de réciprocité. A l’étage au-dessus, contemplant un horizon plus vaste, l’idée largement répandue, résumée dans le titre, apparaît renversée : la société n’est pas hors nature et contre nature, elle est dans la nature et par la nature. Et tout le livre s’emploie à démentir son titre, dialogue qu’un contenu engage avec la vision, la chaîne de catégories dont il est à la fois le prisonnier et le gardien. 

Pour donner corps à ces conjectures, il me faudra recourir à des informations et à des théories appartenant à plusieurs branches de la science. J’en userai avec discrétion, ces informations et ces théories tirant leur solidité et leur valeur essentiellement de leur contexte d’origine. Hors de ce contexte, ce que j’avancerai et ce qu’on peut avancer a un caractère approximatif et spéculatif. Les renseignements relevant de l’évolution des primates, de la civilisation non occidentale, n’ont ainsi qu’une valeur potentielle ; les déductions que j’en tire ne prétendent rendre compte ni de l’évolution, ni de ces civilisations, mais simplement des parentés directes impliquées par les conjectures que je développe. Il ne saurait en être autrement lorsqu’on désire mettre à contribution plusieurs ordres de connaissance pour les faire coopérer à la solution de problèmes communs. Les spécialistes seraient mal venus de s’élever contre pareille tentative, puisque, les premiers, ils se sont aventurés au-delà du domaine de leur compétence, avec raison. On peut regretter qu’ils l’aient fait dans la précipitation, sans la prudence dont ils témoignent en présence de juges plus sévères, et ce pour recueillir l’approbation d’un public dont ils ont plutôt fortifié qu’ébranlé les préjugés. Des travaux révolutionnaires de paléontologie, d’anthropologie ou d’éthologie ont ainsi manqué de produire l’effet escompté. 

Je veux espérer que, entre les opinions que je formulerai, un petit nombre pourra être considéré comme vrai et représentant un point de vue nouveau. Je présenterai, dans chaque cas, les raisons qui me font adopter une conception et m’éloignent des autres. Je ne pense pas que ces raisons soient les seules ou qu’elles soient définitives. Le scepticisme serait, après tout, une réaction saine, car il est normal de mettre à l’épreuve avec sérieux ce qui risque de ne pas avoir une consistance suffisante, et de réserver son jugement devant ce qui n’est qu’ébauché. Ce scepticisme serait toutefois regrettable s’il devait jaillir de la rencontre avec le non-familier, être motivé par la non-conformité de ce que je propose et de la réalité immédiate. Le seul reproche que l’on soit en droit de faire à une construction théorique, ce n’est pas de s’éloigner trop du réel mais de ne pas s’en éloigner assez ; ce n’est pas d’abuser du pouvoir de l’imaginaire et du langage mais de ne pas en user pleinement. A mon grand regret, j’estime ne pas l’avoir fait, par respect pour les idées et les données empruntées aux divers champs du savoir que je sais être dans un état de transition. Cette situation n’encourage pas une combinatoire très poussée permettant de reculer aussi loin que possible les limites de nos conceptions habituelles et de surprendre les aspects les plus saisissants des phénomènes qui nous entourent. Ce sera un jour la tâche d’une science qui se proposera d’analyser l’altérité et non pas de justifier l’opposition de l’aspect social à l’aspect naturel des groupes humains, qui, mettant en pleine lumière ce qu’elle a étouffé hâtivement sous l’appellation, ancillaire, de civilisation matérielle, rendra la place qui leur revient aux informations et aux processus par lesquels un groupe humain se constitue et constitue sa nature. Elle renoncera alors à se concentrer uniquement sur les origines de la religion, de la famille et de l’État. Donc ce sera la tâche d’une telle science d’être rigoureuse là où je ne suis que spéculatif, de pousser à fond le travail de création théorique, là où je m’efforce surtout de faire converger quelques vues sur l’évolution du comportement humain et ses relations avec le monde qui l’environne.


[i] D. Hume : Treatise on Human Nature, Londres, 1758, vol. 2, p. 265.

[ii] H. Bergson : Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, 1932, p. 289.

[iii] « Le monde naturel est le monde géographique des phénomènes que nous percevons autour de nous. » P. Bidney: Theoretical Anthropology, New York, 1959, p. 18.

[iv] S. Moscovici : Essai sur l’histoire humaine de la nature, Paris, 1968.

[v] L. Brunschvicg : L’expérience humaine et la causalité physique, Paris, 1949, p. 591.

[vi] W. Shakespeare : A Winter’s Tale, IV, iv, 90-92.

[vii] J. Bodin : Les six livres de la République, Paris, 1579, p. 47 et p. 48.

[viii] J. Locke : Essai sur le gouvernement civil, Amsterdam, 1691, Chap. I, p. 1.

[ix] J.-J. Rousseau : Discours sur les sciences et les arts, 1750.

[x] « La prohibition de l’inceste est le processus par lequel la Nature se dépasse elle-même ; elle allume l’étincelle sous l’action de laquelle une structure d’un nouveau type et plus complexe se forme et se superpose, en les intégrant, aux structures plus simples de la vie psychique, comme ces dernières se superposent, en se les intégrant, aux structures, plus simples qu’elles-mêmes, de la vie animale. Elle opère, et par elle-même constitue, l’avènement d’un ordre nouveau. » C. Lévi-Strauss : Les structures élémentaires de la parenté, Paris, 1949, p. 31.

[xi] C. Lévi-Strauss : The family, in H.L. Shapiro (ed.) : Man, Culture and Society, New York, 1956, p. 278.

[xii] « Un grand nombre des arguments tirés de l’anthropologie se rapportant à la différenciation de l’homme et des primates non humains sont centrés presque exclusivement sur la différenciation de la « nature » et de la « culture » et la « substitution » de la culture à la nature. Mais l’homme ne se différencie pas seulement des autres primates par le comportement cumulatif traditionnel appris (et même cette différence est de degré, non d’espèce) ; il constitue un genre différent. » R. Fox: In the Beginning : Aspects of Hominid behavioural Evolution, Man. 1967, 2, p. 417.

[xiii] A. Leroi-Gourhan : Le geste et la parole, Paris, 1964, p. 205.

[xiv] A. Kroeber : The Nature of Culture, Chicago, 1952.

[xv] C. Lévi-Strauss : Les structures élémentaires de la parenté, 2e édition, La Haye-Paris, 1967.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 24 novembre 2007 8:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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