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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Serge Moscovici, Essai sur l'histoire humaine de la nature. (1977)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Serge MOSCOVICI et Gabriel MUGNY, Psychologie sociale de la conversion. Étude sur l’influence inconsciente. Fribourg, Suisse: Les Éditions Delval, 1987, 278 pp. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 1er septembre 2007 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[11]

Psychologie sociale de la conversion.
Étude sur l’influence inconsciente.

Avant-propos

Il y a cent ans naissait Marc Bloch. Ce grand historien est un des rares, sinon le premier, à avoir étudié les effets de la censure. Il montre que le discrédit qu'elle jette sur des informations écrites a des effets subreptices, contraires aux effets recherchés. Elle libère d'autres formes de communication et de pensée, exerçant une influence souterraine, voire inconsciente. Dans un de ses plus remarquables articles, Réflexions d'un historien sur les fausses nouvelles, il écrit : « Par un coup hardi que n'eût jamais osé rêver le plus audacieux des expérimentateurs, la censure, abolissant les siècles écoulés, ramena le soldat du front aux moyens d'information et à l'état d'esprit des vieux âgés, avant le journal, avant la feuille de nouvelles imprimées, avant le livre ». Et provoqua de la sorte « un renouveau prodigieux de la tradition orale, mère antique des légendes et des mythes ». Ce faisant, Marc Bloch observe le déplacement qui s'opère d'un univers mental à un autre univers mental qui coexiste et s'articule avec le premier. Le déplacement, selon lui, touche d'abord à la psychologie collective et s'explique par son moyen. Voilà qui lui faire dire qu'elle est « ce qu'il y a de plus profond en histoire » et pourrait être aussi « ce qu'il y a de plus sûr ». Or, dans ce livre, il sera question de censure et d'autres aspects qui touchent au revirement caché des opinions d'un groupe humain. En cela, il s'adresse au psychologue social, mais également à l'historien, au sociologue et à l'anthropologue qui sont aux prises avec de tels phénomènes profonds.

Nous allons devoir fêter bientôt les vingt ans de recherches sur les phénomènes d'influence sociale des minorités. Elles se sont poursuivies de manière continue, malgré le petit nombre de chercheurs qui s'y consacrent et malgré les résistances que nous avons rencontrées. Toutes n'ont pas, loin de là, des causes scientifiques. Cependant, dès le début, nous avons été frappés par la fécondité des notions et les possibilités de découverte dans ce domaine. En un sens, certes, tout reste à faire. En un autre sens, nous avons beaucoup fait. Parmi ces découvertes, une des plus fascinantes reste celle du phénomène de conversion. Plus exactement, sa redécouverte au cours d'un certain nombre d'expériences, parfois de manière inattendue. Sans conteste, il a déjà un grand passé, et les théologiens lui ont accordé une attention particulière. Les psychologues du siècle dernier ont écrit bien des pages curieuses et stimulantes en rapport avec les états mystiques. Récemment, quelques études [12] sociologiques de Touraine ont recouru à la notion et en ont montré la nécessité. Il y aurait donc une vaste littérature à prendre en compte. Toutefois, on peut affirmer sans crainte d'être démenti que, dans aucune discipline, on n'a tenté de mettre sur pied un programme de recherches et une attaque concertée de ce phénomène. Quel que soit le jugement qu'on portera sur nos travaux, nous avons conçu l'un et l'autre tant sur le plan théorique que sur le plan expérimental.

Le présent livre est donc un exposé de ce programme de recherches et des réflexions critiques le concernant. Mais on peut se demander ce que nous entendons par phénomène de conversion. Le définir n'est pas facile, étant donné la diversité de formes qu'il peut revêtir. Partons d'un constat. À son insu, une personne fréquemment soumise à une publicité ou à une propagande peut être imprégnée par leur message et avoir tendance à le reprendre à son compte. Mais sans en avoir conscience. Il vous est souvent arrivé, à coup sûr, de vous surprendre en train de répéter, à votre insu, l'expression ou le geste de quelqu'un d'autre. Pensez aussi à toutes les idées, à tous les actes qui s'imposent à vous sans que vous le sachiez. Une chose est certaine : il arrive à chacun de nous de changer d'opinions et de comportements par des voies obscures qui échappent à la raison. De manière souterraine ou presque, serait-on tenté de dire. Or le phénomène de conversion se réfère à tous les changements qui se produisent et dont on ne s'aperçoit que beaucoup plus tard, après avoir subi une influence. Nous en avons un exemple dans ce que les psychopathologues nomment cryptomnésie. Dans cet état, l'individu oublie l'origine d'une idée, quoiqu'il se souvienne de son contenu. Il considère comme étant née spontanément dans son cerveau une idée qui lui a été suggérée autrefois par quelqu'un d'autre ou qu'il a trouvée dans un livre. En d'autres mots, on copie de manière involontaire et on fait sien ce qui appartient à autrui. Le vol de pensées est ici la propriété. Le problème, encore irrésolu, reste bien entendu de savoir pourquoi on oublie si facilement le « qui » tout en conservant le « quoi ». On pourrait d'abord penser qu'il s'agit là d'une manière détournée, voire inconsciente, de s'identifier et s'assimiler à ce « qui », à une personne ou un groupe que nous rejetons ou qui nous est interdit par ailleurs. Ensuite, il faut y voir un cheminement par lequel on se convertit aux idées de quelqu'un, sans pour autant se soumettre à leur auteur, donc lui reconnaitre une supériorité. Par un subtil travail psychique, on accepte la suggestion mais on rejette la sujétion, l'autorité que le suggestionneur serait tenté d'exercer, en conséquence, sur nous. Ce refus de reconnaissance sociale se trouve aussi dans ce qu'on appelle la « récupération ». Ainsi l'oubli a pour fonction de séparer l'influence du pouvoir. Nous nous laissons convaincre [13], mais nous ne tombons pas sous la dépendance de celui qui nous convainc. Et ceci est particulièrement vrai quand on a affaire à une minorité.

Ce n'est pas tout. Il arrive fréquemment que nous manifestions notre désaccord avec les opinions exprimées dans un journal ou par d'autres mass media. Restons-nous pour autant insensibles ? Ces opinions peuvent nous inciter à repenser certains problèmes et à modifier nos opinions dans des domaines voisins. Après l'accident de Tchernobyl, beaucoup de gens ont pris conscience du danger nucléaire. Auparavant, du moins en France, ils refusaient de suivre les écologistes qui demandent la fermeture des centrales nucléaires et la promotion de recherches sur les énergies douces. Toutefois, ils ont changé leurs idées concernant la dangerosité du nucléaire, la manière dont la politique suivie en ce domaine a été menée, ou leurs idées sur l'environnement en général. Ce faisant, ils se sont rapprochés, parfois sans le savoir, des écologistes.

Le phénomène de conversion embrasse toutes les formes de changement d'opinion ou de représentation. Qu'il soit involontaire, différé ou indirect, ce changement est nécessairement le résultat d'une influence. Nous pensons qu'il est, sinon propre aux minorités agissantes, du moins le plus souvent associé à elles. C'est pourquoi, lorsque celles-ci n'ont aucun impact, on constate, après un certain laps de temps, qu'elles ont en réalité marqué le mode de pensée et la sensibilité d'une société. Il suffit de songer au retentissement du mouvement écologiste ou du mouvement féministe depuis une vingtaine d'années. Du point de vue psychologique, nous sommes en présence d'une influence largement inconsciente. Sans doute la psychanalyse a-t-elle mis en lumière la place qu'occupent les processus inconscients dans notre vie mentale et sociale. Mais il faut reconnaître que, dans le reste des sciences de l'homme, on les néglige et on en tient fort peu compte. De manière sérieuse, s'entend, au lieu de se contenter d'un vague hommage du bout des lèvres.

En psychologie sociale aussi, il est parfois arrivé à des chercheurs de constater l'existence de cette influence inconsciente. Quelques expériences, dont une très ancienne de Claude Flament, l'attestent dans le domaine perceptif. Cependant, il a fallu le développement des recherches sur les minorités pour qu'on s'y intéresse de façon systématique. Nous y avons été presque contraints, car leur influence emprunte nécessairement une voie détournée. Si nous ne l'avions pas découverte, nous aurions été réduits au constat banal que leurs possibilités de persuader la majorité, de changer ses opinions, sont réduites et même nulles. Or, dès qu'on [14] s'est donné le moyen d'étudier ce hidden impact of minorities, cette influence secrète, de vastes horizons se sont ouverts. Ceci ne veut pas dire que nous ayons exploré le domaine, ni que nous connaissions le meilleur moyen de le faire. Seulement nous savons désormais que c'est possible. Or, le plus difficile et le plus important est, dans la majorité des cas, de découvrir qu'un effet ou une action sont possibles. Une fois qu'on sait cela, le reste n'est qu'une question de technique et de doigté.

On trouvera dans ce livre le bilan des résultats déjà obtenus concernant le phénomène de conversion et une discussion serrée de ces travaux. Car chacune des expériences sur ce phénomène est digne d'attention et de critique. Voire d'une mise en question radicale qu'il convient d'examiner avec respect. Il serait paradoxal que nous, qui nous sommes unis contre quelques-uns des dogmes de la psychologie sociale — ce qu'on tient pour son paradigme dominant — nous nous contentions de leur en substituer d'autres. C'est donc un livre ouvert, et où se font entendre plusieurs voix.

La première partie de l'ouvrage contribuera à définir le phénomène de conversion, que Willem Doise situe d'emblée dans le champ de tensions et de rapports intergroupes dont il émerge. Pour que des positions marginales s'imposent au contre des structures d'attention, et que la conversion prenne place, il faut en réalité que la minorité parvienne à affaiblir des catégories initiales bien établies, en attirant l'attention sur son message, en se montrant plus proche de la majorité qu'elle n'est censée l'être en réalité, en insistant sur des appartenances partagées mais habituellement peu saillantes. Il s'agit alors de définir dans quelles conditions une dichotomisation du champ social, en majorité et minorité, ou en intragroupe et hors-groupe, suscitera des changements directement observables fondés sur une identification avec le groupe d'appartenance, et dans quelles conditions des catégorisations moins figées permettront à la minorité ou au hors‑groupe de concéder une influence moins directe mais supposant des changements sociocognitifs plus profonds.

Le problème ainsi posé, comment l'affronter ? Avec Bernard et Marie Personnaz, nous assistons à la naissance d'un paradigme pour l'étude de la conversion, le désormais classique « paradigme bleu‑vert ». Dans les conditions épurées du laboratoire, on va projeter une diapositive à l'évidence bleue, et on confrontera des individus avec des compères qui diront que pour eux elle est verte. Dans certains cas, ce sera une majorité, dans d'autres une minorité. Diverses mesures sont prises : on évalue l'influence publique, on établit la longueur d'onde de la diapositive telle [15] qu'elle est subjectivement perçue par les individus, ou, plus subtil encore, on évalue la longueur d'onde de sa couleur complémentaire. Dans toute une série d'expériences, introduisant toutes des variations permettant de mieux cerner les phénomènes, une constante se retrouve. L'influence d'une majorité tend à s'exercer sur les réponses les plus manifestes, dans la mesure où prédomine une comparaison sociale, les individus étant tout particulièrement préoccupés par leurs relations avec la majorité. Inversement, face à la source minoritaire tend à prendre place un processus de validation, les individus étant préoccupés par l'objet. En effet s'ils se refusent à modifier leurs jugements manifestes, leur perception même est néanmoins atteinte. L'influence minoritaire s'exprime donc de manière plus indirecte, plus profonde, sans que les individus en aient forcément conscience, sous forme de conversion latente avant que de s'expliciter.

L'influence minoritaire manifeste est difficile à obtenir, la plupart des études convergent à ce propos. Pourquoi ? Gabriel Mugny et Juan Antonio Pérez montrent que c'est parce que les comportements d'influence engagent l'identité des individus. S'ils manifestent leur accord, fût-il relatif, avec les positions minoritaires, ils modifient corollairement leur image de soi, en faisant leurs des caractéristiques associées au groupe minoritaire. L'influence manifeste dépend alors de la catégorisation de la minorité comme plus ou moins proche des individus, et des significations assignées aux positions minoritaires, susceptibles d'être modulées par les styles de comportements minoritaires, les contextes normatifs et les résistances au changement. Il ressortira que, même à catégorisation constante de la minorité, son influence peut être facilitée par des identifications privilégiées, ou contrecarrée par des conflits d'identification.

Robin Martin assure en quelque sorte le passage de ce modèle de l'influence manifeste à l'étude de la conversion. Dans diverses études, il met le doigt sur l'une des limites du favoritisme intragroupe, et partant, de la discrimination de la minorité, souvent catégorisée mentalement comme hors‑groupe. Il montre en effet que le coût psychologique que l'individu encourt s'il se laisse influencer, et qui explique l'hésitation souvent constatée de souscrire aux positions minoritaires de façon socialement manifeste, ne signifie pas forcément une impossibilité d'influence. Ce coût social ne fait en réalité que déterminer le niveau auquel elle se manifestera. Plus le coût est élevé, moins l'influence minoritaire se manifestera au niveau public, et plus elle s'exercera à un niveau privé. En bref, il montre que l'on s'approche plus facilement d'une minorité définie comme intragroupe plutôt que comme hors-groupe seulement en [16] public, et qu'en privé ce n'est plus le cas, l'influence minoritaire étant plus élevée pour une minorité hors-groupe d'ailleurs autant que pour une minorité intragroupe.

Le contexte intergroupe n'exclut donc pas qu'un impact minoritaire apparaisse, même si celui-ci ne peut s'exprimer socialement. C'est ce que Claude Kaiser et Gabriel Mugny trouvent également en étudiant les effets à long terme du conflit. Partant de l'idée qu'une influence différée dans le temps doit résulter d'une accentuation du conflit, ils introduisent l'aspect diachronique de la consistance minoritaire, censée s'être exprimée à plusieurs reprises, en utilisant soit un même style, transigeant ou intransigeant, soit en changeant de style. Selon les cas cette persévérance de la minorité est en outre justifiée soit par le contexte intergroupe (la minorité répondant à des attaques), soit par un événement réel (un cas flagrant d'injustice sociale). Dans un premier cas on accentue l'aspect intergroupe, dans le second on accentue le fondement objectif du discours novateur. De manière systématique il apparaîtra que la minorité induit d'autant plus d'influence différée qu'elle est plus intransigeante et conflictuelle, à la condition cependant que sa position soit légitimée par la référence à des faits irrécusables, ou par une mise en cause externe. C'est donc bien le conflit issu des styles minoritaires qui est à la source de la conversion, et même si les stratégies minoritaires doivent à l'occasion, selon les contextes, savoir le nuancer.

Les effets de conversion étant posés, comment les expliquer ? Anne Maass propose une investigation détaillée des mécanismes cognitifs qu'induit l'émergence d'un point de vue minoritaire. Elle montre que celui-ci, par opposition à un point de vue majoritaire, suscite une activité cognitive particulière, centrant l'attention des individus sur l'examen attentif de l'objet ou de la tâche, stimulant la production d'arguments et de contre‑arguments sur un mode qui ne soit pas défensif, suscitant un mode de pensée divergent où viennent à prédominer des idées nouvelles et originales. Cette activité apparaît d'ailleurs du fait même des caractéristiques typiques des minorités, dont leur caractère distinctif, leur faible crédibilité, et leur capacité de résistance aux pressions majoritaires, autant d'attributs dont il est expliqué pourquoi et à quelles conditions ils convergent pour orienter l'attention des individus sur le contenu même de leur message ou sur l'objet, et déboucher ainsi sur davantage de conversion qu'une source majoritaire.

On le comprend aisément, la conversion minoritaire ne s'explique pas par l'imitation ou l'apprentissage social. Comme le soutiennent Juan [17] Antonio Pérez et Gabriel Mugny la conversion suppose un constructivisme sociocognitif, constitutif du processus de validation, qui s'exprime au niveau des nouvelles catégorisations sociales qu'impose l'irruption du point de vue minoritaire, et des nouvelles significations qui sont alors assignées aux diverses entités. La conversion suppose aussi l'inférence active d'un principe normatif minoritaire qui, au-delà du rejet manifeste de la position minoritaire, permet que l'impact minoritaire s'exprime, sur des contenus qui ne lui sont qu'indirectement liés, et alors même, le paradoxe n'est pas des moindres, que la source est minoritaire, et de surcroit hors‑groupe. Cet impact indirect issu du processus de validation est finalement articulé avec les résistances qui fondent le processus de comparaison sociale, permettant d'expliquer tous les patrons possibles de changement direct ou manifeste et indirect ou latent.

Quant à la seconde partie de ce livre, elle reprend ces diverses problématiques, mais plus explicitement du point de vue des résistances au changement que suscite presque fatalement toute tentative d'influence minoritaire, du moins lors de la phase de révélation de l'innovation. Ainsi, Machteld Doms s'intéresse au processus d'influence réciproque qui s'instaure dans toute situation d'influence minoritaire. Réciproque parce que le point de vue minoritaire s'articule en réalité avec la présence également active d'un groupe de référence (en fait des membres de la majorité) qui partage et soutient l'individu dans sa confrontation avec le point de vue minoritaire, à titre de réelle résistance. Ses recherches montrent effectivement que les effets minoritaires, habituellement attribués au caractère minoritaire de la source, sont en réalité intimement liés à la composition et à l'action réciproque du groupe cible. Ainsi, lorsqu'une source minoritaire peut exercer son influence sur un individu isolé, sans support social, elle s'avère aussi influente qu'une source majoritaire. À l'inverse cependant, l'influence minoritaire décroît en fonction du degré de support social assuré à l'individu. L'influence n'est donc pas déterminée par la seule source minoritaire, mais bien aussi par les rapports qui s'établissent entre les autres individus faisant partie du champ d'influence.

Cette complexité des rapports sociaux impliqués dans un processus d'influence minoritaire est clairement illustrée dans l'étude que rapporte Angelica Mucchi Faina. Sortant des sentiers battus de l'expérimentation, elle propose une étude, sur le terrain, du processus de conversion qui a abouti à la naissance du Mouvement des femmes en Italie. Elle montre bien comment l'apparition du mouvement féministe est d'abord objet de refus de la part du mouvement féminin (Union des femmes italiennes) [18] proche du parti communiste. À cette résistance initiale succédera cependant un processus de validation, se traduisant en fin de compte par la recherche de thèmes communs, souvent sur la base de compromis difficiles. Les résistances ne seront cependant totalement relâchées que lors de la phase de conversion explicite, lorsque sera en fait créée une identité commune nouvelle, supra-ordonnée : le Mouvement des femmes. Cette analyse d'un fait social historique offre, outre son intérêt intrinsèque, celui de permettre d'évaluer la valeur opérationnelle des diverses notions issues de la recherche de laboratoire, et de nous assurer ainsi de leur validité externe.

Avec la psychologisation, à laquelle nous introduit Stamos Papastamou, nous abordons une résistance spécifique à l'influence des minorités. En effet, lorsqu'un individu est amené, pour une raison ou pour une autre, à trouver une explication psychologique du discours ou du comportement minoritaire, l'impact de la minorité est contrecarré (et non pas celui d'une majorité ou d'un leader). On peut observer ce phénomène de résistance à propos de l'influence manifeste, mais aussi de l'influence latente ou différée. La psychologisation pourrait ainsi obstruer la voie habituelle que prend l'expression de l'impact minoritaire, et s'opposer donc à la conversion. Pourquoi ? Parce que cette résistance agit sur la modalité de résolution du conflit en bloquant en quelque sorte l'activité de validation. Elle oriente en effet l'attention des individus non sur l'objet ou la position minoritaire, mais la restreint aux caractéristiques de la minorité, en réduisant la question de ce qui est dit à celle de qui le dit, et pour quelles raisons subjectives. C'est là une résistance efficace dans la mesure même où le réductionnisme psychologisant occulte la réalité du conflit.

L'analyse des résistances prend un sens différent chez Tomas Ibàñez, qui l'insère dans une théorie du pouvoir. C'est bien à tour insertion dans des rapports de pouvoir que les coûts sociaux doivent de bloquer l'impact minoritaire manifeste, et même parfois, lorsqu'ils sont trop élevés, jusqu'à son influence cachée. Le pouvoir est d'ailleurs omniprésent, aussi bien pour permettre que pour contrecarrer le processus d'influence minoritaire. En effet c'est la nature et l'intensité des résistances mobilisées par le point de vue minoritaire qui détermineront si, et à quel niveau, apparaîtra un changement de croyance. Cette perspective, qui amène un réexamen de l'interprétation habituelle donnée de l'effet de conversion, notamment dans le cadre du paradigme bleu-vert, considère le risque qu'il y aurait de glisser dans l'illusion que les minorités constitueraient le moteur principal du changement. Pour conclure avec l'auteur, il conviendrait en effet « de les considérer comme l'instrument [19] d'un changement social qui est engendré et régulé par les instances de pouvoir de la société ».

La résistance au point de vue minoritaire a par contre un statut à l'évidence constructiviste chez Charlan Nemeth, qui s'intéresse à l'activité cognitive des individus confrontés à un point de vue minoritaire ou majoritaire. Face à une majorité, c'est une forme de pensée convergente qui s'instaure, les individus ne faisant que reprendre à leur compte la réponse novatrice. Face à une minorité au contraire on répugne quelque peu à le faire. Cependant la minorité induit alors un processus de pensée divergent, où l'opposition stimule l'attention portée à un éventail de faits et de perspectives plus large. Réfléchissant au problème les individus découvrent alors de nouveaux points de vue, et élaborent des solutions nouvelles et originales, voire plus correctes. Plusieurs expériences nous convainquent d'ailleurs qu'au-delà de la conversion, c'est‑à‑dire de l'acceptation latente de la position minoritaire, un processus de créativité est activé, grâce aux minorités.

Dans la même veine Serge Moscovici explore les effets pervers du déni. Le point de départ est cette observation peu banale : lorsqu'une idée est soumise à la censure, celle-ci, loin de diminuer son impact, a pour effet de l'augmenter. L'étude du déni approfondit cette question. Elle consiste à amener les sujets à juger une idée novatrice comme invraisemblable, comme allant contre la raison. Les conséquences en sont que l'influence directe et immédiate est diminuée, alors qu'après un certain délai une influence indirecte et différée apparaît. De plus', cela n'est vrai que lorsque la source est minoritaire, et non pas lorsque le point de vue novateur est attribué à une majorité. Paradoxalement donc « la plus grande erreur de ceux qui croient abaisser une minorité en refusant de lui accorder la moindre parcelle de vérité est de ne pas voir qu'en même temps ils suscitent un débat intérieur qui se déroule à leur insu. Et ce débat entraîne, à la longue, le changement qu'ils n'ont pas voulu ». C'est là une autre preuve que les minorités, de par même les résistances qu'elles suscitent, sont au coeur du changement social.

Serge Moscovici, Gabriel Mugny

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 2 février 2020 11:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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