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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du text de Serge Moscovici, “La mentalité prélogique des primitifs et la mentalité prélogique des civilisés.” Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Serge Moscovici, Psychologie sociale des relations à autrui, chapitre 9, pp. 208-231. Paris: Nathan/HER, 2000, 304 pp. Collection: Psychologie Fac. Une édition numérique réalisée par Mme Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedy, Ville Laval, Québec. [Autorisation accordée par l'auteur le 1er septembre 2007 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[209]

Troisième partie.
Des altruismes aux solidarités

Chapitre 9

La mentalité prélogique des primitifs
et la mentalité prélogique des civilisés
.”

par Serge Moscovici


1. Les magicologies [208]
1.1. Une très inquiétante question [208]
1.2. Les erreurs magiques [210]
2. Mentalité logique et mentalité prélogique [212]
2.1. De Frazer à Lévy-Bruhl [212]
2.1.1. La théorie de Lévy-Bruhl [212]
2.1.2. Quelques principes à retenir [214]
2.2. Représentations mystiques et représentations scientifiques [215]
3. Logique des experts et prélogique des « novices » [217]
3.1. Explications et attribution des causes [217]
3.2. Raisonnements, probabilités et heuristiques [222]
3.2.1. L'heuristique de la représentativité [223]
3.2.2. L'heuristique de la disponibilité [225]
4. Conclusion [228]
Bibliographie [230]


1. Les magicologies

1.1. Une très inquiétante question

Depuis que les hommes ont commencé à penser sur leurs pensées, ils n'ont cessé de s'étonner de deux choses : d'une part, qu'ils puissent le faire, et, d'autre part, qu'ils ne puissent pas le faire, comme s'il y avait quelque chose d'obscur qui les en empêchait. Comme si, faut-il ajouter, penser n'allait pas tellement de soi et pouvait ne pas être « vrai ». Malgré les explications données de temps en temps pour dissiper cette inquiétude, l'impression demeurait d'avoir trouvé une réponse qui ne va pas tout à fait au but. En effet, en dehors des grandes plages de rationalité, il subsiste toujours et partout une immense énergie de fiction, avec prolifération d'êtres imaginaires, de croyances chaudes qu'aucun démenti de l'expérience ne paraît devoir épuiser. Certes, les hommes raisonnent, ils ne peuvent s'en empêcher, mais ce n'est là qu'une partie de l'histoire. L'autre partie, c'est que, au cours du raisonnement, il se produit une curieuse métamorphose de la pensée qui s'exprime sous forme d'analogies, d'intuitions, de métaphores, de sauts mentaux que l'on ne cherche pas de manière délibérée. Au contraire, on emploie toutes sortes de méthodes ou de règles pour éviter de les voir surgir de manière intempestive.

Les métamorphoses inattendues de la raison ne sont jamais gratuites elles comblent les insuffisances du rapport à la réalité. Ainsi, quand le rapport à la réalité est fort et équilibré, grâce à un système de notions qui décrit et explique tout, quand les hommes s'accordent sur ses principes, les métamorphoses ne sont pas nécessaires. Les cultures bureaucratiques produisent des rapports, des doctrines, des calculs, rarement des fictions ou des mythes. La métamorphose est un art des cultures où le système de notions est sujet à quelque crise, où il est nécessaire de penser une réalité non encore maîtrisée qui déborde, de plusieurs côtés, nos moyens intellectuels et pratiques. Et qui, [209] de ce fait, provoque une incertitude croissante sur le monde où l'on vit et au-delà. On comprend du même coup que ce fonds irrationnel qui se manifeste à travers les métamorphoses de notre pensée, dont on a souvent pressenti la présence, mais surtout la puissance, fascine. Il serait plus juste de dire qu'il hante, et les sciences humaines s'y sont intéressées dès leur début.

Si nous osions aller jusqu'au bout de notre idée, dans ce livre destiné aux étudiants en premières années d'études, nous dirions que les sciences humaines ont commencé par être des sciences de l'irrationnel. Elles continuent à l'être même aujourd'hui, en particulier l'anthropologie et la psychologie sociale (Moscovici, 1988). Afin de rendre cette idée plus claire, on peut, naturellement, dessiner un contraste. D'un côté, la science de l'économie a pour fondement et pour fil conducteur une notion : le choix rationnel. Pourquoi les hommes font-ils des choix rationnels sur le marché lorsqu'ils achètent une maison au lieu d'acheter trois voitures, par exemple, et dans quelles conditions optimisent-ils leurs choix ? Voilà la question à laquelle l'économie cherche une réponse. Mais il est impossible d'envisager une telle question lorsqu'on se demande pourquoi les individus croient à leur immortalité, invoquent la date de naissance pour expliquer le caractère, ou se déclarent prêts à mourir pour leur patrie. On peut même avancer qu'ils ne cherchent pas un motif rationnel pour être sûrs de leur croyance, ou pour sacrifier leur vie en un geste que d'autres jugent héroïque.

Qu'ils en soient conscients ou non, les individus dans la vie ordinaire, voire les héros, font des choix irrationnels. Ils le font même parfois de manière délibérée. Lorsqu'une personne va consulter une voyante sur ses chances de trouver du travail au lieu de consulter un expert en statistiques économiques, lorsqu'un directeur d'entreprise utilise la numérologie pour sélectionner ses cadres au lieu d'un test de personnalité, ils savent qu'ils ont opté pour une démarche pouvant avoir beaucoup de justifications, mais dépourvue de justification rationnelle. Nous dirons au contraire que ces personnes optent pour la voyance ou pour la numérologie parce qu'elles sont non rationnelles. Ce mode d'option que Tertullien a rendu célèbre, à la fin du IIe siècle de notre ère, s'affiche à travers cette phrase : « Le fils de Dieu est mort : il faut le croire parce que c'est absurde. Ayant été enterré, il a ressuscité : ceci est certain, puisque c'est impossible. »

Cette préférence pour l'absurde chez des êtres raisonnables surprend toujours lorsqu'on s'en aperçoit et provoque même le scandale. Henri Bergson (1976) l'a exprimé en termes aussi exacts que virulents :

Le spectacle de ce que furent les religions, et de ce que certaines sont encore, est bien humiliant pour l'intelligence humaine. Quel tissu d'aberrations ! L'expérience a beau dire « c'est faux » et le raisonnement « c'est absurde », l'humanité ne s'en cramponne que davantage à l'absurdité et à l'erreur. Encore si elle s'en tenait là ! Mais on a vu la religion prescrire l'immoralité, imposer des crimes ! Plus elle est grossière, plus elle tient matériellement de place dans la vie d'un [210] peuple. Ce qu'elle devra partager plus tard avec la science, l'art, la philosophie, elle le demande et l'obtient d'abord pour être seule. Il y a de quoi surprendre, quand on a commencé par définir l'homme comme un être intelligent (Bergson, 1976, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, p. 105).

On est surpris de voir l'importance que prend chez tout un chacun ce que le philosophe allemand Karl Jaspers nommait « la faculté de croire à l'absurde », et combien nous sommes disposé selon le mot de Max Weber au sacrifice de notre intellect. Or savoir pourquoi les hommes font des choix irrationnels et les optimisent, malgré tout ce qui devrait les en dissuader, voilà le fondement et le fil conducteur de quelques sciences de l'homme, dont la psychologie sociale en premier lieu. On pourrait continuer sur ce thème. Mais il est une question plus urgente qui en appelle bien d'autres. En quoi consiste un choix irrationnel, comment le reconnaître ? Pourquoi fait-on plutôt un choix irrationnel qu'un choix rationnel ? Inquiétante, très inquiétante question pour la science qui voudrait la justifier.

1.2. Les erreurs magiques

Nous n'avons aucune compétence dans le domaine de la magie et ne livrons que des impressions : de tels systèmes d'idées et de pratiques, dans une civilisation comme la nôtre, et sans doute aussi dans les civilisations d'autrefois et d'ailleurs, sont conçus par des personnes qui veulent obtenir des effets puissants par des moyens faibles. Favorisées par des réussites aléatoires, elles parviennent à croire et à faire croire qu'elles ont un savoir et une compétence. Ajoutons que le fait de trouver ce genre de systèmes un peu partout a incité les premiers anthropologues à faire l'inventaire des notions et des pratiques de la magie ; ils ont dépensé un zèle et une érudition immenses à réunir les superstitions primitives, à les classer et à leur chercher une explication. Le Rameau d'or de Frazer (1890-1915) est un classique de l'anthropologie qui décrit le monde de la magie populaire en Europe, en Asie et en Afrique avec un talent littéraire qui le rend vraisemblable à défaut d'être vrai. Frazer est le premier a avoir cherché à en donner non une explication, mais une psychologie fondée sur la théorie des associations. Supposant que les êtres humains ont formé leurs croyances et bâti leur image du monde par association d'idées, il a tenté de rendre compte de la richesse inégalée des données ethnographiques concernant les étranges croyances et pratiques de la magie en invoquant les erreurs faites en la matière par les primitifs :

Si nous analysons, écrit-il, les principes de pensée sur lesquels se fonde la magie, nous trouverons probablement qu'ils se ramènent à deux : d'abord le semblable produit le semblable, ou un effet ressemble à sa cause ; et ensuite les choses qui ont été en contact entre elles continuent à agir l'une sur l'autre à distance lorsque le contact physique a été rompu. Le premier principe, on peut le nommer loi de similitude ; le second, loi de contact ou de contagion. Du premier de ces principes, [211] à savoir la loi de similitude, le magicien infère qu'il peut produire n'importe quel effet désiré en l'imitant tout simplement ; du second, il infère que, quoi qu'il fasse à un objet matériel, ceci affectera également la personne avec qui l'objet a été une fois en contact, qu'il ait ou non formé une partie de son corps (Frazer J.G. (1913), The Golden Bough, Londres, Mac Millan, p. 121).

En d'autres mots, nous pouvons dire que tous les actes de magie reposent sur l'une ou l'autre ou sur les deux lois d'association psychologique des idées. C'est là, pensons-nous, un mode scientifique, objectif de penser. Mais l'idée d'objets qui sont semblables ou contigus s'unit, dans l'esprit primitif, à la notion qu'il existe entre eux un lien réel. C'est ainsi, par l'emploi erroné et non scientifique de l'association, que Frazer explique l'attachement de l'esprit primitif aux prétentions bizarres de la magie. Dans cette explication, ainsi que le fait remarquer l'anthropologue anglais Gellner (1992), « la magie a effectivement tort par définition : lorsque des hommes emploient correctement l'association d'idées, ce qu'ils font cesse d'être de la magie et devient de la science » (op. cit., p. 35).

La parenté intellectuelle de la magie et de la science, du magicien primitif et du savant européen, est bien connue et fondamentale dans la théorie de Frazer. Tous deux procèdent suivant la même loi mentale et opèrent sur la nature inanimée. Qu'est-ce donc qui les distingue, puisque l'un comme l'autre obéit aux mêmes principes de raisonnement ? Tout simplement le fait que le primitif et sa magie commettent des erreurs, n'appliquent pas correctement ces principes pour se guider dans l'action et faire usage des informations disponibles. Et ce, selon Frazer, parce que le magicien primitif, contrairement au scientifique moderne, n'analyse jamais le processus d'inférence sur lequel est fondée sa pratique. Il ne réfléchit jamais aux règles abstraites que ses actes impliquent. Bref, l'idée même de science est absente de son esprit sous-développé.

On peut se demander, ainsi que le fait Frazer, pourquoi, dans ses rares moments de réflexion, l'homme primitif ne décèle pas les sophismes de la magie. Sa réponse est que le but d'une action magique est atteint tôt ou tard par un processus naturel. On invoque la pluie ou le vent qui souffle en les imitant dans une cérémonie, et même si on ne les voit pas venir immédiatement, il tombera néanmoins de la pluie, le vent soufflera le lendemain ou dix jours plus tard. Il sera donc possible d'interpréter la séquence temporelle comme une séquence causale. Par l'un de ces paradoxes qui abondent dans l'histoire des sciences, même si cette explication de la pensée primitive, de la magie, a été abandonnée, la logique de l'explication elle-même a gardé son emprise. Pour la simple raison que la psychologie des associations est toujours là, et bien vivante.

[212]

2. Mentalité logique
et mentalité prélogique


2.1. De Frazer à Lévy-Bruhl

Le grand ouvrage de Frazer consiste en une série de descriptions destinées à rendre plus plausible la différence entre le monde primitif et le nôtre, à transmettre au lecteur l'impression d'être confronté à la magie sans la médiation d'une analyse détaillée. Tout le récit de la vie de ces peuples inconnus, mais exotiques, est une succession d'estampes - certaines très brèves comme l'image fugace d'un paysage - qui composent une grande mosaïque : l'humanité envoûtée par ses propres superstitions. Chaque tableau présente un fragment de l'histoire de quelque personnage mythique, qui commence et finit de façon arbitraire, sans épouser strictement l'épisode complet. Le lecteur européen se sent à la fois proche et loin des hommes et des femmes qui habitent ce monde peuplé de miracles, de charmes, de guérisons imaginaires et de fabulations transmises de génération en génération. Néanmoins, c'est le collage des épisodes et des estampes, cette dispersion d'exemples arbitraires, qui a certainement suscité le doute sur les explications qui défilent dans le livre de Frazer, sans qu'on puisse se concentrer sur aucun d'eux ni l'approfondir, étourdi par le désordre du récit. Et, selon le témoignage de Wittgenstein, cette hâte à vouloir accumuler les erreurs des primitifs provoque à la fois étonnement et méfiance.

2.1.1. La théorie de Lévy-Bruhl

Nous pouvons supposer que telle fut la réaction de Lévy-Bruhl (1951) qui entreprit d'en faire la critique, puis de reformer notre vision du monde primitif. Il commença par poser qu'on ne peut pas, ainsi que le faisaient les anthropologues anglais de l'époque, expliquer les phénomènes sociaux par les lois de la pensée individuelle - leurs propres lois - qui résultent de circonstances différant de celles qui ont façonné les esprits que l'on cherche à saisir. Ces anthropologues supputent la manière dont eux-mêmes seraient parvenus aux croyances et aux pratiques de la magie primitive, et supposent donc que ces peuples les ont atteintes précisément par les mêmes démarches. Lévy-Bruhl affirme qu'il faut au contraire s'efforcer de mettre entre parenthèses, dans la mesure du possible, ses propres catégories mentales, ses croyances et ses sentiments, et chercher à se rapprocher des catégories mentales des hommes et des femmes dont parlent les documents, à capter les traces de leurs croyances et de leurs sentiments. En d'autres mots, il faut s'attacher, sans idée préconçue, à l'étude des civilisations primitives, de leurs pratiques magiques et religieuses, de leurs institutions et des représentations dont ces pratiques et institutions sont tirées. C'est seulement à cette condition que la vie mentale des primitifs ne sera plus interprétée d'avance comme une forme rudimentaire de la nôtre. Elle nous apparaîtra, alors, comme une vie mentale complexe et développée [213] à sa façon. C'est une vue profonde qui demande de ne voir dans le primitif que le primitif qu'il est, et non un civilisé en défaut et qu'on ne définit que par ce qu'il n'est pas encore ou ne pourra jamais être tout à fait.

C'est une vue, nous le répétons, qui mérite d'être soulignée et qui devrait être enseignée plus largement aux étudiants en psychologie qui veulent se consacrer à l'étude des groupes sociaux différents, des enfants ou des malades mentaux. Lévy-Bruhl soutient qu'il ne sert à rien de vouloir expliquer la pensée primitive en fonction de la psychologie de l'individu :

Des données essentielles du problème étant négligées, l'échec est certain. Aussi bien, peut-on faire usage, dans la science, de l'idée d'un esprit humain individuel, supposé vierge de toute expérience ? Vaut-il la peine de rechercher comment cet esprit se représenterait les phénomènes naturels qui se passent en lui et autour de lui ? En fait, nous n'avons aucun moyen de savoir ce que serait un tel esprit. Au plus loin que nous puissions remonter, si primitives que soient les sociétés observées, nous ne rencontrons jamais que des esprits socialisés, si l'on peut dire, occupés déjà par une multitude de représentations collectives, qui leur sont transmises par la tradition et dont l'origine se perd dans la nuit des temps (Lévy-Bruhl, 1951, Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, PUF, p. 14).

Par conséquent, certains modes de représentations, donc certaines façons de penser, appartiennent à certaines sociétés ou cultures. Comme sociétés et cultures varient, il en sera de même des représentations, et, par suite, de la pensée des individus. Chacune a ses institutions et ses coutumes distinctives, c'est-à-dire la mentalité qui lui est propre. En tenant compte, pour changer, de leurs différences et non pas de leurs ressemblances, on peut distinguer deux types extrêmes : d'une part la mentalité prélogique des peuples primitifs, et d'autre part la mentalité logico-scientifique des civilisés. Lévy-Bruhl ne veut pas dire que les primitifs sont incapables de penser avec cohérence, mais seulement que leurs croyances, en général, ne tiennent pas au regard de la pensée critique des scientifiques. Cela ne signifie nullement que ceux qu'on nomme primitifs sont dénués d'intelligence et commettent des erreurs ; au contraire, c'est nous qui ne saisissons pas leur façon de raisonner et leurs croyances. En découle-t-il que nous soyons incapables de suivre leur pensée ? Point du tout, car elle n'est pas dépourvue de logique. Mais notre difficulté à suivre leur raisonnement et à comprendre leur pensée vient de ce qu'ils partent de prémisses différentes des nôtres, lesquelles nous semblent absurdes. Par exemple, il semble bien que, pour les soi-disant primitifs, il n'y a pas de mort naturelle : toute mort est provoquée par une autre personne, un ennemi en somme. Leur prémisse nous paraît absurde, parce que nous partons de la prémisse que la mort naturelle est première. Donc, si nous arrivons à des conclusions différentes, ce n'est pas parce que le primitif raisonne mal et que nous raisonnons bien, mais parce que nos principes sont opposés.

[214]

2.1.2. Quelques principes à retenir


Résumons-nous en quatre points :

1. Pour comprendre les croyances magiques ou religieuses, il convient d'examiner les représentations partagées par la collectivité au lieu de se concentrer sur celles des individus.

2. Ces représentations correspondent à une société et à une culture qui adoptent une certaine façon de penser et de percevoir le monde, bref, qui possèdent une mentalité propre.

3. S'agissant de représentations, il faut considérer les croyances et les raisonnements dans leurs relations entre eux, opposés à des croyances et des raisonnements pris isolément. Ou, pour employer un terme de la logique d'aujourd'hui, il faut les envisager de manière holistique. Et, ainsi que l'écrit Evans-Pritchard (1945), Lévy-Bruhl « fut un des premiers, sinon le premier, à souligner que les idées des primitifs, qui nous semblent si étranges, et parfois en vérité stupides, quand on les considère en tant que faits isolés, ont une signification quand on y voit les parties d'un ensemble d'idées et de comportements dont chaque partie a une relation intelligible aux autres » (op. cit., 86). Ainsi, la plupart des erreurs qui ont été attribuées aux primitifs n'en sont plus dès qu'on les envisage dans le contexte des représentations qui orientent la pensée des hommes et des femmes vivant dans ces cultures.

4. Tous les hommes, quelle que soit la civilisation à laquelle ils appartiennent, ont les mêmes fonctions mentales et sont capables des mêmes opérations logiques. Si on constate toutefois qu'ils pensent de manière différente, ce n'est pas par impuissance à les mettre en œuvre, et ce n'est pas non plus une limitation de leur intelligence. Il faut chercher les raisons de cette différence dans les représentations sociales de leur culture qui les orientent dans des directions différentes et dans la liaison entre ces représentations qui a sa propre logique. Pour mieux souligner l'opposition entre Frazer et Lévy-Bruhl de ce point de vue, nous pouvons exprimer les choses de la manière suivante. Frazer affirme que le primitif se trompe dans les raisonnements qu'il fait en tirant les conclusions des informations qui lui parviennent de la réalité. LévyBruhl soutient que les primitifs, comme les civilisés à la rigueur, raisonnent de la même façon. Mais ils partent de « théories » différentes pour expliquer la réalité. Et si la « théorie » inculquée au primitif par sa société est erronée du point de vue factuel, ses conclusions le seront aussi, même s'il raisonne de manière impeccable.

Chaque psychologue social réfléchira avec profit sur ces quatre points, car ils n'ont rien perdu de leur actualité. Ils permettent de comprendre pourquoi [215] un domaine qui est apparu dans notre science, celui de là cognition sociale, n'a pas connu de véritable essor.

2.2. Représentations mystiques
et représentations scientifiques


Lévy-Bruhl ne s'est pas limité à des remarques critiques sur ces prédécesseurs ou contemporains. Il a étudié, d'une façon extraordinairement fine, la mentalité prélogique des soi-disant primitifs. Il a décrit ensuite leurs représentations collectives en tant que mystiques, donc imperméables à l'expérience et échappant à toute vérification. On est en peine de préciser ce qu'il entendait par « mystique ». L'interprétation la plus prudente serait de dire qu'il désignait par ce mot la croyance à des forces, des influences et des actions que les sens ne perçoivent pas. Un homme primitif voit sans doute un objet comme nous le verrions nous-mêmes, mais sa perception diffère de la nôtre. Lorsque son attention se fixe sur cet objet, l'idée mystique qu'il associe à l'objet intervient et le transforme profondément, de sorte que ses propriétés ne sont plus les mêmes. Les primitifs, comme les civilisés, voient par exemple une ombre. Mais lorsque ceux-là disent qu'une personne perçoit son ombre et la reconnaît pour son âme, c'est que sa croyance dans l'âme est contenue dans la définition qu'il donne de l'ombre. Alors que, pour nous, l'ombre n'est qu'une privation de lumière.

Quels que soient nos efforts, nous ne pourrions rendre plus concrètes les idées de Lévy-Bruhl sans entrer dans un exposé détaillé des matériaux ethnographiques, ce que nous ne pouvons pas faire dans ce chapitre. Mais nous voudrions suggérer une analogie familière, sans offenser quiconque. Il y a, dans le contraste entre représentation mystique et représentation scientifique, des aspects que nous pouvons saisir si nous pensons au contraste entre la théorie psychanalytique et la théorie behavioriste ou cognitiviste. L'analogie éclaire le fait qu'une représentation mystique et la psychanalyse mettent l'accent sur des forces intérieures, alors qu'une représentation scientifique comme le behaviorisme et le cognitivisme est concernée par les forces extérieures. Ces instances immatérielles, changeantes, mobiles comme le vif-argent, et pourtant efficaces, tels l'inconscient, le complexe, comme le mauvais oeil ou le démon des représentations mystiques, sont inobservables. Elles sont expressément barrées par la référence à l'ordinateur et au comportement qui reconnaissent seulement des instances observables.

Nous arrivons à l'essentiel. Les représentations mystiques des soi-disant primitifs ont en commun de ne pas prendre la peine d'éviter les contradictions. Parfois même, elles transgressent les exigences logiques à cet égard, comme le font peintres et poètes ou encore les médias, et, ne l'oublions pas, nos rêves. Elles sont prélogiques simplement parce que la liaison qui les unit s'écarte de la loi majeure de la logique : ne pas se contredire. Mais cela ne signifie pas que le lien entre ces représentations se fasse au hasard des associations. [216] Elles obéissent à une loi que Lévy-Bruhl nomme la loi de participation mystique. Suivant celle-ci, une personne ou un objet peut être à la fois soi-même et quelqu'un, quelque chose d'autre. Par exemple, chez certains peuples, un animal peut participer d'une personne ; chez d'autres, les individus participent de leurs noms, donc ils ne les révèlent pas, car un ennemi pourrait les entendre et aurait ainsi à sa merci le propriétaire du nom. Ailleurs, un homme participe de son enfant, avec pour conséquence que, si l'enfant souffre d'une maladie, c'est lui qui prend le médicament à la place de l'enfant. Toutes les participations forment ainsi un système de catégories dans lequel les hommes et les femmes des civilisations traditionnelles se meuvent et façonnent leurs perceptions, leurs réactions émotionnelles et leurs actions réciproques. Touche par touche se complète le tableau de cette mentalité primitive qui a inspiré la psychologie de l'enfant d'un Piaget et celle de la culture d'un Vigotzky. En même temps, l'hypothèse intolérable de deux rationalités spécifiques, l'une de la culture traditionnelle et l'autre de la culture moderne, acquiert une certaine vraisemblance. Mais pas suffisamment pour emporter la conviction. Inclinons toutefois pour cette hypothèse, tout en sachant que sur elle plane un doute que l'on n'a pas le moyen d'écarter.

À partir des éléments présentés, on peut esquisser une conclusion sommaire. Frazer et Lévy-Bruhl ont tracé des voies d'approche vers les magicologies, les formes de vie mentale, exotiques à nos yeux, des cultures sans science ni technique. La première revient à les expliquer par des erreurs et des confusions entre le réel et l'imaginaire. La seconde consiste à chercher dans ces magicologies les indices d'une structure et d'une règle que la culture impose à ses membres, de même que notre culture nous impose la règle de non-contradiction dans la vie publique. Si les prétendus primitifs ne lui portent pas la même attention que nous, ce n'est pas qu'ils méconnaissent la règle de non-contradiction, mais parce que leur culture leur en impose une autre qui est la règle de participation. Cela n'a rien de mystérieux, ni de solennel. Il y a des cultures qui demandent à leurs membres de manger élégamment avec leurs mains, tandis que d'autres exigent qu'on manie avec un art consommé le couteau et la fourchette pour atteindre le même but. En conséquence leurs façons de vivre diffèrent totalement. Mais cela ne veut pas dire que ceux qui mangent avec les mains ne pourraient pas, même si cela leur répugne, utiliser le couteau et la fourchette, et vice versa. En somme, Lévy-Bruhl nous enseigne le sens des différences entre mentalités, différences qui sont profondes mais non pas exclusives. Comme elles ne peuvent pas s'exclure, il estime que la mentalité logique ne délogera jamais la mentalité prélogique :

Par suite, la pensée logique, écrit-il, ne saurait jamais être l'héritière universelle de la mentalité prélogique. Toujours se maintiendront les représentations collectives [217] qui expriment une participation intensément sentie et vécue, et dont il sera impossible de démontrer soit la contradiction logique, soit l'impossibilité physique. Même, dans un grand nombre de cas, elles se maintiendront, parfois fort longtemps, malgré cette démonstration. Le sentiment vif d'une participation peut suffire, et au-delà, à contrebalancer la force de l'exigence logique. Telles sont, dans toutes les sociétés connues, les représentations collectives sur lesquelles reposent nombre d'institutions, et en particulier beaucoup de celles qu'impliquent nos croyances et nos pratiques morales et religieuses (Lévy-Bruhl, 1951, Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, PUF, p. 452).

La remarque est pleine de sens. Il est facile, en usant de la rhétorique et en réveillant un positivisme qui ne sommeille jamais, de présenter la cognition comme protégée de l'affectivité et du social. C'est l'attitude qui prévaut, en ce moment, chez quelques psychologues sociaux. Mais ce texte sourd et jauni nous rappelle à l'expérience du bon sens.

3. Logique des experts
et prélogique des « novices »


3.1. Explications et attribution des causes

De nos jours, le débat s'est déplacé loin de Frazer, de Lévy-Bruhl et de leurs contemporains. Les participants aux nombreuses controverses sur la rationalité ou les rapports entre logique et science populaire prennent maintenant pour point de départ Fodor, Kuhn ou Stich. Pourtant, une bonne part de ces débats semble se dérouler dans le vide : ils ne portent pas directement ni suffisamment sur le problème, posé par Lévy-Bruhl, du rapport entre connaissance et croyance, magie et science, ou encore culture traditionnelle et culture moderne. Plusieurs raisons incitent en fait à donner un tour nouveau au problème et à la manière de l'aborder :

1. Frazer, Lévy-Bruhl et leurs contemporains comparent ce que l'on peut appeler la pensée « officielle » des cultures, regroupant la religion, la magie, la science ou tous les savoirs, croyances et pratiques, codifiés et sanctionnés par les institutions respectives. Or, de même que les règles de la méthode scientifique n'expriment pas ce que font les scientifiques au cours de leur activité de recherche, les maximes et les explications magiques ne disent pas comment pense le magicien et pourquoi lui et les membres de son groupe ont foi en sa pratique.

2. Il existe sans doute une dissymétrie entre les termes qui sont comparés lorsque l'on pose, d'un côté, la culture prétendument primitive et, de l'autre, la culture moderne. Dans la première, on considère des croyances et des pratiques plus ou moins partagées par l'ensemble ou une partie du groupe. Alors que, dans la seconde, on tient pour représentatif de l'ensemble un [218] domaine de savoirs - la science -, propre à une élite dont la logique et le langage restent éloignés de la grande masse de la société. Pour en livrer des images, on compare le faiseur de pluie mélanésien à Einstein. Rien d'étonnant si l'on observe une différence tranchée entre l'un et l'autre. Mais il est fort probable que cette différence disparaîtrait si l'on analysait le mode de pensée du « primitif » moyen et du « civilisé » moyen, aux prises avec les tâches de leur existence quotidienne.

3. Indépendamment de ces questions concernant la pensée « officielle » et la dissymétrie des termes de comparaison entre sociétés, le problème de Lévy-Bruhl se pose en termes tranchés « à l'intérieur » d'une seule société, c'est-à-dire la nôtre. Il suffit de parcourir les livres ou les revues à grand tirage pour se rappeler qu'une dualité subsiste entre médecine douce et médecine organique, croyances magiques et croyances scientifiques, croyances traditionnelles et croyances modernes, etc. On a souvent l'impression que ces différences ne comptent pas, n'enlèvent rien à l'affirmation que notre culture est à prédominance scientifique et rationnelle. Cette caractérisation a beau sous-estimer la distinction existant entre les représentations scientifiques et les représentations du sens commun (Moscovici, 1961), il n'en reste pas moins que cette distinction est fondamentale pour qui veut comprendre les fonctions mentales des hommes.

4. Enfin, la manière de définir la rationalité elle-même et son critère a évolué. La rationalité classique est, comme chacun sait, déterministe. Elle isole la non-contradiction à titre de critère des opérations logiques et intellectuelles. Or, la rationalité contemporaine de la science elle-même se veut statistique et se donne pour critère la probabilité. Ce changement profond affecte la place que nous reconnaissons au désordre, à l'incertitude et le sens que prend l'information. On comprend alors que la non-rationalité apparaisse de nos jours comme une violation des raisonnements statistiques et des lois de prohabilité.

Examinons maintenant la portée plus générale de ces différents facteurs. En particulier, leur portée sur les recherches qui ont été menées pour étudier les opérations mentales du « civilisé moyen » devant résoudre des problèmes de sens commun. À cet effet, on procède à une distinction entre le « novice » et l'« expert » du point de vue de la connaissance de l'un ou l'autre, relative aux règles de la logique ou de la statistique. Ils sont opposés comme un scientifique « amateur » ou « intuitif » l'est au scientifique professionnel, le premier utilisant la science populaire et le second la science savante (Moscovici et Hewstone, 1984).

De toute évidence, cette différence reproduit de manière suggestive dans notre culture la différence supposée entre les cultures traditionnelles et la culture moderne. À ceci près que dans la plupart de ces expériences la norme [219] de rationalité à laquelle obéit l'expert est celle exprimée par les règles de probabilité. Autrement dit, il considère la possibilité que, même dans les affaires humaines, un hasard est la condition des régularités que l'on observe et qui guide son jugement suivant la fréquence des événements qu'il relève. En d'autres mots, les opérations mentales correctes sont celles de ce qu'on pourrait appeler l'homme statistique. S'il en est ainsi, c'est parce que, à partir du XXe siècle, les lois statistiques sont prises pour modèle dans tous les domaines, l'intelligence incluse (Hacking, 1990). Nous n'excluons pas la possibilité que ces recherches soient abordées de manière anthropologique, ce qui n'a pas été fait jusqu'à présent, à de rares exceptions près (Schweder, 1977).

Dans une de ces formules dont il avait le secret, Mauss écrivait que la magie est une variation sur le thème de la causalité. Or le thème de la causalité a fait l'objet d'une admirable série de recherches. Kelley (1967) qui en est l'initiateur suppose que les gens raisonnent à la manière de savants naïfs. C'est-à-dire que leur esprit travaille sur le modèle statistique de l'analyse de variance que chacun de nous apprend au cours de ses études. Pour expliquer un phénomène ou un événement donné, les scientifiques recherchent une variation de deux événements concomitants dans leurs données. Ils veulent retrouver les cas où A vient avant B et varie toujours en même temps que B et seulement avec B, de façon à pouvoir conclure que A est la cause de B. De façon semblable, en expliquant pourquoi d'autres personnes agissent, aiment, sont au chômage, etc., les gens sont censés obtenir trois informations : la consistance du comportement de l'acteur - agitil toujours de la même façon dans d'autres situations et à d'autres moments ? -, le caractère distinctif du comportement - l'acteur est-il seul à se conduire de la sorte ? - et enfin le consensus - comment d'autres personnes se comportent-elles dans la même situation ?

Prenons un exemple. Supposons que, dans le cours de psychologie sociale, le professeur Dupont critique la théorie des représentations sociales, et qu'un étudiant vous demande pourquoi. Selon Kelley, il vous faudrait vous assurer s'il est dans les habitudes du professeur Dupont de critiquer presque chaque théorie. Dans ce cas, vous en concluriez probablement que le professeur Dupont est un esprit très critique. Supposons que vous découvriez, en assistant à d'autres cours, que presque tout le monde critique la théorie des représentations sociales. Vous pourriez alors soutenir que cette théorie n'est pas très attrayante et ne rallie guère les suffrages. Enfin, si le professeur Dupont ne critique que la théorie des représentations sociales et que personne d'autre ne la critique, vous en déduiriez sans doute que ce comportement hautement distinctif résulte de quelque prise de position particulière du professeur vis-à-vis de la théorie en question : elle lui déplaît profondément.

Mais est-il vrai que les individus se représentent les choses selon cette méthode statistique, comme le suggère Kelley ? Il est hors de doute qu'ils [220] raisonnent ainsi en de nombreuses occasions. C'est du moins ce que nous apprennent certaines expériences, dont celle de McArthur (1972) est le prototype. À titre d'exemple, il examine la phrase suivante : « John rit du comédien. » Ce rire peut être causé par quelque chose qui tient à la personne (John), aux conditions (les circonstances dans lesquelles John rit) et au stimulus (le comédien). Les variables indépendantes constituent les trois façons possibles pour une personne de considérer la variation des effets :

  • la variation par rapport à d'autres personnes qui expriment un jugement sur la situation, donc le consensus existant à propos de cette information ;

  • la variation dans le temps, par exemple pour savoir si John rit en d'autres circonstances, donc la consistance de l'information ;

  • la variation à propos du stimulus, pour savoir si le rire est associé par exemple aux conditions ou à d'autres stimuli, donc le caractère distinctif de l'information.

L'expérience de McArthur (1972) a montré que c'est bien le cas et que, en général, pour attribuer une cause au rire de John, les gens utilisent les trois sortes d'information. Par la suite, on s'est rendu compte que cette conclusion est moins vraie lorsque les gens doivent extraire les différentes sortes d'information du cours normal des événements. On s'aperçoit, en particulier, qu'ils ne sont pas toujours très habiles à évaluer la covariation entre les événements. Leur réussite dépend pour une bonne part du fait qu'ils ont ou non les représentations sociales appropriées concernant le sens des effets observés. Ainsi, par exemple, Golding et Rover (1972) ont montré que des suppositions faites sur les causes d'un comportement spécifique ont amené des observateurs à voir des variations concomitantes dans les données alors qu'elles n'existaient pas, et à négliger des variations concomitantes dans le temps.

Avant de continuer, il faut souligner que, malgré les différences entre telle ou telle expérience, la perspective d'ensemble n'a pas été sérieusement écornée. Du moins jusqu'au jour où l'on s'est penché sur le fait suivant : si vous observez le comportement ou les événements qui affectent la vie d'une personne, vous vous trouverez souvent devant un dilemme. Pour l'illustrer, supposons que vous discutiez le cas d'un étudiant qui n'a pas réussi à un examen oral. Il se trouvera toujours des étudiants pour attribuer cet échec à son travail insuffisant, à sa timidité devant l'examinateur, ou même à son manque de dons rhétoriques. Tandis que d'autres insisteront sur la sévérité de l'examinateur, la malchance, ou sur le fait que cet étudiant devait gagner sa vie et n'a donc pas eu assez de temps pour se préparer à l'examen. Chacun connaît une foule d'exemples de ce genre : une femme qui doit expliquer l'inconduite de son mari, une mère, les difficultés de ses enfants, des amis, les petites trahisons qui jalonnent une longue amitié.

Or la majorité écrasante des études décrites par Nisbett et Ross (1980), dans leur livre consacré au jugement humain, montre que nos explications sont sujettes à l'erreur. Non pas n'importe quelle erreur, mais celle qui consiste [221] à surestimer l'importance des facteurs personnels ou internes par rapport aux facteurs situationnels ou externes lorsqu'on explique les motifs d'un comportement social (voir chapitre 7). C'est la raison pour laquelle, en expliquant pourquoi Pierre est au chômage ou ne réussit pas à ses examens, on a tendance à invoquer des traits de personnalité (il est paresseux, distrait, il ne cherche pas de travail) plutôt que des facteurs situationnels (l’examen est trop difficile, il n'y a pas de travail dans la région). Cela peut amener les gens à croire qu'il y a plus de consistance entre motifs et comportement qu'il n'en existe en fait. Une expérience astucieuse de Ross et al. (1977) illustre jusqu'à quel point l'influence des rôles sociaux est sous-estimée lorsqu'on explique l'attitude et le comportement de quelqu'un. Dans une condition de leur expérience, ils mettent en scène un jeu de questions et réponses en assignant au hasard aux sujets un des deux rôles possibles : celui de meneur de jeu dont la tâche consiste à préparer des questions difficiles à l'intention du candidat ; celui de candidat ayant pour tâche d'y répondre. Un observateur qui est le sujet naïf assiste à ce jeu et évalue ensuite les connaissances générales du meneur de jeu et du candidat.

Ces deux rôles façonnent bien évidemment le comportement des participants. Le meneur de jeu est vu comme ayant tendance à poser des questions plutôt difficiles, basées sur des connaissances ésotériques, comme dans l'émission de Philippe Bouvard, Les grosses têtes, du type : « En quelle année est mort Thomas Jefferson ? » « Qui a gagné le Tour de France en 1946 ? » Rien qu'en posant de telles questions, le meneur de jeu passe pour un aigle, tandis que le candidat qui se voit confronté à ces questions surprenantes a de fortes chances de ne pas savoir répondre à toutes. Ce qui l'amène à être jugé incompétent, sinon inculte. Des résultats du même ordre ont été obtenus par Ross et al. (1977). Les observateurs ont jugé que les meneurs de jeu avaient beaucoup plus de connaissances que les candidats. Jugement d'autant plus étonnant que les rôles avaient été distribués au hasard, ce que n'ignoraient pas les observateurs. Mais ces derniers n'ont pas tenu compte de l'influence des rôles sociaux en portant un jugement sur les participants au jeu de questions et réponses, de sorte qu'ils ont attribué leurs remarques à des facteurs personnels.

Si cette erreur fondamentale ne se produisait que dans des cas semblables à celui-ci, elle ne serait pas très grave. Cependant ses implications vont loin. Considérons une réaction très courante envers un acteur qui joue un rôle de « traître » ou d'assassin. Beaucoup de personnes le détestent ou se conduisent de manière agressive envers lui. Ou bien pensons au jugement que l'on porte sur certains chômeurs : « Ils profitent des indemnités ; s'ils s'en donnaient la peine, ils trouveraient du travail. » Ces deux jugements pourraient être corrects ; mais il est plus vraisemblable qu'ils représentent la tendance à expliquer les actes des gens par leur personnalité en négligeant les facteurs dus à la situation. Quelle que soit son importance, il n'en reste pas moins que l'insistance sur cette erreur fondamentale d'attribution a eu un effet [222] pervers en psychologie sociale. Elle a en effet incité les chercheurs à s'intéresser surtout aux déviations cognitives. Ce que Ross (1977) reconnaissait volontiers en écrivant :

Un des buts de la recherche et de la théorie contemporaines qui acquiert une importance croissante n'est pas les schèmes logiques qui facilitent la compréhension du consensus et le contrôle social effectif ; bien au contraire, ce sont les sources des biais ou des distorsions systématiques du jugement qui conduisent le psychologue intuitif à mal interpréter les événements, donc à se comporter d'une façon qui est mal adaptée sur le plan personnel, pernicieuse sur le plan social, et qui intrigue souvent le psychologue social lorsqu'il cherche à comprendre un tel comportement (Ross, 1977, « The intuitive psychologist and his shortcomings » in L. Berkowitz (Ed.) Advances in Fxperimental Social Psychology, New York, Academic Press, 10, p. 181).

Cela ne nous étonne guère que des psychologues sociaux aient fait leur ce but. Dès l'instant où ils ont posé comme prémisse que l'on peut expliquer les formes de pensée sociale à partir de la pensée individuelle (Wyer et Srull, 1986), ils ont suivi, logiquement, la voie de Frazer. Or celle-ci amène à considérer que les hommes, novices, dans la vie ordinaire accomplissent les mêmes opérations mentales que les experts, en psychologie par exemple, mais nécessairement moins bien que ceux dont c'est la profession. Et de la même façon que Frazer supposait que les « primitifs » forment leurs croyances magiques et religieuses par induction à partir de l'observation des phénomènes naturels, les psychologues sociaux, suivant la théorie des cognitions sociales, supposent que les « civilisés »forment leurs croyances dans la vie courante, expliquent les comportements d'autrui de manière inductive, autrement dit, à partir de l'observation de ces comportements et des informations dont ils disposent.

Il s'ensuit que, si les gens commettent cette erreur fondamentale qui consiste à expliquer les événements et les actes par une cause personnelle au lieu d'une cause situationnelle, la raison en paraît évidente : ils se trompent dans l'application des règles statistiques. Donc ce sont de mauvais statisticiens. Qui pourrait le nier ? Encore faudrait-il s'assurer que les lois des opérations mentales sont des lois de nature statistique, et que les individus se font une opinion sur les comportements ou les relations d'autrui de manière inductive. Ce dont on est moins certain. Quoi qu'il en soit, on peut néanmoins dire que le « civilisé », comme le soi-disant primitif, préfère les explications en termes personnels aux explications en termes impersonnels.

3.2. Raisonnements, probabilités et heuristiques

Nous ne pouvons pas jeter sur le monde et sur les hommes qui l'habitent le regard de Dieu qui voit tout. Prenons donc un exemple simple : l'achat d'une machine à écrire. Nous n'en connaissons pas le fonctionnement dans tous ses [223] détails. Et personne n'a sans doute estimé le taux de réparation qu'entraîne ce modèle particulier. L'opinion que nous nous faisons de cette machine dépend de nos préférences personnelles et aussi de nos limitations. Tout ce que l'on en sait provient de la publicité qui en a été faite, non sans quelque exagération. Si quelque chose d'aussi familier que l'achat d'une nouvelle machine à écrire peut exiger autant d'informations, imaginons la difficulté qu'il peut y avoir quand il s'agit de prendre des décisions plus importantes : inscrire un étudiant en thèse, choisir un ami, entreprendre un voyage. Dans tous ces cas, nous sommes obligé de tirer parti des informations dont nous disposons. Autrement dit, nous devons raisonner en utilisant des raccourcis et des procédures accélérées, donc employer des heuristiques.

Une heuristique est une stratégie simple, mais souvent seulement approximative, pour faire face à une situation ou résoudre un problème. En voici quelques exemples : « Si une équation se trouve dans un manuel de physique, elle doit être correcte » ; « Plusieurs paires d'yeux voient mieux qu'une seule » ; « Si une personne est bronzée, c'est qu'elle a passé ses vacances dans le Midi ». Les heuristiques ne requièrent guère de raisonnements, il suffit de choisir la stratégie appropriée et d'en faire l'application directe au problème à résoudre. On peut les opposer à un raisonnement plus élaboré qui nous amène à considérer un problème sous plusieurs angles différents et à pondérer le plus grand nombre d'informations possible avant de tracer les diverses solutions dans tous leurs détails. Examinons donc les deux catégories d'heuristiques les plus fréquentes : celle de la représentativité d'abord, celle de la disponibilité ensuite.

3.2.1. L'heuristique de la représentativité

Selon Tversky et Kahneman (1974), qui ont proposé le terme, l'heuristique de la représentativité utilise la similitude ou ressemblance entre deux objets pour en inférer que le premier objet agit comme le second. Ainsi nous savons que des vêtements de qualité supérieure sont souvent de prix élevé. Si nous regardons deux chemises dans une vitrine, le prix de l'une est plus élevé. Est-elle meilleure que l'autre ? Certainement puisqu'un prix plus élevé est, par convention, un attribut des produits de qualité. En général, cette heuristique s'applique lorsque nous avons à établir si un objet ou un événement appartiennent à une catégorie donnée. Par exemple, il s'agit d'émettre un jugement de probabilité dont la teneur est la suivante : « Quelle est la probabilité pour que l'objet X appartienne à la classe Y ? »« Quelle est la probabilité pour que l'événement X produise l'événement Y ? » En répondant à de telles questions, les gens sont enclins à considérer la probabilité comme une fonction du degré auquel X est représentatif de Y suivant un trait choisi. Quand X est représentatif de - et semblable à - Y, la probabilité que X appartienne à la classe Y est forte. Inversement, elle est faible s'il n'est pas jugé représentatif ou semblable. Mais pour donner une réponse correcte dans ces circonstances, [224] il faut avoir une idée de la fréquence avec laquelle l'objet ou l'événement se produit et savoir jusqu'à quel point, précisément, il est représentatif de la population. Par exemple, savoir si une jeune femme blonde a plus de chances d'être suédoise que tunisienne dépend d'une certaine idée concernant la fréquence des blonds dans les populations respectives.

Or, au grand étonnement des chercheurs (Kahneman et Tversky, 1972; Tversky et Kahneman, 1974), on constate que le plus souvent les gens ne tiennent pas compte de cette probabilité de base, d'abord, ni de la fréquence des occurrences, ensuite. De telles erreurs ne sont pas seulement répandues parmi la population en général, mais aussi parmi les psychologues expérimentaux. En général, on se fie davantage à une ressemblance même vague qu'à la fréquence effective d'un comportement ou d'un type de personne dans la population. La première information que nous recueillons au sujet d'une personne - sexe, race, charme sexuel, statut social - est d'habitude traitée comme représentative. De nombreuses recherches ont montré que la plupart des gens jugent hâtivement que les gens beaux ont plus de succès, sont plus sensibles, plus chaleureux et de commerce plus agréable que ceux dépourvus de beauté. Les personnes qui ont un statut social élevé, comme le montrent leurs vêtements et leurs manières, sont respectées et tenues en grande estime. Les magazines à grand tirage ou les instituts de beauté, en se fondant sur ces erreurs heuristiques, expliquent à leurs clients comment en tirer parti : en portant des vêtements à la mode, en ayant la coupe de cheveux et le maquillage appropriés qui rehaussent leur charme personnel.

Allons plus loin. Il semble qu'il suffise parfois d'un seul événement frappant pour qu'il soit par la suite considéré comme représentatif de la population dans laquelle il s'est produit, à condition de manifester une irrégularité, de présenter un caractère extrême. Par exemple, quand se vérifie une suite d'événements dans laquelle manquent des configurations de caractère systématique, elle semble aux yeux des individus représentative de la causalité, et est donc jugée plus probable. Quand on demande aux sujets d'une expérience de considérer le cas des familles ayant six enfants (trois garçons et trois filles), et qu'on leur présente deux séquences dans lesquelles garçons et filles se suivent ainsi : 1) G G G F F F ; 2) F G G F G F, ils retiennent comme étant plus probable la seconde séquence ; la première leur semblant, parce que régulière, moins représentative de la causalité. Or, du point de vue statistique, on sait qu'il n'y a aucune différence entre les deux séquences qui ont à peu près la même probabilité de se manifester.

En un mot, nous avons tendance à juger la probabilité d'après la ressemblance et non pas la ressemblance à partir de la probabilité. Nous reviendrons sur ce point.

[225]

3.2.2. L'heuristique de la disponibilité

L'heuristique de la disponibilité se rapporte en général à la tendance que nous avons de juger les événements comme fréquents, probables ou efficaces sur le plan causal, dans la mesure où ils sont facilement disponibles dans notre mémoire. Plus exactement, dans la mesure où les exemples ou associations liés à tels objets ou tels événements viennent à l'esprit de la personne qui perçoit cet objet ou cet événement. Pour quel motif l'individu fait-il ce type de raisonnement ? Avant tout, parce qu'il part de la supposition que, si les exemples de la classe d'objets ou d'événements dont on veut estimer la fréquence viennent à l'esprit avec une facilité particulière, c'est qu'ils doivent exister en grande quantité. Point n'est besoin d'insister sur la parenté entre cette heuristique de la disponibilité et la seconde loi d'association des idées, l'association par contiguïté.

Prenons par exemple un cas très fréquent, celui des comportements extrêmes. On dit souvent qu'ils prennent un « poids » plus grand lorsqu'il s'agit d'évaluer une personne ou un groupe. C'est ce qu'ont cherché à établir Rothbart et al. (1978) dans une expérience où ils présentent aux sujets un groupe de cinquante personnes en leur demandant d'évaluer la taille de celles-ci. Pour tous les sujets, la distribution de fréquence des tailles a une moyenne égale à 1,75 m, avec 20% d'individus dont la taille dépasse 1,80 m. Pour la moitié des sujets de cette expérience, les personnes-stimuli dont la taille est supérieure à 1,80 m dépassent seulement de peu cette mesure. Dans l'autre condition, les 20% de personnes-stimuli ont une taille qui dépasse de beaucoup 1,80 m. Après la présentation dans un ordre aléatoire des cinquante personnes-stimuli, les sujets doivent estimer le pourcentage de personnes dont la taille dépasse 1,80. Les sujets de la deuxième condition, où il y a une plus grande fréquence de tailles extrêmes, fournissent une estimation significativement plus élevée de personnes dont la taille est supérieure à 1,80 m, par rapport aux sujets de l'autre condition qui ont observé une série de tailles modérées. En vérité, la fréquence des événements extrêmes est perçue comme étant plus grande que celle des événements « modérés ». En particulier, on a tendance à estimer la fréquence des personnes ayant des attributs physiques extrêmes comme plus grande que celle du même nombre de personnes dont les attributs physiques ne sont pas extrêmes.

Dans une seconde expérience, les mêmes auteurs fournissent aux sujets des informations à propos des membres de deux groupes ; elles concernent le fait que divers membres sont accusés de quelque délit. Le matériel expérimental est établi de telle façon que la fréquence des comportements illégaux soit la même dans les deux groupes ; mais, dans un des groupes, la gravité des délits est plus grande. Quand les sujets sont invités à mentionner successivement les informations relatives aux deux groupes, ils surestiment la fréquence des cas de criminalité dans le groupe où les délits sont plus graves.

[226]

En tenant compte de l'heuristique de disponibilité, on comprend que les exemples les plus frappants, les crimes ou délits les plus graves, aient suscité une association forte entre la mémoire des actes et le jugement porté sur eux.

Sans vouloir tirer des conclusions trop hâtives de cette expérience et de bien d'autres (Arcuri, 1985) qui la confirment, nous sommes amenés à penser aux effets de la télévision. Si l'on veut comprendre de quelle manière la télévision sélectionne ses informations, il faut partir de la vieille loi de Park. Elle énonce que l'information doit surprendre. Par exemple, si un chien mord un homme, ce n'est pas une nouvelle. Mais si un homme mord un chien, alors c'en est une. Il découle de cette loi, et on peut l'observer, que la télévision sélectionne des cas extrêmes et surtout des cas extrêmes négatifs puisque, nous le savons par ailleurs, les informations dissonantes et négatives ont des effets cognitifs plus marqués. Il est avéré que nous serons plus impressionnés si l'on nous montre dix jeunes habitants d'un immeuble en train de commettre une agression que si l'on nous montrait les soixante autres jeunes habitant le même immeuble en train de regarder tranquillement un match de football. À la lumière de ces expériences, nous voyons, en outre, que les jugements des téléspectateurs sur tous les jeunes gens qui habitent cet immeuble seront plus extrêmes. Et nous savons maintenant pourquoi il ne peut en être autrement. Ceci nous éclaire sur la manière dont les médias peuvent contribuer à la formation de l'opinion publique vis-à-vis d'une personne ou d'un groupe.

Vous vous demandez sans doute si la même heuristique intervient dans les relations interpersonnelles. Oui, assurément. Et elle ne peut intervenir que dans un sens « égocentrique », puisque ce sont les choses nous concernant qui nous sont les plus disponibles au moment de juger la fréquence de certains actes. Ross et Sicoly (1979) distribuent à 37 couples de conjoints un questionnaire comportant une première série de questions dans lesquelles ils demandent séparément à chaque membre du couple d'indiquer le degré de responsabilité qu'il s'attribue en rapport avec vingt activités quotidiennes diverses : qui prépare les repas, nettoie la maison, décide des dépenses, etc. La seconde partie du questionnaire demande au sujet de donner des exemples de contribution aux activités prises une à une, en le priant de se rappeler soit son propre comportement, soit celui de son conjoint.

Sur les 37 couples que comporte l'étude, on voit que, dans 27 cas, chaque conjoint surestime sa propre responsabilité dans 16 des 20 activités considérées. Chacun se rappelle mieux sa propre contribution que celle de son conjoint. De plus, on relève une corrélation tout à fait remarquable entre la contribution propre et la surestimation de l'attribution de responsabilité. À l'évidence, ce genre de biais est courant dans la plupart des relations entre parents et enfants, professeurs et élèves, amis, etc. Il faudrait s'en souvenir aux moments délicats que traverse toute relation.

Quoi qu'il en soit, nous observons que le raisonnement des « novices » que nous sommes tous dans un domaine ou un autre tend à négliger le taux [227] de fréquence d'un acte, par exemple, les corrélations entre les événements et leur « poids ». Ce raisonnement est donc la plupart du temps biaisé, confondant des impressions intérieures avec des faits extérieurs. En général, nous semblons transgresser les règles de probabilité et tenons assez peu compte des informations statistiques. De sorte que nous faisons souvent des inférences peu rationnelles. Nous concluons avec une précipitation dangereuse, ou bien nous nous laissons gouverner par les cas extrêmes. Cette vision un peu noircie de l'esprit humain, certains la rejettent et y voient, comme le philosophe américain Dennett (1989)

[...] une illusion engendrée par le fait que ces psychologues essaient délibérément de créer des situations qui provoquent des réponses irrationnelles... et comme ce sont de bons psychologues, ils parviennent à leurs fins. Personne n'engagerait un psychologue pour prouver que les gens choisiront un congé payé plutôt qu'un séjour d'une semaine en prison si on leur offre un choix éclairé. Du moins pas dans les départements de psychologie les plus réputés (op. cit., p. 52).

Ces remarques comportent une part de vérité, mais elle n'est pas considérable. La vérité est que la plupart de ces expériences se dispensent d'envisager le contexte du jugement et la signification qu'il revêt pour celui qui l'exprime. Mais ce n'est pas une raison suffisante pour ne pas tenir compte de ce qu'elles nous apprennent sur nos biais intellectuels et leurs causes. Cela peut être tenu pour certain d'après la réflexion et l'expérience quotidienne. De plus, il faut reconnaître que ces erreurs sont courantes. Il n'est assurément pas aisé d'expliquer pourquoi nous utilisons ces heuristiques ou commettons des erreurs. Il est vraisemblable, ainsi que nous l'avons indiqué il y a déjà longtemps (Moscovici, 1961), que trois facteurs entrent en ligne de compte dans notre jugement :

1. Une pression sociale s'exerce sur nous, nous obligeant à faire des inférences sans avoir le temps de réfléchir posément aux problèmes.

2. La plupart d'entre nous ne disposent guère de connaissances ou d'informations suffisantes lorsqu'il s'agit de se former une opinion ; et dès que s'offre une possibilité de suppléer à ce manque, dès que nous vient à l'esprit un proverbe ou un préjugé, par exemple, nous nous en saisissons promptement pour en tirer profit.

3. Enfin, et ce n'est pas la moindre raison, nos paroles, nos représentations ou nos métaphores nous dirigent plus vite vers une conclusion que nos réflexions. C'est pourquoi il n'est pas faux, en un sens, de dire que « notre bouche pense plus vite que notre cerveau ».

Mais il n'est pas exclu que les trois facteurs que nous venons d'énumérer correspondent à une exigence plus profonde de la société, cherchant à se prémunir [228] contre des changements brusques et des mouvements intempestifs d'opinion. On dit depuis longtemps que notre pensée, surtout notre pensée sociale, tend à conserver son acquis, à préserver les connaissances, les normes, les croyances et les explications qui existent déjà. À travers tous nos exemples, nous avons constaté que la première information reçue est presque toujours la plus efficace ; les catégories de la mémoire facilement disponibles sont utilisées à l'excès dans la formation des croyances ; les heuristiques sont souvent employées à mauvais escient par exagération des ressemblances. Ainsi le monde social se maintient à titre de lieu stable et prévisible. C'est là une possibilité qui mériterait davantage que ces commentaires frustes.

4. Conclusion

Quel que soit le destin de ces explications, revenons, pour terminer, à la comparaison qui nous occupe. Et notamment à l'analogie profonde qui existe entre les deux lois d'association des idées et les deux heuristiques utilisées pour traiter les informations. Il y a d'ailleurs entre elles plus qu'une analogie, puisque les unes et les autres partagent une même vision de la psychologie humaine. C'est-à-dire une psychologie qui considère qu'idées ou cognitions sont de nature « atomistique » et sont combinées de manière empirique par l'individu. Dans l'anthropologie de Frazer, cet individu est incarné par le magicien primitif, et, pour une partie de la psychologie sociale d'aujourd'hui, par le scientifique naïf ou le novice, selon l'expression consacrée. À la lumière de nombreuses expériences menées de façon rigoureuse, on constate que nos contemporains « civilisés » commettent à peu près les mêmes erreurs que les magiciens primitifs. Selon les psychologues sociaux Fiske et Taylor, les êtres humains - mais il serait plus exact de dire nous en tant qu'êtres humains - sont avares sur le plan cognitif. Cela signifie que nous cherchons toujours à conserver notre énergie mentale en simplifiant les problèmes complexes, en négligeant une partie de l'information afin de réduire nos charges cognitives, ou bien en utilisant à l'excès une autre partie de l'information pour nous épargner de nouvelles recherches. Sous cet angle, et pour des motifs analogues, nous serions aussi prélogiques que l'étaient les prétendus primitifs rencontrés au siècle dernier par les missionnaires et les anthropologues.

Mais notre prélogique est-elle la même que la leur ? Du point de vue des lois de l'association des idées, nous dirions que oui. Mais en creusant un peu plus la question, il faudrait nuancer cette réponse. À la lecture des observations et des analyses des savoirs et des pratiques magiques d'autrefois, tout le monde semble d'accord pour dire qu'ils expriment une propension à croire que tous les actes et tous les événements ont une cause. Bergson résume cette propension par la formule : « Il n'y a pas de hasard. » Autrement dit, il ne se passe rien qui ne soit déterminé, et même surdéterminé. Faut-il entendre de la même manière le biais des « civilisés » ? On ne s'est pas posé cette [229] question, parce qu'on n'a pas rapproché les résultats de l'anthropologie de ceux de la psychologie, mais ce n'est pas une raison pour ne pas lui chercher une réponse.

La conjecture que nous proposons est la suivante. Chacun sait que la science classique suppose que nous pouvons connaître le mouvement d'un corps ou d'un système individuel et, à partir des conditions initiales, expliquer ce mouvement et prévoir l'évolution du système. Or l'introduction des lois de probabilité dans la thermodynamique, la biologie, etc., a été motivée par le fait qu'on ne peut pas connaître les conditions initiales et le mouvement d'un objet ou d'un système individuel, par exemple d'un atome. En revanche, elles nous permettent d'expliquer et de prévoir le mouvement d'un grand nombre d'individus, telles une quantité importante d'atomes, une population d'animaux ou une foule d'individus. Cela étant, on pourrait dire que le « novice » ou le scientifique « intuitif »commet l'erreur de raisonner sur les individus ; il croit pouvoir expliquer ou prévoir leurs comportements, alors qu'il devrait envisager ceux d'un grand nombre, d'une masse, seuls susceptibles d'un traitement statistique. Le fait est que nous ne pouvons passer de la connaissance des individus à celle de leur ensemble, ni l'inverse. En paraphrasant Bergson, on pourrait dire que le « novice » est prélogique parce que, pour lui, « il n'y a pas de grand nombre », car celui-ci est hors d'atteinte et ne le concerne pas dans la vie ordinaire. En bref, il n'est pas exclu que tous les hommes soient prélogiques dans la vie quotidienne, mais pas de la même façon dans toutes les cultures.

Une question reste sans réponse : pourquoi avons-nous ces biais ou commettons-nous ces erreurs ? La plupart des psychologues sociaux ont pensé un moment (Nisbett et Ross, 1980) que cela est dû à la limitation cognitive de notre cerveau lorsqu'il traite de l'information. Mais on a abondonné cette explication au fur et à mesure que l'on a abandonné le modèle de cognition sociale, pour deux raisons : parce qu'on ne pouvait ni rendre compte de cette irrationalité systématique des individus, ni montrer sa spécificité psychosociale. Selon Western (1991) :

Les modèles principaux employés par les chercheurs en cognition sociale se sont appuyés, de façon typique, sur les résulats de recherches appliquant des méthodes utilisées en science cognitive pour étudier la cognition sociale, par exemple la présentation aux sujets de listes d'adjectifs ou de brèves vignettes, substituant un contenu social à un contenu non social. Cependant une telle procédure n'est valable que si l'on suppose précisément ce que l'on a d'abord besoin de démontrer, c'est-à-dire que, dans la vie réelle, la cognition sociale ne diffère que sur des points mineurs de la cognition non sociale et peut donc être facilement étudiée en employant les mêmes méthodes. Si, dans la vie quotidienne, la cognition sociale s'applique de façon primordiale à des personnes réelles au sujet desquelles on a une grande variété de sentiments et une quantité considérable de connaissances antérieures, alors les études utilisant des vignettes ou des adjectifs [230] peuvent s'avérer avoir une validité écologique des plus limitées (Western, 1991, « Social cognition and object relations », Psychological Bulletin, p. 439).

On peut sans doute expliquer la nature de ces erreurs et de ces biais en tenant compte des représentations sociales sous-jacentes (Moscovici, 1992) et de la différence entre celles-là et les représentations scientifiques, donc à la fois des modes de raisonnement des individus et de ce sur quoi ils raisonnent. Si cette interprétaiton est juste, alors il faudrait conclure que le problème n'est pas tant qu'il existe un mode de pensée « expert » et normal et un autre mode « naïf » (Hogarth, 1981 ; Smith et Kida, 1991) erroné et biaisé. Bien que, dans n'importe quelle culture, il existe deux types de savoirs, deux modes de pensée non seulement différents en degré mais aussi en qualité. C'est une interprétation que nos recherches autorisent. Toutefois, à ce stade de notre connaissance, il faut rester prudent. Et ce d'autant plus que très peu de psychologues sociaux seraient prêts à y souscrire.

Serge Moscovici

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 11 février 2015 7:53
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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