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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Serge Moscovici, HOMMES DOMESTIQUES ET HOMMES SAUVAGES. (1979)
Préliminaires


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Serge Moscovici, HOMMES DOMESTIQUES ET HOMMES SAUVAGES. Paris: Christian Bourgeois, Éditeur, 1979, 238 pp. Collection Cibles. 1re édition: Union Générale d’Éditions, 1974. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation accordée par l'auteur le 1er septembre 2007 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Préliminaires


Comment se fait-il que beaucoup d'entre nous se sentent aujourd'hui concernés par le naturalisme ? Pourquoi est-il toujours la tache aveugle de notre culture, le passager clandestin de notre histoire ? Chacun des trois textes ici réunis touche à ces questions.

Le premier, en essayant de décrire, d'éclairer les traits complexes et fascinants qui font du naturalisme une force de subversion et de découverte. On le connaît, certes, surtout grâce à l'acharnement mis à discréditer sa vision, aux tentatives répétées de le détruire ou de le faire taire. Seule diffère ici ou là l'étiquette - « dionysien », « cynique », « millénariste », « romantique », « anarchiste », « mystique », « extrémiste » - apposée pour jeter la suspicion sur son pouvoir et sa cohérence, face au bon sens, à la tradition et au progrès. Pour tout dire, on le présente chargé de déraison, de démesure et de désordre. Le plus souvent, après avoir fait donner contre lui la garde de la morale et de la science, on le dissimule, en croyant qu'une fois disparu de notre regard il finira bien par disparaître de notre mémoire, de notre sensibilité, de notre réalité. Tirant ainsi le rideau sur la face cachée et sauvage d'une humanité dont le lot est visible et domestique.

Le temps est venu de le reconnaître pour ce qu'il est : le principal courant antagonique à partir duquel et contre lequel se dressent de grands pans de nos philosophies, religions ou sciences. Au-delà des changements de langage ou de structure, on est frappé par la ténacité avec laquelle il resurgit et se reforme à toutes les époques de la civilisation, la vigueur avec laquelle il les parcourt comme le mouvement le plus populaire et le plus charnel dont sortent entièrement renouvelés l'existence quotidienne, la politique, la connaissance, l'art et les valeurs. Gardant intact son pouvoir d'entraîner dans un maelström d'expériences [10] concrètes la masse des idées pétrifiées et des réalités ossifiées ; de briser le voile de l'apparence en lui posant, chose scandaleuse, les questions qu'on est convenu de ne pas poser ; de rafraîchir l'atmosphère psychique et sociale en ouvrant la joyeuse circulation des énergies humaines accaparées, verrouillées avec rime et raison, gaspillées toutefois sans rime ni raison dans l'insatiable chaufferie des institutions. Miroir de la vie aperçue à travers la redécouverte du corps, des sens et de la société incarnée en chacun, il n'a cessé de devancer son temps, de se rebeller contre son temps, de tenir en éveil les hommes du temps.

Sur le fond de cette reconnaissance, dont l'intérêt est tout autre que rétrospectif, j'irai plus loin, rassemblant ses fragments pour en extraire la totalité de sa vision du monde et des hommes. Certains ont beau s'en détourner avec véhémence, de nombreux autres, en revanche, savent, et ce depuis des millénaires, que si cette vision passait dans les faits, alors, et seulement alors, le monde et les hommes seraient transformés. Ceci m'amènera à préciser la direction neuve qu'il a prise récemment et qui, à travers flux et reflux, de mineur qu'il était, en fait un courant majeur de la société.

Le deuxième texte, en portant un regard, qui se veut dénué de toute indulgence, sur la part du naturalisme - et la question du rapport à la nature - dans le croît de la théorie marxiste. Et, en parallèle, sur les liens du naturalisme et du socialisme. Cette part est de fondation et ces liens sont organiques. Leur polémique commune vise toujours les moyens par lesquels les hommes sont domestiqués, la vie qui leur est promise, volée, la richesse intellectuelle et matérielle détournée par le concept et l'argent. Polémique, donc, contre:

- les inégalités, les contraintes tapies dans les rapports sociaux venus au jour, avec promesse de les effacer ;

- la division des travaux physiques et mentaux et la coupure entre l'existence de travail et le reste de l'existence ;

- le penchant à la vie séparée et la prolifération des interdits qui isolent et opposent ;

- la rupture du lien à la nature, à l'exubérance du monde sensible et aux excès du corps, mortifiés et refoulés vers la zone du passé, du dangereux, de l'inférieur.

Ensemble, naturalisme et socialisme exaltent la vie en tant que valeur suprême, l'excès en tant qu'ouverture vers une autre façon d'être et de produire, le particulier en tant que terrain solide de la vraie connaissance. Ensemble, ils combattent le sédentaire, l' « esprit misanthrope et désincarné » (Marx) porté à la rétention, l'universel qui n'est à personne, le grand loup déguisé qui dérobe dans l'abstraction [11] des concepts le contact au réel, dévore la perception directe et la violence colorée des phénomènes.

Certaines clartés mettent longtemps à percer. La propension, qui fait florès, à chantourner le marxisme et le socialisme en un système comparable à d'autres systèmes, à le vouloir aussi scientifique, plus scientifique, suivant la règle de la science en vigueur, et non pas autrement scientifique, a eu et aura toujours pour effet de produire un marxisme dédoublé et un socialisme dédoublé. Effet nécessaire - qui l'ignore ? - puisque cette règle travaille partout à couper la pensée et le réel en deux mondes séparés. Dans le premier monde, nous agissons, nous sentons, nous vivons, nous mourons, nous faisons notre petite et notre grande histoire. Dans le second monde, on agit, on sent, on meurt, on est fait par la petite et par la grande histoire, en tant que pièce d'un immense automate. Toutes les choses y ont leur place, les hommes aucune.

Ceci a lieu en sciant une branche sur laquelle ils sont assis : le naturalisme. Otez-le du marxisme : ce n'est plus une vérité aux dents longues mais une des théories philosophiques et économiques qui, depuis deux siècles, portent le plus beaux râteliers de la raison. Retirez-le du socialisme : sans son esprit de vertige, de création immédiate, vous n'avez plus qu'une formule sociale, une religion du progrès, en cadence, de l'histoire. Du reste, une fois cette soustraction opérée, si la présence de l'un ou de l'autre cause encore de l'inquiétude, elle ne fait plus de révolution. La preuve ? Quelles sont les révolutions qui nous importent en ce moment ? Toutes celles qui ont ignoré les dogmes, toutes celles qui ont pris des raccourcis au lieu de suivre la ligne générale, toutes celles qui ont tiré leur savoir et leur efficacité d'une observation particulière des mécanismes collectifs et politiques. La part du courant naturaliste, ce qu'il a jadis figuré et ce qu'il continue à figurer dans les régions de l'Orient ou de l'Occident où ces révolutions ont eu lieu, est grande, ses traces durables.

Pourtant, au lieu de le considérer d'un regard neuf à la lumière des expériences récentes, on couvre d'anathèmes sa volonté de provoquer des passions généralisées, d'ancrer la pratique des idées au plus profond et au plus près de chacun. « De quel passé venez-vous ? » lui demande-t-on, laissant entendre qu'il est le porte-parole désordonné d'hommes et de modes de vie désuets, en voie de disparition. On ne veut pas entendre que les hommes en voie de disparition, rejoints par les hommes en voie d'apparition, dressés contre qui les oblige à disparaître et qui les empêche d'apparaître, donc tous ceux qui veulent renaître et naître ont clairement posé la question : « Vers quel avenir allez-vous ? »

[12] Mieux, on ostracisme le naturalisme, on en fait le repoussoir, le monde à l'envers, parce que son enthousiasme et son inquiétude absolue, ses initiatives perturbent, grains de sable tombés dans la machine du jeu social presse-bouton qui se joue d'isoloir à isoloir, sans chercher à comprendre d'où il tire son énergie, quelles sont ses raisons d'être parmi nous depuis si longtemps.

Pour résumer : on lui dessine une figure déconfite ou dégradée, et puis on le pend en effigie. Étrange conduite ! Du même souffle on l'abat et on le rend possible. Drainer de la mémoire, de l'histoire, de la pratique des mouvements sociaux ce que le naturalisme a de propre et de nécessaire prive ces mouvements de leurs éléments les plus enracinés, ceux qui touchent le plus vivement la majorité des hommes. Préparant, en même temps, le sol de sa remontée, afin de tarir la sécheresse, de recouvrer - le besoin s'en fait vite sentir - cette mémoire, cette histoire, cette pratique où il baigne, sève de la conscience collective. Tenir sur lui un discours vidé de réalité, bordé de convention - de nos jours, une certaine science, parlant marxien, s'en arroge le droit - dessine sa réalité qui déborde les conventions, creuse le lit où il trouve sa place et se répand comme le désir de vivre. Sa force et sa signification sautent aux yeux, lave bouillante qui noie les monstres froids.

À cette phase des sciences, des techniques et des progrès, beaucoup de gens ont du mal à se le représenter inclus dans l'épure de l'action et de l'histoire à venir. Au contraire il est là et bien là pour rajeunir la palette de l'action et rafraîchir les couleurs de l'histoire, provoquer les évolutions même dans les sociétés qui se croient le plus à l'abri. Que nous le jugions bon ou mauvais, que ses perspectives nous plaisent ou nous déplaisent, il s'agit d'une force effective. Voilà pourquoi nous sommes en situation de rouvrir le débat à son propos et d'examiner - je me propose de le faire - sur quoi ce débat porte.

Le troisième texte, enfin, rassemble, sur le terrain rocailleux des controverses actuelles, les éléments avant-coureurs d'une anthropologie, j'ose le dire, naturaliste. La connaissance des phénomènes biologiques, du monde animal, des communications entre les hommes et l'environnement, vient d'être secouée, sous nos yeux, par des bouleversements d'envergure. Partout où nous avions l'habitude de voir une rupture d'évolution, nous constatons une évolution de ruptures ; partout où nous mettions « ou », nous commençons à mettre « et » ; les rapports d'inclusion permutent avec les rapports d'exclusion ; partout où nous étions accoutumés de dresser des barrières, nous commençons à jeter des ponts : la barrière, notamment, entre le primitif [13] et le civilisé, n'a pas plus de raison d'être maintenue que celle entre le normal et l'anormal. Surtout, la vision de la société et de la nature comme deux ordres de réalités alliés et non plus ennemis, ouverts l'un vers l'autre et non plus dissociés, la vision de l'homme et de l'animal possédant en commun nature et société et différant uniquement par les modalités de cette possession, conduit à chercher une manière neuve de comprendre et de vivre ce qu'en termes désuets mais justes nous croyons être la nature humaine. D'y voir un sujet d'étude pour l'anthropologie, à égalité avec la culture.

En même temps, les cloisons rigides entre les sciences biologiques et les sciences sociales chancellent, se trouent, deviennent perméables. Le transport des idées, des faits, des méthodes d'un compartiment à l'autre, qui avait lieu uniquement par contrebande afin d'échapper à l'oeil sévère de la police épistémologique, devient licite et il est même encouragé. Ce réchauffement d'atmosphère, ce marché commun intellectuel participe à coup sûr au mouvement général d'hybridation et de décloisonnement des sciences. Mais, dans ce cas précis, c'est bien l'impossibilité de garder l'ossature des concepts existant depuis environ trois siècles, d'endiguer la vaste mutation en cours, qui en est le moteur principal. Et qui laisse en panne nos métaphysiciens, nos sociologues et nos anthropologues, autant dire beaucoup d'entre nous, il n'y a aucune honte à le reconnaître.

C'est pourquoi j'ai dressé une liste d'hypothèses et un tableau de comparaisons qui pourraient déboucher sur une conception plus riche de la nature de l'animal et de l'homme, du passage du premier au second. Toutefois, c'est probablement une nouvelle science, mieux apte à saisir un réseau de phénomènes à la fois social et biologique, travaillant dans des conditions exigeant davantage de proximité - l'éthologie en est un exemple - davantage de lucidité sur l'interférence de celui qui connaît avec ce qu'il connaît, qui réalisera le panachage des sciences actuellement communiquantes et permettra d'épanouir la conception en question.

Il s'agit - dois-je l'ajouter ? - d'un brouillon-projet, faisant écho à d'autres brouillons-projets, écrit comme tel, laissant aux interrogations et aux intuitions plus de place qu'aux réponses et aux déductions. Aussi bien les premières sont l'essentiel, puisque, en matière de connaissance, c'est au niveau du projet que tout se gagne et tout se perd.

Mais à quoi bon prolonger ces préliminaires ? Entrons tout de suite dans le vif du sujet.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 23 septembre 2010 7:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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