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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Serge MOSCOVICI, “L’homme en interaction: machine à répondre ou machine à inférer.” Un chapitre publié dans l’ouvrage sous la direction de Serge Moscovici, INTRODUCTION À LA PSYCHOLOGIE SOCIALE. TOME I. Les phénomè-nes de base, Chapitre 2, pp. 59-81. Paris: Librairie Larousse, 1972, 325 pp. Collection: Sciences humaines et sociales. [Autorisation accordée par l'auteur le 1er septembre 2007 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[3]

L’HOMME EN INTERACTION:
MACHINE À RÉPONDRE
OU MACHINE À INFÉRER
.”

Par Serge Moscovici

Un chapitre publié dans l’ouvrage sous la direction de Serge Moscovici, INTRODUCTION À LA PSYCHOLOGIE SOCIALE. TOME I. Les phénomènes de base, Chapitre 2, pp. 59-81. Paris : Librairie Larousse, 1972, 325 pp. Collection : Sciences humaines et sociales.


2.1. La psychologie du sens commun [59]
2.2. Partager les émotions [63]
2.2.1. Activation du système sympathique
2.2.2. Manipulation de l'information dite « exacte »
2.2.3. Création d'un contexte cognitif
2.2.4. Mesures
2.2.5. Résultats
2.3. Les règles d'induction quotidiennes [69]
2.4. La transformation de la quantité en qualité [77]
2.5. Remarques finales [80]
Références bibliographiques [81]

[59]

2.1. La psychologie
du sens commun


Le point de départ de l'étude de la société est la société. La plupart des psychosociologues en ont jusqu'à présent jugé autrement. Mais, puisqu'il ne s'agit point ici de réfléchir sur ce qui aurait dû être fait, mais d'instruire de ce qui a été fait, il est préférable d'en tirer la meilleure partie, en attendant un changement d'orientation et de conjoncture. Ce chapitre porte sur le processus d'attribution qui, comme on le verra, est encore une fois en psychologie sociale un phénomène interindividuel. Ses prolongements psychosociaux sont toutefois intéressants et indubitables. En quoi est-il donc possible de tirer, grâce à son analyse, un meilleur parti du savoir existant ? Eh bien, en ce qu'au-delà du domaine technique sur lequel on reviendra, il soutient une question concernant la définition du sujet social, de l'homme mis en rapport avec l'environnement ou avec un autre homme. La plupart des théories présentent l'individu comme une machine à apprendre, à répondre à un stimulus, à un milieu bien formé, à généraliser un comportement d'un objet à un autre, à discriminer deux objets selon une dimension qui leur a été indiquée, les autres hommes à qui il a affaire n'étant considérés qu'en objets stimulés ou donnés quelconques du milieu; machine à réagir, machine passive donc. Les étudiants regardant à ce qu'on leur enseigne en psychologie et à la façon dont ils sont enseignés, sauront d'eux-mêmes en trouver les exemples nécessaires pour illustrer ce modèle. Pourtant, intuitivement, nous savons que tout organisme est actif, travaille à satisfaire de nombreux besoins dont celui d'activité, et qu'il essaye toujours d'aller au-delà du donné. Il fait des hypothèses, recherche des significations, transforme les objets, corrige les déséquilibres de son univers de vie, et jusqu'à un certain point, le constitue. Le sujet sur lequel on travaille dans les expériences, enfermé dans un laboratoire, harnaché, instruit, obligé d'appuyer sur un bouton, est supposé avoir la tête « vide » - la fameuse « boîte noire » des behavioristes. En vérité, ce sujet mène une double vie; d'un côté, il exécute ce qui lui est demandé, et d'un autre côté, il élabore sa petite théorie intérieure sur l'expérience, [60] sur l'expérimentateur, s'ennuie ou s'amuse. L'expérimentateur, quant à lui, semble ignorer cette dualité ou fait comme si elle n'existait pas. Le savant, c'est lui : il lui revient donc de définir la réalité. Mais nous sommes tous des savants, et, chaque individu, dans le cadre de vie qui lui est assigné ou qu'il a choisi, se forge sa propre doctrine à propos de ce qui lui arrive ou de ce qui arrive à d'autres. Les stratèges « de café » qu'on le veuille ou non sont des stratèges; ils imaginent des offensives, se mettent à la place de l'adversaire, dressent des plans de bataille, soupèsent les conséquences de leurs actions imaginaires. Cette production intellectuelle est, dans la société, extraordinaire. Elle ne s'arrête jamais : entre la théorie scientifique et le rêve, les formes intermédiaires qu'elle revêt sont innombrables. Le champ des représentations sociales, des systèmes intellectuels collectifs élaborés en vue de la communication dans la vie quotidienne, se découpe avec netteté sur le fond de cette activité; œuvre de sujets sociaux désireux de conférer un sens aux événements, aux comportements et aux échanges avec autrui. Parmi les plus familiers de ces processus de mise en œuvre des représentations, figure le processus d'attribution. Il consiste à émettre un jugement, à inférer « quelque chose », une intuition, une qualité, un sentiment sur son état ou sur l'état d'un autre individu, à partir d'un objet, d'une disposition spatiale, d'un geste, d'une humeur. Une telle attribution a lieu au moment d'un conflit ou lorsqu'une incertitude pèse sur l'environnement : ce que l'inférence introduit alors, c'est un élément de cohérence et de stabilité (Heider, 1959). Les Romains avaient, par exemple, l'habitude d'observer, avant une expédition militaire importante, le vol des oiseaux et d'y voir, selon la direction que prenaient ces derniers, un signe de bon ou de mauvais présage pour leur entreprise. Les pratiques divinatoires révèlent qu'outre ce processus d'anticipation et d'interprétation la causalité joue un rôle important dans l'attribution : c'est parce que les Romains avaient une conception du monde où les dieux tenaient une place fondamentale qu'ils pouvaient, en retour, interpréter un événement comme le signe de l'appui que ceux-ci accorderaient ou refuseraient à leur entreprise (Cohen, 1962). La superstition et la magie se justifiaient aux époques préscientifiques dans la mesure où elles étaient un complément logique de l'appréhension cognitive du monde. Elles ne faisaient, cependant, aucune différence entre ce qui relevait d'un hasard extérieur et de la nature de l'objet d'une part, et ce qui relevait d'un hasard intérieur et de la volonté des hommes d'autre part. C'est justement un des progrès accomplis par la science que d'avoir cherché à faire le départ, dans ses attributions, entre ce qui est irrémédiablement lié à la nature de l'objet et ce qui peut, au contraire, être transformé par l'homme et l'inscrire, de ce fait, comme le créateur d'un environnement qui lui est propre. L'attribution détermine, en effet, le champ de l'action humaine : lors de l'appréciation d'un événement, elle portera soit sur les dimensions de l'objet (conditions de vie, aspects du processus de maturation chez l'enfant... ), soit sur les traits spécifiques d'une personne ou d'un groupe (caractère, traditions... ). Le départ entre ce qui relève de la nature ou d'un apprentissage - et les attributions qui s'en suivent - peut alors influencer le sens d'une politique. [61] Il est, par exemple, tout à fait différent de déplorer la faible rentabilité du travail dans les pays en voie de développement et de l'attribuer à une paresse rédhibitoire des habitants, plutôt qu'aux conséquences de la malnutrition, de la malaria ou de l'exploitation économique. Dans un cas, la causalité justifie la stagnation, dans l'autre, elle urge au changement. Ce serait également inutile d'exiger d'un enfant de 6 ans qu'il résolve les mêmes problèmes qu'un enfant plus âgé et d'en tirer des conséquences pour son développement intellectuel ultérieur : la progression de la pensée logique répond autant à un processus d'apprentissage que de maturation. L'efficacité de la pédagogie est ici liée, non pas à une intervention active, mais à la nécessité d'attendre qu'un processus évolue de lui-même. L'attribution ne se rapporte cependant pas seulement au changement : il fait également partie de ce processus de reconnaître les lignes de continuité dans le comportement d'un individu ou d'un groupe, et d'y voir le signe d'une spécificité qui tient aux disparités mêmes de la nature humaine ou sociale.

C'est ainsi que certains individus n'aiment pas vivre en groupe sans que l'on puisse parler pour autant d'inadaptation; d'autres témoignent d'une aptitude au leadership qui ne présage en rien d'un autoritarisme excessif; certains sujets, enfin, trouvent un mode de réalisation de leur personnalité dans une création artistique ou scientifique qui ne saurait être, pour eux, remplacée par aucune autre activité. Heine justifiait ainsi son besoin d'écrire :

« C'est bien la maladie qui fut l'ultime fond
de toute la poussée créatrice
En créant je pouvais guérir
en créant je trouvai la santé. »

Pour qu'une garantie de rationalité puisse être, cependant, attachée à l'attribution, c'est-à-dire pour que le sujet soit sûr qu'elle renvoie bien à une réalité et non à une illusion de son imagination, il faut qu'elle réponde à certains critères. On peut en énumérer trois :

Le premier a trait à l'individualité de l'objet, de la personne ou de l'événement. Nous sommes conscients de cette individualité par le fait que nous réagissons à sa présence et ce de manière spécifique. Si un amateur d'ait regarde un tableau, il ressent une émotion, émotion d'une qualité particulière, suscitée en propre par le tableau, et qui l'envahit toutes les fois qu'il le regarde pour s'évanouir dès qu'il se retrouve dans son cadre de vie quotidien.

Le second critère a trait au comportement du sujet qui doit être consistant à travers le temps et les circonstances qui le suscitent. Que le même amateur d'art voie son tableau favori à Londres ou à Paris, qu'il le contemple une, deux, ou trois fois, s'il éprouve un état identique, cela suffit à témoigner de l'existence d'une qualité permanente, assurée de l'œuvre d'art tant admirée.

Le troisième critère est relationnel : la possibilité d'observer que des [62] personnes réagissent de manière analogue, qu'un consensus est possible à propos des propriétés de l'œuvre, et que sa réalité renforce la certitude de chacun quant à la sûreté de son goût, au bien-fondé de son jugement ou de sa réaction. Réactivité à la présence ou à l'absence d'un objet, consistance individuelle ou inter-individuelle des conduites, autant de moyens qui permettent de stabiliser les informations concernant l'environnement matériel ou social, d'inférer ses propriétés à partir de ses manifestations. Insistons encore un peu pour rendre les idées plus claires. Le premier critère est double : du point de vue du sujet, tout d'abord, l'émotion esthétique liée à la contemplation du tableau doit disparaître en l'absence de ce dernier; du point de vue de l'objet, ensuite, l'impression qu'il produit doit être indépendante des conditions de son exposition (musée du Louvre, Tokyo... ) ainsi que du nombre de fois où il a pu être admiré. L'exigence de consistance externe - qui est le second critère - implique que le sujet ne soit pas le seul à apprécier cette œuvre, mais qu'il rencontre, en cela, le point de vue d'autres sujets sur le même objet : c'est ici l'existence d'un consensus qui s'avère nécessaire. Les différents critères de consistance supposent que le sujet ait de sa propre réaction envers le tableau une perception suffisamment claire pour être conscient de la constance de ses goûts autant que de leur identité ou de leur différence avec ceux d'autrui. Le terme même de consistance contient cette idée de la fermeté d'une pensée ou d'une action (Faucheux et Moscovici, 1967). La stabilité de la relation du sujet à l'objet - dans le cas présent, un tableau - implique donc qu'elle ait, pour le sujet, un caractère de familiarité.

Différents travaux de psychologie sociale sur le traitement de l'information ont montré qu'une condition nécessaire de la familiarité d'un sujet avec des objets aussi différents qu'un problème d'arithmétique, les items d'un questionnaire ou un ensemble de données contradictoires sur un même événement, résidait dans l'acquisition d'une méthode - que celle-ci consiste en une procédure particulière pour trouver la solution du problème, un nouveau cadre de référence pour évaluer différentes propositions ou un vocabulaire spécifique pour échanger des informations. Faute d'une telle technique pour stabiliser l'environnement, le sujet est obligé de recourir, dans ses attributions, à l'information complémentaire qu'un autre sujet peut lui fournir sur l'objet, du fait par exemple, de sa compétence (Kelley, 1967). Le lieu de la stabilité ne réside alors pas dans l'acquisition d'une méthode mais dans la reconnaissance de l'attitude constante d'un autre sujet sur différents problèmes à propos desquels celui-ci émet des opinions, des jugements, des évaluations. C'est ce qui se produit, par exemple, lorsqu'un patient consulte son médecin pour une douleur dont il ignore la cause, ou lorsqu'un élève fournit un effort supplémentaire pour répondre aux attentes de son maître. La cohérence ne tient pas, dans ce cas, aux propriétés d'une méthode mais à la spécificité d'une relation entre deux individus. Là, nous nous heurtons à un nouveau problème. Comment savoir que ce qui nous est communiqué représente un jugement assuré, une opinion vraie ? En d'autres termes, comment pouvons-nous distinguer que ces diverses informations ont trait à l'objet et ne sont pas [63] uniquement l'expression d'un caprice, d'un penchant subjectif de la personne ? Les théoriciens de l'attribution ont raison d'insister sur l'importance de cette inférence que nous faisons à propos de la « cause » d'un comportement et d'un jugement. Suivant que l'on considère que cette « cause » est une personne ou la réalité, on réagira de manière différente. Lorsqu'un professeur fait une remarque sévère, l'élève est relativement déconcerté. Il se demande si la remarque est due au « caractère » du professeur, ou imputable à sa conduite propre, à son travail; l'observant pendant une longue période de temps, il arrivera à réduire son incertitude; au cas où le professeur, dans toutes les circonstances, abuse de remarques identiques, l'élève aura vite fait de conclure à son « mauvais caractère » et cherchera à l'éviter, sans changer. En revanche, le constat que ces remarques sévères sont sélectives l'amènera nécessairement à les mettre en rapport avec sa conduite, ou son travail, attribution à la réalité et, du moins doit-on l'espérer, il essayera d'en tenir compte.

On voit combien ces descriptions relèvent d'une psychologie du sens commun. Mais le sens commun est parfois rafraîchissant et sa psychologie souvent plus riche que celle des psychologues. Il n'y a aucune honte à le reconnaître, il serait plutôt dommage d'en refuser la leçon. On doit savoir gré à Fritz Heider d'avoir eu le courage de systématiser ce que chacun sait et que certains psychologues se refusaient à voir. La démarche est normale : les sciences ou les arts ne sont souvent à leurs débuts que des recueils, de recettes d'idées, de pratiques courants. Au sujet de l'attribution, on a extrait de la psychologie du sens commun deux principes :

- le principe d'induction naïve : la présence discontinue de l'objet (événement, personne, etc.), d'une part, la coexistence du comportement individuel et social le concernant, de l'autre, fondent les inférences quant à son existence, à ses propriétés stables.

- le principe des origines : l'effet d'une information ou d'une conduite dépend de l'origine qui lui est assignée : la réalité ou une autre personne.

Les psychologues anonymes qui ont jeté les bases de la psychologie du sens commun ne sont pas intéressés à la validation de leurs propositions; ils manquaient de la méthodologie et de moyens de recherche nécessaires. Les psychologues professionnels mieux armés à cet égard se sont donné pour tâche de formuler les propositions et de les valider. Parfois, ils sont allés beaucoup plus loin et ont fait œuvre véritablement scientifique, inaugurant un domaine de recherche fructueux dont on voudrait maintenant donner quelques exemples.

2.2. Partager les émotions

Les travaux de Stanley Schachter sur l'émotion sont très importants. Si leur point de départ n'est pas à proprement parler l'analyse du processus d'attribution, ils peuvent néanmoins y être rattachés. Ce psychosociologue [64] s'est posé la question de savoir quels étaient les facteurs internes ou externes qui permettraient à une personne d'identifier son propre état émotionnel. Son hypothèse était que, lors d'une excitation physiologique dont l'origine lui était inconnue, le sujet décrivait ce qu'il ressentait en fonction des éléments cognitifs que la situation du moment pourrait lui fournir. Pour vérifier ce phénomène, la procédure expérimentale devait donc répondre à trois exigences fondamentales : 1) une activation du système sympathique, 2) une manipulation de l'information que le sujet pouvait avoir sur son état, 3) la création d'un environnement tel qu'il puisse offrir au sujet l'explication dont il avait besoin. L'expérience de Schachter et Singer (1962) se déroula de la manière suivante.

2.2.1. Activation du système sympathique

On dit tout d'abord au sujet qu'il s'agit, dans cette expérience, de rechercher les effets qu'un excès de vitamine peut avoir sur la vision. Dès que le sujet arrive, l'expérimentateur le prend à part dans une pièce isolée et lui dit : « Dans cette expérience, nous voudrions vous faire quelques tests visuels. Ce qui nous intéresse surtout, c'est l'influence que certains composés vitaminiques, ainsi qu'une augmentation de leur taux dans le sang, peuvent avoir sur l'acuité visuelle. En particulier, nous voudrions savoir comment le composé Suproxine modifie votre vision. »

« Ce que nous voudrions, si vous êtes d'accord, c'est vous faire une petite injection de Suproxine. L'injection elle-même est indolore et sans danger; cependant, comme certaines personnes s'opposent à ce qu'on leur fasse des injections, nous ne voudrions pas non plus vous y contraindre. Voyez-vous un inconvénient à recevoir une injection de Suproxine ? » Si le sujet était d'accord (un seul refusa sur 185), l'expérimentateur donnait brièvement la suite de la consigne que l'on décrira plus loin, et quittait la pièce. Quelques minutes après, entrait un médecin qui répétait au sujet les paroles de l'expérimentateur, prenait son pouls et lui injectait la Suproxine. Selon la condition expérimentale le sujet recevait l'une des deux formes de la Suproxine, à savoir de l'épinephrine ou un placebo.

L'épinephrine est un produit sympathomimétique dont les effets sont, à de rares exceptions près, une réplique presque parfaite des décharges qu'envoie le système nerveux sympathique. Peu de temps après l'injection, la pression sanguine et le rythme cardiaque s'élèvent tandis que le courant sanguin cutané s'affaiblit. En ce qui concerne le sujet, les symptômes subjectifs les plus marquants sont des palpitations du cœur, un tremblement des membres et, quelquefois, l'impression d'une respiration intense et accélérée. Lors d'une injection sous-cutanée (à la dose qui fut ici administrée), de tels effets commencent à se faire sentir au bout de trois à cinq minutes après l'injection, et durent de dix minutes à une heure. Les sujets qui devaient avoir de l'épinephrine reçurent une injection sous-cutanée d' ½ cc d'une solution à 1/1000 de Suparenine des Laboratoires Winthrop, c'est-à-dire d'une solution saline d'épinephrine bitartrate. Par [65] contre, dans la condition placebo, les sujets reçurent une injection sous-cutanée d'un demi cc d'une solution saline qui ne devait, évidemment, produire aucun effet secondaire.

2.2.2. Manipulation de l'information dite « exacte »

On entendait par information « exacte » le fait que le sujet reçût une explication vraie qui ne lui laissât aucun doute sur son état physiologique. S'il apprenait, par exemple, du médecin que l'injection provoquerait des palpitations, des tremblements, etc..., le sujet recevait une information exacte; s'il apprenait, par contre que l'injection n'aurait aucun effet secondaire, il ne disposait pas, dans ce cas-là d'une information exacte. La pertinence de l'information fut manipulée dans les trois conditions expérimentales :

a) Epinephrine Informé (Epi Inf);
b) Epinephrine Ignorant (Epi Ing)
c) Epinephrine Mal informé (Epi MalInf).

Immédiatement après que le sujet eut donné son accord pour l'injection, et juste avant que le médecin n'entrât dans la pièce, l'expérimentateur donnait, selon la condition expérimentale, la suite de la consigne (il importait que celle-ci fût communiquée avant que les effets, très rapides, de l'épinephrine n'apparaissent) :

2.2.2.1. ÉPINÉPHRINE INFORMÉ. « Je dois vous dire aussi que quelques-uns de nos sujets ont déjà ressenti les effets secondaires de la Suproxine. Ces effets sont transitoires et ne durent que 15 à 20 minutes. Ce qui va probablement se produire, c'est que votre main va commencer à trembler, votre cœur à s'accélérer et votre visage va devenir plus chaud et plus rouge. Mais je vous le répète, ces effets ne dureront pas plus de 15 à 20 minutes. » Tandis que le médecin faisait l'injection, il informait le sujet qu'elle était indolore et sans danger, puis répétait la description des symptômes auxquels celui-ci devait s'attendre. Les sujets étaient donc au courant de ce qu'ils allaient ressentir et de la cause à laquelle ceci serait dû.

2.2.2.2. ÉPINÉPHRINE IGNORANT. Après que le sujet eut accepté l'injection, l'expérimentateur ne disait rien à propos des effets secondaires, et quittait simplement la pièce. Tout en faisant l'injection, le médecin assurait au sujet que celle-ci était indolore et sans danger, qu'il ne ressentirait aucun effet secondaire. Le sujet n'avait donc pas d'explication sur son état physiologique.

2.2.2.3. ÉPINÉPHRINE MAL INFORMÉ. « Je dois vous dire aussi que certains de nos sujets ont ressenti des effets secondaires après la Suproxine. Ces effets sont transitoires et ne durent pas plus de 15 à 20 minutes. Ce qui va probablement se produire, c'est que vos pieds vont s'engourdir, vous allez avoir quelques démangeaisons sur le corps et, peut-être, un léger mal [66] de tête. Mais, je vous le répète, ce ne sont que des effets secondaires qui durent tout au plus 15 à 20 minutes. » De même que précédemment, le médecin redonnait la consigne de l'expérimentateur tout en injectant le produit. Aucun de ces symptômes n'est, évidemment, la conséquence d'une injection d'épinéphrine et l'information apporte au sujet une explication parfaitement inexacte de son état. C'est à titre de contrôle que cette condition expérimentale avait été introduite; on pouvait, en effet, s'attendre à ce que la description des effets secondaires, dans la condition « Epinephrine Inf » incitât les sujets à plus d'introspection, et peut-être plus d'inquiétude sur leur état. Les différences portant sur la variable dépendante, entre les conditions « Epi Inf » et « Epi Ign » pourraient alors être dues à ce genre de facteurs plutôt qu'à des écarts dans l'exactitude de l'information. La situation « Epi Mal Inf » permet de contrôler cette éventualité puisque l'anticipation des symptômes, bien que faux, doit rendre le sujet aussi introspectif, sans que l'information ne lui apporte, pour autant, une explication adéquate de son état. L'épinéphrine fut administrée à tous les sujets, quelle que fût la condition expérimentale; on ajouta une condition placebo (injection d'une solution saline) dans laquelle les sujets reçurent la même consigne que ceux de la situation « Epi Ign ».

2.2.3. Création d'un contexte cognitif

L'hypothèse de Schachter était que, lors d'une excitation physiologique dont il ne pourrait pas saisir la cause, le sujet serait conduit à identifier ses différentes émotions à partir de facteurs essentiellement cognitifs. C'est pour vérifier cette hypothèse que deux états émotionnels distincts, l'euphorie et la colère, furent manipulés dans cette expérience. Il y avait évidemment plusieurs moyens d'induire de tels affects; l'un des aspects importants des travaux de Schachter avait été de montrer que la perception des émotions dépendait de facteurs sociaux, et que le sujet avait tendance à identifier ce qu'il ressentait en se comparant aux autres sujets qui l'entouraient (Schachter, 1959). C'est pourquoi les auteurs choisirent de modifier l'environnement social pour manipuler l'état émotionnel du sujet. L'une des conditions expérimentales consista à placer le sujet en face d'un compère auquel l'expérimentateur avait donné la consigne d'avoir un comportement euphorique. Dans la seconde condition, le compère devait, au contraire, manifester sa colère.

2.2.3.1. EUPHORIE. Immédiatement après que le sujet eut reçu l'injection, le médecin quittait la pièce tandis que l'expérimentateur revenait avec le compère qu'il présentait au sujet; il disait alors : « Vous avez reçu tous les deux de la Suproxine, et nous allons étudier l'influence qu'elle exerce sur votre vision. Cependant, ce que je vous demande pour le moment, c'est d'attendre 20 minutes. C'est en effet dans ce délai que la Suproxine aura été totalement absorbée, et nous commencerons les tests visuels. » La pièce dans laquelle ces paroles étaient prononcées avait été [67] délibérément mise en désordre. Au moment de partir, l'expérimentateur disait en s'excusant : « Une autre chose encore : je m'excuse pour l'état de la pièce, mais je n'ai pas eu le temps de la ranger. Si vous avez besoin d'un bout de papier, de scotch ou de crayons, vous n'avez qu'à vous servir. Je reviens dans 20 minutes pour les tests visuels. » Dès que l'expérimentateur était parti, le compère se présentait à nouveau au sujet, prononçait les paroles d'usage pour briser la glace, et commençait le petit manège suivant : il saisissait tout d'abord un bout de papier pour s'amuser avec, le froissait, cherchait une corbeille des yeux, y lançait le papier et manquait son but. L'idée lui venait alors de jouer au « basket-ball » : il commençait donc à faire le tour de la pièce pour trouver des papiers et marquer des buts imaginaires. Lorsqu'il en avait assez du basket-ball, il disait alors « Je suis dans un de mes bons jours. Je me sens redevenir enfant. Tiens, je vais construire un avion. » Il fabriquait alors un avion de papier qu'il passait quelques minutes à faire voler en travers de la pièce, puis disait : « Même enfant, je n'étais pas très fort à ce jeu. » Il déchirait alors la queue de son avion pour en faire une boulette de papier qu'il attachait à un ruban de scotch, et commençait à la lancer un peu partout. Ce faisant, il avisait tout à coup une pile de classeurs à anneaux un peu humides dont il fabriquait une tour, et se dirigeait vers l'autre bout de la pièce pour tirer dessus. Il démolissait alors la tour, et, tandis qu'il ramassait les classeurs, il apercevait derrière un tableau noir portatif une paire de hula-hoops. Il en prenait alors un, mettait le second à portée de son partenaire, et commençait à jouer avec. Quelques minutes après, il le remettait en place, et revenait s'asseoir au moment où l'expérimentateur rentrait à nouveau dans la pièce. Pendant toute la durée de ce sketch, un observateur prenait en note, à travers une glace sans tain, le comportement du sujet, en indiquant de quelle manière il se joignait à l'activité débordante du compère. Dans chacune des trois conditions dites « d'information » ainsi que dans la condition placebo, les sujets avaient tous droit à cette scène. Le compère ne savait évidemment pas dans quel état physiologique se trouvait son partenaire.


2.2.3.2. COLÈRE. Immédiatement après l'injection, l'expérimentateur amenait le compère dans la pièce où se trouvait le sujet, les présentait l'un à l'autre et, après avoir expliqué la nécessité d'attendre 20 minutes « pour que la Suproxine passe dans le sang », il continuait ainsi : « Nous voudrions que vous profitiez de ces 20 minutes pour remplir ces questionnaires. » Il tendait alors les feuilles en disant : « Je reviens dans 20 minutes prendre les questionnaires et commencer les tests visuels. » Ces questionnaires, longs de cinq pages, commençaient tout d'abord de façon anodine par des questions très générales, puis devenaient progressivement plus personnels et même insultants, avec des propositions du style : « Avec combien d'hommes (autres que votre père), votre mère a-t-elle eu des relations extraconjugales ? ».

4 et moins --- :        5-9 ------ :      10 et plus ----- :

[68]

Le compère, qui était assis en face du sujet, rythmait ses réponses de telle manière qu'il pouvait travailler en même temps que lui sur la question. À des endroits précis du questionnaire, il faisait une série de commentaires, établis par avance, sur les items. Ses remarques, tout d'abord innocentes, devenaient progressivement plus violentes pour finalement, se terminer par un accès de colère dans lequel il déchirait le questionnaire, jetait les morceaux par terre, et s'écriait : « Je ne veux pas perdre mon temps davantage. Je prends mes livres et m'en vais. » Sur quoi, il se précipitait au dehors. De même que dans la condition précédente, un observateur prenait en note la réaction du sujet.

2.2.4. Mesures

Deux types de mesure de l'état émotionnel furent obtenus, à savoir l'observation standardisée du comportement et du degré de participation, derrière une glace sans tain, d'une part; et d'autre part, une série d'échelles sur lesquelles on demandait au sujet d'indiquer de quelle humeur il avait été pendant l'expérience. Ces mesures furent obtenues immédiatement après le sketch du compère, alors que l'expérimentateur, de retour, disait : « Avant que nous ne procédions aux tests visuels, il y a un autre type d'information dont nous avons besoin. Nous avons trouvé qu'il y a beaucoup de choses qui, en dehors de la Suproxine, agissent sur votre vision, comme par exemple la faim, la fatigue, et même l'humeur que vous avez a un moment donné, c'est-à-dire si vous vous sentez heureux ou irrité. Pour comprendre les résultats de vos tests, nous devons savoir dans quelle mesure ils relèvent de tels facteurs plutôt que de la Suproxine proprement dite. » L'expérimentateur tendait alors des questionnaires se rapportant à l'état physiologique et émotionnel du sujet. Les deux questions semi-fermées étaient les suivantes :

1)   Dans quelle mesure vous sentez-vous

irrité, en colère, ou ennuyé ?

2)   Dans quelle mesure vous sentez-vous

heureux ou de bonne humeur ?


La différence de note à la première et à la deuxième réponse permettait ainsi de donner une valeur numérique à l'état émotionnel du sujet : plus elle était élevée de façon positive, et plus ce dernier était content. Un index fut aussi utilisé pour mesurer l'accord plus ou moins grand que le sujet donnait aux commentaires du compère lorsque ce dernier manifestait sa colère.

2.2.5. Résultats

Tout d'abord, la comparaison des scores entre les deux conditions « Epi Inf » - « Epi Mal Inf » indique que les écarts ne sont en aucun cas dus à des artefacts du type introspection, etc., mais bien à la différence [69] d'exactitude dans l'information qui avait été donnée au sujet. Conformément à l'hypothèse de départ, les sujets furent plus influencés par l'humeur du compère, et donc plus euphoriques ou plus hostiles, lorsqu'ils n'avaient pas reçu d'explication sur l'origine de leur état interne et les effets de l'épinéphrine. La comparaison des deux conditions « Epi Inf » - « placebo » montre, de plus, que lorsque le sujet est au courant de ses symptômes ou lorsque son système sympathique n'est pas activé, son niveau émotionnel reste bas, et l'environnement ne l'influence pas beaucoup dans l'évaluation des sentiments qu'il éprouve : ces sujets se considèrent, en effet, moins euphoriques dans la première condition expérimentale, et peu hostiles dans la seconde. Par contre, dans les autres situations telles que « Epi Ign » « Epi Mal Inf », les éléments cognitifs du contexte social furent indispensables au sujet pour lui permettre d'identifier et de qualifier son état interne. Depuis cette série d'expériences, les travaux de Stenley Schachter et de son équipe ont confirmé une théorie de l'émotion et l'ont appliquée à l'étude d'autres phénomènes affectifs.

2.3. Les règles d'induction
quotidiennes


Les relations interpersonnelles sont aussi difficiles et compliquées à étudier qu'à vivre. Les ambiguïtés et les incongruités y abondent. Jones et Davis se sont proposés d'explorer une petite partie de ce vaste domaine : celui de la perception des causes des actes d'autrui. Le problème qu'ils ont tenté de clarifier, sinon de résoudre, est le suivant : comment un observateur repère-t-il les intentions sous-jacentes aux actions d'un individu ? Dans ce cas, l'attribution d'une intention est elle-même la condition de l'attribution d'une disposition « personnelle », caractéristique de l'acteur. Par ailleurs, pour qu'il y ait attribution d'intention, l'observateur doit postuler :

1) que le sujet agissant a conscience des effets de son action,
2) qu'il a la capacité nécessaire pour accomplir cette dernière.

Les deux postulats sont nécessaires pour que l'acte et l'effet qui en découle apparaissent bien comme issus de l'acteur et non simplement dus au hasard. Si l'on tient pour acquis que l'acteur dispose de la connaissance des effets de son action et de la capacité de l'accomplir, deux autres notions sont alors importantes.

1) La liberté de choix de l'acteur et le fait que d'autres options s'offrent à lui dans l'action. Ce n'est que dans ce cas que l'observateur peut être sûr que l'acte a bien sa source dans l'acteur lui-même, et non dans les exigences de la situation qui contraindraient l'acteur à un rôle déterminé.

L'observateur peut alors établir une « correspondance entre l'action et l'intention, puis entre l'intention et la disposition » (la perception de ce lien est appelée par les auteurs « attribute linkage effect »). On mesurera [70] la correspondance par le biais d'échelles de jugements portant sur les traits caractéristiques de l'acteur [1].

2) Mais l'observateur se heurte au problème suivant : un acte peut avoir plusieurs effets distincts et, en revanche, plusieurs actes peuvent avoir des effets communs. Dans ces conditions, comment l'observateur peut-il attribuer à l'acteur, avec certitude, une intention spécifique ?

Selon Jones et Davis, il se fiera alors à l'effet (ou aux effets) non communs à deux actes : c'est celui-ci qui correspond à une intention spécifique. Ainsi, dans l'exemple donné par Jones et Davis, quelles sont les intentions qui, pour un observateur, déterminent le choix du Dr Smedley - jeune et brillant psychologue - entre un poste à l'université de Yale et un poste à celle de Harvard ? Le choix de Yale et Harvard a de nombreux effets communs (bons salaires, prestige, proximité de New York, etc.) qui ne sont donc pas discriminatifs. En revanche, l'effet spécifique de chaque choix (par exemple, l'accent mis par l'université de Harvard sur la recherche interdisciplinaire) permet d'attribuer au Dr Smedley une « intention » voire une « disposition » spécifique quant à l'interdisciplinarité.

En résumé, étant admise la liberté de choix de l'acteur, le processus comprend donc plusieurs opérations successives

1) repérer les effets d'une action;
2) les comparer mentalement aux effets de l'action possible mais non accomplie (ou rejetée) par l'acteur ; déterminer quels sont leurs effets communs et leurs effets spécifiques;

3) attribuer (établir une correspondance entre action et...) une intention et une disposition sur la base des effets spécifiques de l'action choisie et de l'action rejetée.

Disposition personnelle et désirabilité sociale. Jones et Davis supposent que, par une sorte d'identification à l'acteur, l'observateur accorde plus de poids dans son jugement à l'effet qu'il perçoit comme « désirable ». La « désirabilité de l'effet », disent-ils, joue donc comme une hypothèse qui vient biaiser le processus d'inférence. Mais la théorie nous semble faire preuve ici d'une certaine ambiguïté : les auteurs postulent que l'observateur juge de la désirabilité d'un effet en fonction de critères qui lui sont propres, tout en admettant simultanément qu'ils sont probablement communs à l'observateur et à l'acteur, donc culturellement déterminés et socialement partagés. Mais il est clair, selon eux, que des inférences se fondant sur « des effets universellement souhaités ne sont pas informatifs quant aux caractéristiques uniques de l'acteur. Apprendre qu'un homme opère le choix conventionnel nous montre seulement que cet homme est comme tous les autres ». Et Jones et Davis poursuivent : « En général, nous apprenons [71] plus sur les intentions et dispositions quand les effets de l'action choisie ne sont pas plus universellement souhaités que les effets de l'action rejetée. » Le « personnel », « l'unique », est ainsi considéré comme l'élément le plus informatif quant aux causes de l'acte d'un sujet. Il s'agit là, nous semble-t-il, d'un des points clés de la théorie qui exigera donc une discussion approfondie. Mais, auparavant, notons simplement que l'attribution d'une disposition personnelle est donc fonction inverse :

a) du nombre d'effets spécifiques d'une action,
b) de leur désirabilité sociale.

En bref, un effet commun à un grand nombre d'actions est très généralement souhaité - donc correspondant à la norme sociale - sera peu informatif. En revanche, l'effet spécifique d'un acte généralement peu souhaité donc déviant quant à la norme sociale nous révélera avec certitude une caractéristique personnelle et stable de l'acteur. À ce stade de l'analyse, l'attribution de caractéristiques individuelles s'identifie donc à l'attribution de caractéristiques déviantes : la théorie ne permettant aucune inférence face aux autres types de comportements. La mise en œuvre expérimentale de ces réflexions permet de mieux en surprendre la portée. Jones et Davis (1965) se sont interrogés sur la manière dont un sujet décidait que l'acte d'autrui était bien délibéré, c'est-à-dire activement voulu par son auteur, plutôt que le fruit du hasard, de la contrainte ou d'une particularité de son caractère. Le problème était donc de savoir par quel processus, et à partir de quels éléments, un sujet peut reconnaître avec certitude le but et les intentions qui déterminent les actions de l'autre, ainsi que le type d'interaction recherché, du même coup, par ce dernier. L'attribution consiste alors à relier deux ordres de faits : les résultats d'une action, d'une part, et les intentions de son auteur, d'autre part.

La condition préliminaire à l'existence d'une correspondance entre les effets et les motivations d'un acte réside dans l'assomption que le sujet est libre de choisir entre plusieurs alternatives pour orienter son comportement. Supposons, par exemple, que A et B travaillent ensemble, mais que A se montre autoritaire, donne des ordres à B sur la façon de procéder, planifie avec rigueur le déroulement des différentes phases de l'expérience, et exprime sans nuances son mécontentement sur la quantité et la qualité du travail de B : pour que l'observateur puisse inférer du comportement de A qu'il est un être dénominateur, il lui faut être sûr que ce type d'interaction entre les deux partenaires n'a pas été dicté de l'extérieur mais qu'il a été délibérément choisi par A parmi d'autres formes possibles de leadership. Par contre, si l'observateur apprend qu'il a été auparavant assigné par l'expérimentateur, il ne sera plus à même d'établir une correspondance étroite entre les actions de B et ses véritables intentions à l'égard de B. Chercher à déterminer les intentions d'un sujet en exigeant, pour ce faire, qu'il ait été libre de choisir entre plusieurs alternatives, répond donc au besoin d'acquérir la certitude que son action n'était pas imposée par des circonstances et des pressions externes, mais correspondait, au contraire, à une motivation spécifique interne. La reconnaissance d'une telle motivation [72] implique, cependant, de la part de l'observateur, le choix d'un cadre particulier de référence. En effet, d'une façon générale, un acte tire sa singularité des changements qu'il apporte à une situation déterminée. Supposons, par exemple, qu'un homme se lève, traverse la pièce pour aller fermer la porte, et que le silence soit du même coup rétabli : il paraît logique d'imaginer que le sujet a fermé la porte pour pouvoir travailler dans le calme, mais il aurait pu tout aussi bien fermer la même porte pour éviter un courant d'air, modifier l'éclairage de la pièce ou signifier à deux personnes qui parlaient à côté de faire un peu moins de bruit. Le problème est alors de savoir à partir de quelles inférences l'observateur est à même de décider qu'elle était l'intention la plus probable du sujet. Tout d'abord, celui-ci s'appuie sur le fait que certains effets sont, en général, plus désirables que d'autres : lorsqu'un homme achète une voiture, il est plus probable que ce soit pour partir plus souvent en week-end que pour le plaisir de s'endetter temporairement, alors que les deux effets peuvent être rigoureusement concomitants. Cependant, les actes habituels, ceux que le bon sens nous désigne comme désirables, ne nous apprennent pas grand-chose sur le degré de motivation du sujet, ils indiquent une direction, mais non pas la force avec laquelle il a souhaité accomplir quelque chose. C'est pourquoi le sacrifice qu'un choix comporte, les conséquences négatives que le sujet, contrairement à la moyenne des gens, est prêt à assumer nous renseignent souvent mieux sur le caractère personnel de son engagement, en tant qu'il ne répond pas à une norme extérieure mais à une motivation intérieure indépendante de l'environnement. Ce sont souvent les éléments, qui, dans un choix, ne correspondent pas directement aux exigences de la situation mais s'expliquent par les caractéristiques particulières du sujet, qui révèlent le mieux l'origine interne de ses déterminations. En effet, tout processus de choix comporte des étapes dans lesquelles un sujet ne s'est pas nécessairement encore engagé : le fait que A, par exemple, hésite entre une faculté de droit ou de médecine, tandis que B choisit de faire de la psychologie à Vincennes plutôt qu'à la Sorbonne - parce qu'il aime son atmosphère et sa tradition - indique une différence de maturité peut-être dans le choix de leur future profession. Dans le premier cas, l'observateur ne sait pas si le choix de A correspond à des questions de prestige, à des pressions extérieures ou à l'indécision même du sujet, car les alternatives paraissent ne rien avoir de commun; par contre, dans le cas de B, le choix s'explique beaucoup plus facilement par les préférences du sujet, et la possibilité d'établir une correspondance entre les effets et les motivations d'un même acte est ici liée à la prise en considération de facteurs extérieurs à la situation proprement dite. De même, lorsqu'un rôle est défini de façon très stricte, la conformité de l'acteur aux exigences qu'il implique lui assure, en général plus facilement, la sympathie des autres membres du groupe, puisqu'elle lui évite les difficultés que créent la désapprobation sociale et les conflits. Mais on ne peut alors rien savoir sur l'origine d'un tel comportement puisqu'il peut être tout aussi bien dû a une pression du groupe qu'au désir de répondre aux attentes d'autrui ou à un souci du sujet de ne pas trop s'engager dans un rôle qui ne l'intéresse [73] pas. C'est pourquoi la non-conformité, en tant qu'elle élimine les avantages de l'approbation sociale, paraît souvent plus révélatrice des véritables intentions du sujet et des motivations qui l'animent.

Jones et coll. (1961) ont, dans cette perspective, montré comment les conduites qui s'écartent des exigences requises par un rôle donné sont, pour l'observateur, une source d'information plus sûre que celles qui correspondent étroitement aux propriétés d'un rôle. L'expérience consistait à demander à de jeunes étudiants non diplômés d'écouter l'une des quatre interviews professionnelles qui avaient été enregistrées sur bande magnétique. Dans ces enregistrements, on les priait de paraître très désireux de travailler sur un sous-marin ou de devenir astronaute : il s'agissait, pour chacun d'eux, de jouer l'un des deux rôles au cours d'un entretien, imaginaire avec leur futur employeur. Les sujets n'étaient cependant pas au courant que l'entretien avait été, au préalable, soigneusement rédigé et enregistré par un compère qui devait avoir le rôle de l'interviewé. Ceux qui devaient écouter la bande magnétique relative au travail sur un sous-marin, entendaient l'enquêteur décrire de la façon suivante le comportement idéal d'un tel candidat : obéissance, capacités de coopération, comportement amical, esprit de groupe, en bref une attitude extro-déterminée. Les autres sujets apprenaient au contraire que l'astronaute idéal ne devait avoir besoin de personne, qu'il devait pouvoir utiliser ses ressources intérieures et se conduire, en somme, comme quelqu'un intro-déterminé. Les deux entretiens se terminaient respectivement de deux manières différentes, selon que la réponse de l'interviewé était ou non conforme au modèle proposé, de telle sorte qu'on obtenait quatre groupes expérimentaux. L'interviewé faisait, en effet, une série de réponses qui révélaient, selon les cas, la tendance extro- ou intro-déterminée de son caractère. Dans la moitié des enregistrements, le compère se conduisait de façon tout à fait conforme aux exigences du rôle (condition astronaute-intro; condition sous-marin-extro); dans l'autre moitié, il faisait des réponses absolument contraires à ces attentes (condition astronaute-extro-déterminé; condition sous-marin-intro-déterminé). Après que les sujets eurent écouté les enregistrements, on leur demandait de noter l'interviewé et de le classer dans l'une des deux catégories possibles, intro- ou extro-déterminé, en répondant à la question : « Quel type de personne pensez-vous qu'il soit réellement ? »; ils devaient, en outre, indiquer le degré de confiance avec lequel ils évaluaient ainsi les traits de personnalité du sujet.

Les résultats confirment tout à fait l'hypothèse : lorsque le personnage central répondait aux exigences du rôle, il fut jugé peu intégré et moyennement indépendant; de plus, la confiance que les sujets avaient dans leurs évaluations était faible. L'astronaute extro-déterminé parut au contraire parfaitement convenir au rôle qu'on lui demandait et le membre d'équipage intro-déterminé du sous-marin fut jugé très indépendant et peu intégré : dans les deux cas les sujets évaluèrent le comportement du compère avec une grande assurance. En somme, lorsque l'extro-détermination est requise, une réponse intro-déterminée apporte un élément d'information plus sûr qu'une réponse en accord avec les attentes de l'expérimentateur; [74] la même conclusion vaut évidemment pour l'extro-détermination. Il apparaît donc que l'observateur a tendance à chercher la preuve des intentions du sujet dans les aspects marginaux de sa conduite, c'est-à-dire dans ceux qui sont le moins susceptibles de recevoir une approbation sociale immédiate, de la même manière que les actes manqués de la vie courante, en tant qu'ils sont inhabituels, paraissent souvent plus révélateurs des véritables sentiments de quelqu'un que la conformité de ses attitudes à certaines habitudes sociales. Désirabilité et rareté des effets ne sont, pourtant, pas les seuls facteurs : l'observateur aura d'autant plus tendance à établir une correspondance entre les actes et leurs intentions que la relevance du choix, c'est-à-dire ses effets positifs ou négatifs sur l'observateur, sera plus élevée. Le retentissement personnel que l'acte d'autrui peut avoir sur le sujet est ainsi une source de certitude supplémentaire dans le processus d'attribution. C'est ce que démontre l'expérience de Jones et de de Charms (1957).

Un compère était intégré dans un groupe de quatre ou cinq sujets naïfs, et échouait régulièrement dans la tâche expérimentale que l'on assignait à chacun. Dans la première condition du « destin individuel », on minimisait la relevance ou (importance) de l'échec : les sujets recevaient les récompenses qu'on leur avait promises en cas de réussite, sans que l'échec du compère n'entrât de quelque façon en ligne de compte. Dans la seconde condition du « destin collectif », on insistait au maximum sur la relevance du fait que l'échec du compère devenait suffisant pour priver chacun des sujets de la récompense qui lui revenait. Ceux-ci devaient alors évaluer le comportement du compère à deux reprises : la première, avant la manipulation expérimentale; la seconde, après la constatation de l'échec de leur partenaire. L'hypothèse était que la relevance négative du comportement de ce dernier devait accroître la certitude du sujet qu'il existait une correspondance entre les possibilités du compère et ses résultats. Les évaluations des sujets, dans la première et la seconde condition expérimentale, confirmèrent cette hypothèse : le compère fut considéré comme moins compétent, moins digne de confiance et, d'une manière générale, jugé en termes plus défavorables lorsque la relevance de son comportement fut négative. Il apparaît ainsi que la relevance accentue la correspondance; la conjonction de ces deux facteurs a pour résultat une extrémisation des jugements et des évaluations dans la perception d'autrui. C'est pour mettre en évidence ce deuxième aspect de la relevance, lorsqu'elle est conjointe à la correspondance, que Jones et de Charms (1967) ont repris l'expérience précédente en y ajoutant une consigne supplémentaire : on fit croire à la moitié des sujets que l'échec du compère, de par la nature même de la tâche, devrait être avant tout attribué à un manque de compétence; les autres sujets apprirent, au contraire, qu'un échec dans la résolution des problèmes ne pourrait tenir qu'à un manque de motivation, de bonne volonté et de disposition à fournir un effort supplémentaire. L'hypothèse était que, dans la première situation, le résultat ne pouvait pas servir de base pour l'évaluation de l'attitude du sujet envers le groupe puisque, quel que soit son désir de bien faire, il [75] échouerait toujours si la tâche était trop difficile : la perception des effets peu usuels implique, en effet, l'existence d'un choix véritable pour le sujet qui agit. On devait donc s'attendre à ce que les rôles respectifs de la relevance et de la correspondance sur les évaluations ne fussent pas les mêmes dans les deux conditions expérimentales. Les résultats confirment bien cette hypothèse : lorsque les sujets pensèrent que le compère n'avait pas le choix (condition dite de compétence), les variations de la relevance personnelle pour l'observateur n'eurent pas d'influence sur ses évaluations; lorsque les sujets crurent, au contraire, que la performance dépendait de la bonne volonté du compère, la relevance fut un critère déterminant des jugements : relevance et correspondance accentuèrent le caractère négatif des appréciations portées sur le compère dans la situation dite de « destin collectif ». C'est parce que l'attitude du compère était préjudiciable au groupe et qu'il aurait eu la possibilité d'éviter l'échec, que son comportement fut ressenti comme une preuve d'indifférence, d'irresponsabilité envers le groupe et de faible compétence. L'extrémisation des jugements peut encore se manifester d'une autre manière, lorsque la relevance est associée au « personnalisme » : ce dernier consiste en ceci que le choix d'une alternative donnée ne dépend pas de l'existence du groupe mais de la présence d'une personne particulière à l'intention de laquelle l'effet positif ou négatif d'une action est destiné. Le problème de l'observateur est alors de décider si c'est à sa personnalité et aux sentiments de sympathie ou d'antipathie qu'elle suscite qu'il est redevable du, comportement hostile ou gratifiant du sujet, ou si ce dernier se serait, dans des circonstances comparables, comporté de la même façon devant quiconque. Le fait que l'observateur se demande si des considérations de personne sont responsables du comportement du sujet implique que celui-ci soit libre de choisir et d'agir pour ou contre son partenaire : c'est à cette condition seulement qu'un comportement donné peut être révélateur d'une intention spécifique. Comme cette liberté de choix accroît la probabilité de la correspondance, il y a lieu de supposer que la conjonction de la relevance et du personnalisme accentue l'extrémité des évaluations. Le problème est alors de savoir comment fonctionne cette dernière variable, ce qui a été plus particulièrement étudié à propos des attitudes hostiles et bienveillantes dont on rendra successivement compte.

Pour être sûr que c'est bien sa personne et non ses actes qui lui vaut l'hostilité arbitraire du sujet, l'observateur doit être tout d'abord certain que son comportement personnel, antérieur ou présent, ne mérite ni attaque, ni insulte, ni rejet. C'est pourquoi Jones et Davis ont fait l'hypothèse que c'est lorsque le sujet s'est normalement acquitté d'une performance, et qu'il est alors en droit de recevoir l'appui du groupe, qu’une attaque venant tout à coup d'autrui peut lui sembler répondre au désir de le blesser, de le désavantager personnellement. Dans le cas d'une mauvaise performance, le comportement de l'autre peut, à la rigueur, trouver une part de justification; la correspondance et l'évaluation négative sont, au contraire, plus élevées lorsque l'observateur n'a rien à se reprocher. Celui-ci doit également s'assurer que l'hostilité de son partenaire ne provient [76] pas tout simplement d'une tendance de son caractère qui le fait réagir ainsi devant quiconque. C'est ce que montre l'expérience de Berkowitz (1960) : on constitua des groupes de deux sujets pour étudier leurs premières impressions mutuelles. Chaque sujet apprit, tout d'abord, que son partenaire était habituellement hostile ou amical, puis - dans un deuxième temps - que ce dernier avait, pour des raisons purement personnelles, soit de la sympathie, soit de l'antipathie pour son interlocuteur. Le sujet devait donner l'impression qu'il avait de son partenaire à trois reprises : au début de l'expérience, avant de savoir quel genre de partenaire il avait en face de lui, après avoir appris ce que l'autre pensait de lui. Les résultats montrent que la connaissance préalable de l'hostilité de l'attaquant atténue la signification personnelle de l'attaque pour l'observateur.

La stabilité émotionnelle de l'adversaire est également un critère important pour savoir dans quelle mesure son attitude hostile est réellement intentionnelle. C'est ce que montre l'expérience suivante de Jones et coll. (1959) : deux groupes de deux sujets furent placés dans deux pièces différentes; l'un des deux groupes pouvait observer l'autre grâce à une glace sans tain et devait faire un certain nombre de commentaires sur ce qu'il pensait de l'un des deux sujets qui se trouvait de l'autre côté; ces remarques étaient prononcées à haute voix et facilement audibles pour les deux groupes. On priait le coéquipier qui ne faisait pas l'objet de ces propos de se tenir un peu à l'écart, à titre d'observateur. Des deux sujets qui exprimaient leurs impressions sur leur voisin, l'un avait une attitude constamment neutre ou plutôt bienveillante, tandis que l'autre était manifestement hostile ou méprisant. Quant au groupe « cible », à savoir le sujet et l'observateur, il recevait au début de l'expérience quelques informations sur les étudiants qui allaient, en face, exprimer leurs opinions : dans un cas, on leur présentait le sujet hostile comme quelqu'un de mal adapté, d'anxieux et d'instable; dans l'autre, il était au contraire très efficace, équilibré et perspicace. À la fin de l'expérience, on leur demandait d'indiquer à quel point ils étaient d'accord avec les deux propositions suivantes : « c'est une personne très sympathique », « c'est impossible d'aimer quelqu'un de pareil ». En bref, le sujet était méprisé, selon la condition expérimentale, par quelqu'un de stable ou d'instable. Les résultats montrent que l'hostilité de l'autre revêt une signification bien plus personnelle lorsque l'équilibre de l'adversaire ne fait aucun doute, c'est-à-dire lorsque le sujet l'estime capable de choisir ses ennemis à bon escient. Cependant, si l'on dit au sujet que l'adversaire est un malade mental caractérisé, et si l'on crée des conditions telles que l'hostilité manifeste de l'autre s'avère avoir des conséquences très pénibles pour l'observateur (bourdonnement continuel, etc...), la qualité d'instabilité et de déséquilibre accroît au contraire, dans ce cas, la réaction négative : c'est le préjudice réel qui prend alors le pas sur l'appréhension cognitive de l'adversaire (Gergen et Jones, 1963).

L'hostilité n'est, cependant, pas le seul domaine où l'attribution fasse problème : un comportement gratifiant est au moins aussi difficile à évaluer à sa juste mesure. Les actes de générosité ont, en effet, deux conséquences : [77] d'une part, les compliments, les cadeaux et le partage des mêmes opinions permettent à l'observateur de valider la perception qu'il a de lui-même, atténuent ses incertitudes et lui fournissent un point d'appui contre ses adversaires; d'autre part, de tels actes obligent l'observateur envers le sujet et l'incitent à lui rendre, d'une manière ou d'une autre, quelque chose afin de lui prouver qu'il a su apprécier ce qu'il a reçu. C'est pourquoi il doit être sûr que c'est bien sa personne et non pas les ressources dont il dispose, du fait par exemple de son statut, qui sont à l'origine de l'attention bienveillante dont il a été l'objet. Il doit donc avoir la preuve que « l'ingratiation » ne sert pas des fins utilitaires. Jones et coll, (1963) ont fait une expérience pour démontrer qu'un comportement positif et approbateur est plus facilement apprécié à sa juste valeur et considéré comme une preuve de sincérité et de sympathie lorsque les deux partenaires de l'interaction sont indépendants l'un de l'autre. L'expérience consistait en ceci : un observateur devait évaluer un sujet dont il savait qu'il adhérait constamment aux opinions de son partenaire et qu'il en était, selon la condition expérimentale, manifestement très dépendant ou très indépendant. L'hypothèse était que cette adhésion systématique devait alors revêtir une signification différente. Effectivement, l'observateur se sentit neutre envers le conformiste très dépendant, car il ne savait pas si son accord correspondait à une manœuvre stratégique ou à une communauté d'idées réelle; sa dépendance envers le partenaire accroissait ainsi l'ambiguïté de ses actions. L'approbation systématique des opinions d'autrui ne fait donc problème que lorsque les preuves de personnalisme manquent.

Dans un article auquel nous avons fait maints emprunts, Erika Apfelbaum et Claudine Hertzlich (1971) ont examiné avec une très grande intelligence les présupposés qui accompagnent ces expériences et souligné le manque d'un approfondissement de leur aspect social et symbolique : « Nous touchons là, écrivent-elles, une autre des limites du processus d'attribution tel qu'il a été analysé jusqu'à présent; il a toujours été conçu comme étant le fait d'un sujet isolé. Les auteurs n'ont jamais pris en considération le discours social qui, selon nous, de toutes parts, le sous-tend. » Cependant on ne saurait ignorer les mérites d'un travail entrepris sur des phénomènes aussi fluctuants. D'autre part, pour faire son profit des remarques d'Erika Apfelbaum et de Claudine Hertzlich, la psychologie sociale devrait être radicalement différente de ce qu'elle est aujourd'hui.

2.4. La transformation
de la quantité en qualité


Harold Kelley, Claude Faucheux et Serge Moscovici ont ébauché une application des concepts concernant l'attribution aux phénomènes d'influence sociale. La question des origines des jugements et des réponses est ici capitale. Les possibilités, pour un sujet, d'effectuer des attributions simultanément stables et très différenciées dépendent de son niveau d'information. Mais celui-ci est, à son tour, relié à sa dépendance informationnelle envers d'autres personnes et, donc, à sa susceptibilité à l'influence. [78] C'est-à-dire qu'une personne A sera sensible à l'influence d'une personne B si celle-ci lui permet d'opérer des attributions plus stables et plus différenciées qu'auparavant. Mais deux tactiques sont alors ouvertes à B. Elle peut chercher à agir sur A au travers d'un enseignement : instruction. Ainsi, par exemple, enseignera-t-elle à A des techniques d'observation lui permettant d'accroître la constance de ses réponses (dans le temps et dans les modalités). Dans ce cas, selon Kelley, la personne même de B n'intervient pas dans le processus non plus que son degré d'expertise et de crédibilité; le processus s'arrête avec « l'instruction » acquise par A. B peut, au contraire, chercher à exercer sur A une persuasion par la transmission de son opinion ou de celle d'autrui : il joue alors sur le critère de consensus des réponses. Dans ce cas, A considère le message de B comme un effet qui relève, à son tour, d'un processus d'attribution : les critères habituels y joueront leur rôle. Il s'agit de décider si le message de B doit bien être considéré comme un effet dû aux caractères de l'objet, de l'environnement commun à A et à B (B se caractérise alors par son degré d'expertise, c'est-à-dire par son appréhension correcte des facteurs externes pertinents de l'environnement) ou s'il doit être attribué à des propriétés de B lui-même (dans ce cas l'existence de facteurs internes, tels que des motifs personnels non pertinents, risquent de réduire sa crédibilité). L'inférence n'est donc pas la même selon que le sujet se trouve en face d'une ou de plusieurs personnes qui ont une opinion identique ou divergente de la sienne. L'attribution fait alors intervenir deux types de causalité distincts selon que l'origine du jugement se trouve être l'opinion particulière d'un autre sujet ou l'existence même de l'objet, du fait d'un consensus entre les membres du groupe. C'est ce que Moscovici et Lage (1970) ont récemment mis en évidence, en montrant que l'influence exercée par une minorité d'un ou de deux compères ayant une opinion commune divergente de celle du sujet, ne donnait pas lieu aux mêmes attributions et que la différence d'évaluation provenait de l'existence d'une consistance interne intra-individuelle entre les deux compères. C'est la consistance qui détermine alors le fait que la cause d'un phénomène soit trouvée dans l'objet plutôt que dans une personne déterminée. On trouve une illustration de ce conflit d'attribution dans le travail même de l'historien : il arrive, en effet souvent qu'il ait à se poser la question de savoir si ce sont les conditions objectives de la situation ou bien, tout simplement, la présence d'un homme particulièrement influent qui sont à l'origine d'un changement historique. Ce que l'étude de l'influence nous apprend, c'est que ce ne sont pas les mêmes éléments cognitifs qui entrent en ligne de compte dans le choix de l'une ou l'autre des deux alternatives, et que la différence d'évaluation se trouve être sous-tendue par un processus psychologique distinct.

Pour étudier ce problème plus en détail, on procéda à l'expérience suivante : on demandait à des sujets d'indiquer la couleur et d'estimer l'intensité lumineuse de six diapositives que l'on projetait six fois de suite sur un écran pendant 15 secondes, à 5 secondes d'intervalles pendant lesquels on faisait le noir dans la pièce. Un système de filtres permettait de faire passer un rayon lumineux d'une longueur d'onde λ = 4 835 Å, [79] correspondant par conséquent à la région bleue du spectre ; des filtres neutres permettaient, eux, de faire varier l'intensité lumineuse des diapositives et de rendre ainsi la tâche moins monotone. Chaque groupe expérimental était constitué de quatre sujets naïfs, et d'un ou de deux compères qui avaient reçu la consigne de répondre systématiquement « vert » à la présentation des diapositives bleues. Avant l'expérience proprement dite, on avait fait passer collectivement à tous les sujets un test de Polack, afin d'être sûr que personne n'avait d'anomalie visuelle et d'indiquer par là, de façon implicite aux sujets naïfs, que la réponse des compères ne pourrait pas provenir d'une incapacité perceptive, mais bien de l'existence d'une autre alternative sur la vision d'un même objet. L'hypothèse était que si le sujet se trouvait en face de deux compères ayant la même opinion, et que celle-ci différât de la sienne, il ne pourrait attribuer l'écart perceptif qu'à une particularité de l'objet. La consistance des réponses déterminerait ainsi un déplacement du lieu de la causalité, de la personne vers l'objet : du fait du consensus et de l'accentuation du conflit que crée la coexistence de deux alternatives contradictoires d'égale valeur, parce que ne souffrant aucun compromis, le sujet serait plus enclin à remettre en cause la validité de ses propres choix ainsi qu'à modifier la perception qu'il a des couleurs. Les résultats expérimentaux vont bien dans le sens de cette hypothèse : tandis que le pourcentage des réponses « vert » était de 1,22 dans les groupes ne comprenant qu'un compère, il passa à 10,07 dans les groupes où deux compères faisaient une réponse consistante. De plus, la comparaison des réponses des groupes expérimentaux avec celles du groupe contrôle montre que la différence est significative à .003 lorsque le groupe expérimental comprend deux compères, mais qu'elle ne l'est plus lorsqu'il n'y a qu'un seul compère. Par ailleurs, l'examen de questionnaires post-expérimentaux, dans lesquels on demandait aux sujets naïfs d'estimer l'acuité perceptive des compères, montre que, dans les groupes de deux compères, les sujets pensèrent que ceux-ci voyaient mal la couleur mais ils pensèrent que le compère voyait très mal la couleur lorsque celui-ci était seul (t = 10,58). Par ailleurs, en ce qui concerne l'intensité lumineuse, les sujets estimèrent que les compères la percevaient aussi bien qu'eux-mêmes, lorsqu'ils étaient deux, mais que le compère y était très peu sensible, lorsqu'il était tout seul (z = 2,59; p = .01). Les réponses aux questionnaires sociométriques confirment l'importance de la personne comme lieu de la causalité, lorsqu'il n'y a qu'un seul compère. En effet, dans les groupes de deux compères, ceux-ci ne furent ni plus choisis ni plus rejetés que les autres sujets naïfs; par contre lorsque le compère était seul, il fut beaucoup plus rejeté que les autres (X2 = 21,77; p = .001). L'un des indices de l'influence exercée par une minorité consistante apparaît dans le fait que le sujet se sent moins sûr de ses réponses qu'il n'estime ses partenaires l'être des leurs, lorsque les compères sont au nombre de deux (t = 2,35; pentre .05 et .02). Par contre, lorsqu'il n'y a qu'un compère, le sujet se sent aussi sûr de ses réponses que lui. Le passage d'une minorité d'un seul individu à une minorité de deux ne constitue donc pas un phénomène quantitatif mais un phénomène qualitatif, psychologiquement [80] parlant. Les éléments, à partir desquels s'opère l'inférence et la direction dans laquelle elle se fait, changent; les divergences inter-individuelles prennent un caractère plus objectif et, nécessairement, l'influence exercée est plus grande.

2.5. Remarques finales

L'habitude s'est répandue de parler d'une théorie de l'attribution. Nous ne pensons pas que cette habitude soit pratique. Pour qu'une théorie existe il est indispensable d'en formuler clairement les propositions, d'en expliciter les prédictions et de les vérifier expérimentalement. Or, tel n'est pas le cas chez les auteurs qui se sont intéressés au phénomène de l'attribution. Tout au plus s'agit-il d'un certain regard de la prise en considération du sujet accomplissant un travail de mise en ordre des données de son univers intérieur ou extérieur. Dans une discipline dominée par le behaviorisme, ce regard constitue un apport et un danger. Ayant ajouté la dimension inférentielle, intentionnelle on se tient pour quitte. Les nouvelles notions, les nouveaux schémas d'analyse sont adaptés aux vieilles notions, aux vieux schémas d'analyse, dans un bel et éclectique mouvement d'ensemble. Le problème du symbolisme, de la nature sociale de ces processus de causalité, d'inférence reste entier. Faute d'une théorie, faute d'une réponse à ce problème, nous avons été contraints de limiter notre investigation à un échantillonnage d'exemples et d'interprétations concernant les faits qui se rapportent à l'attribution. Dans l'état actuel des choses, ces éléments permettent de mieux décrire des relations et des interactions qui sans eux n'en seraient pas, du moins pour les psychosociologues.

SERGE MOSCOVICI

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Références bibliographiques

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[1] Opérationnellement, l'observateur est invité à exprimer son jugement concernant l'acteur par rapport à ce qu'il pense être la position d'un individu « moyen ». Un jugement extrême témoignant, en principe, d'une forte correspondance entre caractéristique stable et « personnelle » de l'acteur et acte particulier observé.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 2 décembre 2013 6:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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