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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Serge Moscovici, Essai sur l'histoire humaine de la nature. (1968)
La question naturelle


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Serge Moscovici, Essai sur l'histoire humaine de la nature. Paris: Flammarion, Éditeur. Première édition, 1968, 606 pp. Collection: Nouvelle bibliothèque scientifique. Une édition numérique réalisée par M. Jean-Marc Simonet, professeur retraité de l'enseignement, Université de Paris XI-Orsay. [Autorisation accordée par l'auteur le 1er septembre 2007 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

La question naturelle 

 

Il y a la peste en ce moment, que faire
quand la peste est là ?
Homère.
 

 

Chaque siècle est parcouru par une interrogation essentielle qui mobilise ses forces vives. Du dix-huitième siècle, on peut dire qu’il a été mû tout entier par la question politique. Les révolutions qui le modèlent, les doctrines qui proclament et justifient ces révolutions, sont inspirées par la quête du meilleur gouvernement, et la recherche des lois qui s’accordent avec la dignité du citoyen et l’orgueil des nations nouvellement nées. 

Le xixe siècle donne la primauté à la question sociale. La société civile déclare son autonomie face à l’État. Claude de Saint-Simon imagine qu’une catastrophe extermine soudain l’élite des ministres, des parlementaires, des généraux : les richesses n’en seraient pas diminuées, les conditions de vie habituelles ne subiraient pas de changement. En revanche, il soutient dans cette parabole que la disparition de l’élite des industriels, des banquiers, des ingénieurs et des savants aboutirait à paralyser la société, à compromettre la production des biens et à instaurer la pénurie. L’éclosion de l’économie dans la pensée et dans les faits, la démonstration du caractère historique des sociétés, donc de leur avènement et de leur déclin, sont les conséquences de cette autonomie présumée de l’ordre social. Les classes sociales trouvent dans ces théories l’écho systématisé de leurs croyances et un guide d’action. La lutte entre prolétaires et capitalistes, le lien que l’on entrevoit entre la dépossession fiévreuse du travail et l’accumulation triomphante du capital inspirent les entreprises pratiques et intellectuelles du siècle. Quelles sont les racines de l’inégalité sociale, de quelle façon peut-on la combattre ? Quelle est la société la plus juste ? Voilà les demandes auxquelles on est pressé de fournir une réponse. 

Si nous nous tournons vers l’époque contemporaine, nous nous apercevons qu’au premier plan de ses préoccupations figure la nécessité de situer l’humanité parmi les forces de l’univers matériel, d’augmenter sa capacité de s’adapter aux bouleversements dont cet univers est constamment le lieu, et de combler les écarts qui en résultent. A cette nécessité s’associe le mouvement qui tend à faire du progrès scientifique le critère des rapports entre les sociétés existantes et des relations à l’intérieur de chacune d’elles. Les deux tendances convergent pour soulever dans notre siècle la question naturelle. Son originalité, la teneur de ses intérêts s’y expriment complètement. 

Sans conteste, la carrière ouverte par les changements survenus dans les sciences — touchant leur contenu, leur fonction, leur rythme s’inscrit parmi les événements les plus révolutionnaires de l’histoire humaine. La conception du temps, de l’espace, l’armature des lois physiques, les informations sur la structure de la matière organique et inorganique, les moyens d’observer et d’expérimenter sont constamment mis à jour. Rien qui ressemble à un arrêt, à une ossification en systèmes achevés, rien qui entrave sérieusement l’avancée audacieuse sur les voies multiples qui s’ouvrent. Ce renouvellement n’affecte pas seulement la substance des sciences. La place qu’elles occupent parmi les facteurs décisifs dans l’organisation de nos relations sociales et de nos contenus mentaux n’a pas d’équivalent dans le passé. Les connaissances jadis réputées désintéressées alimentent nos productions de façon active. Les machines ne se contentent plus de l’aide de l’ingénieur : elles recourent au savoir du philologue, du logicien, du philosophe. Ceux qui contemplaient les formes tranquilles du ciel des idées et s’adonnaient aux jeux innocents de l’esprit ont saisi les leviers de commande des occupations terrestres, comme si les images incluses dans des milliers de rêves s’avéraient soudain plus adéquates au réel que les pensées les plus pondérées et les plus topiques. 

Il est avéré désormais que la main-mise de la physique quantique ou de la cosmologie relativiste sur notre histoire ne le cédera en rien à la profondeur de la marque laissée par la Révolution française. La situation générale actuelle est définie avec autant de vigueur par l’invention de la cybernétique que par le passage de la Russie ou de la Chine d’une structure sociale ancienne à une structure sociale nouvelle. La place prise par les mathématiques parmi les opérations et les habitudes prévalentes sera peut-être, un jour, mise en parallèle avec la diffusion de l’écriture, sinon avec celle du langage humain lui-même. 

L’ampleur des puissances matérielles auxquelles nous sommes confrontés et l’étendue des efforts déployés à cette fin traduisent bien la nouvelle dimension de notre milieu : 

« Nous sommes à présent au cœur d’une révolution scientifique sans précédent, qui promet d’amener des changements profonds dans les conditions de la vie humaine. Les forces et les processus que l’homme parvient maintenant à maîtriser commencent à égaler en grandeur et en intensité la nature elle-même, et la totalité de notre milieu ambiant est à présent soumise à l’influence humaine » [1]. 

En effet, consciemment, méthodiquement, nous sommes à même d’intervenir dans l’équilibre biologique de la plupart des espèces végétales ou animales, de les préserver ou de les détruire, d’aménager le climat, de modifier le cycle des transformations énergétiques. Notre action géomorphique ne connaît plus de limites [2]. 

Simultanément le genre humain est sur le point de subir une mutation profonde. Après avoir réussi à être le seul animal à habiter toute la planète, l’homme se prépare à devenir une espèce capable de subsister à l’échelle du système planétaire, de faire coïncider sa géographie et son astronomie. L’emploi des fusées, outre la découverte d’un moyen inédit de locomotion et de communication, laisse entrevoir la possibilité pour les groupes humains de s’établir dans des milieux physiques qualitativement différents. Pendant de nombreux siècles, le champ des voyages extra-terrestres, si follement cultivé par ses pionniers, a intrigué ou amusé les esprits réservés. A présent nous y revenons, munis des leçons de la dernière décennie, désireux de mesurer l’étendue d’une conversion aussi exceptionnelle. Ce qui était utopie, plénitude innocente de la fantaisie, se range, sans équivoque, dans le cadre de notre ordre naturel en expansion. Tout ce qui a été conçu, éprouvé à l’échelle de notre planète, devra subir une révision. Les préliminaires sont là, ils ont valeur indicative. Resserrement de nos liens avec les puissances matérielles, extension des conditions d’existence possibles au-delà de la surface de la terre, bouleversement corrélatif de notre intelligence et de nos instruments, telles sont les composantes de notre réalité visible, immédiate. Des moyens importants sont réunis pour déchiffrer et orienter son cours ; des millions d’individus se consacrent à cette tâche. Il est certain que l’avenir qui se prépare ainsi dépend de nous. Paradoxalement, il nous semble inconnu et, à certains égards, incompréhensible. 

Au demeurant, ce serait faire un songe creux que de sous-estimer le rôle des circonstances sociales et politiques qui accompagnent cette évolution et lui fournissent l’arsenal de ses mobiles. Tout d’abord, l’affrontement de deux systèmes sociaux, le système capitaliste et le système socialiste. Dans cet affrontement, un rôle essentiel revient à la capacité d’inventer, d’assimiler les ressources matérielles par la science et la technique [3]. Une société est censée perdre sa raison d’être lorsque son cœur matériel, les connaissances qu’elle détient, les productions grâce auxquelles elle entretient ses institutions civiles et préserve son genre de vie, sont supplantés par des connaissances et des productions qu’elle n’est pas en mesure de se procurer. Le rayonnement et la permanence du pouvoir politique en dépendent. 

Pénétrer les mystères de l’univers, c’est aussi assurer, sans mystère, la puissance et la victoire de sa propre nation. La violence comportant actuellement des risques incalculables, on substitue, au combat direct par lequel on soumet l’adversaire en lui enlevant le fruit de ses travaux ou en renversant le régime qu’il s’est donné, des efforts qui visent à anéantir les fondements objectifs de son existence. Bref, au lieu de s’approprier sans détours les biens de l’autre, on essaie de maîtriser sa nature. Le procédé nous rappelle singulièrement l’habitude des cultivateurs qui, lorsqu’ils ne peuvent extirper directement une espèce animale ou végétale, modifient la flore ou la faune, privant ainsi l’espèce jugée nuisible de moyens de défense et de reproduction. La course aux armements, l’accroissement de la productivité du travail, ou encore la lutte pour la primauté dans l’espace, revêtent le même sens. 

Peut-être la paix entre les peuples n’est-elle souvent, quand les circonstances particulières le commandent, qu’un combat mené par le truchement de la nature. Aujourd’hui cette paix est une guerre ouverte où la bataille décisive se livre sur le terrain des lois et des forces du monde extérieur que l’on voudrait annexer. La dignité, l’adéquation et l’efficacité des systèmes sociaux, fait symptomatique, ne sont pas estimées en termes intrinsèques de justice et d’égalité. Elles se rapportent à la capacité d’exercer une influence sur les phénomènes naturels et sur le développement subséquent des sciences et des techniques : 

« L’utilisation des conquêtes des sciences naturelles, écrit-on [4], devient un des plus importants problèmes sociaux de l’époque moderne. Dans la compétition des systèmes sociaux, le régime qui vaincra sera celui qui utilisera le mieux, de la façon la plus efficace dans l’intérêt des hommes, les conquêtes de la connaissance scientifique et assurera en fin de compte la plus haute productivité du travail ». 

L’importance prise par le progrès scientifique dans la conscience collective ne reflète pas seulement l’antagonisme des formes sociales. Ce progrès figure également parmi les remèdes souverains idoines à résoudre nos difficultés politiques et économiques, une fois la cause de celles-ci diagnostiquée. A ce titre, on lui demande soit de remplir le rôle de complément à une répartition des richesses qui laisse subsister des inégalités sociales, soit de se substituer au conflit qui oppose les classes d’une société. Ce problème mérite de nous retenir plus longuement. 

Assurément, les dons innés, la place de l’individu dans la division du travail, l’appropriation des moyens et des biens de production sont les critères principaux qui déterminent la hiérarchie, la jouissance et le pouvoir des membres d’une société: 

« La première cause de la subordination, écrivait Ferguson [5], vient de la différence des talents et des dispositions naturelles ; la seconde, de l’inégalité dans le partage de la propriété ; et la troisième résulte des habitudes qui se contractent dans la pratique des différents arts ». 

Cette troisième inégalité acquiert d’autant plus d’importance que la première, l’inégalité biologique, est aléatoire ou subordonnée, et que la seconde, due à l’existence des classes sociales, est destinée à s’atténuer ou à disparaître. Les sociétés socialistes ont vu s’éliminer, dans une large mesure, les différences provenant de la disparité des fortunes privées. L’équité que ces sociétés ont voulu introduire demeure cependant hors d’atteinte [6] aussi longtemps que les techniques productives maintiennent, entre autres, une division du travail en occupations manuelles et tâches intellectuelles. La séparation des travailleurs en « mains » et « cerveaux », en exécutants et dirigeants, préserve une distance qui tend à se perpétuer, les enfants de chaque catégorie suivant la carrière de leurs parents et récoltant les avantages ou les désavantages de leur position [7]. Pour éliminer les conséquences de cette situation, un autre mode de répartition des richesses serait inopérant. Il faudrait transformer le travail lui-même, en agissant sur la somme et la structure des savoirs créés jusqu’à ce jour. En définitive, la solution résiderait dans l’invention de nouvelles habiletés, d’un autre appareil productif, d’échanges différents avec la matière. De là la conviction que « le progrès technique est le moteur principal du rapprochement du travail manuel et intellectuel » [8]. Supprimant une division millénaire, le progrès se présente comme le signe d’une nouvelle finalité dans les sociétés qui se proposent d’instituer des rapports collectifs fondés sur l’association harmonieuse des groupes humains. A savoir, de proscrire la troisième inégalité, celle des talents et des connaissances. 

Par contre, dans les sociétés capitalistes, le progrès scientifique et technique synthétise de plus en plus l’ensemble des mesures destinées à se substituer à une réorganisation radicale des structures sociales. Les indices conventionnels de comparaison entre individus et collectivités sont devenus ceux de la productivité, de la croissance, du développement, c’est-à-dire qu’ils portent sur les quantités d’énergie disponibles, le nombre d’industries, la surface habitable, l’éventail des machines à usage public et privé. Par voie de conséquence, la différence entre les modalités de répartition des richesses, donc la composition des classes sociales, n’est plus considérée comme essentielle et se trouve reléguée au second rang. Une société n’est pas d’abord socialiste ou capitaliste, mais industrielle, scientifique ou technique. 

En accord avec cette doctrine, la maîtrise des processus naturels est la meilleure voie qu’une classe ou une nation puisse suivre pour accroître le bien-être de tous et de chacun. A la distribution équitable des richesses, on voit opposer l’augmentation du volume des biens en général, sans que cela implique nécessairement, pour une catégorie sociale, la diminution de sa dépendance par rapport à une autre : 

« Une fois que l’on en vient à considérer la croissance économique comme un terme qui peut se substituer à la distribution, sa supériorité potentielle dans la création du bien-être apparaît rapidement. Même ceux qui sont au niveau le plus bas de l’échelle des revenus ont plus à gagner, à brève échéance, d’un progrès rapide que d’une redistribution » [9]. 

L’individu est invité à mesurer les avantages offerts par le nombre d’esclaves mécaniques qui lui sont attribués, et par la masse de commodités dont il dispose. Un parallèle avec la quantité de besoins qu’il aurait pu satisfaire s’il avait vécu au siècle dernier, et avec ceux qu’il satisferait certainement s’il vivait au siècle prochain, le rassure au sujet de son aisance actuelle et future. Le bilan de cette comptabilité est obligatoirement positif. On constate, en effet, que la gamme de nos serviteurs muets est aujourd’hui plus étendue que la cour des domestiques vivants dont disposait un prince chrétien d’il y a dix siècles, ou dont dispose un potentat mineur de nos jours. L’inégalité présente est de ce fait rendue tolérable, la comparaison avec les empereurs de l’industrie, de la banque ou de l’État étant éminemment nuisible au véritable progrès [10]. Celui-ci, nous invite-t-on à conclure, compense les menaces d’insécurité, de privation de liberté qu’une partie de l’humanité fait peser sur l’autre. Laissons donc à la propagation des sciences et des techniques le soin d’obvier aux imperfections inévitables qui viennent au jour dans le déroulement des processus socio-économiques. Telle est l’opinion sur laquelle se fait le consensus : à la maîtrise de la société, il faut préférer la maîtrise de la nature. Peut-on voir dans cette visée la source d’un élan propre à réconcilier l’homme avec son destin ? Le progrès scientifique [11], la croissance économique peuvent-ils remplacer la recherche avouée d’une justice sociale que le xixe siècle — sur les idées duquel nous continuons à vivre — a proclamée indispensable ? 

Ainsi la question naturelle porte sur notre réalité tout entière. Mettre en évidence le poids de l’univers matériel qui nous sollicite, c’est s’arrêter à une de ses manifestations particulières. L’enjeu que cet univers représente inverse l’ordre des préoccupations coutumières et provoque un déplacement du point d’application de l’initiative et de l’effort humain. C’est d’autant plus évident que la signification de ce qu’il s’agit désormais de poursuivre et de découvrir n’est pas inscrite dans un « livre de la nature », difficile à parcourir mais achevé, qu’il nous suffirait de déchiffrer. En fait, il nous faut remplacer un cadre qui nous semblait donné par un cadre que nous façonnons nous-mêmes. La détermination que nous fixions dans le cosmos et qui ne paraissait pas être de notre ressort part aujourd’hui de nous : 

« Maintenant que le milieu naturel donné ne peut plus opposer d’obstacle insurmontable à la technique moderne, et qu’aucune appréhension n’empêche plus l’homme de soumettre à ses fins tout ce qui existe, il faut un plan général d’action propre qui doit remplacer le plan mondial ou naturel donné, tel qu’il est contenu, par exemple, dans toute pensée religieuse » [12]. 

Le constat et ses conséquences sont éminemment pratiques, puisqu’ils nous incitent à concevoir une méthode correspondant à un tel plan, à créer les qualités d’intelligence et d’action sans lesquelles une coordination rationnelle de nos échanges avec les puissances matérielles s’avère impossible. A travers le zèle ininterrompu qui s’applique à résoudre les difficultés d’une science ou d’une technique spécifique, nous l’apprenons de la sorte, loin qu’un univers déjà constitué se dévoile, c’est un ordre qui s’instaure. Cependant cette possibilité naissante d’influer sur les liens et l’équilibre des forces matérielles a une répercussion plus vaste. Mise à la disposition des corps politiques, elle définit le contexte de leurs décisions et la condition de leur supériorité. Étayée par les courants qui, dans ces sociétés, visent à remplacer « l’exploitation de l’homme » par « l’exploitation des choses », elle justifie leur démarche. Que cela ait lieu dans les circonstances que je viens de décrire n’a rien qui doive surprendre. C’est la présence de deux cités rivales, Sparte et Athènes, et la guerre intestine, qui a contraint les Grecs à examiner l’essence de la cité et à rechercher les principes qui la rendent parfaite. De façon plus impérieuse encore, toutes les conditions sont réunies aujourd’hui pour situer le gouvernement de la nature au cœur des relations entre les hommes et des rapports de ceux-ci avec le monde extérieur, pour en fixer le sens et en faire une nécessité. 

* * * 

Pour saisir pleinement cette conjoncture, force nous est de réintroduire la nature, l’exigence radicale de la gouverner, dans une pensée et une vision de l’évolution de l’humanité caractérisées par un effort tenace pour les en exclure et les couper de la société. Dans notre passé récent, Jean-Jacques Rousseau, paradoxalement, avait donné le signal de cette mise à l’écart. Avant lui, on pouvait encore considérer l’ordre social comme une phase ou un degré de perfection de l’ordre naturel, une des fins auxquelles celui-ci s’efforçait d’atteindre. Sans réticence aucune, Adam Smith s’accordait la liberté d’envisager une époque « où la nature avait formé le genre humain pour la société ». De cette continuité, l’auteur du Contrat social — et c’est là son génie a disposé avec rigueur et raison, en indiquant la coupure que l’inégalité des richesses introduit entre deux périodes de la société humaine, plaçant justement l’origine de cette inégalité dans les rapports politiques et non pas dans la constitution de l’univers ou de l’espèce. La confusion, si tenace, de la progression des sciences et des arts avec l’avancement moral et intellectuel, avec la disparition de la misère des peuples, n’a jamais été depuis plus clairement démasquée. Ce faisant, Rousseau avait rendu impossible toute tentative de retour naïf vers une harmonie perdue à jamais. Après lui, la nature cessa d’être le lieu privilégié d’où venaient les solutions aux problèmes qui assaillent les hommes ; elle n’expliquait pas non plus comment ils avaient été amenés à se les poser. Elle ne justifiait plus le présent, ses injustices, ses tourments, elle n’inspirait pas davantage les actions futures. Toute la nécessité, aussi bien pratique que théorique, se concentra dans la société, et toute la contingence se réfugia dans la nature ; l’une apparaissait entièrement réservée au règne du sujet, l’autre exclusivement concédée à la domination de l’objet. La première reposait sur la seconde comme sur un vide, indispensable pour subsister, inutile pour devenir. 

Pareille césure permit à la société humaine de se ressaisir, de voir qu’elle possédait à la fois vérité et puissance, qu’elle était œuvre de l’homme autant que les catégories humaines étaient son œuvre. Rejetant la prédétermination de leurs actes par des processus cosmiques, récusant une causalité qui en tirait sa substance, les individus et les groupes sociaux retrouvèrent, du même coup, leur responsabilité et leur initiative. Ils se découvrirent au sein de la vie sociale acteurs et sujets, auteurs de rapports qui les rendaient mutuellement solidaires. Le capitaliste qui combattait son passé, la féodalité, et le prolétaire qui élevait les barricades de son avenir, le socialisme, avaient appris qu’une organisation collective fait suite à une autre, qu’elle naît d’un état passé et non pas d’un ordre naturel contemporain. A l’articulation nature-société se substitua l’articulation société-société — le « devenir société de la société », dit George Lukàcs — le mouvement continu, la longue marche au cours de laquelle chaque forme sociale s’installe sur les débris d’une autre. Les révolutionnaires qui ébranlèrent sans relâche les assises des États n’avaient plus à craindre de desceller les piliers de l’univers [13] : ils ne faisaient qu’abattre ce qui paraissait voué à la destruction. La pensée humaine se sentit dotée d’une énergie inconnue qui la portait au delà des limites dans lesquelles on l’avait enfermée [14]. L’autonomie de la société, l’existence de lois et d’un dynamisme qui lui sont propres, furent les axiomes qui reçurent un prolongement philosophique et scientifique. L’histoire prit la place de la nature, et c’était elle qui démontrait clairement la genèse des formations sociales, à partir du moment où on lui attribuait un sens, et où les classes sociales prenaient l’engagement de le reconnaître et de modeler son visage par la richesse, le travail et la lutte. Ses décrets semblaient être inexorables. Si la naissance et la mort des ordres humains perdaient leur caractère de cataclysme universel — le social étant engendré par le social et non plus par le non-social — leur succession s’avéra soumise à la logique des faits et à l’exigence stricte des principes. La liberté de la société était obéissance à sa nécessité historique, une classe d’hommes se voyant investie de tous les privilèges que confèrent le rang de maître et la qualité de sujet historique, pourvu que ce fût à son heure. 

A la faveur de ce renversement, l’histoire en vint à représenter l’antinature. On peut désormais renoncer à cette négation : elle est contraire aux phénomènes observés. Il faut également la pousser à son terme pour dégager la vision qui l’inspire de la sentimentalité et de la routine où elle s’enlise. J’essaierai de m’expliquer à ce propos. 

Dans une description cohérente de la genèse de la société, on pose au commencement une humanité dominée par des besoins primaires. Pour apaiser la tyrannie de ces besoins, elle agit sur le monde extérieur. Ce faisant elle le modifie et le transforme parallèlement. Au cours de ce processus, les individus et les groupes nouent des liens économiques, politiques, intellectuels, destinés à leur assurer l’appropriation des biens, la continuité des productions et la perdurabilité des institutions. Les sociétés qui en résultent se distinguent les unes des autres autant par la congruence de chacune à une configuration particulière des pouvoirs matériels que par la manière dont les classes sociales s’allient et se combattent. L’accord est unanime sur le rôle déterminant des innovations techniques et des forces productives — expressions de ces pouvoirs — dans la succession des formations sociales. 

A partir de ces prémisses, rien ne permet plus de rejeter le substrat naturel dans la région des êtres passifs et neutres, ni de nier l’ingérence de notre espèce dans son cours ordinaire. Les variations de l’état social dues à la différenciation des contenus et des structures de l’ordre naturel mettent en évidence une évolution de ce dernier aussi perceptible que celle du premier. Bien plus, l’historicité des entreprises collectives, pour autant qu’elle s’articule avec un renouvellement du monde matériel, des échanges avec lui, apporte et suggère la preuve expérimentale d’une histoire des ordres naturels. Comment l’homme élèverait-il son édifice social à partir du monde environnant sans remplir à son tour de fonction constitutive dans le déroulement des formes et la composition des éléments de celui-ci ? Du fait que son travail s’y enracine et lui impose sa marque, on ne peut minimiser son influence sur les modifications de la nature, ni refuser de voir en celle-ci un lieu où l’humanité à la fois intervient et s’épanouit. Et si nous sommes dans la dépendance, « à la fin », selon le mot de Goethe, « nous dépendons pourtant des créatures que nous faisons ». Face à une entité close et abandonnée à son instinct de répétition, simple réceptacle de forces et de matériaux, il ne saurait y avoir de devenir. L’histoire de la société ne pourrait que retomber dans la contingence et la finitude. Par un retournement normal, la non-historicité de la nature, la rupture entre elle et l’humanité et sa conquête en tant que super-objet, apparaissent comme autant d’illusions et d’impossibilités. Ce que nous connaissons effectivement, 

« c’est toujours une nature cultivée mais qui, à cause de sa permanence et de sa stabilité plus ou moins grande, nous semble familière, et ainsi nous laisse croire que nous avons affaire à la nature seule. C’est seulement en rétrospective historique que nous découvrons combien cette nature est culturelle » [15]. 

Si on néglige cette évidence, l’on s’enferme dans des rêveries de puissance. Le rappel de notre supériorité, de l’exception que nous représentons au regard des autres espèces animales — par l’intelligence, l’indice de cérébralité, l’outil ou le langage — semble nous y inviter. Certes, sous le double patronage de la certitude et de l’indifférence, on accepte le postulat d’une humanité attachée au règne naturel, à l’instar des pierres, de l’eau ou des végétaux. De manière passive, on l’y situe par les aspects qui sont les moins spécifiques, les moins humains, allais-je dire. Toutefois, dès l’instant où nous affirmons notre particularité humaine, nous nous projetons enivrés hors du monde naturel, rendu ainsi à l’extériorité. Nous y voyons un grand réservoir de substances ayant leurs régularités et leurs impulsions qu’il convient de soumettre, d’exploiter, afin de les connaître et d’accroître leur utilité. Masse hétérogène et opaque, sans communication immédiate avec nos désirs, sans langage commun avec notre esprit, la nature ainsi conçue est le cercle dont nous tentons constamment de nous évader et dont nous sommes constamment expulsés : 

« Il ne faut jamais perdre de vue, nous avertit Jean-Paul Sartre [16], que l’extériorité — c’est-à-dire la quantité, et en d’autres termes la Nature — est à la fois la menace du dedans et la menace du dehors ». 

La défense acharnée et l’agression tenace se complètent à ce propos. L’humanité se sent grandie lorsqu’elle remporte une victoire dans cette lutte sans merci. Si la société se dégage de la nature, elle se reforme surtout contre elle. Habité par la violence, soustrait à l’oppression objective et dure, l’homme sorti de l’anonymat des êtres animaux affirme sa suprématie, sa singularité, son indépendance. De là découle sa vocation à dominer l’univers, à en extraire, par le truchement de ses sciences et de ses techniques, les pouvoirs et les connaissances dont il ne dispose pas encore à sa guise. La lutte impitoyable des espèces animales et le rapport du maître à son esclave inspirent ce paradigme familier. Il a pour contrepartie l’activité concrète des sociétés et des individus. 

Partout, on se préoccupe simplement d’accroître l’équipement qui permet d’emmagasiner des inventions, des sources d’énergie, des cerveaux instruits par l’université et des mains façonnées par l’industrie. La quantité de ces cerveaux et de ces mains dont on dispose est censée témoigner d’une emprise proportionnelle sur le monde extérieur. Dans cet inventaire, les sciences et les techniques figurent les véhicules flexibles et commodes, aussi bien qu’importants et révérés, d’une foule d’intérêts et de nécessités auxquels les collectivités accordent leur véritable attention. Chacun se soucie d’augmenter ces savoirs en tant que moyens. Pour plus de sûreté, on y associe la communauté des savants susceptibles de prévoir les tendances propres à la théorie et à l’expérience de leur discipline. Dans le conseil des États, les fonctionnaires humanistes, « payés par le fort pour prêcher le faible », et qui, aux dires de Rousseau, « ne savent parler au faible que de ses devoirs et au fort que de ses droits », se voient préférer les administrateurs éduqués à l’école de la science. Ceux-ci ont pour mission de déceler les imperfections de la nature et de proposer les procédés par lesquels nous pourrons y maintenir notre empire. Leur présence est gage de raison, exprimant nos droits sur l’univers et les devoirs de celui-ci envers nos manques et nos ambitions. La progression de chaque groupe social par rapport aux autres, l’ascendant dont il jouit, se juge au nombre de savants ou d’ignorants, à la vitesse des fusées qu’il construit ou à la hauteur de leur orbite, à la distance en années-connaissance qui le sépare de la lune. De l’accroissement de la puissance de toutes sortes d’engins et de l’accumulation des publications, on conclut à une maîtrise équivalente sur la sphère naturelle [17]. La comparaison est ici raison. Comme l’avare, à la vue de l’or thésaurisé, crie au triomphe de sa vertu, l’humanité, devant la réunion de tant de science, acclame la toute-puissance de son esprit. Si des régions immenses lui échappent, elle sait que rien ne lui résiste. Son confort trouve sa source dans la croyance au caractère spontanément positif et inéluctable du progrès, dans l’assurance que les inventions de l’intelligence ne peuvent être nuisibles. On tient pour acquis, à la fois que la connaissance est pouvoir, que l’essor des sciences ou des arts aiguise la conscience qu’une société peut avoir de ses actes, et que ces actes s’inspirent d’idéaux élevés. 

Il est inutile d’insister sur la fragilité de cette croyance. Les savants tout les premiers en sont troublés [18], tant la finalité de leurs travaux leur apparaît fréquemment déviée par des ingérences étrangères. Les déceptions naissent des espoirs qu’on a nourris au mépris des leçons du réel. Régulièrement, on nous rappelle que l’éclosion de nos sciences « nous permet d’envisager un monde dans lequel les hommes pourraient être heureux » [19], en oubliant qu’il n’y a là rien qui s’inscrive automatiquement dans la texture de nos liaisons avec les forces extérieures. Élaborer notre milieu ambiant, ce n’est pas essentiellement faire le décompte de son contenu en phénomènes chimiques, lois physiques ou chevaux-vapeur ; c’est d’abord, c’est surtout comprendre les antécédents et les conséquences de ces phénomènes et de ces lois, c’est donner un sens au mouvement qui les fait apparaître pour nous et avec nous. Nous sommes depuis longtemps en possession de telles lois, de tels phénomènes, sans être parvenus à leur imprimer une direction qui soit le fruit d’une décision délibérée [20]. Ce constat illustre suffisamment la précarité d’une méthode et d’une conception qui ne prennent en considération que l’accroissement des sciences en volume et en étendue. L’appel à la soumission du monde extérieur, répercuté dans des métaphores creuses, s’éteint dans le vide d’un discours dont les lieux communs masquent mal l’absence de visées précises. 

Dès lors, quelle perspective adopter, quelle voie suivre ? Un trait indélébile a été tiré lorsqu’on a cessé de considérer l’homme comme produit de l’élan cosmique, de la vitalité animale ou végétale. L’affirmation maintes fois réitérée de ses privilèges, l’accent mis sur sa situation exceptionnelle [21], ne sont que l’écho de cette rupture. Mais on n’en a pas envisagé les conséquences dans toute leur rigueur : l’homme est non pas « possesseur » ou « révélateur », mais créateur et sujet de son état de nature. C’est assez dire que son dessein n’est pas de s’approprier un univers qui lui serait étranger, auquel lui-même resterait extérieur : il consiste au contraire à accomplir sa fonction de facteur interne et régulateur de la réalité naturelle [22]. 

Faut-il s’en étonner ? Nous tenons depuis trop longtemps pour assuré que les connaissances et les expériences fournies par les disciplines techniques ou scientifiques sont de pures données, fruits d’un agencement extérieur, qu’un travail incessant amène à la surface. L’avancement de ces disciplines est conçu comme une avancée vers quelque fondement dont nous nous rapprochons de plus en plus parfaitement, les diverses réalités que nous en saisissons n’étant que les étapes indispensables pour atteindre la réalité complète. C’est bien ce que l’on entend par aspirer à soumettre et conquérir l’univers. Toutefois, nous sommes plus près de la vérité et nous disposons d’une certaine liberté d’initiative si nous acceptons de voir dans ces connaissances et ces expériences les démarches par lesquelles l’humanité édifie son propre état naturel. Par leur truchement, elle diversifie ses facultés et améliore ses qualités physiques ou intellectuelles, s’attache les forces matérielles de manière inédite, et leur imprime une figure conforme à leurs principes et aux combinaisons dans lesquelles elles s’insèrent à un moment de l’évolution générale. 

L’observation empirique le prouve, quand elle se porte sur la modification incessante de l’équipement psycho-physiologique de l’espèce ; constamment on voit se renouveler les forces qui contribuent à marquer le contenu du monde objectif et la vision que nous en prenons. Les lois de notre intelligence, celles de nos savoirs, peuvent être datées par les formes de mouvement ou les sources matérielles auxquelles elles se rapportent, puisque les unes et les autres participent de notre nature dès l’instant où elles pénètrent dans l’orbite de notre capacité d’action. Nul partage rigoureux ne saurait avoir lieu entre la nature de l’homme et la natura rerum, la nature des choses, et rien ne pourrait les fixer à un stade déterminé et définitif. 

Héraclite enseignait que « ceux qui descendent dans les mêmes fleuves se baignent dans le courant d’une eau toujours nouvelle ». La vérité est plus dramatique. L’eau des Grecs est celle du potier, de l’humide, des quatre éléments qui se combinent entre eux, comme dans la physique qualitative des Ioniens. Au xviie siècle, l’eau est celle des moulins et des pompes, de l’ingénieur, de la pesanteur et de la mécanique quantitative d’un Galilée. Pour nous, l’eau peut revêtir l’apparence de l’« eau lourde », si nous considérons les énergies déclenchées au niveau du noyau. Chaque fois, cette « eau » a exigé des hommes le recours à une connaissance différente, à un autre mode d’action, à une nouvelle image du monde, sous peine de se confondre avec le néant primordial. On y reconnaît le propre de l’homme qui n’est pas tant de fabriquer des outils ou d’être raisonnable que de se créer lui-même, de se combiner avec les autres êtres, bref, d’engendrer son état naturel. 

Si la nature est simultanément une donnée et une œuvre, les découvertes, l’augmentation du savoir-faire ne sont pas des jalons sur le chemin d’un fondement dernier, mais les indices de son renouvellement, provoqué par notre intervention. C’est seulement en tant qu’agents d’une transformation dont les ordres successifs constituent la réalité objective que nous pouvons prétendre prévoir et instituer celle-ci. On reprochera peut-être à cette vue d’être anthropocentrique. On oublie trop facilement que tous nos modèles de la nature le sont, sous une forme ou une autre, et que celle-ci est peuplée d’êtres humanoïdes ou qui le deviennent. L’ordonnateur du cosmos grec est bien un démiurge, un artisan : Platon et Aristote en témoignent. Dans l’univers de Newton, les corps se meuvent à la façon d’un boulet de canon ou d’une horloge. Dieu y accomplit sa mission comme le ferait un mécanicien ou un fabricant d’instruments mathématiques. La conception que nous avons actuellement de l’agencement des forces matérielles ne saurait se passer d’une description de l’observateur. Comme ces différents modèles ne se réfèrent pas à un « anthropos » constant ni ne traduisent une morphologie identique, force est d’y reconnaître les manifestations d’une évolution, une histoire. On accuse ces moments en stipulant, dans un langage négatif, que chacun d’eux recule un peu plus les frontières de notre milieu matériel. Renonçant à ce langage, on peut soutenir que ce sont nos propres frontières, nos limites qui s’élargissent, chaque fois que la nature, décidément humaine, atteint une nouvelle phase, exprime une nouvelle constitution. 

Cela n’a rien d’arbitraire ou de subjectif : en parcourant ces étapes, nous suivons sans cesse les lois de la matière et celles de notre condition. Il serait aussi faux de croire que les effets se cantonnent dans la sphère des idées, en affirmant que seules nos conceptions ont changé, se sont rapprochées par retouches successives du portrait ressemblant de la véritable et ultime structure de l’univers. Une telle opinion suppose un être omniscient et omnipotent, ou, au contraire, limite les gains de nos œuvres effectives à ceux de la pensée dissociée de ses résultats. Ce résidu d’une croyance religieuse laisse dans l’ombre le fait que chaque passage d’un état naturel à un autre a été provoqué par un labeur immense qui, en retour, a opéré un bouleversement de notre esprit et de nos instruments, organiques ou non, a réuni différemment l’humanité à la matière. 

Qu’est-ce à dire, sinon que cette perspective — à savoir, l’homme créateur et sujet de la nature — nous impose de reconnaître l’existence d’une histoire humaine de la nature, histoire non pas dérivée ou complémentaire de celle de la société, mais autonome et représentant l’approfondissement original de celle-ci. L’apparition de cette histoire comme clé de voûte de nos préoccupations et lieu de nos actions est notre véritable question naturelle. 

Jusqu’ici on a surtout été enclin à envisager notre histoire du point de vue des intérêts des États et des classes sociales. « Je parle des classes, elles seules doivent occuper l’histoire ». Les circonstances se prêtaient à cette vue tranchée d’Alexis de Tocqueville, qui avait sous les yeux, comme ses contemporains, l’exemple des sociétés mûes par le capital dans l’hémisphère occidental. Que les peuples sortent de leur isolement et de leur dépendance, que des circuits visibles relient toutes les parties de notre planète, que les systèmes sociaux les plus divers s’opposent, alors l’expérience de centaines de nations converge vers le même laboratoire de l’histoire universelle. Du coup, les rapports variés que les hommes entretiennent avec les pouvoirs objectifs s’étalent sur un tableau complet [23], illustrant dans l’espace ce qui s’est formé dans le temps. 

La distance qui sépare deux fragments de l’humanité n’apparaît pas seulement comme distance entre des enveloppes sociales : elle se juge aussi aux écarts qui séparent les complexions naturelles où s’inscrit chacun. Nous savons à présent qu’édifier et diriger une société appelle également une réforme et une réorganisation de ses soubassements matériels. Jadis les structures d’une société se manifestaient au terme d’un cheminement lent et inconscient, après que les forces de l’homme et du milieu naturel s’étaient amalgamées sans propos délibéré. Maintenant les modèles de société auxquels on aspire sont devenus plus transparents les uns aux autres. Les trajets qui conduisent à l’invention de ressources adaptées à ces modèles, aux savoirs indispensables, ont perdu de leur obscurité et acquis l’indépendance. L’existence d’une logique interne de leur établissement, des règles spécifiques auxquelles obéit leur apparition — la science, à cet égard, est exemplaire — devient visible. Là se reflètent pour nous le devoir et la responsabilité d’accepter lucidement la prise en charge de la nature, son passé et son avenir [24], de même qu’au siècle dernier les hommes ont accepté le même devoir et la même responsabilité sur le plan de la société. Dès lors, le gouvernement de l’ordre naturel ne peut plus être envisagé comme une violence exercée sur les éléments pour obéir aux injonctions irrépressibles de la puissance ou du besoin individuel ou collectif. La portée, la rationalité qui lui sont propres, les fins vers lesquelles il tend ne sauraient être énoncées avec retenue et sans poncifs, si elles ne sont pas situées dans le cadre de l’histoire humaine de la nature. 

L’objet de la présente étude est justement cette histoire ; la question naturelle en est le motif. Dans sa première partie, je me propose de montrer en quoi l’homme est créateur et sujet de sa nature, quels sont les principes et les processus de cette création. Les propositions théoriques fondamentales qui découlent de la conception que j’ai avancée et dont je viens de donner une esquisse trouveront alors leur confirmation. 

A partir de là, j’analyserai l’histoire humaine de la nature en fournissant des preuves en faveur de la théorie explicative soutenue. Celle-ci n’étant toutefois que le travail de la réalité sur elle-même, de sa composante conceptuelle sur les autres composantes, ne peut prétendre à une intelligibilité transparente à jamais, sans perdre sa raison d’être. Stricto sensu, la compréhension des événements et de l’histoire, si elle atteint la vérité, est un moment de ces événements et de cette histoire. On remarquera en son lieu que les déductions théoriques auxquelles je procède, dans cette deuxième partie de l’ouvrage, correspondent à une phase dans l’évolution des pouvoirs humains visant à instaurer leur ordre naturel. 

Dans toute la troisième partie, je m’efforcerai d’établir la teneur des relations de la société à la nature en tant que relations entre deux histoires qui supposent, de concert, la participation humaine. Notre espèce, et c’est là un de ses traits caractéristiques, travaille en permanence dans ces deux systèmes de référence, suit constamment leur cours, répond à la double charge, à la double exigence qu’ils imposent : « L’homme est un animal cosmique, prenons-en notre parti » [25]. 

Enfin, je décrirai les contours d’un champ de recherches — celui de la technologie politique — destiné à traiter méthodiquement toutes ces matières actuellement dispersées, sinon négligées. 

Je ne puis espérer indiquer ici toutes les ramifications de cette entreprise à laquelle j’ai l’intention de consacrer plusieurs essais — on trouvera ici le premier. Celui-ci aura atteint son but s’il ordonne en un ensemble cohérent des phénomènes qui sont généralement observés sans que l’on cherche à établir entre eux des liens nécessaires, et s’il brise la résistance de la langue et des représentations qui la sous-tendent, relatives à la nature et à l’homme considéré comme son sujet.


[1] Science, 1957, 125, p. 143.

[2] J. Lebrun: Équilibres naturels et recherche scientifique, Impact, 1964, 14, no I, pp. 21-40.

[3] « C’est une re-création de la nature et de l’homme, en tant qu’il est fragment de la nature, que signale l’inspiration observable dans les mouvements puissants de ces sociétés (soviétique et américaine). F. Perroux » : Les mesures des progrès économiques et l’idée d’économie progressive, Cahiers de l’I.S.E.A., 1956, 47, p. 38.

[4] P. Fedosseiev, in La nouvelle revue internationale, 1964, 10, p. 95.

[5] A. Fergusson : Essai sur l’histoire de la société civile, Paris, 1783, t. II, p. 138.

[6] « La base économique de la disparition totale de l’État, c’est le communisme arrivé à un si haut degré de développement que tout antagonisme disparaît entre le travail intellectuel et le travail manuel, et que, par conséquent, disparaît l’une des principales sources de l’inégalité sociale contemporaine, source que la seule socialisation des moyens de production, la seule expropriation des capitalistes ne peut en aucune façon tarir d’emblée ». V.I. Lenine : L’État et la Révolution, Moscou, 1946, p. 120.

[7] F.L. Manevich : Abolition of the differences between mental and physical labor in the period of full-scale construction of communism, Soviet Sociology, 1962-3, I, p. 13.

[8] Les principes du marxisme-léninisme, Moscou, 1961, p. 831.

[9] H.C. Wallich : The Cost of Freedom, New York, 1960, p. 114.

[10] « On peut en conclure sans erreur possible que le progrès s’installera plus rapidement si on tolère un certain degré d’inégalité ». H.C. Wallich: op. cit. p. 120.

[11] « L’apparition de la science en tant qu’agent important de la sphère sociale est un pas décisif et irréversible dans l’histoire générale de l’humanité. Avec les changements économiques et politiques auxquels elle est inévitablement liée, c’est un événement du même ordre d’importance que le fut l’apparition de la race humaine elle-même ou de sa première civilisation. J.B. Bernal : Science in History, Londres, 1954, p. 879.

[12] G.H. Schwabe : Über Rückwirkungen der technischen Zivilisation auf den Menschen, Studium generale, 1962, 15, p. 497.

[13] « Or je demande pourquoi une institution arbitraire des hommes et qu’ils auraient pu ne pas établir ne peut-être changée sans ruiner l’ordre même de la nature ». G. de Malby : Doutes proposés aux philosophes économistes, La Haye, 1768, pp. 6-7.

[14] « Il n’est pas probable que des penseurs européens de tout premier ordre auraient accordé autant d’attention à ce qu’on appelle à présent le problème social, n’eût été que le bouleversement politique (la Révolution française) avait été accompagné et suivi par une révolution dans les idées bien plus grande encore ». J.T. Merz : A history of European thought in the nineteenth century, Londres, 1923, t. IV, p. 422.

[15] A.G. van Melsen : Science and Technology, Pittsburgh, 1961, p. 291.

[16] J.-P. Sartre : Critique de la raison dialectique, Paris, 1960, p. 158.

[17] « Les hommes des sociétés sur-développées ont l’impression que la conquête manifeste de la nature, la victoire sur la pénurie est virtuellement achevée. Or il semble dans ces sociétés que la science — principal instrument de cette conquête — soit sans attache et sans but, et qu’il faille lui redonner une valeur ». C.W. Mills : The sociological imagination, New York, 1961, p. 15.

[18] « Le fait que la science soit davantage estimée pour ces applications (politiques) que pour ses buts fondamentaux — étude libre de la nature — conduit à des pressions qui ont commencé à menacer l’intégrité de la science elle-même ». Science and human Welfare, Science, 1960, 132, p. 68.

[19] Linus Pauling, in B. Russel : L’homme survivra-t-il ? Paris, 1963, p. 10.

[20] « L’occident méconnaît l’origine, la nature créatrice et le sens de sa propre civilisation scientifique et technique ». in R. Aron, G. Kennan, R. Oppenheimer : Colloques de Rheinfelden, Paris, 1960, p. 43.

[21] « Lorsque l’homme s’est séparé de la nature et l’a transformée en un être soumis à sa domination et sa maîtrise par des manipulations symboliques — à ce moment-là l’homme a été amené à ancrer son propre être central dans quelque chose situé au delà de ce monde. Celui qui s’était placé aussi audacieusement au-dessus du monde ne pouvait plus se considérer simplement comme un « numéro » ou une « partie » de ce monde ». M. Scheler : Man’s place in Nature, New York, 1961, p. 90.

[22] « A chaque pas nouveau nous sommes ainsi amenés à penser que nous ne dominons nullement la nature, à l’instar du conquérant d’un peuple étranger, comme si nous étions placés en dehors de la nature — mais qu’au contraire nous lui appartenons tout entiers, par la chair, le sang, le cerveau, et en faisons partie ». F. Engels : Dialectique de la Nature, Paris, 1950, p. 387.

[23] « A ce moment-là il nous faudra trouver un moyen de développer une agriculture vraiment productive dans les énormes territoires d’Afrique, d’Amérique du Sud et de vastes parties de l’Asie qui sont si peu exploités à présent. Et cette tâche forcera, je crois, l’humanité à se rendre compte de ce que la société humaine vit sa vie en tant que partie d’un système de processus naturels équilibrés de manière complexe et délicate ». C.H. Waddington in N. Calder : The world in 1984, Londres, 1964, t. 2, p. 13.

[24] « C’est précisément dans le fait d’élaborer un monde objectif que l’homme commence à faire réellement ses preuves d’être générique. Cette production est sa vie générique active. Grâce à cette production, la nature apparaît comme son œuvre et sa réalité. » K. Marx : Manuscrits de 1844, Paris, 1962, p. 64.

[25] E. Faure : Œuvres complètes, Paris, 1964, t. III, p. 624.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 14 novembre 2007 15:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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