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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Serge Moscovici, “LE DÉNI.” Un chapitre de Serge Moscovici publié dans l'ouvrage sous la direction de Serge Moscovici et Gabriel Mugny, Psychologie de la conversion. Études sur l'influence inconsciente, chapitre 13, pp. 251-263. Fribourg, Suisse: Éditions DelVal, 1987, 278 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 1er septembre 2007 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Serge MOSCOVICI (1925- )

Directeur du Laboratoire Européen de Psychologie Sociale (LEPS)
Maison des sciences de l'homme (MSH), Paris
auteur de nombreux ouvrages en histoire des sciences, en psychologie sociale et politique.

LE DÉNI.”

Un chapitre de Serge Moscovici publié dans l'ouvrage sous la direction de Serge Moscovici et Gabriel Mugny, Psychologie de la conversion. Études sur l'influence inconsciente, chapitre 13, pp. 251-263. Fribourg, Suisse : Éditions DelVal, 1987, 278 pp.

L'influence cachée des minorités
Les effets pervers du déni
Le déni est-il un phénomène de conversion à une minorité ?


L'influence cachée des minorités

Les différentes études que nous avons menées sur l'influence des minorités ont eu un à‑côté surprenant, et je dirais, presque philosophique. En effet, jusque-là, on se préoccupait de la manière dont un groupe étendu, la majorité, tirait parti de ses avantages. Je veux dire, de l'autorité, du nombre, de la confiance qu'on lui accorde, et ainsi de suite. Si le groupe ne réussissait pas à avoir un impact, on attribuait son échec à un manque de savoir-faire, à la résistance des individus, ou encore aux conséquences indésirables de toute action. Or, en étudiant les minorités, nous avons été amenés à nous intéresser à un phénomène dont la biologie a depuis longtemps reconnu l'importance. À savoir qu'une espèce, pour vivre dans un milieu et s'y adapter, doit transformer la rareté en abondance, l'obstacle en soutien. En ce sens, c'est pour elle une nécessité de créer et d'innover. Faute de quoi, elle est condamnée à disparaître. De même, les minorités doivent changer les inconvénients de leur position, les obstacles auxquels elles se heurtent pour influencer, en autant d'avantages et d'atouts. On pourrait dire que le proverbe anglais « bless your obstacles » s'applique à elles de manière parfaite. Et s'il y a un phénomène où il se confirme, c'est bien celui de la conversion.

Entrons dans les détails, qui seuls importent. On peut supposer que le message d'une minorité éveille, en général, méfiance et incrédulité. Aux yeux de la plupart des gens, il apparaît extravagant, invraisemblable et déraisonnable. Dès lors, il ne devrait logiquement exercer aucune influence sur les opinions de la majorité, ou fort peu. Et pourtant nos recherches sur la conversion (Moscovici, 1980 ; Maass et Clark, 1983a ; Moscovici, 1985) nous ont conduits à une conclusion différente. Notamment qu'un [252] tel message doit exercer une influence indirecte, voire inconsciente, sur ces opinions. On verra plus loin quelles en sont les raisons. En attendant, constatons un certain nombre de faits ! D'abord, des raisonnements que chacun juge implausibles provoquent davantage de changements d'attitudes que des raisonnements plausibles (Wyer et Hartwick, 1980). Ensuite, la censure exercée vis‑à‑vis d'un message, loin de diminuer son impact, a pour effet de l'augmenter. Chose remarquable à propos de cet effet : les gens en viennent à accorder plus de croyance à ce message, même s'il ne l'ont pas reçu. Par exemple, lorsque les étudiants de l'université de la Caroline du Nord apprirent qu'un discours qui s'opposait aux dortoirs mixtes sur le campus serait interdit, il devinrent plus hostiles à l'idée de dortoirs mixtes. Ainsi, sans avoir jamais entendu le discours en question, les étudiants montrèrent plus de sympathie pour ses arguments (Worchel, Arnorld et Backer, 1975). On observe le même phénomène dans une recherche menée sur des étudiants de première année à l'université de Purdue. On montre à ces étudiants une publicité en faveur d'un roman. Pour la moitié des étudiants, la réclame porte la mention : « Ce livre s'adresse seulement aux adultes, âgés de vingt et un ans et plus » ; pour l'autre moitié des étudiants, la réclame ne comporte aucune mention restrictive quant à l'âge des lecteurs auxquels le livre est destiné. Quand, par la suite, les expérimentateurs demandent à ces étudiants d'indiquer leurs sentiments à l'égard du livre, ils observent la même réaction que celle que nous avons notée dans l'étude précédente. Ceux qui ont eu connaissance de la restriction relative à l'âge des lecteurs désirent davantage lire le livre et déclarent que le livre leur plaira plus que ceux qui croient avoir librement accès à ce livre (Zellinger, Fromkin, Speller et Kohn, 1974).

Nous constatons encore des réactions analogues lorsque la censure est prononcée de manière officielle par une autorité. Ainsi on a fait écouter à trente « jurys expérimentaux » des bandes enregistrées relatant le cas d'une femme blessée par une voiture conduite par un inculpé imprudent. Quand le conducteur dit qu'il avait une assurance contre les risques causés à des tiers, les jurés accordèrent à la victime une indemnité plus élevée (37 000 dollars) que lorsqu'il déclara qu'il n'était pas assuré (33 000 dollars). Mais voici le résultat qui nous intéresse : si, sur la bande, le conducteur disait qu'il était assuré, et si le juge donnait au jury la consigne de ne pas tenir compte de ce renseignement, alors l'indemnité grimpait en moyenne jusqu'à 46000 dollars. Ainsi, lorsque les jurés étaient officiellement invités à ne pas utiliser ce témoignage, ils l'utilisaient encore plus. Il semble donc que même la censure officielle, destinée à garantir l'impartialité du jugement, provoque un changement non voulu [253] très prononcé (Broeder, 1959). Au vu de ces résultats, on conjecture qu'une minorité tenante d'une position peu populaire sur un certain problème peut amener la majorité à être en accord avec cette position, si son message est censuré. Il est curieux de songer que la liberté de parole reconnue aux dissidents aurait pour conséquence de les affaiblir, et sa restriction, au contraire, de les conforter. Mais ceci ne tient évidemment que dans certaines limites.

Nous avons donc là quelques indications montrant que des raisonnements peu plausibles et des messages censurés peuvent, contre toute attente, provoquer des changements d'opinions. Quel est l'intérêt de ces indications pour nous ? Il est normal que les institutions d'un groupe ou d'une société fassent tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher la contagion d'idées et de croyances qui sont opposées aux leurs. Depuis longtemps, ce n'est guère une découverte, elles ont créé des moyens destinés à prévenir une telle contagion. D'un côté, afin de pouvoir prouver la force de leurs propres idées et croyances, le degré auquel elles y tiennent. « La violence même avec laquelle la société réagit, écrit Durkheim, par voie de blâme ou bien de répression matérielle, contre les tentatives de dissidence, en manifestant avec éclat l'ardeur de la conviction commune, contribue à en renforcer l'empire. En un mot, quand une chose est l'objet d'un état d'opinion, la représentation qu'en a chaque individu tient de ses origines, des conditions dans lesquelles elle a pris naissance, une puissance d'action que sentent ceux‑là mêmes qui ne s'y soumettent pas. Elle tend à refouler les représentations qui la contredisent, elle les tient à distance, elle commande, au contraire, des actes qui la réalisent, et cela, non par coercition matérielle ou par la perspective d'une coercition de ce genre, mais par le simple rayonnement de l'énergie mentale qui est en elle » (Durkheim, éd. 1979, p. 267).

De l'autre côté, en diminuant la valeur de l'opinion dissidente, on jette la suspicion sur elle et on crée un doute. Même ceux qui la partagent se demandent si elle est fondée et si quelqu'un peut y croire. Il arrive qu'à force de la voir critiquée et jugée invraisemblable ses partisans se découragent et l'abandonnent. Ce qui ne manque jamais d'avoir des conséquences psychiques et morales très profondes sur les dissidents. Or le moyen qui permet à la fois d'affirmer la conviction de la majorité dans la justesse de ses idées, de ses croyances, et de jeter un doute sur celle des idées, des croyances de la minorité, est le déni. Il consiste dans le refus d'accorder la moindre vraisemblance à un fait ou à une assertion exprimée par cette dernière. Ce qu'on refuse, en vérité, c'est de les reconnaître conformes à la raison ou à la réalité telles que les a [254] définies la société dans son ensemble. Dès lors celle‑ci, ou ceux qui la représentent, disent que le fait ou l'assertion en question sont « contraires au sens commun », « déraisonnables », « irrationnels », « invraisemblables », « utopiques », et ainsi de suite. En d'autres mots, on dénie au message de la minorité les qualités propres à un discours cohérent et vrai, et on affirme que seul celui de la majorité les possède. De cette manière, on croit diminuer l'influence du premier et maintenir l'autorité du second. Dans la plupart des cas, on y réussit.

Il y a sans doute une parenté entre le fait de psychologiser et le fait de dénier, qui nous permet de mieux préciser ce dernier. Dans leurs études sur le fait de psychologiser, Mugny et Papastamou (1984) ont prouvé qu'attirer l'attention sur les aspects « personnels » de la minorité réduit son influence. On pourrait soutenir que, par ce moyen, on dévalorise la minorité elle‑même, et on jette la suspicion sur ce qu'elle est, mais non sur ce qu'elle dit. Par contre, le fait de dénier dévalorise son message, ses opinions, et jette la suspicion non plus sur ce qu'elle est mais sur ce qu'elle dit. Affirmer qu'un dissident est « anormal », « fou » ou « traître », ce n'est pas la même chose qu'affirmer que ses idées sont « fausses », « utopiques », « incroyables », etc. On ne doit donc pas s'attendre aux mêmes processus psychiques, ni aux mêmes effets. Peut-être convient-il d'ajouter que ces effets ont de fortes chances d'être opposés. Pourquoi donc ? Tout simplement parce qu'un message que l'on dénie en le déclarant peu plausible provoque un conflit d'opinions et un travail mental plus intenses qu'un message que chacun tient pour plausible. Or ce conflit et ce travail ont pour répercussion, nous l'avons souvent constaté, un changement des opinions indirectes ou des perceptions latentes. Certes, il y a de fortes présomptions que le déni provoque d'emblée un rejet. Mais ce rejet ne se traduit pas par une fermeture mentale pure et simple, sans plus. Il entraîne au contraire une activité intellectuelle et affective que l'on observe toujours lorsque les individus se défendent contre une idée ou un objet opposés à ce qu'ils jugent être normal. Ceci nous conduit à énoncer une première hypothèse : le déni a pour conséquence d'arrêter l'influence directe du message attribué à une minorité. La seconde hypothèse est plus difficile à admettre. Elle est contraire au genre de résultats auxquels on s'attend d'habitude. Elle revient à dire qu'un message attribué à une minorité exercera une influence indirecte plus grande lorsqu'il est qualifié d'« invraisemblable » ou de « déraisonnable ». Pourquoi cette hypothèse va à l'encontre de ce qu'on attend, cela tombe sous le sens. D'innombrables études ont montré que, si on diminue la crédibilité d'une source ou de son message, l'impact de l'une comme de l'autre en sont amoindris. Les gens préfèrent la quiétude mentale aux tourments, telle [255] raison sous-jacente. Cependant, notre seconde hypothèse a des chances d'être vérifiée, et voici pourquoi. Nous venons d'indiquer que le message dénié suscite un conflit et un travail psychique importants. À la limite, on peut se demander si le principe, « II faut croire parce que c'est absurde », n'est pas un moyen créé pour convertir en profondeur, par le déni de ses propres idées, les fidèles de l'Église. On leur impose certes des tourments, mais ce sont des tourments qui fixent leur croyance et assurent son influence. Et puis ne peut-on escompter quelques bénéfices supplémentaires de cette « flagellation » mentale ? Le philosophe Cioran disait que les Chrétiens ont inventé « l'orgasme du remords ». De celui-ci à l'« orgasme du tourment » enduré par l'homme qui se sent acculé à croire en quelque chose d'absurde, il n'y a qu'un tout petit pas...

Ainsi, sans que l'on s'en rende compte, lorsqu'on taxe de « déraisonnable » ou « d'invraisemblable » l'opinion d'une minorité, on aboutirait à ce qu'on peut appeler un effet pervers. D'une main, on empêche l'influence, et de l'autre, on la facilite. Seulement ce n'est pas la même : on empêche l'influence directe et on facilite l'influence indirecte ou différée. Ceux qui agissent de la sorte ont pour premier tort de s'en tenir à la surface des choses. Bornons-nous à dire que le déni produit de manière ouverte l'effet recherché et de manière cachée celui que l'on veut éviter ! Mais on n'a pas souvent le choix. La plus grande erreur de ceux qui croient abaisser une minorité en refusant de lui accorder la moindre parcelle de vérité est de ne pas voir qu'en même temps ils suscitent un débat intérieur qui se déroule à leur insu. Et ce débat entraîne, à la longue, le changement qu'ils n'ont pas voulu. Il y a là une nouvel exemple du « hidden impact of minorities » (Maass et Clark, 1984) qui apparaît de plus en plus comme un fait général. C'est un impact auquel il est d'autant plus difficile de se soustraire qu'il échappe au contrôle de la majorité, et même se dérobe au contrôle de la conscience des individus qui le subissent.

Les effets pervers du déni

Venons à une expérience qui nous fournit quelques indications sur la valeur de ces hypothèses ! Elle s'est déroulée en Espagne, auprès de jeunes gens et jeunes filles qui fréquentaient une école publique située en milieu rural. Lors de la première séance, on leur demanda d'exprimer leurs opinions sur l'avortement, une question fort débattue dans le pays à ce moment-là. Ils avaient à répondre sur une échelle en 7 points [256] (1 = tout à fait en désaccord ; 7 = tout à fait d'accord) aux cinq items suivants : « il faut légaliser l'avortement » ; « la légalisation de l'avortement est une exigence démocratique » ; « on doit pouvoir avorter en cas de viol » ; « les mineures aussi doivent pouvoir avorter » ; et « l'avortement doit être gratuit pour tout le monde ». Ce sont là des thèmes connus. La réponse à ces items nous permettait d'avoir une idée globale sur les opinions que se font ces jeunes de l'avortement. Une fois le questionnaire rempli, on demandait aux sujets de lire un texte explicitement attribué à un groupe minoritaire. Et ce texte soutenait une position minoritaire, donc en faveur de l'avortement. D'une part, les auteurs insistaient sur la nécessité de légaliser l'avortement, d'autre part ils préconisaient la gratuité de celui‑ci. Les frais de l'interruption volontaire de grossesse devaient être pris en charge par la Sécurité Sociale. Le texte se terminait par ces mots : « En résumé, notre groupe minoritaire revendique l'indispensable légalisation ainsi que la gratuité totale de l'avortement ». Il faut dire que le contenu du texte autant que son style étaient extrêmes et avaient de quoi choquer.

Nous arrivons maintenant au principal de l'expérience. Les jeunes questionnés ont pu prendre connaissance de ce texte dans les trois conditions que la logique impose. J'insiste sur ce détail, car ce sont les détails qui nous font comprendre le sens de l'hypothèse dont il nous importe de savoir si elle est vraie ou fausse. Dans une première condition, dite de déni, les jeunes participant à l'expérience recevaient alors l'information suivante :

« Nous avons réalisé une série d'études sur les divers arguments employés à propos de la question de l'avortement. Notre objectif est de savoir quels sont les arguments qui ne méritent pas d'être pris en considération, qui ne sont pas plausibles, c'est-à-dire qui actuellement ne sont pas raisonnables. Parmi les cinq arguments présentés ci-dessous, quatre ne méritent pas d'être pris en considération, c'est-à-dire que généralement ils ne sont pas considérés comme raisonnables ».

Par la suite on présentait en effet aux sujets les quatre revendications contenues dans le texte du groupe minoritaire qu'ils liraient ensuite (en l'occurrence : « il est indispensable de légaliser l'avortement immédiatement » ; « il est absolument indispensable que l'avortement soit gratuit pour tout le monde » ; « il est indispensable que la Sécurité Sociale prenne en charge tous les frais de l'avortement au même titre que les frais d'une autre maladie » ; « la légalisation de l'avortement est une exigence démocratique absolue »). À ces quatre arguments on ajoutait une [257] autre revendication non mentionnée dans le plaidoyer minoritaire et relevant d'une position moins tranchée (« on doit pouvoir avorter en cas de viol ») susceptible d'être, par contraste, plus vraisemblable. La tâche des sujets de cette condition de « déni » consistait alors à repérer ces quatre arguments invraisemblables « qui ne sont pas plausibles et ne méritent pas la peine d'être pris en considération ». On notera que les sujets étaient seulement priés d'en indiquer quatre, « dans la mesure du possible », et qu'ils n'étaient donc nullement obligés de respecter complètement la consigne en les indiquant tous les quatre.

Dans la seconde condition, intitulée de manière arbitraire texte, les jeunes de notre échantillon avaient à lire le texte attribué à un groupe minoritaire dont il a été question ci-dessus. Mais ils n'étaient pas invités à déterminer quels étaient les arguments prétendument invraisemblables aux yeux de la majorité.

Enfin, dans une troisième condition, dite de contrôle, les sujets répondaient seulement au questionnaire. Ils ne lisaient pas le texte du message minoritaire et n'avaient donc pas à juger du caractère vraisemblable ou invraisemblable de son contenu. Toutefois, à des fins de comparaison, nous leur demandions de décrire, sur des échelles bipolaires, un groupe minoritaire qui serait favorable à l'avortement. En effet, le moment est venu de compléter ces indications par d'autres que je n'ai pas données jusqu'ici. Quelle que soit la condition à laquelle ils participaient (déni, texte, contrôle) tous les jeunes de notre échantillon avaient à remplit deux séries de questionnaires. La première série comprenait vingt échelles bipolaires concernant l'image de la minorité. Il s'agit de paires d'adjectifs (compétent-incompétent, féministe-non féministe, etc.) qui donnent une idée de la représentation qu'on se fait des auteurs du message. La seconde série de questionnaires comprenait vingt‑cinq items. Une première partie de ceux‑ci concernait l'avortement et constitue une échelle directe. Une deuxième partie de ces items concernait les attitudes vis-à-vis de la contraception et constitue une échelle indirecte. Il est évident que la première échelle renvoie au contenu du message reçu et la seconde à un contenu lié à celui du message mais dont on ne parle pas. Ceci vise à distinguer son influence directe de son influence indirecte sur des opinions qui ne sont pas abordées dans le texte. Sans doute faudrait-il apporter plus de précisions, mais quiconque est intéressé par cette expérience pourra en trouver une description détaillée dans l'article original (Moscovici, Mugny et Pérez, 1984-85).

[258]

Avant de présenter les résultats, il convient de mentionner encore un aspect important de ce travail. L'expérience s'est déroulée en deux phases. Les élèves espagnols devaient compléter le questionnaire immédiatement après avoir lu le message. C'est la première phase. Les expérimentateurs revenaient trois semaines plus tard et leur demandaient de remplir encore une fois le questionnaire. C'est la seconde phase. Nous voulions, par cette procédure, constater l'effet du travail mental suscité dans l'intervalle et mesurer son impact sur les opinions. Il est ainsi possible de distinguer son influence immédiate de son influence différée. Et ce parce que nous soupçonnions, sur la base de recherches analogues, que la minorité déniée produirait un revirement des opinions seulement au bout d'un certain laps de temps. Avons-nous eu raison ? La lecture des résultats nous permet de nous en assurer (cf. tableau 13.1).

Tableau 13.1

Accord moyen (1 = pas d'accord ; 7 = d'accord) au premier post-test avec les items des dimensions directe (avortement) et indirecte (contraception), et changement moyen entre le premier et second post-test (un signe positif renvoie à une influence différée positive)

Contrôle

Texte

Déni

premier post-test

avortement

4,25

4,81

4,52

contraception

5,27

5,45

4,88

influence différée

avortement

-0,04

-0,02

+0,21

contraception

-0,08

-0,18

+0,31


Dans l'ensemble, si on mesure les changements d'opinion immédiatement après la lecture du message, on observe que les opinions vis-à-vis de l'avortement et de la contraception deviennent plus favorables. Mais ceci est surtout vrai pour la minorité dont le message n'a pas fait l'objet d'un déni. Les différences ne sont pas aussi fortes qu'on l'aurait souhaité, mais elles vont dans le sens espéré. Que se passe-t-il trois semaines plus tard ? Eh bien, le seul message qui provoque un revirement des opinions est précisément celui qui a été taxé d'« invraisemblable » et de [259] « déraisonnable ». Les jeunes qui l'ont lu deviennent plus favorables à l'avortement, mais surtout à la contraception. Ce message a donc, ainsi que nous l'avons prédit, une influence indirecte marquée.

On peut illustrer cette tendance d'une autre manière. Posons-nous la question suivante : les changements observés traduisent-ils un plus grand déplacement des opinions ou un plus grand nombre d'individus qui changent ? Regardons, en gardant cette question présente à l'esprit, les chiffres du tableau 13.2 !

Tableau 13.2 :

fréquence du sujets présentant une influence différée nulle ou négative versus positive sur la dimension indirecte, et moyenne de ce changement (+ indique un changement vers la position minoritaire).

Contrôle

Texte

Déni

influence différée nulle ou négative :

fréquence

18

24

16

moyenne

-0,39

-0,34

-0,41

influence différée positive :

fréquence

10

6

16

moyenne

+0,49

+0,45

+1,04


On voit notamment combien de sujets ont modifié leur réponse dans le sens de la minorité sur l'échelle indirecte (donc favorable à la contraception), combien ne l'ont pas modifiée, et combien l'ont modifiée dans le sens opposé, donc acceptent encore moins la contraception qu'avant. On mesure aussi, dans chaque cas, quelle est l'amplitude moyenne de ces modifications. Rappelez-vous que, selon notre hypothèse, le conflit et le travail psychiques sont plus importants dans la condition où le message de la minorité est dénié ! C'est donc là que nous devrions observer les changements les plus marqués à la fois en nombre et en amplitude. Comme on peut le constater, les choses se passent bien ainsi. En effet, c'est dans cette condition que le nombre de sujets qui sont devenus plus favorables à la contraception entre la première et la seconde séance est le plus grand (X2 = 6,08 ; p <.05). Et c'est aussi dans cette condition, comparée aux deux autres, que l'ampleur du changement est la plus accentuée (t/87= 1.133 ; p < .10). Tout se passe donc conformément à nos prévisions.

[260]

Une seconde question découle de la précédente : les sujets qui changent d'opinion sur l'échelle directe concernant l'avortement changent-ils aussi sur l'échelle indirecte concernant la contraception ? Autrement dit, il s'agit pour nous de savoir si les deux influences, directe et indirecte, sont parallèles ou non, dans toutes les conditions. Il n'y a pas de raison qu'elles le soient lorsque le message concernant l'avortement est « dénié » par la majorité. Mais laissons de nouveau parler les chiffres. Dans les conditions de « contrôle » et de « texte », on observe que les deux tiers des sujets changent en même temps d'opinion envers l'avortement et envers la contraception. Par contre, dans la condition de « déni », plus de la moitié des sujets qui changent d'opinion vis‑à‑vis de la contraception ne changent pas vis-à-vis de l'avortement. On constate ainsi que la dévalorisation et le doute jeté sur le point de vue de la minorité ont un certain effet : ils l'empêchent d'exercer une influence directe, c'est-à-dire que son message perd de son impact. Et s'il en a un, on peut voir que cet impact concerne un contenu, un thème voisins. De manière oblique, pour ainsi dire, par la bande, on modifie les opinions et les jugements de la majorité. Et cela seulement trois semaines après. Le temps qui est le seul allié, mais aussi le plus redoutable pour les minorités, fait son oeuvre.

À ce stade de la recherche, il serait imprudent d'aller trop loin. Mais, dans l'ensemble, nous sommes en droit de soutenir que le déni entraîne les conséquences que nous avons prévues. Il permet bien à un groupe de combattre les idées et les croyances auxquelles il s'oppose. Et pourtant, comme tous les moyens d'action sociaux, il a des effets pervers. Entre autres, celui de faciliter la diffusion d'opinions ou de croyances dissidentes qu'on veut entraver à tout prix. Non sans les avoir déviées quelque peu et retardées dans leur progrès.

Le déni est-il un phénomène
de conversion à une minorité ?


Rien de plus irritant qu'une hypothèse qui est confirmée. À peine a-t-on obtenu les résultats concluants que l'on se sent assailli par les objections et les doutes. S'agit-il d'un phénomène stable ? Est-il propre, en l'occurrence, à l'influence des minorités ? Est-il raisonnable de lui donner un semblant de cohérence, sous prétexte que les chiffres concordent, alors que ce que l'on ne connaît pas devient si important, dès l'instant où l'on connaît un peu ? Nous sommes toujours bercés par l'illusion que nos recherches progressent. Mais nous finissons toujours nos articles et nos livres en disant que seules des recherches futures [261] décideront si ce que nous pensons est vrai ou faux. Ceci est d'autant plus sensible pour ceux qui, depuis tant d'années, travaillent dans le domaine de l'influence des minorités. Dès qu'un phénomène est exploré, une hypothèse confirmée, on nous harcèle et on nous demande de produire une démonstration impeccable (ici aussi, il semble bien que le déni soit à l'oeuvre et s'attaque à nos travaux avec la force corrosive de la rouille). Comme si une telle démonstration était possible en général, et en psychologie sociale en particulier. Il est certain que nos résultats ne rentrent pas dans le cadre du paradigme dominant et qu'ils dérangent. Malgré le caractère parfois excessif de leur conservatisme, ces exigences nous obligent à mieux asseoir ce que nous découvrons. Et c'est leur côté incontestablement positif.

Sur le phénomène du déni, nous connaissons encore fort peu de choses. Toutes les fois qu'on le constate, on peut se demander s'il est le môme pour une minorité et pour une majorité. Voilà le premier point qui méritait d'être abordé. Puis nous avons affirmé qu'il résulte d'un conflit cognitif qui est en même temps, ne l'oublions pas, un conflit social. Comment en être sûr ? Il y a bien des procédures auxquelles on peut songer afin de dissiper cette incertitude. Du moins en partie. Une de celles‑ci est la suivante. Nous savons que l'influence qu'exerce quelqu'un sur nous dépend de notre identification avec lui. Si nous nous identifions avec notre groupe ou avec notre chef, nous acceptons facilement ses opinions. Sous une forme simplifiée, je ne fais ici qu'évoquer un fait bien connu. De toute évidence, le conflit provoqué par quelqu'un dont nous sommes proches, qui est comme nous, s'en trouve atténué. Et nous nous montrons prompts à prendre son parti et à rejeter toute opinion susceptible de lui nuire. Quel sera donc l'effet de l'identification avec la minorité sur son déni ? Voilà le second point qui appelait un examen. Pérez, Mugny et Moscovici (1986) l'ont entrepris dans une expérience qui fait suite à la précédente. Elle se déroule de la même manière et porte sur les mômes thèmes. On a néanmoins introduit plusieurs variations, et je les énumère :

(a) le message est attribué tantôt à une minorité, tantôt à une majorité ;

(b) la source est présentée tantôt comme appartenant à la même catégorie que les sujets participant à l'expérience, tantôt comme n'y appartenant pas. Ainsi, dans un cas, ils peuvent s'identifier à la source du message, et dans l'autre non ;

(c) on ajoute une troisième échelle comprenant des items qui ne concernent ni la contraception, ni l'avortement. Il s'agit d'une échelle dite [262] de « Zeitgeist » évoquant les valeurs générales de notre société qualifiée de « permissive ». On demande ainsi à ces élèves dans quelle mesure ils sont favorables ou opposés à une famille pratiquant l'éducation traditionnelle, à l'obéissance des jeunes envers leurs parents, et ainsi de suite. On sait qu'après un demi siècle de franquisme, l'Espagne connaît une profonde transformation des relations et des moeurs.

J'essaierai de commenter les résultats obtenus dans la mesure où ils permettent de mieux comprendre ceux dont il a déjà été fait état. Pour des raisons évidentes, je m'en tiendrai à ceux prélevés lors de la seconde phase de l'expérience. Considérons d'abord l'influence directe sur les opinions vis‑à‑vis de l'avortement. De manière surprenante, en général, il n'y a pas de différence entre minorités et majorités. Mais observons de plus près condition après condition. Nous avons, vous vous en souvenez, des minorités et des majorités « intragroupe » ou « hors-groupe », selon qu'elles appartiennent ou non à la même catégorie que les élèves. Or cette différence est négligeable seulement pour les premières. En ce qui concerne les secondes, le contraste est très significatif (t/262 = 2,48 ; p < .014). Qu'est-ce à dire ? Les sujets qui ont reçu un message attribué à une majorité « intragroupe » changent immédiatement d'opinion. Mais quand on leur demande ce qu'ils pensent de l'avortement trois semaines après, ils reviennent à leurs opinions antérieures. Par contre, les sujets qui ont reçu un message attribué à une minorité « intragroupe », une fois qu'ils ont changé d'opinion ne reviennent pas sur celle-ci et semblent la garder. Ainsi l'identification plus forte avec une majorité a un effet immédiat. Cependant, ainsi que je l'ai montré ailleurs (Moscovici, 1980), cette identification étant moins conflictuelle que celle avec une minorité, produit un effet moins profond et moins durable. Il y a là un phénomène que nous avons observé à maintes reprises et qui est devenu presque une banalité. Seule l'opposition à la minorité se traduit la plupart du temps par une conversion.

Mais nous sommes plus intéressés par les changements d'opinion sur la contraception. C'est là que nous observons l'influence indirecte au sujet de laquelle nous avons présenté les hypothèses ci-dessus. Dans l'ensemble, le déni du message, le fait qu'on le taxe d'« invraisemblable », de « déraisonnable », a bien les conséquences que nous lui attribuons. La plupart des élèves qui ont participé à cette condition de l'expérience deviennent plus favorables à la contraception (F1/262 = 4,47 ; p < .036). Décidément, le déni a les répercussions que nous lui avons supposées.

[263]

La difficulté apparaît cependant lorsqu'on procède à une analyse plus fine. Sans doute une majorité dont le message a été dévalorisé et frappé de suspicion n'exerce pas davantage d'influence que celle pour laquelle ce n'est pas le cas, Donc, résultat auquel nous nous attendions et que nous espérions, le déni concerne surtout les minorités. C'est parmi elles que nous obtenons une efficacité différentielle. Encore une fois, les groupes minoritaires dont le message a été taxé de « déraisonnable » provoquent une modification plus forte des opinions dans la population étudiée (t/262 = 2,137 ; p < .033).

En résumé, la majorité, sous quelque forme que ce soit, exerce une influence immédiate, de conformité, qui s'estompe au bout de trois semaines. En revanche, la minorité convertit (Moscovici, 1985), c'est-à-dire maintient son influence pendant un certain temps. A tort ou à raison, j'affirme qu'il y a une différence entre les deux, quoique certains auteurs refusent de la voir.

Continuons ! Lorsque le message du groupe minoritaire est dénié, comme ce fut le cas dans nos deux expériences, il devient plus efficace. Loin de moi l'idée que ces phénomènes sont entièrement établis ou compris. Ce n'est pas la prudence qui m'incline à le reconnaître. Au contraire, j'estime que nous touchons là à quelque chose d'important et qui, de ce fait, mérite d'être exploré plus à fond. Il faut néanmoins s'arrêter en ce point et conclure que notre intuition est confirmée de manière générale. Elle ne fait que pousser à une limite extrême les conclusions d'un certain nombre d'études sur la conversion (Maass et Clark, 1983a ; Aebischer, Hewstone et Henderson, 1984 ; Moscovici, Mugny et Papastamou, 1981 ; Mugny, 1982 ; Moscovici, 1985). Le no man's land qui s'étend entre la censure et le déni est très vaste. Nous connaissons leur importance à la fois en tant qu'instances psychiques et institutions sociales. Lorsque Karl Popper engage le chercheur à ne pas confirmer son hypothèse mais à l'infirmer, c'est bien une forme de déni qu'il préconise, déni d'une opinion minoritaire. Et l'on est bien forcé d'admettre que l'hypothèse ainsi déniée sort confortée du conflit et de la confrontation avec ce qui s'oppose à elle, bien plus que si l'on se bornait à aligner les preuves en sa faveur. Il y a là une stratégie, une ruse de l'esprit, malin si l'on veut, cet esprit que Goethe se plut à définir ainsi : « Je suis l'esprit qui toujours dénie.... Une part de cette force qui veut toujours le mal et fait toujours le bien ». La psychologie clinique a couvert ce no man's land de manière admirable, alors que la psychologie sociale y voit encore une curiosité. Il n'en demeure pas moins qu'avoir fixé cette curiosité et lui avoir donné un sens recèle une promesse et dégage l'horizon.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 11 février 2015 9:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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