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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

CHRONIQUE DES ANNÉES ÉGARÉES. RÉCIT AUTOBIOGRAPHIQUE. (1997)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Serge Moscovici, CHRONIQUE DES ANNÉES ÉGARÉES. RÉCIT AUTOBIOGRAPHIQUE. Paris: Les Éditions Stock, 1997, 569 pp. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation accordée par l'auteur le 1er septembre 2007 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction


Depuis plusieurs années, je désirais écrire les événements et les personnes qui ont traversé, marqué ma vie. Une première série de notes, dont la plupart se sont perdues, date de l'époque de l'inhumaine guerre. Écrites comme des lettres adressées à personne, cri poussé à minuit quand nul ne savait de quoi serait fait le jour à venir.

La deuxième série de notes, rédigées il y a près de vingt ans, fut une tentative d'apaiser les figures du passé, resurgies sans que je le veuille lors d'un séjour prolongé à Jérusalem. Il est vrai que, pendant ma brève enfance, chaque semaine et à chaque fête, j'ai prêté serment de ne pas l'oublier. Mais au moment où je m'y suis trouvé, c'est Jérusalem qui m'a conjuré de ne pas oublier ces années d'enfance. Et j'étais heureux de laisser s'échapper à l'air libre ce monde de souvenirs qui, en un sens, ne m'appartient plus.

Enfin la troisième série de notes, j'ai voulu l'écrire afin de saisir aussi clairement que possible la physionomie d'une existence qui s'est déroulée de façon insolite. Trop insolite pour que je puisse en parler, autrement que par allusions, à ceux que j'aime, mes proches et mes amis. J'ai voulu la rendre assez limpide pour qu'ils puissent l'entrevoir sans que j'aie besoin de la leur expliquer. Car elle leur paraît ombrée d'un mystère qui m'éloigne d'eux, et son sens leur échappe comme si je tenais à le leur cacher. Ce qui à la fois me trouble et me convainc que la vérité est sûrement plus simple. Cette vie, du moins dans sa partie la plus significative, m'est devenue étrangère avec le temps. Et bien étrange en comparaison de la leur.

C'est pourquoi j'ai recommencé à écrire ce qui est devenu tout un récit, pour m'accommoder de cette étrangeté, comme d'un zinnia qu'on laisse pousser, non sans peine. Car, à partir du moment où les personnages, les événements et les paysages du passé sont revenus sur la scène de mon existence, j'ai eu une sorte de révélation. Ce que j'avais vécu dans l'exil n'était nullement oublié, ainsi que je l'avais cru. Et mes souvenirs brillent toujours d'un vif éclat, astres de la mémoire. Mais j'ai désappris leur langue et la façon d'en parler. À cause de mes anciennes douleurs, ou de mes nouveaux rêves, peu importe. Aussi ai-je dû m'y reprendre à plusieurs fois pour les réapprendre, non sans pauses et hésitations, certain néanmoins que la clarté viendrait. Se souvenir, c'est bien cela : faire parler une mémoire devenue muette par nécessité.

À présent je reconnais dans ma vie une chaîne d'exils, une manière d'odyssée ayant pour pôles le besoin impérieux d'avoir un chez moi et l'obligation de partir. Cette dernière s'est changée en un désir nomade de mon âme. Donc une succession de détours, d'années égarées dont j'essaie de retrouver la trace et la signification.

Or, si une partie de ma vie possède une profonde signification, c'est parce qu'elle a commencé dans un monde absurde. Et pour moi envoûtant, qui allait se briser sur le roc du totalitarisme, comme le Titanic à la rencontre d'un iceberg. Plus exactement, sa signification lui vient de ce qu'elle a traversé cette chaîne escarpée d'imprévus de l'histoire - dont celui de ne pas périr à un moment donné est le plus inconvenant. Cela ne s'explique pas. Par deux fois, j'ai vécu sous un régime dont on aurait pu dire ce que Dante met en tête de son Enfer : « Vous qui entrez ici, laissez toute espérance. » Aucun des buts atteints par les bâtisseurs d'enfers ne valait la souffrance qu'il a coûtée. Que j'en aie réchappé ou leur aie faussé compagnie me surprend encore. Tout cela est toujours en moi, la peur et la joie, l'angoisse et l'insouciance inséparables de la jeunesse. C'est plus qu'il n'en faut pour voir clair dans ces années si troubles, si lointaines, qui furent celles de mon initiation à la vie.

Mais aucune existence ne se confond avec celle d'une génération ou d'une époque. Il y a dans chacune une singularité, une suite de chances ou de malchances, pour employer des mots communs et justes, qui dessinent sa physionomie propre. La vouloir exemplaire et en faire un miroir où d'autres puissent se reconnaître, je n'y prétends nullement. D'abord ce serait faux et les induirait en erreur. En outre, les circonstances et les gens m'ont suffisamment volé de ma vie pour que je veuille abandonner moi-même ce qu'elle a d'unique. Ce caractère unique vient de la petite communauté dans laquelle j'ai vécu, de la famille incroyable que j'ai eue, et de la Fortune, au sens romain. Dire oui à ces faits de probabilité infime, se laisser entraîner par le hasard quand on est comme un oiseau dans la tempête, change le sens des événements et façonne une destinée. C'est-à-dire une vie pour laquelle on n'était pas fait et pour laquelle il a fallu se faire, de ses propres mains.

Je soupçonne qu'en commençant le récit de sa vie, on cherche à en reprendre possession. On veut mieux dessiner cette physionomie dont on a été dépouillé par le temps, ou qui nous échappe comme un corps se vide de son sang. Cette possession est la belle poésie de l'éphémère, sans laquelle une existence, et d'abord la sienne propre, ne peut nous émouvoir. J'avoue avoir été ému en revivant la mienne, en revoyant les visages de ceux que les années ont revêtus de la grise poussière de l'oubli. Et dont nul ne se souvient plus, à part moi. Certes, on ose rarement s'aventurer dans les recoins de son for intérieur, exposer sa subjectivité aux regards d'autrui. L'écriture m'y oblige, sans que j'entretienne trop d'illusions sur l'audace dont je suis capable. Mais avec toute la sincérité que je dois à ceux sur qui ou pour qui j'écris.

Qu'on ne s'attende pas à lire des mémoires. Mon dessein est, bien davantage, de dresser le protocole des événements, des actes et des idées qui furent les miens avant que je vienne à Paris. J'espère ainsi recouvrer une partie de ma vie, devenue étrange par inattention.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 22 août 2009 15:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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