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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

L'ÂGE DES FOULES. Un traité historique de psychologie des masses. (1985)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Serge Moscovici, L'ÂGE DES FOULES. Un traité historique de psychologie des masses. Nouvelle édition entièrement refondue. Bruxelles: Les Éditions Complexe, 1985, 503 pp. Collection Historiques. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation accordée par l'auteur le 1er septembre 2007 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

I

L'idée d'écrire sur la psychologie des masses m'est venue le jour où je me suis résigné à accepter l'évidence d'un fait qui, en bien ou en mal, éclipse tous les autres. Ce fait, le voici : au début de ce siècle, on était certain de la victoire des masses ; à sa fin, on se retrouve entièrement captif des meneurs. L'un après l'autre, les bouleversements sociaux qui ont secoué la majorité des pays du monde ont débouché sur un régime ayant à sa tête un meneur d'hommes prestigieux. Un Mao, un Staline, un Mussolini, un Tito, un Nehru, un Castro et nombre de leurs émules ont exercé et exercent un empire total sur leur peuple qui leur voue, en échange, un culte fervent. Descendons d'un degré pour observer ce qui se passe non plus dans les nations mais dans les partis, les Églises, les sectes ou les écoles de pensée : partout le même phénomène se répand dans le corps social par imitation, et aucun mouvement ne semble lui résister.

Ainsi les révolutions triomphent, les régimes se succèdent, les institutions du passé s'effondrent en poussière, et pourtant l'ascension des meneurs se poursuit de manière irrésistible. Certes, ils ont toujours joué un rôle dans l'histoire, mais jamais ce rôle n'a été aussi  décisif, jamais l'envie de meneurs n'a été aussi grande. Le problème qui commence à se poser est donc le suivant : une telle ascension est-elle compatible avec le principe d'égalité (fondement de tout gouvernement dans les pays civilisés), le progrès des masses en force et en culture et la diffusion des sciences ? Est-elle le résultat nécessaire de ces traits de la société moderne avec lesquels on la croirait incompatible ? Dès que la majorité se saisit du pouvoir, il passe provisoirement aux mains d'une minorité, jusqu'à ce qu'un homme en dessaisisse tous les autres. Cet homme d'exception incarne à lui seul la loi. Il a la faculté d'entraîner les multitudes dans des combats héroïques, des constructions gigantesques. Elles lui sacrifient leurs intérêts apparents, leurs besoins reconnus et jusqu'à leur vie. On voit le meneur ordonner à la troupe de ses partisans des destructions incalculables et des crimes défiant l'imagination : ils les exécutent sans discuter. Une telle autorité ne s'exerce pas sans dépouiller les individus de leurs responsabilités et de leurs libertés. Elle exige, de plus, leur adhésion sincère. Nous avons beau être habitués à ces effets paradoxaux au point que leur accumulation nous laisse insensibles, ils continuent néanmoins à nous surprendre, et quelquefois à nous choquer, suivant les idées que nous nous faisons de leurs causes.

On croyait donc, on prenait pour axiome que la loi d'un seul serait enfin périmée et qu'on ne la connaîtrait plus que par ouï-dire. Elle était destinée à devenir une curiosité, comme le culte des héros ou la chasse aux sorcières dont parlent les anciens livres. Mais, sur ce sujet, un des plus vieux du monde, il semble difficile d'innover. Loin d'innover, nous avons porté à l'extrême perfection ce dont les autres époques, avec leurs tyrans et leurs Césars, avaient seulement conçu le germe. De l'exception, nous avons fait le modèle, et changé l'ébauche empirique en système. Constatons-le dès maintenant : à travers la diversité des cultures, des sociétés et des groupes s'est édifiée une puissance identique que tout encourage, et dont la personnalité s'affirme, la puissance des meneurs. Leader en anglais, Lider massimo, presidente ou caudillo en espagnol, duce en italien, Fùhrer en allemand : le nom du chef importe peu. Il décrit chaque fois une réalité identique, et le mot correspond fidèlement à la chose. Sans doute n'est-il pas indifférent de vivre sous l'autorité d'un Mussolini ou d'un Hitler, d'un Tito ou d'un Staline, d'un Castro ou d'un Pinochet, ou encore de suivre un Gandhi ou un Mao. Chaque situation est, par définition, unique, et diffère des autres dans sa forme concrète autant qu'un enfant diffère de ses frères et sœurs. Mais avec les meneurs émerge une qualité nouvelle de la politique, donc un trait de culture, et ce trait est d'une intensité et d'une ampleur inconnues jusqu'ici, si bien qu'il serait vain de lui chercher des analogies dans le passé.

Cette relative nouveauté est un premier point. Voici le second. Historiens et sociologues nous ont appris à découvrir, derrière les événements et les actions des hommes, des causes cachées et impersonnelles. Ils nous expliquent la domination par les lois objectives de l'économie et de la technique. Derrière l'apparat des soi-disant grands hommes, ils nous font voir le travail du peuple, l'œuvre des maîtres de l'industrie et de l'argent. Ils nous mettent en garde contre le mythe du héros, cet homme providentiel dont l'apparition suffirait à changer le cours de l'histoire. Or, que se passe-t-il ? Si nous détournons les yeux de leurs livres pour les porter vers les tréteaux de l'histoire, nous voyons que ce mythe continue à se jouer avec succès. Il renaît de ses cendres, grâce a un rituel bien réglé de cérémonies, de parades et de discours. Les foules participent à de gigantesques mises en scène, dans les stades ou autour des mausolées, qui laissent loin derrière elles les fêtes des empereurs de Rome ou de Chine. Ces spectacles, ma raison me le dit, sont des illusions, même si le monde entier y assiste en les suivant sur ses écrans de cinéma ou de télévision. Mais comme le monde entier, je crois à ce que je vois. Ce rituel saisissant, cette mise en scène grandiose, devenus partie intégrante de notre civilisation comme les jeux de cirque de la civilisation romaine, répondent à une fonction. Ils ont une importance pour sa psychologie et sa survie. Or, sur les tréteaux de l'histoire, tout ce qui advient a une cause personnelle, est attribué aux prouesses exceptionnelles et aux qualités du grand homme : le triomphe des révolutions, les progrès de la science, les records inégalés de la production, et encore la chute des pluies et la guérison des maladies, l'héroïsme des soldats et l'inspiration des arts. On explique ainsi les phénomènes sociaux et les tendances historiques par les lois subjectives du génie - ce fut le cas pour Staline et Mao - et l'on déplore la pauvreté des mots, l'indigence des superlatifs, pour exprimer son immensité.

Dans la plupart des cas, ceux que je viens de citer n'étant nullement exceptionnels, les meneurs sont investis d'une mission extraordinaire. Ils passent pour des messies longuement attendus, venus conduire leur peuple vers la Terre promise. Malgré les avertissements de quelques esprits éclairés, la masse se voit en eux, se reconnaît et se résume en eux. Elle les vénère et les célèbre à l'égal de surhommes, dotés d'omnipuissance et d'omniscience, qui savent servir les hommes en les dominant. Séduite et terrorisée, elle change ces modernes Zarathoustras en demi-dieux dont tous les jugements sont infaillibles, tous les actes justes, toutes les paroles vraies. Leur puissance, qui est d'abord née sous la pression des circonstances et s'est ensuite développée par commodité, prend désormais la forme d'un système. Ce système s'applique de façon automatique et universelle. Ainsi se forme d'elle-même, au sein de la grande société, une société de meneurs prestigieux (de chefs charismatiques, si vous préférez), plus petite mais plus énergique et plus volontaire. Et elle n'a aucune peine à diriger le mon de à son insu.

II

Par ses dimensions, le phénomène a pris au dépourvu la plupart des théories et des sciences de la société. Les penseurs n'en ont pas cru leurs yeux quand il s'est manifesté pour la première fois en Europe, plus exactement en Italie et en Russie. Aberration pathologique de l'esprit humain pour les uns, déviation éphémère de la marche des choses pour les autres. On y a surtout vu un expédient nécessaire pour conserver l'ordre social dans le monde capitaliste ou pour accoucher un ordre nouveau dans le monde socialiste. Un catalyseur, puisque la dictature est réputée être la forme de gouvernement par laquelle « le changement a le plus de chances de se produire facilement et rapidement » (Platon). Certes, pas de dictature, même de la majorité, sans dictateur, et pas de dictateur, qu'il se nomme Mao-Tse-Toung ou Pol Pot, sans abus et sans crimes. On se hâte d'ajouter qu'il s'agit de bavures, d'accidents de parcours. Et qui, à la longue, ont servi et serviront la cause du progrès et de la liberté des nations.

Une seule science a, dès le début, abordé le sujet brûlant de la puissance des meneurs, elle a même été créée pour en faire son objet exclusif d'étude : la psychologie des masses ou des foules. Elle en a prévu l'ascension, quand personne n'y songeait. Elle a fourni, sans toujours le vouloir, les instruments pratiques et intellectuels de la montée de leur puissance, et, une fois triomphante, l'a combattue. Dans cette puissance et dans ses manifestations, elle a vu une des caractéristiques de la société moderne, le signe d'une vie nouvelle de l'humanité. Je m'étonne qu'aujourd'hui encore on croie pouvoir ignorer ses concepts et s'en dispenser. lis doivent pourtant avoir une valeur puisqu'ils ont permis de décrire et de montrer ce que les autres sciences ont omis de voir, une réalité qu'elles continuent à négliger, la tenant pour impensable. Et leur effet, nous le découvrirons tout au long de cet ouvrage, continue à être considérable. J'affirme sans réticence que la psychologie des masses est, avec l'économie politique, une des deux sciences de l'homme dont les idées ont fait l'histoire. Je veux dire qu'elles ont marqué, de façon concrète, les événements de notre époque. En comparaison, la sociologie, l'anthropologie ou la linguistique restent des sciences que l'histoire a faites.

Pour cette psychologie, les facteurs économiques ou techniques contribuent sans doute à la puissance des meneurs. Mais il existe un moi magique qui désigne à lui seul la cause véritable : le mot de foule ou, mieux, de masse. Il revient souvent dans le parler courant depuis la Révolution française. Il a fallu cependant attendre le vingtième siècle pour en préciser le sens, lui donner une acception scientifique. Une masse est un ensemble transitoire d'individus égaux, anonymes et semblables, au sein duquel les idées et les émotions de chacun tendent à s'exprimer spontanément.

Une foule, une masse, c'est l'animal social qui a rompu sa laisse. Les interdits de la morale sont balayés, avec les disciplines de la raison. Les hiérarchies sociales desserrent leur emprise. Les différences entre types humains s'abolissent, et les hommes extériorisent dans l'action, souvent violente, leurs rêves et leurs passions, du plus brutal au plus héroïque, du délire au martyre. Un groupement humain en effervescence, un fourmillement constant, telle est la foule. Et aussi une force indomptable et aveugle, à même de surmonter tous les obstacles, de déplacer des montagnes ou de détruire l'oeuvre des siècles.

Sans cesse, la rupture des liens sociaux, la vitesse des communications, le continuel brassage des populations, le rythme accéléré et énervant de la vie dans les villes font et défont les collectivités. Atomisées, elles se reconstituent sous forme de foules instables et grandissantes. Ce phénomène se déroule à une échelle inconnue auparavant, d'où sa nouveauté historique absolue. C'est pourquoi, dans une civilisation où les foules jouent un rôle capital, l'individu perd sa raison d'être tout autant que le sentiment de soi. Il se retrouve étranger au milieu de la noria des autres individus avec lesquels il n'a que des rapports mécaniques et impersonnels. D'où l'incertitude, l'anxiété diffuse en chaque homme qui se sent le jouet de forces hostiles et inconnues. D'où aussi sa recherche d'un idéal ou d'une croyance, son besoin d'un modèle qui lui permette de restaurer l'intégrité à laquelle il aspire. Cette « misère psychologique des masses », selon l'expression de Freud, atteint des dimensions universelles. Elle plante le décor où les meneurs prestigieux ou charismatiques, ayant une vocation de rassembleurs, recréent de puissants liens communs. Ils proposent un exemple et un idéal, une réponse à la question : qu'est-ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue ? Question éminemment politique en un temps où la vision unitaire de la nature a disparu. Un temps où aucun modèle dans la société, non plus que dans les religions évanescentes, ne peut fournir une raison valable au simple fait d'exister.

Résumons tout ceci : la naissance d'une forme de vie collective a toujours coïncidé avec l'aube d'un nouveau type humain. Inversement, le déclin d'une de ces formes s'accompagne toujours de la disparition d'un type d'hommes. Nous sommes à l'époque des sociétés de masse et de l'homme-masse. Aux qualités communes à tous ceux qui dirigent et coordonnent les peuples, les meneurs doivent pouvoir allier celles, plus magiques, du prophète, soulevant sur ses pas l'admiration et l'enthousiasme. On pourrait comparer les masses à un tas de briques dépourvu d'assise et de mortier, que le moindre coup de vent fait écrouler, faute de liant. En donnant à chaque individu l'impression d'une relation personnelle, en le faisant communier dans une même idée, une vision du monde identique, le leader lui offre un substitut de communauté, l'apparence d'un lien direct d'homme à homme. Il suffit de quelques images frappantes, d'une ou deux formules qui sonnent bien et parlent aux coeurs, ou du rappel d'une grande croyance collective : tel est le ciment qui lie les individus et tient ensemble l'édifice des masses. Cérémonies grandioses, réunions fréquentes, manifestations de force ou de foi, projets d'avenir auxquels chacun donne son assentiment, etc., tout l'apparat de fusion des énergies et de soumission à la volonté collective crée une atmosphère de drame et d'exaltation.

Se détachant sur fond de marée humaine, qui lui prodigue son oliban et ses hommages, le meneur fascine par son image, séduit par sa parole, exerce une terreur enveloppante. Aux yeux des multitudes atomisées, des individus isolés défaits en masse, il est la masse faite individu. Il lui donne son nom, son visage et sa volonté active.

Napoléon a su admirablement créer cette impression pour les soldats des armées de la Révolution française. Et Staline a réussi a réaliser pour les communistes du monde entier ce que Michelet nommait « l'accord du peuple en un homme ». L'un et l'autre se sont assuré la dévotion sans borne des multitudes auxquelles ils ont entrepris de servir de modèle. La métamorphose de la foule nombreuse en un seul être confère au meneur un attrait aussi visible qu'inexplicable. De cet assemblage exceptionnel résulte un tout, un personnage séduisant qui retient et captive aussitôt que le chef parle ou agit. Mais l'art déployé pour atteindre de telles fins touche d'abord aux émotions du coeur, puis aux cordes de la foi, et fait enfin appel aux espérances du désir. Les moyens de la raison n'y jouent qu'un rôle subsidiaire. A bien y regarder, dans nos sociétés de masse, l'art de soulever les foules, la politique, est une religion remise sur ses pieds.

III

Il s'agit donc, pour la psychologie des foules, de reconnaître ce qui lie le meneur au peuple comme à son ombre. C'est évidemment le pouvoir. Le peuple l'a conquis et le détient. Le meneur le recherche avec autant d'avidité que le croyant désire la vie après la mort. En vérité, la lutte qu'il mène pour s'en emparer commence dans un esprit de loyauté. Il veut éliminer les injustices du passé, se donner les moyens de guérir une économie gaspilleuse et inefficace, procurer aux défavorisés le bien-être sans lequel la vie est misérable, et aussi rétablir l'autorité de la nation. Au sortir d'une période de crise, de guerre ou de révolution, ce programme exige le sens de l'efficacité, une meilleure administration de la chose publique.

On croit communément que le chaos règne là où règne l'anarchie, au sens exact du mot : absence de toute autorité, celle d'un homme ou celle d'un parti. C'est une erreur. Mais, à la faveur de cette erreur, le leader, quel qu'il soit, peut affermir son pouvoir à l'intérieur aux dépens de ses rivaux en remettant de l'ordre dans les institutions et dans la production. Ces succès lui permettent de rallier les masses, de les identifier à ses combats et de leur demander les sacrifices nécessaires.

Le premier sacrifice consiste à renoncer au contrôle du pouvoir et aux satisfactions que procure la liberté afin que lui, ses proches et ses partisans puissent mieux commander et se fassent mieux obéir, par les voies les plus courtes et les plus rapides. Ainsi s'accélère la mainmise sur l'autorité, en ayant recours à des coups défendus. Et le peuple, par excès de confiance, autorise et entérine les procédés anormaux de surveillance, de suspicion et d'oppression. Il en va ainsi dans de nombreux domaines : on commence dans le respect des principes et on finit par les frauder. Ce qui semblait n'être, au début, qu'une concession de circonstance, se termine par une démission permanente : celle des assemblées législatives devant Napoléon, celle des soviets devant Staline, ainsi qu'en témoignent les travaux historiques.

Toutes ces menées vont de pair avec une réorchestration, autour du leader, des idées qui l'ont porté au sommet. Car, sans de telles idées, les épées sont de carton, le pouvoir est un feu de paille. Toutes les élections, tous les actes de la vie quotidienne, le travail, l'amour, la recherche de la vérité, la lecture d'un journal, et ainsi de suite, deviennent autant de plébiscites sur son nom. Donc son autorité, qu'il l'ait obtenue par le consentement des masses, ou qu'il l'ait extorquée après coup, repose sur le suffrage universel, c'est-à-dire qu'elle a une forme démocratique. Même Hitler et Mussolini, ne l'oublions pas, sont devenus chefs de gouvernement à l'issue d'élections régulières, qu'ils ont transformées par la suite en coups d'État. Bref, dans tous ces cas, on chasse l'anarchie sociale pour mieux installer la violence et la subordination.

Ce qu'on nomme à l'Est le culte de la personnalité, et à l'Ouest la personnalisation du pouvoir, ce ne sont, malgré les énormes différences, que les deux variantes extrêmes d'un même troc. Le peuple renonce quotidiennement aux charges de la souveraineté et ratifie son geste à chaque sondage, dans chaque élection. En échange, la conquête par le leader du droit à exercer cette souveraineté est non moins quotidienne, elle ne lui est jamais acquise définitivement, Les « meneurs de foules », comme les appelait Le Bon, opèrent habilement ce troc et en font accepter les termes dans l'enthousiasme. En cela, ils suivent à la lettre le principe de la société politique, à savoir que la masse règne mais ne gouverne pas.

IV

Il y a un mystère des masses. Les timidités de la pensée sociale actuelle freinent notre curiosité. Au contraire, la lecture des auteurs classiques la tient en éveil. On a beau passer le mystère sous silence, le dénaturer, et même l'oublier, il est impossible de le reléguer définitivement, de l'anéantir. Le philosophe soviétique Zinoviev écrivait encore récemment, dans son ouvrage Sans Illusions : « Généralement, ces phénomènes de psychologie des masses échappent aux historiens qui les prennent pour des éléments secondaires, ne laissant aucune trace visible. En fait leur rôle est immense. » On ne saurait mieux dire, ni de manière plus succincte. La psychologie des foules est née lorsque ses pionniers se sont posé les questions que chacun avait sur les lèvres : comment les meneurs exercent-ils un tel pouvoir sur les masses ? L'homme-masse est-il taillé d'un bois différent que l'homme-individu ? A-t-il une envie de meneur ? Qu'est-ce qui fait enfin que notre âge est celui des foules ? Le succès des réponses données à ces questions a été foudroyant, à un point qu'il est difficile de s'imaginer aujourd'hui. L'influence de cette psychologie s'est exercée largement sur la politique, la philosophie et même la littérature, et son progrès est demeuré continu. Certes, elle reprenait des faits déjà connus, des idées popularisées par les poètes, les penseurs politiques et les philosophes. Mais elle les éclairait d'un jour nouveau et dévoilait des aspects surprenants de la nature humaine. De ses analyses, le profil de la société de masse a émergé tel que nous le connaissons aujourd'hui, sous sa forme achevée. A un moment où elle amorce peut-être son déclin.

Je ne saurais trop insister sur la portée des analyses que Le Bon, Tarde et Freud, les trois pionniers de cette science, ont consacrées à la solution du mystère. Et pourtant, lorsque j'ai entrepris d'écrire ce livre, je les ignorais, comme tout le monde. Au début, je les ai étudiées comme un antiquaire érudit, en cherchant à les préciser, reconstituer leurs origines et dater les circonstances dans lesquelles chaque auteur les a faites. Secouant la poussière qui recouvre une bonne part de ces écrits, ceux de Le Bon et Tarde notamment, je tâchais, si l'on veut, de compenser une omission, de remédier à une lacune de nos connaissances. Mais, en avançant dans mon travail, je me suis rendu compte qu'à suivre l'opinion communément admise, je faisais fausse route. Il m'apparaissait que ces ouvrages ne sont pas que des vestiges d'une oeuvre ayant mal surmonté l'épreuve du temps, des reliques auxquelles on a raison de préférer les écrits les plus récents, à la pointe du progrès, comme on dit.

En vérité, depuis près d'un siècle, on s'est souvent borné à les répéter et paraphraser, dans un langage moins cru, plus châtié, donc relativement plus hypocrite. On a certes avancé, entretemps, ouvert d'autres perspectives, mais on l'a fait dans un cadre dont ils ont tracé la forme nue. J'ai pu constater l'évidente communauté de questions et de réponses de la psychologie des masses, la relation profonde qui lie leurs oeuvres, à cet égard. Ce qui oblige à les traiter ensemble, à comprendre chacun à partir des autres. A partir de là, je les ai en somme abordées comme un voyageur qui, pénétrant dans un lieu inconnu, visite maison après maison, explore rue après rue, pour découvrir subitement qu'il parcourt une ville bâtie selon un plan et embrasse ce plan d'un seul coup d'oeil.

C'est donc le plan de la science des foules que je me propose de dégager ici. Je précise : il ne s'agit pas d'exposer les idées de chaque auteur, mais de rechercher un lien entre elles et de mettre à jour leurs fondements. Je me suis demandé d'abord quelle serait son architecture classique et quelle valeur accorder aux matériaux scientifiques avec lesquels on l'a conçue. Ensuite je me suis livré à ce qu'on appelle une reconstruction logique de chaque théorie pour montrer les progrès accomplis par son auteur en donnant une solution aux problèmes que ses devanciers avaient laissés en suspens. Ces progrès sont le signe, je m'empresse de l'ajouter, d'un système cohérent que l'on peut ou non accepter, mais dont force est de constater l'existence. Enfin, pour édifier ce système, j'ai tenu compte des effets que cette science a eus, de façon à lui rendre une actualité qu'elle n'a jamais perdue, malgré les apparences.

J'ai été obligé de procéder de la sorte, car les ouvrages de Le Bon, Tarde et Freud, consacrés à la psychologie des masses, ont en commun d'être divers, fragmentaires, répétitifs et inachevés. Aucun de ces créateurs n'est allé jusqu'au bout de ses projets, soit en raison des difficultés de la tâche, soit à cause des limites de sa vie. Souvent on a affaire à des intentions fulgurantes plutôt qu'à des concepts rigoureux. C'est pourquoi, afin de mener à bien la tâche de reconstruction logique, qui est toujours une invention, j'ai simplifié les principes de base. J'ai ainsi poussé à l'extrême les raisonnements de chaque auteur, et j'ai donné aux liens entre ces raisonnements une cohérence plus grande que celle qu'ils avaient. Même, ici et là, il m'a fallu créer des concepts qui s'en déduisent. Sans eux, la théorie serait restée incomplète. En procédant ainsi, je crois l'avoir renouvelée. D'un bout à l'autre, j'ai cherché à faire de la psychologie des masses une science analytique (ce que personne n'avait tenté et que les données rendent difficile), de même qu'on s'est proposé de faire de la mécanique ou de l'économie une science entièrement analytique. Le lecteur trouvera donc ici moins les idées de Le Bon, Tarde et Freud, que l'architecture de la science qu'ils ont édifiée ensemble.

V

J'en arrive au dernier point qu'il me fallait évoquer : la position de l'auteur. Reconstituer le système de la psychologie des masses ne représente pas une tâche facile, malgré la richesse des matériaux. De plus, c'est une tâche pénible. A chaque pas, on découvre un tableau peu flatteur, c'est le moins qu'on puisse dire, de la vie publique, des leaders et des masses. On y trouve décrites comme nécessaires toutes les qualités qui rendent le pouvoir insupportable : le mépris de la raison, la violence rusée et le despotisme. Non moins désolante apparaît l'image des foules, avides de soumission, en proie à leurs impulsions et, par définition, inconscientes. En outre, cette science laisse de côté, parmi ses hypothèses, les facteurs économiques, historiques et techniques qui déterminent le contenu du pouvoir et expliquent l'évolution des sociétés, facteurs familiers pour nous. Quelles que soient leurs positions politiques, les psychologues des foules soutiennent le primat du psychique dans la vie collective. Ils critiquent les théories dominantes, de Durkheim à Marx, car elles omettent les forces affectives et inconscientes. C'est leur talon d'Achille lorsqu'elles veulent passer du monde des idées au monde des réalités. En outre, à la vieille question : l'homme est-il bon ? est-il mauvais ? ils répondent que l'homme en foule est plutôt mauvais, comme s'ils le savaient de science certaine. C'est à croire que, pour éviter le piège des grands sentiments et se montrer lucide, le plus sûr moyen est de suivre la maxime du philosophe Bradley : « Lorsqu'une chose est mauvaise, il doit être bon de connaître le pire. » Donc de ne pas se faire d'illusions du tout. Une surprise heureuse vaut mieux qu'une déception certaine.

On est loin, vous vous en doutez, des piétés habituelles à une science inspirée par la philosophie des lumières et par la certitude que chaque drame présent connaîtra un happy end à l'avenir. Et pourtant, même après avoir assidûment réfléchi aux fondements de la psychologie des foules, j'éprouve une grande difficulté à les comprendre. Précisément parce que je me cabre contre sa vision de l'homme et de la société, si contraire aux convictions que j'ai exposées dans plusieurs de mes livres. je n'arrive pas à me faire à sa musique, que pourrait illustrer le titre d'un lied de Schubert : « Plus bas, toujours plus bas. » Certes, j'admets parfaitement qu'il faille éviter d'idéaliser l'homme et la société. Et qu'il est salutaire de démanteler les fabriques d'illusions, compte tenu de nos récentes expériences historiques. Mais il me paraît difficile de dénier à certains idéaux de démocratie et de liberté une nécessité, voire une force sociale. C'est pourquoi on a toujours vu des hommes lutter pour les faire prévaloir et changer un état de choses qui, à force de durer, semble être devenu le destin même de notre espèce : en haut les meneurs, en bas les menés.

Là gît la vraie difficulté : plus on étudie la psychologie des foules, plus il devient évident qu'elle tire précisément son pouvoir de son refus de considérer les hommes en chaussant les lunettes de la morale habituelle, et de son acharnement à répéter, vu ce que nous sommes, que nos idéaux demeureront encore longtemps inaccessibles. On peut reprocher à ses pionniers cette vision des choses. Et la rejeter pour son caractère conservateur dont personne ne fait mystère. Ce serait toutefois les prendre pour des médiocres qui n'ont pas regardé plus loin que le bout de leur classe sociale et de leur époque. Or il importe de comprendre que leurs théories sont nées d'une réflexion sur la démocratie libérale, dont ils étaient partisans, et sur le cours pris par les révolutions dont ils furent, en notre siècle, les témoins. Et leur réflexion puise au sens commun, immémorial que les maîtres du monde et les peuples connaissent fort bien. La séduction de la psychologie des foules tient à cette complicité avec le sens commun, si bien qu'elle donne l'impression de toucher à des tendances permanentes des sociétés humaines.

Le plus inquiétant reste toutefois la pratique, c'est-à-dire le succès de l'application de ses idées. Elles ont beau être tantôt élémentaires, tantôt friser le ridicule, elles ont néanmoins trouvé dans les événements du passé récent et même du présent une confirmation presque trop parfaite, que plusieurs observateurs pénétrants ont soulignée.

Ce succès fait qu'elle est à l'origine de trop de choses dans notre civilisation pour nous permettre de l'ignorer. La psychologie des foules détient au moins une des clés de la puissance des meneurs à notre époque. Et tirer des plans sur la comète de la démocratie manque de sérieux tant que l'on ne cherche pas à savoir comment et pourquoi cette puissance la limite ou la supplante. Tel est le projet de ce livre : aller aussi loin que possible vers le coeur d'une science qui a regardé notre époque sans aménité, traité de la domination de l'homme par l'homme sans indulgence, et découvert les recettes de son exercice dans les sociétés de masse. Je refuse sa vision de l'Histoire, je doute de sa vérité, mais j'accepte son fait.

Voici donc mon parcours. Dans la première partie, j'expose les raisons de la naissance de la science des masses et les thèmes dont elle traite. La seconde et la troisième parties sont consacrées à son invention par Le Bon, à la description des foules d'abord, du meneur ensuite, et de la méthode qu'il a préconisée pour les gouverner enfin. Méthode popularisée par la propagande et la publicité modernes. Dans les quatrième et cinquième parties, je montre comment Tarde a généralisé cette description à l'ensemble des formes de la vie sociale et analysé le pouvoir des meneurs sur les masses. Sa contribution décisive demeure sa théorie, toujours actuelle, de la communication de masse. Chemin faisant se révélera une face cachée des sciences de l'homme en France. Enfin, dans les quatre dernières parties, je reconstitue, à partir de plusieurs ébauches, l'explication qu'a donnée Freud des phénomènes de masse. Synthèse et couronnement des travaux de ses devanciers, mais a partir d'un point de vue nouveau, elle transforme leurs hypothèses en déductions d'un système. C'est, en réalité, la seule explication de cette psychologie dont nous disposions. On peut donc la tenir pour classique.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 14 août 2009 20:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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