RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Serge Moscovici, “Pourquoi une théorie des représentations sociales ?” In ouvrage de Serge Moscovici, Le scandale de la pensée sociale, chapitre 1, pp. 19-64. Textes inédits sur les représentations sociales réunis et préfacés par Nikes Kalampalikis. Paris : Les Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2013, 319 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 1er septembre 2007 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Serge MOSCOVICI [1925-2014]

Psychologue social, historien des sciences français d’origine roumaine
et l’un des principaux théoriciens de l’écologie politique


Pourquoi une théorie
des représentations sociales ?


In ouvrage de Serge Moscovici, Le scandale de la pensée sociale, chapitre 1, pp. 19-64. Textes inédits sur les représentations sociales réunis et préfacés par Nikes Kalampalikis. Paris : Les Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2013, 319 pp.

Introduction [19]
La « matière » de la psychologie sociale [22]
Bons esprits, mauvais esprits et autres esprits [29]
La primauté de la représentation [36]
Une différence qui fait toute la différence [41]
Les représentations sociales : un concept empirique ou théorique ? [47]
Discursifying Thinking [51]
Pourquoi pas une théorie des représentations sociales ? [61]


« Lass uns menschlich sein »
(Laissez-nous être humains)
Ludwig Wittgenstein

Introduction

Je [1] vais tenter d'expliquer dans ce chapitre pourquoi cette théorie constitue à mes yeux un véritable pilier fondateur plutôt qu'une simple excentricité. Quand j'ai commencé à parler d'une théorie des représentations sociales, j'ai constaté que cette approche était considérée comme embarrassante, et dans bien des cas aberrante, voire provocante. Depuis, j'ai dû faire face à de nombreuses réactions dans la même veine. Cependant, jusqu'à présent, personne ne m'a posé la véritable question qui s'impose : « Pourquoi une théorie des représentations sociales ? » Je voudrais remercier Kay Deaux et Gina Philogène pour m'avoir finalement soumis cette question, me donnant ainsi une excellente opportunité d'y répondre.

En 1955, Anne Parsons, fille du célèbre sociologue américain, fut la première parmi mon groupe d'étudiants à travailler sur cette théorie émergente. Dans sa thèse présentée [20] à l'université de la Sorbonne, elle a comparé la diffusion de la psychanalyse en France et aux États-Unis. Le jury se composait du psychanalyste Lagache, du psychopathologue Poirier et du psychologue de l'enfance Piaget. La notion de représentation sociale s'est ensuite répandue en France ainsi qu'en Italie, où Anne Parsons s'est rendue afin d'étudier l'universalité du complexe d'Œdipe, largement controversée. Son étude se basait sur l'hypothèse selon laquelle ce complexe est une représentation sociale internalisée des rapports frère-sœur, père-fille et mère-fils (Parsons, 1969). Malgré l'âpreté des critiques, de la censure ou de la désapprobation envers tout ce qui n'est pas rattaché à la pensée dominante, plusieurs générations de chercheurs ont répandu cette théorie dans la plupart des pays et ont ainsi dégagé de nouvelles voies pour sa diffusion. Dans un sens, la question de savoir pourquoi nous avons besoin d'une théorie des représentations sociales est posée trop tard. Le mal est fait !

Le temps qui passe n'a cependant pas altéré la fraîcheur de mon intuition première. Lorsque j'ai commencé mon travail, l'image que renvoyait la psychologie sociale était celle d'une multitude de phénomènes sans lien entre eux, d'une masse d'idées disjointes ; en bref, un tel éclatement de l'unité socio-psychologique, ainsi qu'elle est évoquée dans les manuels, ne consistait en rien de plus qu'un exercice théorique. En effet, l'unité au sein d'un domaine de recherche ne représente pas une valeur en soi. En revanche, le manque d'unité peut conduire à une impasse. Afin de répondre à cette question, j'ai choisi la connaissance sociale comme pilier de la psychologie sociale. Bien entendu, les différents procédés (mémorisation, perception, collecte d'informations, dissonance) contribuent tous à contextualiser socialement les connaissances effectives. Nous sommes cependant tous conscients que les phénomènes et le contenu de la psychologie sociale vont au-delà de ces considérations, englobant les valeurs, les normes, les histoires, les mythes, les conventions et les symboles. Leur acquisition passe par l'expérience directe, principalement via les relations que nous entretenons avec notre groupe d'amis, nos parents, ainsi que par le biais de notre culture.

[21]

Il est possible de distinguer deux sources de connaissance sociale. La première est une source que nous partageons, car nous l'avons directement expérimentée et sommes certains de sa validité : nous « savons », au sens le plus strict du terme. Nous savons par exemple à qui nous devons serrer la main, ou qu'il est nécessaire de conduire du bon côté de la route. La deuxième source de connaissance intervient lorsque nous prétendons connaître la formule e = mc2, ou lorsque nous affirmons que fumer provoque le cancer du poumon. Dans ce dernier cas, il va sans dire que nous considérons que d'autres personnes (Einstein ou la recherche médicale, dans cet exemple), ont connaissance des faits, et que nous avons de bonnes raisons de les croire. Cette connaissance que nous partageons avec autrui fait intervenir un nouvel élément : la confiance. Nous pouvons donc dire que la confiance est à l'origine de la connaissance sociale et qu'elle en définit en même temps les limites. D'ailleurs, il n'est pas une seule forme d'activité intellectuelle où la confiance ne soit pas représentée, y compris dans les sciences. Comme l'écrit Newell, tout ceci explique pourquoi « le contenu de la connaissance sociale n'est ni fourni directement ni dérivé des mécanismes de base et des caractéristiques composant nos interactions. Ces mécanismes sont exclusivement basés sur des critères de validité. Il existe dans les situations sociales un élément de contingence historique fondamentale. Le contenu de la connaissance peut varier arbitrairement d'un groupe social à un autre, d'une culture à une autre, mais il est nécessaire de disposer d'un tel groupement de mœurs » (1994, p. 495). J'aimerais que vous gardiez en tête cette image de psychologie sociale, définie comme l'étude de la connaissance sociale, car elle constitue la base de mon travail.

La question qui se pose maintenant est bien évidemment : comment pouvons-nous l'étudier ? J'ai retenu pour différentes raisons deux phénomènes significatifs, les représentations sociales et la communication (comprenant les rapports d'influence), pour poser les bases de mon travail. Ce choix s'appuyant sur des arguments que j'estime solides (Moscovici, 1961), on peut partir du principe que la psychologie sociale repose sur ces phénomènes. Cela constitue donc [22] la première partie de la réponse à la question posée. Cependant, la formulation d'une réponse plus complète suppose que nous nous penchions sur des aspects plus spécifiques.

La « matière » de la psychologie sociale

Nous aimerions tous comprendre ce qu'est la connaissance sociale, mais chacun aborde le problème selon une démarche très personnelle. Pour une personne qui s'intéresse de près à cette théorie, toute la difficulté réside dans la sélection de la version actuelle de l'un des éternels problèmes de culture et d'histoire, qui semble exprimer quelque chose d'essentiel pour la vie et la pensée humaine. C'est peut-être pourquoi nous n'osons pas toujours nous y attaquer. L'éternel problème vis-à-vis de la connaissance sociale est le suivant : comment et en quoi les modes de pensée, ainsi que le contenu qu'ils véhiculent, évoluent dans des directions divergentes, mais pourtant complémentaires (Goody, 1977) ? Dans l'Antiquité, à l'orée de la philosophie, les penseurs devaient gérer le problème du passage du mythe à la logique, de la simple opinion à la véritable connaissance (Ortega y Gasset, 1967). Pour nous, depuis l'avènement de la science et de la société industrielle, le problème se situe dans le passage de la philosophie à la science moderne, des croyances religieuses à la rationalité séculaire. Chaque science sociale ou psychologique reformule le problème selon ses propres termes : l'anthropologie le voit comme l'opposition entre la pensée primitive et la pensée civilisée, la magie et la science (Horton & Finnegan, 1986 ; Hollis & Lukes, 1982) ; la sociologie le considère comme le passage de l'idéologie à la science, de la connaissance irrationnelle à la connaissance rationnelle (Wilson, 1970 ; Moscovici, 1988a) ; en matière de psychologie et de psychologie de l'enfance, le problème est de savoir comment se produit l'évolution de l'irrationnel vers le rationnel. D'un certain point de vue, il s'agit là d'autant de versions du problème fondamental de notre épistémologie, portant sur la transformation du sens commun en science, sur le passage de la science pré-paradigmatique à la science paradigmatique.

[23]

Il nous reste donc notre version du problème, sur laquelle peu de personnes se sont penchées, et qui me semble être spécifique à la psychologie sociale. Il s'agit de savoir comment la science, en se répandant au sein de la société, peut se transformer en connaissance commune ou en connaissance profane : en bref, comment la science a-t-elle pu faire partie intégrante de notre héritage culturel, de notre mode de pensée, de notre langage et de nos pratiques quotidiennes ? Ou bien, pour exposer le problème différemment, comment et pourquoi une quantité innombrable d'idées nouvelles, d'images étranges et de noms ésotériques associés à l'univers, l'économie, le corps, l'esprit et l'histoire se sont imposés comme des idées communément acceptées, en laissant les laboratoires et les publications d'une communauté scientifique minoritaire s'immiscer dans les conversations, les relations ou les comportements d'une communauté bien plus importante, mais aussi se sont diffusés dans ses dictionnaires et ses écrits ? Plus surprenant encore, le fait qu'une grande diversité de théories provenant des sciences et travaux scientifiques les plus variés, ainsi que de nombreux penseurs, peuvent se combiner et s'unifier en une vision partagée, façonnée par les intuitions, les intérêts et l'expérience ordinaire de chacun de nous. Même si toutes les interprétations sont prises en compte, les plus infondées comme les plus douteuses, une telle vision se veut le témoin manifeste d'une nouvelle dimension culturelle.

Tout ceci montre clairement pourquoi la théorie des représentations sociales a émergé lors de l'étude de la version contemporaine d'un problème qui reste solidement ancré dans notre culture. Au vu de ce problème, quel peut être l'apport de la théorie lorsqu'elle est, à tous les autres égards, soit ignorée, soit soumise à l'opposition de la perspective dominante ? Mon objectif ici est moins de défendre la théorie que de porter un regard neutre sur certaines de ses implications essentielles. Il suffit de commencer par examiner ce que suggère déjà notre langage, qui associe les concepts de sens commun et d'ethnoscience, de sorte que la connaissance scientifique et la connaissance vernaculaire soient étroitement intercorrélées. Cela est d'autant plus confirmé par le [24] fait que les explications, les idées ou les faits qui n'ont plus cours en matière de science, par exemple la physique d'Aristote, une partie des lois mécaniques de Newton et l'histoire naturelle, sont rattachés au sens commun. À mon avis, ce n'est pas par hasard s'ils parviennent à coexister avec les idées vernaculaires sur le monde qui nous entoure, ou bien avec les systèmes de classification dédiés aux maladies, aux groupes ethniques ou même aux espèces animales ou végétales. Nous connaissons tous les premiers mots du médecin lors d'une consultation : « Alors, qu'est-ce qui vous arrive ? » Cette question présuppose qu'en qualité de patient, nous soyons en mesure de fournir un diagnostic en faisant appel à notre langage quotidien. C'est ensuite au médecin de traduire ce diagnostic en langage médical. Il se passe plus ou moins la même chose lorsque nous sommes confrontés à d'autres experts, qu'il s'agisse de problèmes professionnels ou familiaux, de mécanique automobile, etc. Notre sens commun se compose d'une large part de savoir-faire : la façon dont nous nous faisons des amis, dont nous réussissons dans la vie, dont nous évitons les conflits, dont nous mangeons convenablement, etc. Chacun s'accorde à dire que le sens commun est une véritable encyclopédie des lieux communs relatifs à la psychologie (« L'herbe est toujours plus verte dans le pré du voisin ») ou à la morale (« Rien n'est bon comme le fruit défendu »). Ces lieux communs servent leur objectif dans de nombreuses situations où ils semblent opportuns. Même les traders opérant sur les marchés boursiers, qui n'ont pas de science exacte à leur disposition, s'appuient sur un ensemble de lieux communs tels que « les arbres ne montent pas jusqu'au ciel », qui signifie que la valeur des actions ne va pas croître sans limites, ou « achetez quand vous entendez les canons, vendez quand vous entendez les violons », qui signifie qu'il faut acheter en période de crise et vendre en période favorable.

C'est sur la base de cette connaissance que les individus sont la plupart du temps conscients de leur situation ou qu'ils prennent des décisions importantes, mais aussi pour une large part sur la base de la géographie populaire, de la biologie populaire, de la médecine populaire, de l'économie [25] populaire ou de la physique populaire. D'un point de vue rétrospectif, tous ces éléments ont des effets assez positifs. Il serait faux de dire qu'ils sont relativement erronés, étant donné qu'ils constituent la base de nos sciences modernes et qu'ils n'entrent pas en conflit avec elles. Sans pousser plus avant mon investigation, permettez-moi de citer Duhem (1903), qui s'exprimait ainsi :

Notre plus belle connaissance ne se base au final sur rien de plus que les faits du sens commun (p. 179).

Mais ceci ne nous empêche pas de constater les différences entre ce type de connaissance et la connaissance scientifique. Tout d'abord, elle ne compte pas comme seule pierre de touche la confiance ou l'erreur épistémologique. De plus, le sens commun est acquis par chacun de nous tout au long de la vie. Il s'agit d'une « connaissance maternelle » que nous assimilons, sans formation spécifique, en même temps que notre langue maternelle. Elle est probablement universelle, partagée par la majorité des membres au sein d'une communauté et, comme l'écrit James (1978), « répond d'une manière extraordinairement pertinente au thème sur lequel portent nos réflexions » (p. 89). Nous sommes évidemment conscients de la manière selon laquelle le sens commun se développe et évolue. Il précède en grande partie l'intégration de la connaissance scientifique et de l'éducation. Il se diffuse au sein de ce que je baptiserais les protosciences populaires, selon un processus similaire à ce qui se passe dans les sociétés traditionnelles (Jodelet, 1989a).

La caractéristique la plus spectaculaire de nos temps modernes, tout du moins ici en Occident, pourrait bien être l'engagement pris envers tout un chacun d'apprendre à lire et à écrire, en se basant sur la simple supposition (qui a pourtant force de conviction) que de cet apprentissage dépend la bonne suite de l'éducation, la baisse de l'illettrisme, l'assimilation générale de connaissances et la diffusion des sciences. Le laborieux processus d'apprentissage est supposé être récompensé par la « douceur de la lumière » qu'il apporte aux individus. Il conduit cependant d'une part [26] à un déclassement des protosciences populaires et de la connaissance courante, qui sont considérées comme insignifiantes, superficielles et erronées. Cela va de pair avec le mépris qu'exprime par exemple l'expression actuelle de « vulgarisation de la science ». Il existe d'autre part une solide croyance selon laquelle la pensée scientifique doit remplacer la pensée profane et la tradition populaire. En d'autres termes, la diffusion et la socialisation de la science visent à remplacer et à éliminer la connaissance profane et toutes les formes communes de connaissance. Cette croyance hante également le marxisme et le libéralisme, ainsi que les pratiques d'aujourd'hui en matière d'éducation, qui semblent former le prérequis à la rationalité moderne.

Je préfère ne pas m'étendre sur la nature vraiment décourageante de cette croyance et sur la perplexité générale qu'elle engendre. J'ai toujours considéré que la communication et la diffusion de la science ne pouvaient pas se substituer au sens commun et réduire sa portée. A l'inverse, elles peuvent contribuer au développement de la science en la transformant en un nouveau sens commun (Moscovici & Hewstone, 1983 ; Farr, 1993). Elles créent pour ainsi dire des post-sciences populaires. Elles ont même généré une industrie considérable, avec sa propre portée et ses propres critères, qui emploie de nombreux scientifiques. En défendant ce point de vue, j'ai bien conscience d'aller à l'encontre d'une conception qui est profondément ancrée au sein de la communauté scientifique et dans le milieu des spécialistes en diffusion de l'information scientifique. Je ne remets pas en cause les mérites relatifs des différentes écoles épistémologiques. Ce qui me semble plus frappant est le fait que notre sens commun contemporain ne découle pas d'individus pensants, mais bien de sociétés pensantes, qu'il s'agisse de clubs, de musées, de bibliothèques publiques ou politiques, de cafés, d'associations économiques ou politiques, de mouvements écologiques, de salles d'attente de cabinet de médecin, de groupes thérapeutiques, de cours de formation pour adultes, etc. Dès lors que les individus discutent, ils échangent des opinions, des informations, des expériences, écoutent « ceux qui savent » en matière de santé, de psychologie et de société, [27] et cherchent le consensus. Les canaux de communication habituels permettent aux nouvelles idées scientifiques et aux découvertes techniques ou médicales de s'imposer comme des pans de l'intellect normal et du langage. Même sous une forme faussée et simplifiée à l'extrême, ces théories et découvertes apparaissent dans les ouvrages sur les modes curatifs, apprenant aux individus à rehausser leur amour-propre ou à rester en bonne santé, en leur apportant des éclaircissements sur le « mode de fonctionnement de l'esprit ». Ces ouvrages prolongent et alimentent à leur tour les débats qui sont lancés.

Les théories et découvertes constituent au final les devises d'un système cohérent, composé des connaissances hétérogènes qui découlent de la biologie, de la physique, des sciences politiques ou de la sagesse orientale. Ainsi transformées, elles entrent dans la catégorie étonnante des post-sciences populaires, qui prennent plus de place dans nos bibliothèques et librairies que la science définie par les scientifiques professionnels. Ce résultat s'apparente à la transformation du pidgin hawaïen, ou créole hawaïen, au début du siècle dernier. Sa grammaire dépendait alors de la langue maternelle de l'orateur, et variait par exemple selon que la personne venait du Japon ou de l'archipel philippin. En l'espace de deux décennies, cette communauté avait créé un nouveau dialecte créole, qui prenait ses racines dans le pidgin hawaïen et disposait d'un vocabulaire uniforme emprunté à la langue anglaise, ainsi que de sa propre grammaire, sans aucun rapport à l'anglais ou toute autre langue mère. Nous créons de la même manière, au sein de nos sociétés pensantes dont la liste des membres ne cesse de varier, un créole darwinien, un créole d'économie de marché, un créole de la psychanalyse, etc. Le prestige et la crédibilité de ceux-ci reposent sur leurs liaisons supposées avec les théories dont ils découlent, ainsi que sur la légitimité de leurs auteurs, tels que Darwin ou Freud.

Ironiquement, ce sont les travaux rédigés sur ce sujet par Gustave Flaubert, dans les dernières années de sa vie, qui m'ont convaincu du bien-fondé de mes intuitions en ce qui concerne les problèmes que posait la transformation de [28] la science en sens commun. Je citerais tout d'abord le Dictionnaire des idées reçues, si comique et profond à la fois. Il illustre très explicitement dans quelle mesure nos dictionnaires et encyclopédies constituent des référentiels pour le sens commun d'une société ou d'une époque. Il institutionnalise la circulation des représentations sociales, partagées « spontanément par la plupart des individus » (Lahlou, 1998). Au Dictionnaire de Flaubert il convient d'ajouter Bouvard et Pécuchet, qui n'est certes qu'un roman, mais aussi un document historique sur une tendance émergente à la fin du xixe siècle : la diffusion de la science dans la société moderne. La quête effrénée de bribes de connaissances, poursuivie par les deux copistes dans des domaines aussi variés que l'agriculture, la chimie, la phrénologie, etc., est ce qui a inspiré ma théorie. Sans aucune préparation ni faculté de discernement spécifique, ils assimilent de multiples ouvrages rédigés par des spécialistes ou des vulgarisateurs, dont ils ont entendu parler ou auxquels ils ont accès. Leur progression sur le terrain scientifique les apparente à de véritables explorateurs du temps et de l'espace. Et, en se laissant aller aux débats et aux discussions, ils procèdent également à des expérimentations dans le cadre de travail habituel de leur environnement. Lorsqu'ils imitent les scientifiques, c'est en raison de leur supposition empreinte de naïveté selon laquelle la réalité se doit d'être comme la science la décrit. Si Bouvard et Pécuchet s'empêtrent dans leurs débats ou font des expérimentations ratées, c'est parce qu'ils n'ont pas les compétences qui leur permettraient d'adapter leurs connaissances aux tests auxquels ils souhaiteraient les soumettre, ce qui ne peut pas s'apprendre en lisant des livres. Ce roman à la fois vivifiant et pathétique dresse un portrait convaincant des modes de diffusion et de communication de la connaissance scientifique. Il nous donne une bonne image de nos sociétés pensantes qui amalgament les différentes sciences pour les applications au quotidien. Ce que j'ai trouvé encore plus significatif est que Flaubert décrit la navigation intellectuelle de ces deux scientifiques amateurs sur l'océan du sens commun comme une réflexion « par paire ». C'est la raison pour laquelle, dans le cadre de ma théorie, j'ai choisi [29] Bouvard et Pécuchet comme étant les symboles du profane contemporain. Ils démontrent que la connaissance ordinaire, le sens commun, ne peut découler de « monsieur Tout-le-Monde », ou du seul scientifique procédant de manière intuitive par recherche et réflexion sur la base d'informations existantes. La réflexion consiste en grande partie en une quête d'échanges et de consensus. Elle vise à satisfaire ceux qui y prennent part. La connaissance commune résulte des innombrables interactions survenues au cours de dialogues réfléchis. Quoi qu'il en soit, ce roman illustre mon idée de transition des sciences nouvelles aux nouvelles post-sciences populaires, que notre culture s'approprie. Dans ce processus, c'est le premier élément qui façonne le dernier. Il y a donc très peu de chances que le sens commun, qui découle de ce processus nécessaire, soit remplacé par ce qui l'a en essence généré, pour ensuite disparaître. Cela entraînerait une disparition du point de rencontre, ou de l'interface entre notre culture et notre société, ce qui est impossible.

Tout bien considéré, ces arguments semblent signifier une seule chose par rapport au principe par lequel j'ai commencé : la psychologie sociale, comme toute autre science, nécessite une « matière » dont la constitution ne relève pas de son propre chef. Cette « matière » est le sens commun, de la même manière que le langage est la matière des linguistes, le mythe, celle des anthropologues, les rêves, celle des psychanalystes. Si j'y reviens maintenant, alors que ce principe n'est plus en question, ce n'est pas par habitude. Les raisons qui me paraissaient bonnes le semblent encore maintenant. Il s'agit avant toute chose de mieux vous faire comprendre que les individus se sont familiarisés avec leur vocabulaire au moins.

Bons esprits, mauvais esprits et autres esprits

Gertrude Stein était autrefois étudiante en psychologie. Elle s'exprime en ces termes dans ses mémoires en évoquant son professeur, William James :

[30]

Il avait coutume de nous répéter « - Restez l'esprit ouvert. » Ce à quoi quelqu'un a un jour répondu : « - Mais, professeur James, ce que je dis est vrai. » « - Oui, » répondit W. James, « c'est désespérément vrai » (1962, p. 74).

J'ai choisi les mémoires de cette femme remarquable, car je vous propose d'aborder quelque chose qui pourrait être considéré comme désespérément vrai, ce qui signifie qu'il est possible d'aborder un travail scientifique selon différentes optiques. Prenons un travail classique : nous reconnaissons tous que Heider (1958) a revendiqué à la manière de Borges avoir découvert la théorie des relations interpersonnelles, en commentant pour ce faire les travaux des philosophes, romanciers, dramaturges et psychologues, et en combinant leurs idées pour constituer cette théorie. Cette dernière constitue à la fois une illustration de ce qu'est le sens commun ainsi qu'un plaidoyer en sa faveur. Et depuis que les psychosociologues américains ont commencé à s'intéresser au sens commun, je pensais qu'ils finiraient par le définir comme étant la « matière » de la psychologie sociale. Mais ce serait oublier que les écrits sur la connaissance sociale sont parsemés de tentatives désespérées visant à définir ce qu'est une connaissance adéquate, et à démontrer que la connaissance sociale n'en est pas une. Ce fut assez curieusement les philosophes des Lumières qui, tout en luttant pour l'égalité entre les peuples, ont semé les graines de ce qu'on pourrait appeler le mythe de l'absurdité des convictions et croyances de la grande majorité de l'humanité. Condorcet a condamné « l'opinion publique, qui reste celle du groupe le plus stupide et le plus misérable. » Diderot confirme que « l'opinion des masses ignorantes et léthargiques en termes de raisonnement et de philosophie doit être remise en cause, car sa voix est celle de la méchanceté, de la stupidité, de l'inhumanité, de la folie et des préjugés » (Farge, 1992, p. 71).

Cette croyance (dans la mesure où on peut la généraliser) d'après laquelle tout ce que pensent les masses, ou l'individu moyen, est faux, et que tout ce qu'ils disent est absurde, empreint de superstitions et de futilités, vient alimenter un mythe qui perdure encore aujourd'hui. Un modèle de ce [31] mythe a été dressé par Hume dans son essai L'histoire naturelle de la religion. Il estime que la croyance en un dieu, le théisme, reste un idéal assez précaire : une telle conception du monde résulte non pas du fait du péché originel, mais plutôt des prérequis intellectuels et culturels. D'un côté, une élite éclairée dotée d'une vision suffisamment cohérente et rationnelle pour qu'elle puisse en déduire l'existence d'un Etre suprême. D'un autre côté, la « plèbe », c'est-à-dire le reste de l'humanité, à quelques exceptions près, qui se révèle incapable de déduire de son environnement immédiat les principes généraux qui le régissent, afin de faire les abstractions nécessaires, et qui tombe dans des modes de pensée polythéistes.

En tentant d'aller au cœur de la psychologie de Hume et en suivant plus ou moins son raisonnement dans le fameux Rameau d'or, Frazer voulait exploiter la richesse des données qu'il avait collectées sur les étranges rites et croyances des peuples primitifs. Il les a expliqués par les associations erronées que font ceux-ci dans un état quasi-hypnotique, ce qui les conduit à exprimer des idées étranges sur la magie. Cela contraste avec les peuples civilisés qui, en faisant des associations correctes, en arrivent à des conclusions qui ne relèvent plus de la magie pour devenir de la science. En généralisant ses observations sur le mode de pensée des sauvages ou des enfants, Frazer a affirmé que ce mode était identique à celui de la majorité des classes ignorantes et inférieures en Europe.

Cela n'apporte pas vraiment d'eau au moulin. L'extension du mythe de l'absurdité aux prétendues civilisations inférieures et aux sauvages ne nous permet en rien d'avancer. Quoi qu'il en soit, le mythe devait refaire surface de manière inattendue dès lors que l'étude du sens commun passa dans le domaine de la psychologie sociale, via la distinction faite entre l'expert et le profane naïf (bien qu'il soit difficile de dire ce qui est assimilé par l'un ou par l'autre, socialement parlant !). Tout ce que nous savons est que, comme l'écrivait Niels Bohr, « un spécialiste est une personne qui aura fait toutes les erreurs les plus grossières dans un domaine particulier, et qui sera donc en mesure de les éviter » (Heisenberg, 1975, p. 28). Le scientifique naïf, qui [32] n'a pas connaissance de ces erreurs grossières, va naïvement les commettre. Une longue série de brillantes expériences de laboratoire a permis de démontrer que les novices ne savent pas comment éviter ces erreurs et que la plupart des individus sont non rationnels. Cela signifie qu'ils ne raisonnent pas en se basant sur une approche statistique ou logique. Ils sont influencés et ancrés dans leurs croyances, leurs faux consensus ou leurs corrélations illusoires (Nisbett & Ross, 1980). Toutes ces expériences sont devenues aussi célèbres que la fameuse expérience de Milgram et, très vite, plusieurs ouvrages ont fait leur apparition, ornés de titres à sensation sur le sophisme de la pensée humaine dans la vie de tous les jours, détaillant comment « la triste histoire de la folie et des préjugés humains s'explique par notre incompétence de statisticiens naïfs » (Pinker, 1997, p. 34).

Tout ceci est regrettable, car en suivant la voie tracée par Frazer, les chercheurs en seraient arrivés à des conclusions similaires. En négligeant le contenu et la spécificité du sens commun, ils ont fini par le transformer en une usine à absurdités et à fausses idées. En résumé, le principal résultat de ce travail de psychologie sociale est de faire disparaître son sujet. Non pas parce que ce qui a été observé n'est pas vrai, mais précisément car aucune attention n'a été portée aux différents aspects (Harman, 1986). Quoi qu'il en soit, dès lors qu'il fut démontré que le sens commun regorgeait de fausses idées et non d'idées acceptées, il était impossible de faire autrement que d'en arriver insidieusement au matérialisme éliminatif de la philosophie de l'esprit. Selon Churchland (1992), la connaissance populaire est trompeuse et erronée, et doit être réduite en neuroscience, qui viendrait la remplacer. Il serait depuis inutile et arbitraire de l'étudier. Plusieurs autres auteurs (Kelley 1992 ; Kruglanski, 1989 ; Legrenzi, 1993) ont clairement exprimé leurs réserves vis-à-vis de cette partialité ou de ces erreurs. Leur étude a ensuite été abandonnée en même temps que celles sur le sens commun, auquel les stéréotypes se sont substitués.

Que puis-je dire de plus ? Le constat selon lequel deux personnes sur trois ne sont pas de bons scientifiques, commettent des erreurs et raisonnent par stéréotypes a d'abord [33] été expliqué par leur capacité limitée à « traiter l'information » (Nisbett & Wilson, 1977), et dans un deuxième temps, par l'économie cognitive. Il est possible de remettre en cause la première explication, car personne ne semble en mesure de définir en quoi consistent ces limitations, ni de fournir une preuve de leur existence qui soit d'origine indépendante. Le peu que nous savons de l'économie cognitive ne nous permet de tirer aucune déduction sur ses effets. Selon certains psychologues sociaux, elle mène à la constitution de stéréotypes. Pour Mach en revanche, à ma connaissance le premier à exposer ce principe, cette économie constitue le moteur de l'abstraction et de la généralisation scientifique. Il est impossible de simplement admettre qu'un même principe débouche à la fois sur des stéréotypes et leur contraire, sans que leur existence même ne soit remise en question. Par ailleurs, nous avons du mal à présumer que nos croyances et nos suppositions sont par nature irrationnelles. La philosophie de l'esprit et du sens commun vient directement s'y opposer. Stich (1991) avait conscience de cette difficulté (il n'était cependant pas le seul, voir Thagard & Nisbett, 1983) et a disséqué dans un ouvrage profond les études sur les prétendues partialités et la preuve d'imperfection de notre mode de pensée normal qu'elles constituent. En remettant en cause les présuppositions et les preuves de ces études, il en est arrivé à la conclusion que toute tentative d'explication de la relation entre la pensée « profane » et la pensée « scientifique » ou « rationnelle » est entravée par l'explication même qui en ressort. La réponse était toute faite. Ils n'ont pas pu la trouver dans les données elles-mêmes, mais l'ont superposée à celles-ci. Et Stich de conclure, sans mâcher ses mots, que « des observations expérimentales ont été menées, mais sans vraiment connaître l'objectif recherché, c'est-à-dire sans vraiment comprendre de quoi il était question » (1991, p. 154).

Si l'on oppose à Frazer l'argument de Lévy-Bruhl, qui reste valide à ce jour, nous pouvons supposer que les singularités de la pensée du profane naïf seraient dues non pas aux partialités de son raisonnement, mais à ses représentations sociales erronées, qui le mèneraient à des conclusions incorrectes d'un point de vue scientifique. Ces représentations ne [34] dépendent pas de l'individu, elles impliquent un sujet social totalement distinct de l'individu. Elles présentent un contenu et des caractéristiques qui ne peuvent être expliquées en prenant uniquement en compte les jugements individuels en tant que tels. Elles peuvent persister, et persistent même effectivement dans le quotidien au côté d'autres représentations partagées, par exemple les représentations scientifiques. Cela explique entre autres pourquoi les étudiants ou les scientifiques commettent des erreurs systématiques. C'est parce qu'ils ont recours, sans s'en rendre compte, à la physique du sens commun d'Aristote pour résoudre des problèmes insignifiants, alors même qu'ils sont parfaitement au fait de la physique de Newton (Laurens & Masson, 1996 ; Pinker, 1997).

Dégageons-nous de la polémique et venons-en à la question de savoir s'il n'y a pas, au sein de notre branche, une certaine confusion entre l'étude de la pensée et celle du penseur profane, de la même manière qu'il est possible de faire la confusion entre l'étude de la pensée scientifique et celle de la pensée des scientifiques. Nous sommes tous d'accord sur le développement de la connaissance scientifique et sur la croyance selon laquelle la science est un modèle d'entreprise rationnelle réussie. Et pourtant, nous savons par expérience et à la suite des études réalisées que le mode de pensée et les actes des scientifiques vont à l'encontre des caractéristiques de la croissance et de la pensée scientifiques, telles qu'elles nous sont présentées par les philosophes et les historiens sur la base de leurs théories et expériences. Et à ma connaissance, personne n'a jamais suggéré d'évaluer la rationalité ou l'irrationalité de la science en soumettant les scientifiques à un test d'une heure sur un thème qui ne serait pas d'un intérêt vital pour leur esprit passionné. Si je fais référence à ce qui pourrait être une confusion, c'est dans le but d'en éviter une autre, à savoir croire que la théorie des représentations sociales porte sur les penseurs populaires alors qu'elle s'applique à la pensée populaire. Cela occasionne un grand nombre de difficultés d'ordre méthodique. Tandis que je mène ce débat, je me rends compte qu'il a déjà été engagé à de nombreuses reprises, et que les philosophes et les psychologues nous ont [35] appris depuis longtemps à nous méfier de la tendance à associer les modes de pensée les moins efficaces aux individus « naïfs », et les modes les plus efficaces et spectaculaires aux experts. Citons par exemple Grice :

Une partie des problèmes peut survenir du fait d'une proposition mal conçue dans l'esprit de certains experts auto proclamés entre « nous » et « ils », soit entre les privilégiés et les éclairés d'une part, et la « populace » d'autre part (1989, p. 378).

Ceci est loin d'être la seule cause des problèmes. La vision étriquée de la vie et de la pensée humaines en est une autre. James explique ainsi, dans un style sobre et cristallin, mais qui n'en reste pas moins fort en sens : « L'abstraction absurde d'un intellect qui procède par formulation verbale et qui en estime précautionneusement les probabilités par une fraction vulgaire, uniquement influencée par l'ampleur de son dénominateur et de son numérateur, est idéalement inepte car c'est dans les faits impossible » (1978, p. 92).

Bien entendu, l'erreur est humaine, et personne ne remettra en cause le fait que nous puissions nous tromper de très nombreuses manières (Fiske & Taylor, 1994). Mais si l'erreur signifie une imperfection de pensée, elle peut aussi indiquer un écart ou une différence. Pris dans son ensemble, le sens commun ne semble pas si imparfait, banal ou stéréotypé que ce que certains voudraient nous faire croire. Il présente au contraire une richesse, une diversité très similaire à notre langage et à notre vie quotidienne (Greenwood, 1990). Et ne devrions-nous pas reconnaître un type de pensée spécifique, une alternative irréductible à la connaissance, qui serait institutionnalisée par notre culture sous les traits de la religion, de la philosophie ou de la science ? Bien que ce soit pour différentes raisons, ce que maintient Fodor au sujet de la psychologie populaire est également vrai pour la connaissance populaire en général. C'est « le fait le plus remarquable sur l'histoire intellectuelle de nos espèces » (1992, p. 174). Et c'est pourquoi je m'en tiens fermement à ma conviction qu'il s'agit là effectivement de la « matière » de la psychologie sociale.

[36]

La primauté de la représentation

Malgré le temps qui passe, la fraîcheur de cette première intuition reste inaltérée et je continue à me poser la même question : quelle est la structure du système sur lequel repose cette matière ? La prise en compte des opinions, des attitudes (Moscovici, 1988b) ou des schémas se révèle trop superficielle, et le recours aux théories naïves, comme le font certains, trop trompeur. Seule la science mature dispose de théories, et ses critères pour définir le vrai et le faux ne peuvent être appliqués au langage et aux croyances ordinaires (Heider, 1958). Le seul candidat légitime est donc une représentation sociale qui va choisir et combiner les concepts que nous partageons, associer entre elles les assertions communément acceptées, décider quels aspects de nos catégories constituent des exemples de classification des individus et des choses. Elle émet par ailleurs des explications en fonction des attributs et des causes partagées (Farr & Moscovici, 1984). Il est possible de considérer une représentation sociale par analogie avec un paradigme qui façonne une certaine compréhension des phénomènes, prescrit par des concepts et des exemples légitimes ainsi que des procédures de résolution des énigmes, appartenant à une communauté scientifique. Un tel choix suppose la primauté des représentations. Pour de nombreux scientifiques, le modèle de connaissance se compose de la perspicacité immédiate d'un individu (un percepteur social ou un connaisseur social, comme ils les appellent). Mais il existe certains types de connaissances, tels que la psychologie populaire et la connaissance morale, qui s'appuient en grande part sur des entités imaginaires ou idéales (la justice, dieu, l'argent, le marché, etc.), et qui ne proposent pas pareille connaissance perceptuelle. Nous ne « percevons » pas l'argent en regardant un billet de banque ou en consultant une transaction électronique ; de la même manière, nous ne percevons pas l'introversion en observant le comportement d'une personne. La représentation de l'argent ou de l'introversion est déjà là, toute faite, avant même que nous n'examinions le billet de banque ou le comportement d'une personne. Ceci vient appuyer ce qu'expliquait Bentham il y a bien longtemps :

[37]

Nous avons notamment accès aux « entités imaginaires collectives » par le biais d'une représentation, et non pas d'une perception (Bentham, 1789).

Nous les voyons avec les yeux de notre esprit, si je peux m'exprimer ainsi. Vous pourriez vous demander ce à quoi ressembleraient nos cultures si seules les perceptions étaient vraies et que les représentations étaient illusoires. De plus, à quoi s'apparenteraient-elles en tant qu'ensemble d'informations et de faits sensoriels ? La réponse à ces questions réside dans les croyances et les pratiques des êtres humains qui sont considérés comme étant la seule espèce constitutive de représentations. Les humains peignent sur les murs, sculptent des statues, inventent des rituels pour imiter la pluie ou la chasse, frappent des pièces de métal et imaginent des mots à donner et à recevoir, plutôt que des biens ; ils conçoivent des alphabets, des systèmes numéraires et de nombreux autres systèmes qui représentent les choses et les individus, rendent présent ce qui est absent, rendent proche ce qui est loin. Dans les écrits du philosophe Hacking, d'une manière ou d'une autre et de façon permanente, « les individus représentent. C'est là une partie de ce qu'implique le fait d'être une personne » (1989, p. 144). Ainsi que d'être un membre d'une communauté, pourrait-on ajouter.

Les individus peuvent créer des symboles, tels que la croix ou le drapeau de l'Union Jack. Leur signification transcende l'individu, certainement pas pour leur ressemblance aux objets auxquels ils font référence, ni en raison d'une association physique, mais tout simplement en vertu d'une tradition ou d'une convention. Chacun a conscience que de telles représentations symboliques ne perdurent qu'aussi longtemps qu'un groupe croit en elles. Notre vie sociale et politique (Pitkin, 1967) est ainsi basée sur ce phénomène mystérieux et pourtant inévitable. Citons Simon :

Le fait que la représentation fasse toute la différence est un thème récurrent. Nous sommes tous convaincus que l'arithmétique est devenue plus simple depuis que les chiffres arabes et la notation positionnelle ont remplacé les chiffres [38] romains, bien que je n'aie aucune explication théorique à fournir à ce sujet (1969, p. 77).

De manière générale, il s'agit là d'un élément manifeste et incontestable : les changements de représentation sont justifiés par les changements d'ordre culturel. Ces deux éléments sont intrinsèquement liés. L'une des différences clés entre les diverses sociétés et cultures est le degré de pénétration d'une représentation dans leurs institutions, leurs croyances, leurs relations, leur comportement, en sorte de constituer leur véritable réalité. Nous pourrions à ce niveau comparer par exemple la place qu'occupe la religion dans la culture occidentale par rapport aux autres cultures.

Poursuivons dans cette voie et penchons-nous sur ce dont est constituée une représentation. Nous pouvons tout d'abord remarquer qu'elle revêt un aspect conceptuel ou verbal, ainsi qu'un aspect iconique. Le premier aspect est celui que l'on retient généralement, et qui est considéré par rapport à la connaissance et au langage, tandis que le deuxième aspect n'est qu'un subalterne du premier. Souhaitable ou pas, nous ne pouvons tolérer cette situation si l'on tient compte du rôle que joue l'image dans la communication, la connaissance scientifique, le discours figuratif et même dans notre propre domaine (Bartlett, 1932). Hebb a écrit : « En matière de psychologie, il est quasi-impossible de ne pas se heurter à l'image » (Hebb, 1980). Il est certainement envisageable de se détourner de l'image pour privilégier le mot, mais cela ne signifie pas pour autant que l'image va disparaître. Lorsque je vous dis que César a franchi le Rubicon, vous saisissez une signification et vous visualisez une image dans votre esprit. Ce qui rend extraordinairement important ce double aspect de la représentation est la division et les inégalités sociales exprimées par un principe largement répandu : les classes basses de la population, les masses, ont essentiellement accès à l'aspect iconique, tandis que les classes plus élevées, les élites, accèdent à l'aspect conceptuel de la représentation, autrement plus puissant. Comme le disait le pape Grégoire le Grand : « La peinture peut être pour les illettrés ce que l'écriture est à ceux qui savent lire. »

[39]

C'est ainsi qu'en France et en Italie, les magnifiques peintures et fresques illustrant des scènes de l'Ecriture sainte ont été réalisées sur commande de l'Eglise, afin de démontrer son pouvoir et de façonner la conscience religieuse des illettrés. Les médias contemporains mettent en pratique exactement le même principe : la rhétorique figurative s'applique aux masses, la rhétorique linguistique à la minorité éclairée. On peut très certainement supposer que plus une représentation est répandue, plus elle a pénétré les interstices de la société, et plus ses caractéristiques iconiques deviennent apparentes dans le langage figuratif. Et inversement.

N'attendez pas de moi que je vous explique en détail la nature des représentations sociales. Je veux cependant mettre en lumière la tendance actuelle à accorder trop d'importance à leur aspect intellectuel et verbal, au détriment de leur aspect figuratif. Cette tendance est d'autant plus surprenante que notre tradition a très peu œuvré pour soulever la question de l'image, de l'imaginaire et de sa surprenante efficacité. Nous pouvons maintenant aller plus loin et nous poser ces questions : pourquoi créons-nous des représentations sociales ? Est-ce afin de résoudre un problème ? Afin d'acquérir ce que l'économie de la pensée cherche à obtenir ? Ou bien, comme le suppose Bartlett, parce que nous nous efforçons de recueillir une signification ? J'ai moi-même suggéré une raison plus concrète et observable : nous créons des représentations afin de rendre familier ce qui nous est étrange, troublant, mystérieux. Ce « principe de familiarité » sous-tend une large part de la psychologie et de la sociologie. De nombreuses observations ont permis d'attester que les individus et les communautés sont réticents à l'intrusion de l'étrangeté. Bien évidemment, d'innombrables nouveautés parmi les objets et les nouveaux types d'humains semblent étranges. Les morales, idées et langages différents de ceux usités sont tout d'abord considérés comme infondés, déraisonnables et inévitablement inconnus. Mais, par la suite, les individus et les groupes qui ne peuvent pas éviter le contact avec les nouveaux individus, objets ou comportements, vont devoir s'en faire une représentation. Cela leur permet de transformer ce qui était inconnu en quelque chose de [40] familier, ce qui était comparativement ésotérique en quelque chose de coutumier, de façon à pouvoir se sentir à l'aise à son contact. Ainsi, dans son roman Mort à Venise, Thomas Mann explique comment le sévère professeur d'esthétique adopte tout d'abord une certaine hostilité envers l'adolescent, qui lui apparaît comme un étranger auquel il doit s'opposer. Mais au final, il le compare à une « une divine œuvre d'art », c'est-à-dire quelque chose de connu et familier de lui, et donc admirable. « C'est la coutume qui rend les monstres familiers, » disait un vieux proverbe.

Il semble que les métaphores jouent un rôle important dans la création de représentations sociales, précisément parce qu'elles introduisent des idées et des images qui nous sont peu familières dans d'autres que nous connaissons déjà. Souvenez-vous : lors de son mandat, le président Ronald Reagan avait lancé l'Initiative de défense stratégique. Celle-ci fut assez rapidement représentée sous l'appellation de « Guerre des étoiles », étant donné qu'un missile arrivant sur le territoire serait anéanti en vol par un dispositif antimissile, un scénario digne du fameux film de science-fiction. Dans le même temps, le « principe de familiarité » nous montre la représentation à la lumière d'une activité qui respecte certains standards et certaines règles, en vue d'atteindre un objectif. En l'absence de telles règles, une culture n'aurait aucun avantage à créer et partager une représentation. La familiarisation suppose forcément de pouvoir s'identifier à la représentation d'un groupe et d'une société. Et dans la mesure où l'un résulte de l'autre, la représentation vient se substituer au groupe, comme pour la devise ou le drapeau national. Dans une certaine mesure, une représentation qui « incarne » peut également « agir au nom de » ou « se substituer » à ceux qu'elle représente (Pitkin, 1967). Outre des symboles, le drapeau de l'Union Jack, la tour Eiffel, le Kremlin et la croix sont aussi des représentations d'un pays, d'une religion, etc. Ce qu'elles font est en totale disproportion avec ce qu'elles sont. Prenons l'équipe de France de football lors de la Coupe du monde 1998. Elle a réussi à faire ce que la France ne pouvait accomplir elle-même, à savoir jouer au football et remporter la compétition. Tous ces exemples [41] désignent les réalisations des représentations sociales, leur objectif, qui est illustré de bien belle manière par Grice :

De la même manière, nos représentations permettent aux objets dans le monde de faire des choses qu'ils ne peuvent pas faire pour eux-mêmes, à savoir régir nos actions et nos comportements (1989, p. 291).

J'ai abordé toutes ces facettes de la représentation, en tant que symbole et activité, connaissance et pratique par rapport à un but, car tous constituent autant de manifestes de notre vie sociale.

Une différence qui fait toute la différence

Si je ne me trompe pas, vous devez maintenant réaliser que la notion de représentation sociale ne manque pas d'attrait, sans que vous n'ayez toutefois d'idée claire sur sa spécificité. Je dois admettre que durant toutes ces années, je me suis demandé pourquoi mes collègues en parlaient comme s'il s'agissait de quelque chose de simple et qui allait de soi. Bien entendu, tout le monde sait ce que signifie une représentation, et ce qu'est le social. Et si vous associez ces deux significations et que vous accentuez leur ancrage dans la société ou la culture, vous mettez en avant une différence au niveau de notions telles que la cognition sociale et la perception sociale (Augoustinos & Walker, 1995). Mais ce n'est pas cette différence qui fait toute la différence. Penchons-nous donc plus en détail sur ce thème. La notion de représentation collective ou sociale a été délibérément conçue afin de faire la distinction entre les phénomènes sociaux et les prétendus phénomènes objectifs, biologiques ou économiques. Elle exprime l'impossibilité de dissocier leur aspect réel de leur aspect mental ou symbolique. La représentation partagée par les membres d'un groupe, d'une institution, etc., exprime ainsi son identité d'une manière plus fondamentale que ses manifestations physiques et son organisation. En effet, dans la plupart des institutions (états, églises et universités en constituent de [42] bons exemples), les représentations sociales ont une portée bien plus significative que leur statut ou leurs manifestations physiques. Ce sont non pas les intérêts et le pouvoir, mais les représentations publiques qui jouent le rôle le plus important. Elles définissent le domaine d'activité, informent les membres du système social de leurs droits et devoirs, et leur insufflent un sentiment d'appartenance.

Plus précisément, la représentation est une notion conçue pour expliquer, le cas échéant, ce qui lie les individus entre eux au sein d'un groupe, d'une société, et ce qui les fait agir de concert. C'est une question bien moins évidente et ouvrant la voie à d'importantes spéculations. Afin de se lier les uns aux autres, de créer des institutions et de suivre des règles communes, les individus doivent disposer d'un système de croyances et de représentations communes qui soient propres à leur culture. Mauss résume cette assertion sous une formule succincte :

Les faits sociaux sont donc des causes, car ils constituent des représentations ou agissent au nom de celles-ci. Le cœur de toute vie sociale est animé par un ensemble de représentations (1969, p. 26).

De fait, aucun autre système d'intérêts ou de forces n'est aussi stable, ni en mesure d'exercer en lui-même une contrainte suffisante pour parvenir au même résultat. Une remise en cause est possible, en avançant qu'on ne connaît aucune société dénuée de religion ou d'un ensemble de croyances, d'éléments sacrés dans lesquels ses membres placent leur confiance, et pour lesquels ils sont prêts à se sacrifier. Permettez-moi de clarifier ce point et d'insister sur sa singularité.

Une telle explication était très certainement envisageable avant Descartes, mais pas après. On parle beaucoup aujourd'hui de la dualité qu'il a instaurée entre le corps et l'esprit, mais très peu du fait qu'il a transféré cette dualité dans l'esprit en lui-même. Il s'agit en réalité d'une rupture entre l'esprit individuel, qui acquiert de la connaissance par ses propres moyens, et l'esprit social, qui l'obtient auprès [43] d'autrui, par l'exemple et la coutume, des termes qui pour Descartes signifient culture. La vérité est découverte par le biais d'une réflexion solitaire et de la preuve subjective du « Je pense, donc je suis ». Dans cette expression, impossible de remplacer « je » par « nous », car les erreurs découlent du pouvoir public et de l'opinion publique. Vous pouvez en déduire que la connaissance privée appartient à l'essence du rationnel et la connaissance commune à l'essence de l'irrationnel. Volontairement ou non, Descartes rend ainsi antinomiques la culture et la raison [2]. Cela implique que les individus liés les uns aux autres par leurs croyances au sein d'une société le sont de manière fictive, en vertu d'absurdités flagrantes et de forces illusoires qu'ils acceptent avec une suffisance troublante. Hume a formellement confirmé ce point de vue. Selon lui, la religion et les croyances relèvent de la pure sophistique, de fictions vides. Marx également les considérait essentiellement comme des idéologies et comme un signe de notre fausse conscience. Et pour Freud, les religions et les croyances comptent parmi les illusions les plus néfastes que nous pouvons entretenir. C'est logique, car il définit l'illusion comme une erreur investie d'affect. Je pourrais encore citer bien d'autres auteurs, mais il est inutile de s'étendre sur ce qui s'est imposé aujourd'hui comme un lieu commun.

Dès lors, nous pouvons affirmer que la notion de représentation collective ou sociale est marquée par la recherche d'une façon de sortir de l'antinomie entre raison et culture. Durkheim, qui était athée, soutenait obstinément qu'il était impossible d'imaginer que les croyances, si durables et sur la base desquelles nous régissons notre vie, se réduisent à un simple lot d'illusions ou de sophismes. Ou bien que l'homme les ait inventées pour se duper lui-même par excès de zèle. Les croyances sont essentielles non seulement pour la vie en pratique, mais aussi pour la connaissance en général. Par ailleurs, pour Durkheim comme pour Russell, « croire semble être la chose la plus essentielle que nous fassions, la chose la plus éloignée de ce qui est fait par simple nécessité. La vie [44] intellectuelle est entièrement composée de croyances » (1898). Elles constituaient pour Russell le problème central dans l'analyse de la connaissance, ou dans l'étude de la société et de la culture pour Durkheim. Connaissance et croyance, ce doublet s'apparente à un jeu de mots, tel « le corps et l'esprit ». Comme nous ne pouvons ni séparer ni confondre les deux éléments qui le composent, il nous apparaît comme quelque chose de mystérieux. Les philosophes ont utilisé de nombreux termes (Needham, 1972) afin de sonder les failles de la vie intellectuelle décrite par les mots « croyance » ou « foi ». Ceux-ci définissent une idée ou un concept comme quelque chose de vif, solide, stable, coloré. Le contenu est identique à celui de la connaissance ; seul le sentiment qui y est d'une certaine façon rattaché semble difficile à expliquer. « Je suis fermement convaincu » est une expression forte et positive, tandis que « Je sais formellement » ne revêt aucune profondeur et est inadapté. Nous pouvons constater ici une différence dans l'énergie performative de ce qu'une personne devrait ou ne devrait pas savoir.

Il y a clairement quelque chose dans cette différence, de la même manière qu'avec la différence entre la science et la foi, qui incite les penseurs à séparer la croyance de la connaissance. Dans ce contexte, la position de Durkheim semble étrange, du début à la fin : il veut introduire la connaissance, c'est-à-dire la représentation, dans la croyance, et unifier les deux en des rituels et des pratiques spécifiques. La plupart des croyances, si ce n'est toutes, se composent de représentations. Cela devient manifeste dans les cultes religieux, où des choses sacrées ou institutionnelles existent dans la mesure où elles sont visualisées dans notre esprit, mais uniquement à la condition qu'elles aient été constatées comme partagées avec d'autres personnes, absentes ou présentes, lors de rituels ou de cérémonies qui vont unifier la communauté. Ces rituels et cérémonies les dotent d'une force et d'une énergie irrésistibles. Les objets banals ou les emblèmes tiennent pour une part de la représentation collective. Durkheim suppose que le fait de leur vouer un culte implique pour la société de se vouer involontairement un culte à elle-même, par divinités interposées, liant ainsi ses membres les uns aux autres et les [45] conduisant à agir de concert. En ce sens, ces représentations incarnent la société et agissent en son nom.

Ces quelques exemples issus d'une riche théorie ne se veulent en rien exhaustifs ni ne revêtent un caractère obligatoire. Il n'y a pas de place à l'interprétation (Allen, Pickering, & Watts Miller, 1989). Mais quelle que soit l'interprétation, il est clair que les représentations sociales sont censées attribuer à des idées, mais aussi et surtout à des objets, des propriétés qui n'existent sous aucune forme ni apparence. Et pourtant, comme il s'agit d'une question de connaissance et pas seulement de croyance, il est impossible de simplement se satisfaire d'un credo quia absurdum [« je le crois parce que c'est absurde »]. Elles doivent présenter une certaine validité afin de ne pas être totalement irrationnelles. Comment attester de la vérité du pouvoir des dieux dans un bout de pierre ou de bois qui serait adoré par les croyants, si je puis m'exprimer ainsi ? Lorsque l'idolâtre s'incline devant une idole, une image, et fait offrande d'un sacrifice, s'incline-t-il face à un objet de fétichisation qui ne représente rien d'autre ? N'est-il pas irrationnel de croire au pouvoir de tels dieux, en leur réalité physique ? Non, ce n'est pas vraiment irrationnel, si le croyant croit en ce qu'ils représentent, en ce qu'ils symbolisent, à savoir la société elle-même. Il est tout aussi rationnel de faire serment d'allégeance devant un bout de tissu ou un bâton, que de mourir pour ceux-ci, dès lors qu'ils représentent le drapeau, à savoir la représentation partagée par la nation. On peut dire que leur validité est éprouvée vis-à-vis de leur réalité sociale et non par rapport à leur réalité physique. Searle écrivait récemment que « ce changement ne peut exister que s'il est représenté comme existant. La représentation collective est publique et conventionnelle, et nécessite un véhicule » (1995, p. 74). Ce véhicule étant dans le contexte religieux matériel, mais aussi linguistique. La nature exemplaire du travail de Durkheim réside dans le fait qu'il analyse le contenu des représentations religieuses simples pour mettre en lumière une connaissance cohérente de l'espace, du temps, de la causalité ou de la force, lorsqu'elles sont générées en commun. L'une des conséquences paradoxales est que les représentations scientifiques trouvent [46] leurs origines dans celles de la religion. Il a ainsi expliqué, pour reprendre une phrase de Gellner, « pourquoi tous les hommes sont rationnels » (1992, p. 52). Ce qui constitue en soi une réalisation unique et impressionnante.

Une fois résolue l'antinomie de la raison et de la culture, l'idée de représentation sociale ou collective a ensuite pénétré les domaines de l'anthropologie (Lévy-Bruhl), de la linguistique (Saussure), de l'histoire de la philosophie (Cornford), de la philosophie de la science (Fleck, 1935 ; Koyré, 1936) et surtout de la psychologie de la pensée et du développement de l'enfant (Vygotski, 1962 ; Piaget, 1965). En étudiant les représentations, ces penseurs ont par exemple démontré la rationalité alternative des prétendus primitifs (Lévy-Bruhl) et du langage (Saussure), et que certains soi-disant concepts a priori se constituent à mesure que l'enfant devient mature et se socialise (Piaget). Je me suis moi-même intéressé à cette notion, car je souhaitais définir la rationalité de la connaissance populaire, et non uniquement parce que je voulais l'intégrer à la psychologie sociale. Comme tous mes précurseurs, j'ai trouvé l'inspiration en me basant sur la notion de Durkheim. J'ai dû l'adapter à mon domaine de recherche tout en conservant, comme mes prédécesseurs l'ont fait, l'axiome implicite qui est commun à toutes les versions de représentations collectives ou sociales : tout ce qui est rationnel est social et tout ce qui est social est rationnel.

Pour résumer la question en un mot, cet axiome implicite est bien la différence qui fait toute la différence entre la notion de représentations sociales et les autres notions que nous connaissons au sein de la psychologie sociale et dans les autres domaines. Les représentations sociales associent une connaissance sémantique, ainsi qu'une croyance qui est ancrée dans la culture, aux pratiques selon lesquelles vivent les individus. C'est ce qui leur donne un caractère de « réalité ». Le philosophe des sciences Koyré les décrit ainsi :

Elles ont une réalité qui est aussi tangible, aussi résistante, aussi réelle, si ce n'est plus, que la matière et les corps (1936, p. 264).

[47]

L'épreuve du temps a mis en avant toute la richesse de cette conception et a fait apparaître au grand jour que les phénomènes sociaux et les phénomènes psychologiques partagent une texture commune, vu qu'ils découlent essentiellement des représentations. Par conséquent, il va sans dire que la majorité des penseurs que j'ai mentionnés ont évoqué l'influence d'une psychologie sociale sur leurs personnes, qui élaborait leurs théories. En fait, une chaire fut créée au Collège de France en 1943. Mais Halbwachs, qui y avait été nommé, perdit la vie dans le camp de concentration de Buchenwald et ne fut jamais en mesure d'assurer cette fonction. C'est là une autre illustration de ma destinée nomade, le fait que j'ai choisi cette tâche sans rien savoir, jusqu'à ces derniers temps, de la tradition qu'elle véhiculait. Les mots de Rabbi Tarphon peuvent parfaitement s'y appliquer :

Ce n'est pas à vous de finir cette tâche, mais vous n'êtes pas pour autant libre de vous en désister.

Mes écrits à ce sujet sont certainement simplifiés à l'extrême, mais j'espère en tout cas que cela ne vient pas déformer l'argument principal.

Les représentations sociales :
un concept empirique ou théorique ?


Ce que je viens de présenter se rapporte aux deux fonctions des représentations sociales : la communication et l'interprétation. C'est en cela que persiste une possibilité de méprise sur notre théorie. Le terme « social » a jusqu'ici été associé au terme « représentation » de la même manière qu'il est associé à d'autres, par exemple la perception sociale, la cognition sociale et le discours social. Il peut s'agir d'associations empiriques dues à l'observation, à certaines tendances idéologiques, ou bien à un simple processus de marquage linguistique. En d'autres termes, est-il possible de démontrer qu'une représentation est nécessairement sociale, à savoir qu'elle découle uniquement des groupes sociaux et non des individus ? Si oui, nous [48] pourrions alors affirmer que notre concept est théorique et pas seulement empirique. Nous définirions de la même manière ce qui distingue les représentations individuelles des représentations sociales, et quelles sont leurs qualités respectives. À ma connaissance, la représentation sociale est l'un des rares concepts pour lesquels une telle démonstration existe. J'ai tenté d'en fournir une en dressant une nouvelle esquisse de la théorie, en m'appuyant sur la cybernétique, dont elle s'inspire. La cybernétique définit donc la communication de la connaissance sociale comme un élément déterminant pour l'homéostasie (ou l'équilibre) d'un groupe ou d'une communauté.

Permettez-moi de commencer par cette observation : chacun de nous intègre de multiples représentations, toutes plus ambiguës les unes que les autres. Si les individus veulent communiquer, ils doivent s'adapter les uns aux autres. Si ce n'était pas le cas, chacun devrait se soumettre à l'autorité des différentes représentations, et personne ne saurait quel est le message transmis, la façon dont il est codé. Il devient extrêmement difficile d'obtenir une bonne communication en obéissant aveuglément au code solipsiste d'une personne. C'est pourtant ce qui se produit assez souvent lorsque beaucoup de personnes sont rassemblées, par exemple lors d'une séance de brain-storming. Il n'y a pas de représentation unique qui soit constituée ou stable, et personne ne parvient à un consensus. C'est seulement le courant des pressions et opinions d'un groupe qui génère une prolixité et une communalité suffisantes pour que la représentation puisse développer un profil et une structure. Ceci fait, la communication entre individus est alors possible et régulière, car la prolifération des représentations individuelles est limitée et les ambiguïtés qu'elles présentent apparaissent alors comme des déviances. Les membres du groupe savent en fait qu'ils parlent de la même chose et qu'ils s'entretiennent les uns avec les autres. Nous pouvons dire qu'en l'absence de représentation sociale, l'existence des représentations individuelles serait alors incertaine et éphémère (Galam & Moscovici, 1994), et la communication quelque peu désordonnée.

C'est cependant la démonstration précédente de Durkheim qui a posé un jalon dans le domaine de la science en résolvant un important problème philosophique, à savoir [49] la causalité de Hume et les lois scientifiques en général. Hume a su observer que les individus ne pouvaient concevoir aucun de ces deux éléments en se basant sur leur perception de l'impact entre deux corps, qui se heurteraient telles des boules de billard. Leurs associations d'idées et leurs perceptions sont flottantes, elles ne suivent aucune règle et peuvent conduire à n'importe quel résultat. En réalité, ce qui est considéré comme des relations causales ou des lois n'est rien moins que de simples coutumes, l'anticipation que quelque chose qui s'est déjà produit par le passé va à nouveau se passer à l'avenir. Je ne prétends pas reprendre la célèbre critique de Kant. Elle constitue une réponse au scepticisme de Hume en spécifiant que la causalité est l'une des catégories a priori de la raison, et qu'elle précède donc toute expérience.

Il est clair que Durkheim suit les théories de Kant et convient qu'une représentation ou un concept causal ne peuvent pas découler de la libre association d'idées ou de perceptions, qui sont susceptibles d'évoluer de minute en minute dans l'esprit d'un individu. Cependant, et c'est là qu'il s'inscrit en opposition à Kant, cette représentation ou ce concept causal ne peuvent pas non plus être imposés par une raison transcendantale. Pour Hume, la représentation semble instable et paraît manquer de nécessité. Chez Kant, elle devrait être éternelle, ce que l'histoire ne corrobore pas. S'il n'y a pas de raison transcendantale, reste une question en suspens : qu'est-ce qui explique la nature disciplinée, stable et impersonnelle d'une représentation partagée, et qu'est-ce qui exerce une telle contrainte sur les représentations des individus, comme en témoignent les langages, les mythes et les religions ? C'est la société, répond Durkheim, qui les produit et les ancre dans l'esprit, par le biais de ses institutions et de ses rituels. En résumé, elles atteignent dans la vie publique ce que le « Je » transcendantal de Kant réalise dans la vie privée, au-delà des noumènes. Bien plus proche de l'époque de Durkheim que nous le sommes, Piaget formule la signification concrète de cette preuve, à savoir qu'« en le laissant livré à lui-même, l'individu ne connaîtrait que l'intelligence pratique et les images, alors que l'ensemble des concepts, des catégories intellectuelles et des règles de la pensée relèvent de [50] "représentations collectives", générées par la vie au sein d'une société, comme c'est le cas depuis l'aube de l'humanité... Durkheim en conclut que la raison a une origine sociale » (1965, p. 145). Nous pouvons cependant constater qu'il existe des différences entre les deux types de représentations. Les représentations individuelles se reconnaissent par leur variabilité, leur dispersion et leur fragmentation. À l'opposé, les représentations sociales ou collectives sont stables, impersonnelles et holistiques.

Cette démonstration particulièrement inhabituelle m'a surpris la première fois que je l'ai lue. Elle soulignait le fait qu'il ne suffisait pas d'affirmer la nature sociale de la pensée (ou du langage), mais qu'il est aussi essentiel de prouver leur nécessité, et notamment celle du holisme de la vie intellectuelle collective. Cela signifie que la portée d'une proposition ou d'une croyance va dépendre de la relation avec les autres croyances ou propositions qui constituent un tout. Cela est choquant à nos yeux, habitués que nous sommes à l'atomisation des croyances ou des propositions. Le holisme est pourtant l'une des caractéristiques des représentations sociales qui a su notamment fasciner Evans-Pritchard, réagissant ici aux études de Lévy-Bruhl :

Il fut l'un des premiers, sinon le premier, à mettre en avant le fait que les idées primitives, qui nous semblent étranges et dans une certaine mesure idiotes, lorsqu'elles sont considérées comme des faits isolés, sont pertinentes lorsqu'elles le sont comme des éléments constitutifs de tendances idéologiques et comportementales, chacun de ces éléments entretenant une relation intelligible avec les autres (1981, p. 127).

Je n'aimerais pas vous entendre dire que tous ces arguments relèvent de l'ère pré-informatique et que je ne vous présente rien de plus qu'une antiquité européenne. Cependant, il me faudrait trop de temps pour vous montrer toute l'anticipation de ces arguments qui peuvent être encore mieux exprimés à la lumière de notre philosophie contemporaine de l'esprit (Moscovici, 1998). Nous en arriverions à une conclusion similaire : nous pensons de la même manière que nous dansons la [51] valse, à trois temps. Le premier consiste en une représentation sociale, le deuxième en une représentation individuelle, et le troisième en un réfèrent réel ou imaginaire.

Discursifying Thinking

L'une des principales contributions de Margaret Thatcher à la pensée moderne est son célèbre aphorisme : « La société n'existe pas, il n'existe que des individus. » Voilà un exemple d'aphorisme où l'auteur dénie ce qu'il affirme, car Margaret Thatcher parle ici non pas d'un individu, mais d'une représentation sociale partagée par une tradition et par au moins un groupe, le parti conservateur britannique. La représentation revêt évidemment un caractère holistique. Afin d'en arriver à la notion d'individu, il faut passer d'abord par la notion d'être humain, c'est-à-dire le contraste entre un seul individu et une association d'individus. Toutes les notions sous-jacentes sont associées les unes aux autres et exercent des contraintes réciproques, de sorte que chaque mot puisse avoir un sens au sein de la phrase dans laquelle il est usité.

L'holisme ne correspond cependant pas à l'index de l'arborescence de toutes les notions présentes dans notre esprit, ce qui le transformerait en véritable forêt vierge. Pensez aux 40 000 mots que compte l'œuvre de James Joyce, Ulysse. C'est l'index d'un modèle, de la structure que constituent ces notions. L'holisme suppose que des relations ou un système de relations définissent des éléments, et que les systèmes soient antérieurs aux éléments. À l'inverse, l'atomisme implique que les éléments soient antérieurs à l'ensemble qu'ils constituent et que c'est à partir d'eux que nous comprenons et élaborons les relations. Les différences flagrantes entre ces deux points de vue sont très importantes si nous voulons saisir la spécificité d'une représentation sociale comme un système structuré de croyances, d'idées, etc. Ce point soulève enfin deux questions théoriques : comment les sociétés pensantes créent-elles et modifient-elles un tel système structuré de relations ? Quel genre de processus appliquent-elles pour ce faire ?

[52]

Ce sont ces questions que je vais maintenant aborder brièvement. J'aimerais également expliquer pourquoi elles m'ont éloigné de la notion classique des représentations sociales, pour devenir au final un objet de psychologie sociale. Dans la conception classique, les représentations sociales ou collectives sont d'une tout autre nature que les représentations individuelles, car les premières font partie de la conscience collective tandis que les secondes appartiennent à la conscience individuelle. On pourrait dire que dans cette conception, le solipsisme collectif du « nous », dans le premier cas, a simplement été remplacé par le solipsisme individuel du « je », dans le deuxième cas. On est à même de se demander comment les monologues de la pensée individuelle peuvent se mêler aux monologues de la pensée collective pour constituer la structure d'une représentation sociale. On pourrait y trouver de nombreuses raisons, la principale consistant en une tentative d'explication de la genèse d'une représentation par les pratiques institutionnelles, telles que les rituels, qui exercent une contrainte sur l'individu dans la société. Le processus de contrainte structure donc les représentations individuelles au sein du contexte de représentation collective. Cela signifie que du point de vue classique, la communication et la pensée dialogique ne jouent qu'un rôle secondaire dans la genèse des représentations sociales, si tant est qu'ils en jouent un. (Ce point de vue est toujours très répandu parmi les psychologues sociaux, et pas seulement en ce qui concerne les représentations sociales !) Pourtant, impossible de se rallier à ce point de vue si, comme je l'ai mentionné au début, la communication et la représentation sont considérées comme étant le binôme de la connaissance sociale. Vous allez peut-être me demander en quoi ceci concerne l'holisme et la structuration des idées et des croyances...

Si vous êtes suffisamment patient pour me laisser poursuivre mon exposé, permettez-moi de vous expliquer comment j'ai abordé l'idée selon laquelle les représentations sociales sont générées et structurées lors du processus de communication. Il s'agit d'une question difficile, et je dois avouer que mes chances d'y répondre de manière satisfaisante sont assez minces. J'ai essayé de trouver une solution qui [53] s'appuie moins sur la syntaxe ou la sémantique du langage. Je peux probablement être plus explicite en vous rappelant que conformément à mon hypothèse d'origine, les représentations sociales sont générées et structurées par les conversations qui, selon Bakhtine, constituent notre principal genre de communication. Grice nous a depuis appris à associer les conversations à la communication dans le cadre d'une contribution coopérative. De son point de vue, l'intention d'exprimer un sens par un énoncé, tout comme l'intention qu'un énoncé signifie quelque chose, entraînent un état d'esprit spécifique chez ceux qui prennent part à la conversation, car ils cherchent à identifier cette intention. C'est pourquoi tous ces discours sont empreints d'un rapport moyens/finalités. Leur finalité est d'atteindre l'objectif de la conversation, par exemple convaincre quelqu'un que la théorie des représentations sociales est une théorie heuristique. Dans ce schéma, la contribution des participants va être coopérative et devra respecter quatre maximes désormais célèbres. La première, la quantité : faire en sorte que votre contribution soit aussi informative que les circonstances l'exigent. La deuxième, la qualité : faire en sorte que votre contribution soit exacte. La troisième, l'adéquation : être opportun. La quatrième, la manière : être perspicace ou ordonné. En respectant ces maximes, la conversation devient bien plus qu'un simple échange d'idées ou de mots : elle impose au dialogue une structure et une efficacité, applicables à tous ceux qui y prennent part.

Il existe cependant d'importantes différences entre ces maximes. On pourrait dire que les trois premières (quantité, qualité et adéquation) concernent principalement la qualité cognitive de l'information partagée par les participants lors de la conversation (Sperber & Wilson, 1986). La quatrième maxime, la manière, se réfère plus à la qualité sociale, c'est-à-dire au degré de clarté (dans l'art de converser des participants). C'est pourquoi elle doit être distinguée des autres et, comme l'écrit Gunji, « traitée selon une perspective plus large, dans laquelle les aspects culturels et sociologiques de l'usage du langage bénéficient d'un traitement adéquat » (1982, p. 40). Je ne veux pas dire par là que les autres maximes [54] ne sont pas sociales ou culturelles, mais seulement que la quatrième exprime l'existence d'un niveau de communication spécifique, ou autonome. C'est en cela qu'il nous intéresse dans le cas présent, car il concerne le classement et l'association des représentations, des croyances, etc., dans notre dialogue social quotidien. C'est à ce niveau de communication que, comme l'avait prévu William James, « toute la pensée humaine devient décousue ; nous échangeons nos idées, nous partageons nos observations, nous les obtenons les uns des autres par le biais des rapports sociaux... Nous devons donc parler de façon cohérente, car nous devons penser de manière cohérente » (1978, p. 102). J'ajouterais même que sa maxime de la conversation est socratique.

Le langage ne constitue pas la première des priorités pour les psychologues sociaux. Aux yeux de la plupart d'entre eux, la cognition ou la pensée sont dénuées de langage ; pour certains, le langage est dépourvu de pensées. Notre théorie a cependant toujours présupposé qu'une représentation sociale relevait de la pensée décousue, qu'elle était un système culturel symbolique impliquant le langage. Il m'a fallu pas mal de temps pour découvrir quelle pourrait être une caractéristique linguistique spécifique à ce niveau de communication autonome que j'ai mentionné plus haut. Je peux probablement l'illustrer si je prends la liberté d'imaginer une solution au problème que Platon évoque en avant-propos de sa République : comment peut-on impliquer dans un dialogue un individu réticent ? On pourrait suggérer que le dialogue peut être rendu plus fascinant en modifiant l'ordre des mots. Vous pouvez voir toute la différence entre « le chien mord l'homme » et « l'homme mord le chien ». Une simple modification de la séquence de mots « chien », « homme » et « mord » altère ce qui est prononcé et peut rendre l'énoncé plus surprenant, attisant du même coup la curiosité. Je doute cependant que Platon se soit satisfait d'une telle solution, qui est un lieu commun relevant de la vie de tous les jours et des médias grand public.

Un génie est quelqu'un qui transforme un lieu commun en idée singulière. Telles furent mes pensées en découvrant la thèse d'Henri Weil (1844), travail d'un lettré classique, réfugié [55] en France pour discrimination raciale au milieu du xixe siècle. Weil s'était fait une idée très profonde du langage. Pour lui, une phrase est presque une entité abstraite, inexistante. Ce n'est que lorsqu'elle est communiquée qu'elle devient ce que nous appelons un énoncé. Cette idée constitue le point de départ de plusieurs hypothèses. Je vais ici n'en retenir que deux. Voici la première : l'ordre des mots dans un énoncé correspond à l'ordre des idées que l'on souhaite communiquer. On peut se poser la question de savoir comment les mots peuvent si bien se combiner au fil d'une conversation, et pourquoi ils s'attirent les uns les autres, sans pourtant en donner l'apparence. Lors d'une conversation, vous commencez par formuler les mots qui expriment votre point de vue sur le sujet, ou vous présentez des idées qui sont déjà connues tant de l'orateur que de l'interlocuteur. Puis votre discours évolue, et vous transmettez à l'interlocuteur quelque chose qu'il connaît moins bien, quelque chose dont vous, l'orateur, cherchez à le convaincre. Tel est le but de la conversation. Voici maintenant la deuxième hypothèse : l'ordre des mots, qui correspond plus ou moins à l'ordre des idées (représentations, croyances), remplit l'objectif fondamental de la communication. De ce point de vue, les différences au niveau des règles syntaxiques pour la grammaire et la signification ne jouent pas de rôle coercitif. Le sujet et l'attribut, le verbe et l'adverbe, tous « sont amenés à jouer au sein de la phrase tantôt un rôle, tantôt un autre » (p. 16). Pour Weil comme pour Grice, le respect des règles grammaticales est un « ingrédient » de nos règles de communication ; c'est une condition nécessaire, mais non suffisante de la communication. Afin d'approfondir ce thème, Weil a fourni une démonstration détaillée selon laquelle le principe linéaire d'ordre des mots prévalait face aux principes grammaticaux du grec ancien et du latin, ainsi que face à ceux des langues romaines et germaniques. Plus récemment, il a été démontré que ce principe était également vrai pour les langues slaves.

Bien que les hypothèses de Weil aient engendré de nombreux travaux, dont les plus importants sont ceux de l'école de Prague, je ne peux pas m'y attarder trop longtemps. Il y a notamment la théorie de Mathesius (1939), qui outre [56] le principe linéaire d'ordre des mots, distingue un principe « grammatical » et un principe « désespéré », afin d'expliquer la formation des phrases dans une langue. Comme la culture et l'histoire sont ici d'une importance primordiale, l'accent qui est mis sur chaque principe va aussi dépendre de ces deux facteurs. Laissez-moi vous proposer un exemple traduit de l'Ancien Testament. Des phrases telles que « Marcher, vous marchiez », ou « Enlever, j'ai été enlevé » deviennent tout simplement dans notre langue d'aujourd'hui « Vous marchiez » ou « J'ai été enlevé ». Deux écoles rabbiniques ont débattu de la redondance du premier mot dans l'ancienne version. L'une d'elles soutenait que le premier mot revêtait une signification complémentaire, car la Bible ne comporte pas de mots dénués de sens. À l'opposé, l'autre école a souligné le fait que le premier mot ne véhiculait pas de signification complémentaire, mais qu'il constituait un élément de communication dédié à l'accentuation, car la Bible a été rédigée dans la langue du peuple. Cela semble correct. La Bible respectait un ordre de mots linéaire ; cependant, une fois traduites, les phrases ont suivi le principe grammatical. Ce genre de passage d'un ordre linéaire à un ordre grammatical semble être un cas plus courant. Le linguiste tchèque Firbas (1992) a comparé une traduction anglaise médiévale du Nouveau Testament à sa traduction moderne (1957). Il a constaté qu'au Moyen Age, les traductions religieuses suivaient le principe d'un ordre de mots linéaire, tandis qu'aujourd'hui c'est le principe grammatical qui est appliqué. Cela résulte de l'évolution historique de la langue et des règles de communication.

Nous pouvons par conséquent identifier dans la communication et le langage, de manière relativement autonome et malgré quelques incertitudes qui perdurent, une couche sociale et une couche culturelle. Ce qu'exprime la maxime « être ordonné » ; et ce qui pouvait sembler imprécis au premier abord peut paraître à présent presque trop précis. Nous pouvons peut-être simplement nous pencher sur la possibilité d'« infiltrer » les structures des représentations sociales qui se développent dans le cadre de nos rapports sociaux et de nos conversations. Il reste bien sûr encore un long chemin [57] à parcourir avant de pouvoir exprimer cet aspect du langage et de la communication de façon satisfaisante. Nous pouvons cependant dresser quelques conclusions préliminaires en examinant les différentes représentations sociales qui ont été étudiées jusqu'à maintenant.

1° Leur structure s'appuie sur une « chaîne initiale de quelques thêmata » (Moscovici & Vignaux, 1994). Ceux-ci sont supposés ou évidents dans la culture d'un groupe, à un point tel que les membres qui le composent ne sont peut-être même pas en mesure de les expliquer clairement au cours de leurs communications. Ils sous-tendent le contenu ou thématisent les notions, les images et les significations qui s'apprêtent à être partagées socialement. Ces thêmata semblent avoir un pouvoir génératif ainsi que normatif dans la formation d'une représentation, en insérant de « nouvelles » informations sur celles existantes. Les thêmata constituent des portions de connaissance ou de croyances qui sont partagées par les individus, évoquées par eux, que ce soit de manière explicite ou implicite, et qu'ils tiennent pour acquis. Il peut s'agir de croyances (« Le rêve américain », « Tous les hommes sont égaux »), de maximes (« Nous sommes ce que nous mangeons »), de définitions sociales (« la psychanalyse est une confession »), de catégories telles que les « primitifs », ou d'exemples symboliques tels que « la monnaie unique européenne ». Les thêmata sont ancrés plus ou moins profondément dans une culture. En fonction des circonstances, ils peuvent entrer directement dans le débat public ou faire simplement l'objet de référence dans le cadre d'une représentation sociale. Par exemple, la représentation contemporaine des relations entre les hommes et les femmes se réfère au thêma « tous les hommes sont égaux » ainsi qu'à celui des droits de l'homme.

2° Les thêmata sont spécifiés dans un certain domaine de réalité et de pratique sociales. J'entends par le terme « spécifiés » que, sur la base de ces thêmata, les individus vont se référer ou se co-référer à des croyances et des notions associées à « l'objet » de la représentation sociale. Ce sont [58] les notions ou les croyances fondamentales qui structurent les autres croyances associées ou les nouvelles croyances ; ils assurent la stabilité du réseau de connaissances et de pratiques communiquées. Dans une série de brillantes études, Flament, Abric et leurs collègues ont démontré que l'égalité et l'amitié constituaient les notions fondamentales de la représentation sociale d'un groupe idéal. De plus, les thêmata initiaux génèrent habituellement plusieurs notions fondamentales d'une même croyance, qui sont spécifiques à un domaine social. Prenons un exemple familier. Notre thème fondateur, la Nature, est spécifié par différentes notions fondamentales : la « race » dans un contexte ethnique, le « sauvage » dans un contexte culturel, la « nourriture organique » dans un contexte nutritionnel, jusqu'à récemment les « femmes » dans un contexte sexuel, et ainsi de suite. Le thêma constitue le garant d'une analogie familière entre les différentes représentations sociales. Par ailleurs, un thêma peut parfois conduire à un autre thêma, tous deux se retrouvant alors spécifiés dans le noyau de la représentation sociale qui en découle. Ainsi, dans une étude menée en Europe centrale et de l'Est, deux thêmata jusqu'alors sans liaison, la démocratie et l'économie de marché, ont engendré deux notions fondamentales, la responsabilité et les droits, qui posent les bases d'une représentation sociale émergente de citoyenneté.

3° J'ai choisi jusqu'à maintenant des exemples très simples afin d'illustrer mes propos plutôt que de les démontrer, et je poursuivrai sur la même voie pour ce que j'appellerai provisoirement les arguments. Les arguments sont des croyances ou des propositions qui ont trait au noyau des différentes notions ou propositions, associées de manière plus ou moins stable dans une représentation. Nous pouvons dire que la centaine de complexes identifiés (complexe de supériorité, complexe de Sardanapale, etc.), tous associés à l'image fondamentale d'un complexe dans la représentation sociale de la psychanalyse, constituent des instances de ce que j'entends par le terme arguments. Bien qu'ils n'aient pas fait l'objet de nombreuses études jusqu'à maintenant, il convient de diviser les arguments en trois catégories.

[59]

a. Tout d'abord, les arguments de classification qui, pour donner un exemple basique, répartissent et situent un groupe ou une nation plus ou moins haut sur une échelle donnée. Ainsi, les énoncés qui se rapportent à la raison ou la conscience les déplacent « spatialement » vers le haut, tandis que ceux liés aux émotions ou à l'inconscient les déplacent « spatialement » vers le bas. Nous pouvons donc constater une certaine hiérarchie au sein des représentations sociales. Nous avons observé des hiérarchies similaires dans la classification de groupes ethniques et au niveau des minorités étudiées en France. Cependant, nos connaissances en la matière restent relativement peu satisfaisantes. Nous en savons beaucoup plus sur les systèmes de classification au sein des prétendues « sociétés primitives » que sur ceux de nos sociétés contemporaines. En psychologie sociale, nous devons commencer par explorer la façon dont les individus classifient les groupes et les objets, comme ce qui a été fait en matière de psychologie de l'enfant, dans le contexte de leurs représentations sociales. Il ne suffit pas de les différencier comme appartenant à des groupes entrants ou sortants, comme des types de catégories ahistoriques et aculturelles (Rosch & Lloyd, 1978).

b. Les arguments thématiques reproduisent les notions du noyau par le biais d'une synonymie ou d'une dénomination, afin de les faire apparaître dans la conversation selon une expression concrète. Dans un sens, on peut soutenir que ces arguments sont à la base des représentations, qui sont plus ou moins individuelles. C'est ainsi que dans une étude sur une représentation sociale de la psychanalyse, je suis tombé sur une liste d'une centaine de complexes qui caractérisaient le complexe d'Œdipe par rapport à ce que l'individu voulait exprimer (Moscovici, 1961).

c. Enfin, les arguments performatifs définissent la « qualité », la « force » ou le « charisme » d'une représentation sociale. Une étude non publiée sur le marxisme a attiré mon attention sur ces arguments. J'ai été surpris par le nombre d'arguments se référant à sa couleur grise ou sombre, ainsi qu'à sa teneur émotionnelle exprimant la tristesse, l'isolement et l'apathie. L'étude des arguments en est encore à ses [60] balbutiements. Nous espérons pouvoir mieux comprendre, dans un futur proche, comment ils s'adaptent à une structure et définissent la procédure d'analyse des thêmata.

Les thêmata, les noyaux et les arguments sont ce que nous découvrons dans la structure des représentations sociales. Ils correspondent probablement à certains types d'énoncés ainsi qu'à leur ordre de communication. Cependant, nous nous référons ici à des travaux en cours et il ne faudra donc pas nous reprocher la nature incomplète de ces investigations. La théorie n'est pas née avec la même instantanéité qu'Athéna surgissant du cerveau de Zeus. Malgré tout, cette relation privilégiée entre la communication et les représentations sociales nous permet de mieux comprendre la vieille énigme du sens commun, à savoir pourquoi il affirme une chose ainsi que son contraire. Citons comme exemples « Tel père, tel fils » et « À père avare, fils prodigue ». Ou bien encore « La sagesse qui se manifeste rapidement est une sagesse de saison », à opposer à « La sagesse directement accessible n'est pas profondément ancrée. » Pour être honnête, si le contenu et la structure de nos représentations partagées sont générés en fonction de règles de communication et non de règles logiques, alors il ne peut pas en être autrement. Le langage, tout comme la communication, suppose que lorsque vous énoncez quelque chose, vous soyez en mesure de l'abroger ; que lorsque vous affirmez quelque chose, vous pouvez aussi le nier, et inversement. Si un énoncé ou son contraire ne mènent pas à une contradiction, c'est parce que le groupe accorde une plus grande importance à l'un plutôt qu'à l'autre. Je ne fais pas cette observation innocemment. Elle nous montre que le sens commun exploite au maximum cette importante propriété de la communication. Nos représentations sociales vont par paires, chacune ayant son alternative, telles que les représentations sacrées et profanes dans la religion, ou tels que les paradigmes standards et hétérodoxes dans la science. Lorsque nous disons qu'une représentation est partagée, nous voulons dire qu'elle est normative et non pas qu'elle est unique. Par conséquent, après avoir longuement travaillé sur ce domaine, j'en conclus que lorsque certains disent que [61] le sens commun est banal et stéréotypé, c'est qu'ils se posent en qualité de lointains observateurs.

Pourquoi pas une théorie
des représentations sociales ?


Lors de ces longues années où se sont mêlés travaux passionnants et périodes de doute, je me suis posé la question suivante : pourquoi pas une théorie des représentations sociales ? Tout bien considéré, de nombreux chercheurs ont compris et ont su apprécier de quoi il était question. Je citerais par exemple Michael Billig, l'un des psychologues sociaux les plus talentueux que compte la nouvelle génération :

L'un des développements récents les plus importants dans la psychologie sociale européenne est l'émergence du concept de "représentations sociales". L'apparition d'un nouveau concept n'indique pas toujours la formulation d'une idée nouvelle. Parfois, en psychologie sociale, un concept est créé afin de décrire la nouveauté d'une procédure expérimentale, et parfois afin d'accorder les prétentions scientifiques à un truisme connu. À l'opposé, ce qui caractérise le concept de représentations sociales, ce sont les ambitions intellectuelles de ses partisans. Ils ont annoncé une véritable révolution intellectuelle et la transformation de la psychologie sociale, délaissant les racines de la psychologie individuelle anglo-saxonne au profit des traditions de la science sociale européenne (Herzlich, 1972). Serge Moscovici, qui s'est fait à la fois le Marx et le Lénine de ce mouvement révolutionnaire, préconisait une réorientation fondamentale de la psychologie sociale autour du concept de représentation sociale. En cas de succès, cette révolution devait affecter tant la psychologie sociale pure que la psychologie sociale appliquée. C'est en fait l'ensemble de la discipline qui va s'en trouver affecté, dans la mesure où l'accent va être mis non plus sur les études de laboratoire, qui cherchent à isoler des variables dans l'abstrait, mais sur l'accès au statut de science sociale, qui va se pencher sur les croyances partagées socialement, ou [62] les représentations sociales, dans leur contexte social effectif (1998, p. 1-2).

J'aurais tendance à dire : « Très bien, laissons de côté les célèbres comparaisons et reconnaissons que la théorie a essuyé de nombreuses critiques. » Les critiques sont comme les individus : vous vous devez de les prendre au sérieux. C'est pourtant précisément la raison pour laquelle, pour un grand nombre de leurs auteurs, je ne peux que répondre en reprenant ce que disait Evans-Pritchard à propos des critiques de la représentation collective au temps de Lévy-Bruhl, « qui ne sont que des contenus bien trop simplistes, relevant les failles d'un raisonnement sans même en maîtriser la thèse principale. Elles se contentent bien trop souvent d'en reprendre le point de vue, mais en donnant l'impression de le réfuter » (1981, p. 120). Pour résumer, nous avons affaire ici à une critique du langage plus qu'à une critique des idées, ce qui soulève la question du respect, de l'intégrité du dialogue. Heureusement, je peux citer d'autres critiques, et notamment deux qui m'ont surpris et nécessitent une réponse claire. Il y a tout d'abord la critique selon laquelle ma théorie est une théorie soi-disant européenne, voire même française. Autre critique : ma théorie n'est ni expérimentale, ni prédictive. J'aimerais pouvoir rebondir sur la première critique en demandant ce que tout ceci a à voir avec la science. Je suppose qu'il s'agit de nier la science en général, et l'histoire qui est la mienne. Il ne peut plus y avoir de théorie américaine ou européenne, de la même manière qu'il ne peut y avoir de science juive ou aryenne. Cela n'exclut cependant pas le fait qu'il subsiste des différences entre les styles de recherche ou les traditions intellectuelles, qui vont revêtir un caractère spécifiquement européen, nord-américain, asiatique, etc., même en ce qui concerne les sciences naturelles.

Pour ce qui est de la deuxième critique, sans vouloir comparer la théorie des représentations sociales à ma théorie sur l'influence des minorités, elle a donné naissance à de nombreuses expériences. Nous devons quoi qu'il en soit reconnaître la diversité des théories : certaines expliquent et prédisent, telles la théorie quantique ; d'autres expliquent [63] sans prévoir, par exemple la sélection naturelle. La psychologie sociale classique a récemment opté pour la première catégorie, tandis que ma théorie relève de la seconde. Nous savons qu'il est illusoire de vouloir formuler une prédiction qui suppose une théorie relativement complexe pour expliquer de façon pertinente des phénomènes qui sont eux aussi relativement complexes. C'est peut-être pourquoi les sciences humaines, dont chacun connaît la rigueur et la fécondité (dans les domaines de l'économie, la linguistique, l'anthropologie, la psychologie de l'enfant), développent des théories qui expliquent sans prédire. Mais ceci est-il valable uniquement pour les sciences humaines ? Non, je ne pense pas. Si, en dépit de toutes les critiques, je poursuis mon travail, c'est parce que de nombreuses générations de chercheurs se sont succédé sans jamais se poser la question des représentations sociales : pourquoi ou pourquoi pas ? Ils ont choisi cette théorie, comme s'il n'y avait aucune alternative. Elle les a attirés et continue de les attirer grâce à sa portée et sa fécondité, ainsi que ses vues générales sur la culture. Mais elle les attire aussi, car elle s'intéresse à des problèmes actuels, tels que la santé, la politique, l'économie, la communication, le racisme et la diffusion de la connaissance. Dans ce contexte plus large, la théorie devient plus intéressante, elle plaît aux chercheurs et leur propose un langage qu'ils peuvent utiliser sans pédanterie gratuite, leur donnant ainsi la possibilité d'être compris. Il en va de même pour ceux qui recherchent une théorie sur la pensée humaine qui soit totalement à contre-courant de la théorie du Golem. Là encore, ils rejettent un idéal de construction abstrait qui fait obstacle à la bonne appréhension des complexités de la vie sociale et de l'expérience.

Je suis toujours surpris par l'énergie et la fécondité de cette théorie, qui se répand de la psychologie sociale aux autres sciences, peut s'adapter aux diverses traditions et s'ouvrir à elles, plutôt que s'en isoler. Sa souplesse, parfois sujette à critique, est pourtant tout à fait normale tant qu'elle n'est pas source de confusion. Comme tout être vivant qui subit l'épreuve du temps (et la connaissance en fait partie), cette théorie devient le fondement d'une innovation permanente, aussi variée que la réalité elle-même. Il existe par ailleurs un [64] élément spécifique à cette théorie, auquel je tiens particulièrement, et qui pourrait tout expliquer. Husserl a magnifiquement souligné ceci dans une lettre à Lévy-Bruhl, où il écrit qu'il a découvert dans les travaux de ce dernier sur les représentations sociales « une pure psychologie qui ne traite pas les êtres humains comme des objets de la nature, mais qui les considère comme des sujets de conscience, caractérisés par des pronoms personnels. En disant « je » et « nous », ils s'identifient comme vivant les uns avec les autres, au même titre que les membres d'une famille, d'une association ou d'ensembles sociaux agissent au sein de leur environnement et en subissent les revers, cet environnement ayant pour eux une signification. Et ceci s'inscrit au-delà de leur expérience, de leurs pensées et de leurs valeurs. »



[1] Ce chapitre est issu d'un discours prononcé à l'occasion d'une conférence à New York lors de laquelle des psychologues sociaux américains et européens ont eu la rare occasion d'échanger autour de leurs traditions théoriques respectives. Il a été publié en 2001 sous le titre : « Why a theory of social representations ? », in K. Deaux & G. Philogène (eds.), Representations of the Social : Bridging Theoretical Traditions, Oxford, Blackwell, p. 18-61 (traduction Muriel Massé).

[2] Voir également, plus récemment, Moscovici, 2012 (N.D.E.)



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 22 décembre 2018 12:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref