RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Serge MOSCOVICI, “Est-ce qu'il y a des contre-révolutions scientifiques ?” in revue History and Technology, An International Journal, vol. 4, no 1-4, October 1987, pp. 543-559. [Autorisation accordée par l'auteur le 1er septembre 2007 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[543]

Serge MOSCOVICI [1925-2014]

Psychologue social, historien des sciences français d’origine roumaine
et l’un des principaux théoriciens de l’écologie politique

Est-ce qu'il y a
des contre-révolutions scientifiques
?”

in revue History and Technology, An International Journal, vol. 4, no 1-4, October 1987, pp. 543-559.

Les très grands événements, et les très grands hommes que nous avons rencontrés, se font comprendre plus tard. Je ne sais si Alexandre Koyré aurait aimé être considéré par qui que ce soit comme un maître à penser. Il m'a fallu un certain temps pour me rendre compte qu'il a été le mien, le seul que j'aie connu au sens plein et heureux du mot Nous étions cinq, exceptionnellement six, à suivre régulièrement son enseignement. Je suis sûr qu'il représentait pour chacun l'exemple incarné de ce que doit être un savant et un homme qui consacre sa vie à la connaissance. Je n'évoquerai pas ici ce que furent les séminaires au cours desquels nous nous laissions fasciner par l'exploration d'un texte difficile et la révélation de liens intimes entre des œuvres à première vue disparates. De ces fêtes de l'érudition et de l'analyse, on sortait purifié et illuminé. Semaine après semaine, année après année, se déployait une pensée qui était destinée à nous marquer et dont la richesse ne se retrouve pas entièrement dans ses livres. Parfois il m'arrivait de l'accompagner et de lui poser des questions auxquelles il répondait avec une infinie patience et un mélancolique sourire. Lorsque ces discussions me reviennent en mémoire, je ne peux que m'étonner de ma naïveté et lui être reconnaissant de sa générosité. Et je comprends d'autant mieux son sourire que je fus [544] son élève quand il avait l'âge que j'ai aujourd'hui, et qu'il m'arrive d'être accompagné d'élèves qui me posent des questions d'une pareille fraîcheur. Au moment où il me fit la bouleversante confiance de m'inviter à l'Institute for Advanced Studies de Princeton, j'avais formé le fol espoir de pouvoir enfin travailler avec lui et de recevoir une réponse à mes interrogations. Cependant le destin a voulu qu'il manque à ce rendez-vous et que son enseignement soit interrompu à jamais.

Parmi ces discussions, un thème revenait assez souvent. C'était le paradoxe que je croyais entrevoir entre la radicale discontinuité des révolutions scientifiques, et la continuité que supposait Koyré du platonisme dans l'histoire de la pensée scientifique. Vous voyez ma naïveté d'alors dans l'énoncé de ce qui constituait à mes yeux un paradoxe. D'un côté, nous avions un modèle heuristique des grandes ruptures et innovations, et de l'autre, un modèle agonistique, la lutte entre Platon et Aristote, de cette histoire. D'un côté, la pensée scientifique avançait par des big bangs, surtout celui du XVIIe siècle, et de l'autre par la redécouverte des principes fixés à jamais par les grands philosophes grecs. Je sais maintenant qu'il n'y a pas de bonne solution à un tel paradoxe, mais la question de la continuité dans l'histoire de la pensée scientifique demeure. Et il m'arrive d'y réfléchir, de temps en temps, depuis plus de vingt ans. Par plus d'un côté, les révolutions scientifiques ressemblent aux révolutions sociales. [1] Elles représentent l'issue d'une période de conflit au cours de laquelle une théorie naissante s'est opposée à une théorie sur le déclin. Elles marquent ensuite l'avènement d'un nouvel ordre conceptuel et expérimental, complet dans son principe, légitime quant à son autorité sur les scientifiques. Solidaires des preuves de vérité, convertis à la nouveauté, ceux-ci devraient s'y rallier tous ensemble et sans la moindre velléité de le mettre en question.

Si grands et si justifiés que soient pourtant ces bouleversements, ils entraînent rarement l'adhésion unanime et le renoncement au passé. Plus d'un chercheur répugne à voir ce qui a longtemps semblé fécond et conforme à l'évidence se changer, du jour au lendemain, en erreur et en illusion. Un courant de résistance se crée pour la défense de la théorie ancienne et les méthodes acceptées jusque là. Conflits et polémiques reprennent de plus belle. Ceux qui ont opposé coperniciens et anti-coperniciens, phlogisticiens et anti-phlogisticiens sont exemplaires. C'est normal, car aucune révolution ne se fait en un jour [545] ni ne triomphe sans coup férir. Comme les autres révolutions, celles de la science se prolongent et connaissent des fortunes diverses. L'ancienne théorie dispose encore des moyens intellectuels et matériels qui lui permettent de riposter. Elle a pour elle la légitimité historique, une masse de travaux et de nombreux partisans aux yeux desquels rien ne justifie qu'on casse l'unité de la science et qu'on élimine des lois de la raison et de la nature qui ont prévalu. Ni qu'on suive une minorité, empressée à se convertir à la nouveauté.

Toutefois, comme chaque lutte et chaque polémique, celle-ci doit nécessairement se terminer par la victoire d'un des adversaires. Le nouveau prend ainsi le dessus sur l'ancien. Le vaincu adopte plus ou moins la loi du vainqueur, adopte son langage et ses méthodes. Mais non sans rechigner et sans faire des réserves. Les rapports ont beau changer et l'hétérodoxe devenir la nouvelle orthodoxie, les oppositions ne disparaissent pas pour autant. Plus exactement, on voit des scientifiques tenter de revigorer ce qui vient d'être déclaré faux et périmé, en un mot réfuté aux yeux de tout un chacun.

Qu'est-ce à dire ? Après la période de conflits et de polémiques, on observe parfois ce qu'il faut bien appeler des contre-révolutions scientifiques. Il ne s'agit plus de combattre la nouvelle théorie et de défendre l'ancienne, mais de recréer une sorte de continuité de l'une à l'autre : En vérité, nous avons affaire à quelque chose de plus ample et de plus profond. Comment l'exprimer, sinon en affirmant que nul ne met en doute les notions, le langage ou la méthode qui ont prévalu. Cependant, on les reprend et on leur donne un sens conforme à la théorie et aux principes du passé, réputés caducs. En démontrant par là même la permanence de leur valeur d'explication et leur fécondité scientifique. Bien plus, la révolution n'en est pas vraiment une et demeure incomplète eu égard à la réalité. Ou, en tout cas, elle s'inscrit dans le cadre plus vaste d'une vision immuable de la science.

Pour me résumer, les changements révolutionnaires amènent des découvertes qui ne cadrent pas avec les concepts admis auparavant. Si l'on veut les inclure dans la science, il faut dresser un nouveau cadre de phénomènes auquel elles puissent s'intégrer, un modèle différent pour les saisir. Ce modèle est dit incommensurable avec le modèle traditionnel. Par contre, les changements contre-révolutionnaires comportent des découvertes qui permettent de faire le raccord entre les concepts anciens et les nouveaux. Tout un domaine de [546] phénomènes qui semblaient faire exception est décrit selon un modèle reconnu de longue date. Et la terminologie traditionnelle s'applique dans sa totalité aux connaissances nouvelles. Par un curieux renversement, ce qui a longtemps passé pour orthodoxie est vu maintenant sous un éclairage hétérodoxe et reçoit le prestige de l'originalité. Du moins pendant un certain temps.

Mais, sans plus tarder, je veux commenter quelques exemples, en commençant par celui qui m'a frappé en premier. Et qui, bien entendu, est du ressort de la mécanique. Naturellement, je n'en envisagerai qu'un aspect partiel, celui qui est relatif aux problèmes du mouvement et de l'optique, et le traiterai brièvement. En appendice à son Discours de la Méthode, Descartes avait ajouté un petit traité d'optique dans lequel il formule la loi de la réfraction de la lumière, Selon cette loi, le rapport des sinus des angles d'incidence et de réfraction est constant. Vous connaissez l'explication qu'il en donne : au cours de son mouvement en ligne droite, une "particule" de lumière, comme une boule de billard, se heurte aux "particules" du milieu qu'elle traverse, aux autres boules rencontrées. En passant de l'air à l'eau, la trajectoire de la lumière se rapproche de la normale à la surface de séparation, donc la composante normale du mouvement est augmentée. En d'autres termes, la lumière traverse plus rapidement l'eau que l'air. Ce fut alors une explication qui démentait le bon sens le mieux partagé et l'évidence des sens. Mais une explication cohérente ; car si le choc est plus dur dans un milieu plus dense, tel l'eau, il accélère le mouvement. Par contre, dans un milieu moins dense, tel l'air, le choc mou le ralentit. Tous les principes de la mécanique appuient cette loi : le privilège du mouvement en ligne droite, la communication du mouvement par le choc, l'égalité des causes et des effets. C'est à ces éléments que s'attaque et résiste la physique d'Aristote. Sans succès, car, l'un après l'autre, ils commencent à être admis par un grand nombre de scientifiques. En gros peut-être, comme disait Pascal, mais admis tout de même.

Il fut réservé à Fermât de trouver un biais par lequel réussir là où tant d'autres avaient échoué. Sous l'influence probable du père Lamy, et rebelle au privilège du mouvement en ligne droite, hostile à une explication qui bouleverse le sens commun, et convaincu de l'importance des causes finales, le géomètre récuse la prétention d'abolir l'optique des anciens. On pourrait même dire que, partout ou il voit de la mécanique, il cherche à réintroduire de la physique, au sens grec [547] du terme et la reprend ostensiblement D'après celle-ci, les phénomènes de la nature suivent un principe d'économie — la nature ne fait rien en vain — et seules les conditions qui existent au début et surtout à la fin déterminent le mouvement. Ce qui se passe dans l'intervalle est sans intérêt pour son analyse. La catoptrique alexandrine et médiévale a illustré cette règle d'économie qui tient compte uniquement de l'état du corps au point de départ et au point d'arrivée, et qui n'a jamais un caractère différentiel. Fermât reprend donc cette tradition et l'exprime de façon mathématique. Il l'exprime clairement par un postulat fameux : pour aller d'un point d'un premier milieu à un point d'un second milieu, la lumière suit toujours le chemin qui exige le moins de temps. Partant, il essaie de prouver que la lumière se propage plus vite dans l'air que dans l'eau, et que les vitesses dans ces deux milieux sont dans le même rapport que les sinus des angles d'incidence et de réfraction.

Ce postulat et sa démonstration ont un grand intérêt historique. Ils enlèvent aux notions et à la vision mécaniques toute valeur impéra-tive. On retrouvé la loi d'optique qui s'en déduit à partir de la physique traditionnelle et plus conforme au sens commun. Grâce à eux, Fermât remet en honneur une théorie faisant appel aux causes finales et aux observations spontanées que les mécaniciens ont si âprement combattues. Les cartésiens ne sauraient l'admettre, y voyant une nouvelle version de la philosophie scolastique. Dans une lettre de 1662, Clerselier écrit que le postulat de Fermât est un postulat moral et non point réel. Pourquoi donc ? Simplement parce qu'il ne peut pas décrire la cause d'un effet de la nature. Celle-ci ne suit pas le chemin le plus court ou le plus rapide, "car, comme elle est déterminée dans tout ce qu'elle fait, elle ne tend jamais qu'à conduire ses mouvements en ligne droite". En d'autres mots, si l'on se place sur le terrain de la mécanique et non pas de la philosophie, seuls les effets du mouvement en ligne droite sont déterminés. Le reste, notamment la voie des économies de temps ou d'espace, "n'est qu'une voie d'erreur et d'égarement". Dans une longue lettre de 1664 à un destinataire inconnu, Fermât, se montrant modeste, tente de contourner cette opposition en faisant remarquer qu'il accepte la loi de réfraction et se contente de lui substituer une autre interprétation. Laquelle, il l'avoue, "ne pouvait pas subsister sans détruire celle de M. Descartes, qu'ils (les cartésiens) entendaient mettre toujours hors pair".

[548]

Une grande tension anime cette lettre de Fermât. On ne sait quoi d'inquiet, de désespéré l'habite, en même temps qu'une confiance, une volonté butée d'avoir la vérité de son côté et d'arrêter l'envahissement de l'optique — et, au-delà, de la philosophie de la nature — par les lois mécaniques. Ses successeurs se sont rués dans la brèche ouverte, afin de restaurer les causes finales, d'élargir les assises d'une conception opposée au mécanisme ou, si faire se pouvait, de trouver un compromis. En tête vient Leibniz. Friand de tout ce qui peut reverdir l'ancien et l'entrelacer avec le nouveau, il souscrit au principe d'économie en le modifiant. Selon .lui, la lumière parcourt, en se réfractant, le chemin le plus facile et non pas le plus court, c'est-à-dire celui pour lequel le produit du parcours par la résistance rencontrée dans la matière est le moindre.

Des motifs du même genre ont inspiré Maupertuis. Cependant, pour tenir compte de l'expérience et des lois newtoniennes, il soutient que le chemin parcouru par la lumière est celui pour lequel la quantité d'action — une quantité représentant la masse des corps multipliée par leur vitesse et leur déplacement — est un minimum. II ne fait pas que l'affirmer en l'appliquant à l'optique, il essaie de le généraliser à l'ensemble des mouvements des corps. Ainsi le postulat de Fermât, devenu principe de moindre action, commence à s'appliquer à la dynamique tout entière. Du coup, il devient le fermé support d'une vision et d'une méthode différente de résolution des problèmes mécaniques. Elles réinterprètent en termes de science ancienne les lois et les phénomènes établis en vue de rompre avec cette science, créent un double et un équivalent de la mécanique qui a pris corps avec la révolution du XVIe siècle et que Galilée, Descartes, Newton ont poussée jusqu'à ses dernières conséquences. Mais, en tant que doubles, malgré ou grâce à leur expression mathématique, vision et méthode passent pour métaphysiques.

Dans l'histoire de la mécanique la plus profonde qui ait été écrite, je veux dire celle de Mach, cette signification métaphysique, théologique en fait, est fortement soulignée. De Maupertuis, l'auteur déclare qu'il "donne à la direction théologique de la physique une nouvelle impulsion par son principe de moindre action", et d'Euler qu’“il a conservé le point de vue théologique” en cherchant à expliquer les phénomènes "à la fois par leurs causes et leur finalité". [2]

En effet, dans son De Curvis elastititatis, après avoir démontré à son tour le principe de moindre action et affirmé la possiblité d'une [549] double démarche en mécanique, Euler ajoute : "La première fournit la solution en déterminant l'effet par les causes efficientes ; or, l'autre a en vue les causes finales, et en déduit l'effet ; l'une et l'autre doivent conduire à la même solution, et c'est cette harmonie qui nous convainc de la vérité de la solution, quoique chaque méthode doive être fondée sur des principes indubitables ... C'est une recherche qui n'appartient pas tant à la mathématique qu'à la Métaphysique, puisqu'il s'agit de connaître le but que la nature se propose dans ses opérations".

L'essentiel est dit. Pendant près d'un siècle, des mathématiciens de première grandeur ont travaillé à partir d'un postulat stipulant que, dans ses opérations, la nature a horreur du superflu et de l'inutile, et retrouvé sous les lois de la mécanique celles de la philosophie naturelle, sous les effets les causes finales si violemment attaquées d'une part, si obstinément défendues de l'autre. C'est seulement entre les mains de Lagrange qui le regarde "non comme un principe métaphysique mais comme un résultat simple et général de la mécanique" qu'il perd sa signification anti-mécanique. Sur ses traces, Hamilton tente d'exclure toute idée d'économie de temps ou d'action de la synthèse qu'il établit entre la mécanique et l'optique géométrique. Parallèlement, dans des recherches qui comptent parmi les plus belles de la science, il donne une forme quasi achevée au calcul destiné à exprimer le principe de moindre action, le calcul des variations. Certes, on s'est efforcé de diminuer la portée téléologique de ce principe et de ce calcul. On n'y a pas vraiment réussi. Ceci explique que, même à la fin du XIXe siècle — à preuve les Principes de Mécanique de Heinrich Hertz — on se refuse à leur reconnaître une réalité physique.

Récapitulons. Au cours de la révolution du XVIe et du XVIIe siècles, la "philosophie mécanique" d'une part réfute et de l'autre vide de son contenu le vieil édifice conceptuel et empirique de la "philosophie naturelle". Pendant près d'un siècle se déroule une des plus âpres batailles scientifiques, à laquelle Alexandre Koyré a consacré la majeure partie de son œuvre. À son terme, la réalité, ce qu'on entend par ce mot, est redéfinie de fond en comble. L'univers s'ouvre, l'espace devient homogène, la causalité efficiente domine et le mouvement inertial prédomine. Or justement à ce moment-là, un courant se dessine qui réaffirme tout ce qu'un Galilée et un Descartes ont voulu éradiquer. Il débute par le postulat de Fermât en optique.

[550]

Corrigé et reformulé plus vigoureusement autour du principe de moindre action, nous voyons le point de vue traditionnel s'appliquer aux phénomènes d'équilibre, de choc, à la détermination de la trajectoire d'un corps, et ainsi de suite. De la sorte s'ébauche une explication dynamique qui prolonge l'ancienne vision finaliste du mouvement des phénomènes de la nature. Même si on la juge relever plutôt de la spéculation, on lui reconnaît une équivalence sur le plan mathématique, et une généralité qui forcent l'attention. Par la suite, les motifs qui lui ont donné naissance ayant disparu, personne ne songe plus à en faire une machine de guerre, à effacer les traces d'une révolution qui a depuis longtemps produit ses effets. C’est en réinterprétant les idées de finalité et d'économie que la mécanique, à son tour, assimile les résultats de cette contre-révolution parmi ses interprétations et ses langages, assurant ainsi sa permanence.

II

Le second épisode est peut-être moins familier, mais non sans rapport avec le précédent. Dans sa Faraday lecture prononcée devant un aréopage de savants, Mendeleïev tient à préciser ceci : "La loi périodique, basée comme elle l'est sur les fondements solides et sains de la recherche expérimentale, a été formée indépendamment de toute conception quant à la nature des éléments ; elle n'a pas le moins du monde son origine dans l'idée d'une matière unique ; et elle n'a aucune connexion historique avec cette relique des tourments de la pensée classique ; et donc elle ne fournit pas plus d'indication sur l'unité de la matière ou la nature composée des éléments que ne le font les lois d'Avogadro, et de Gerhardt, ou les lois de la chaleur spécifique, ou même les conclusions de l'analyse spectrale. Aucun des avocats d'une matière unique n'a jamais essayé d'expliquer la loi du point de vue des idées empruntées à l'antiquité lointaine, époque où l'on jugeait commode d'admettre l'existence de nombreux dieux — et d'une matière unique." [3]

Pourquoi le chimiste russe emploie-t-il des termes aussi violents, et pourquoi se défend-il avec un tel acharnement contre ce qui va devenir, au cours du demi-siècle suivant, une vérité d'expérience ? Revenons, pour le comprendre, à la révolution chimique. Comme chacun sait, sous l'impulsion de Lavoisier, naît une nouvelle conception de la matière qu'on peut nommer quantitative et mécaniste.

[551]

Dans cette conception, le principe oxygène remplace en partie le phlogistique. Il explique la combustion et la combinaison, mesurable, des substances élémentaires. Sa plus grande réussite est la théorie des acides dans laquelle Lavoisier avance que ceux-ci contiennent tous de l'oxygène. Mais la démonstration la plus spectaculaire est celle, après Cavendish, de la synthèse de l'eau. Ce n'est plus une substance unique, c'est un composé, dans des proportions mesurables, d'oxygène et d'hydrogène.

Il s'ensuit deux décennies de combats acerbes qui opposent phlogisticiens et anti-phlogisticiens. Ce qui est en jeu reste, bien entendu, l'existence du phlogistique. Au cours de ces disputes, celui-ci perd son caractère "immatériel" et vient à être identifié avec l'hydrogène. Au-delà, une vision des phénomènes de la nature est mise en question. D'abord celle d'un principe ou d'un constituant ultime de la matière, notions obscures et d'une grande antiquité. Ainsi le "principe du feu" qui va devenir, chez Stahl, le phlogistique. Ensuite l'idée d'une transmutation des substances chimiques. Elles seraient toutes des mélanges et des combinaisons, donc les métamorphoses d'une materia prima, d'une matière primordiale. L'esprit adhère instinctivement à une telle idée d'unité que les alchimistes ont propagée et à laquelle on croyait depuis Pythagore.

Or le chimiste Lavoisier rend cette vision caduque. Elle ouvre même la voie à une autre qui en est l'exact contraire. Je veux parler de la conception atomique de Dalton, énoncée en 1808. Celui-ci imagine que toute substance est formée de particules extrêmement ténues, identiques et insécables, les atomes. Un corps quelconque est constitué d'atomes qui lui sont spécifiques, qui ont une masse constante et s'attirent entre eux. Les divers éléments se joignent en donnant des combinaisons, leurs atomes s'associent afin de former un corps nouveau. Et l'association se fait de la façon la plus simple concevable. Tout cela est élémentaire et ne doit pas nous retenir davantage. Dès lors il est exclu de transformer une substance en une autre, et on rejette l'idée que les éléments sont de nature composée.

Divers témoignages nous montrent que, malgré le triomphe de la chimie anti-phlogistique de Lavoisier et la beauté de la théorie de Dalton, tous les chimistes n'y adhèrent pas entièrement. Ils acceptent pour ainsi dire le fait accompli mais non sans réserves mentales. Davy en est un exemple. Tout se passe comme si, au-delà de l'existence ou de la non-existence du phlogistique, certains s'en tenaient à la [552] conception traditionnelle des phénomènes chimiques. Ainsi, en 1815, apparaît dans les Annales de chimie de Thomson un article anonyme. Son auteur, qui récidive l'année suivante, Prout, avance une hypothèse et une loi qui expriment une telle conception. Elles ont un grand retentissement, et ce sont elles qui sont visées par le passage que j'ai cité de Mendeleïev. Arrêtons-nous un instant sur cet article. Dans un manuscrit de 1810 intitulé De Facultate Sentiendi, le chimiste anglais discute la théorie des philosophes grecs. Il parle d'une "protohyle" ayant des qualités sensibles d'étendue et de dureté. Et ajoute qu'elle aurait la capacité de devenir beaucoup de choses avant de devenir réellement l'une d'elles, n'importe laquelle. En d'autres termes, il s'agit d'un principe "actif ou passif" à partir duquel tous les éléments sont déduits et modifiés Du plus, Prout ordonne de façon classique les éléments "dont l'hydrogène est considéré comme le plus caractéristique et pur et est placé comme l'élément primaire — et le galvanisme à l'intérieur de ses modifications comme l'agent ultime — entre ces deux se trouvent tous les autres éléments et agents de cette division". [4]

Or il est certain que tout ceci est en accord avec la chimie pré-lavoisienne, et Mendeleïev a raison de parler de "relique des tourments de la pensée classique". Soyons cependant plus précis. Partant de cette hypothèse d'une "protohyle" ou d'une matière première qui subit des métamorphoses, Prout énonce une loi qui depuis porte son nom. Suivant celle-ci, vous le savez, l'hydrogène est l'élément dont toutes les autres substances sont des composés de manière quantitative. On suppose que tous les poids atomiques des corps chimiques sont des multiples de celui de l'hydrogène. Sans doute, des expériences ont pu suggérer une telle loi. En vérité, des recherches de Davy ont décelé la présence de l'hydrogène dans le soufre, le phosphore et d'autres soi-disant éléments. Ce ne sont pas les seules recherches qui ont obtenu de tels résultats. Mais il est évident que l'origine et l'intérêt de la loi viennent d'ailleurs. Tout le monde sait qu'elle rétablit le "phlogistique" sous l'espèce de l'hydrogène à une place prépondérante. En formulant sa loi de manière quantitative et dans un langage atomique, Prout crée une solution de rechange à celle de Dalton.

Ce n'est pas tout. Selon cette loi, l'hydrogène est clairement associé au "protyle" ou à la materia prima dont tous les autres éléments sont composés. Il s'ensuit qu'aucune des substances qui, [553] d'après la nouvelle chimie, seraient simples, ne l'est Or une telle proposition, contraire à la conception de Lavoisier et de Dalton, revient à soutenir que la transmutation, rêve des alchimistes, est possible. Tout invite donc à concevoir une sorte d'évolution des éléments qui se sont formés à partir du premier d'entre eux et qui serait présent dans chacun. Il y a plus : la loi de composition des poids atomiques indique une succession régulière qui va de l'hydrogène à l'oxygène, et ainsi de suite. On semble retrouver de la sorte un cadre de pensée familier. Et, ainsi que le remarque un historien de la chimie à ce propos : "La théorie du phlogistique survivait toujours dans la mémoire ; l'association de l'hydrogène et du phlogistique gardait donc une certaine séduction". [5]

Cette séduction est tellement forte qu'elle suscite des essais de vérification expérimentale. On serait enclin à croire que ce sont des essais impossibles, étant donné les moyens de l'époque. Le plus curieux, l'extraordinaire même, est que certaines de ces tentatives semblent confirmer la loi de Prout. Pour qui les a lus, les deux volumes de Thomas Thomson intitulés Attempts to Establish the First Principles of Chemistry by Experiments (1825) sont extrêmement inquiétants. Convaincu, faut-il croire, par les idées de Prout, leur auteur rapporte des expériences qui valideraient la loi. Elles le font avec une telle exactitude qu'elles inspirent la suspicion et jettent le doute sur la valeur des méthodes alors employées. Avec une violence rarement égalée, Berzelius, dont l'autorité était grande, écrit au sujet de ce livre : "Les expériences qui y sont décrites semblent avoir été exécutées à la table de travail plutôt qu'au laboratoire : et la plus grande considération que les contemporains peuvent témoigner à l'auteur est de traiter le livre comme s'il n'avait jamais paru". On peut donc dire que ce sont de fausses expériences, et s'attendre que la déconsidération s'étende à la loi elle-même. De plus, on se rappelle que l'hypothèse et la conception des phénomènes chimiques qui l'étayent sont étrangères à la science. L'oubli, donc, semble la seule conséquence raisonnable. Eh bien, non. Car c'est faire bon marché de ce qui a "survécu dans la mémoire". Et en effet, peu de temps après, vers 1840, on voit des chimistes aussi prestigieux que Dumas et Marignac y revenir. Quelques expériences très soigneusement menées restituent quelque vraisemblance à la loi de Prout.

De la vraisemblance, rien de plus. Aussi le chimiste belge Stas prend-il conscience qu'on ne peut en rester là. Il reconnaît clairement [554] l'enjeu en écrivant : "Au point de vue de la philosophie naturelle, la portée de l'idée de Prout est immense. Les éléments des corps composés que nous considérons comme des corps simples eu égard à leur immutabilité pour nous, ne seraient eux-mêmes que des corps composés. Ces éléments, dont la découverte fait la gloire de Lavoisier et a immortalisé son nom, peuvent être considérés ainsi comme dérivant de la condensation d'une matière unique ; nous sommes naturellement conduits à l'unité de la matière, quoique en réalité nous constatons sa pluralité, sa multiplicité". [6] Pluralité et multiplicité sont à la base de nombreux travaux. Elles incitent à admettre que ces corps dits composés possèdent une composition constante, définie et invariable. Et d'abord elles inspirent les recherches de Berzelius, dont nul ne saurait contester la rigueur et l'exactitude. Il .conclut qu'il n'y a pas de relation simple entre les poids des atomes des corps. Après en avoir douté, Stas procède, de son côté, à des déterminations minutieuses et réitérées des poids atomiques. De manière incontestable, il met en évidence des cas où les poids atomiques ne sont absolument pas des multiples de celui de l'hydrogène. Et voilà la conclusion qu'il en tire, dans un mémoire daté de 1865 : "Lorsqu'on remonte à l'origine de l'hypothèse (de Prout), on s'aperçoit immédiatement qu'elle doit sa source à un préjugé, ou, si l'on veut, à une opinion préconçue concernant la simplicité des lois de la nature. Pendant longtemps, les chimistes comme les physiciens, dès l'instant qu'ils ont vu certains faits se reproduire avec une apparence de régularité, ont cru à l'existence d'une loi naturelle susceptible d'être exprimée par une relation mathématique simple ; de plus ils ont contracté l'habitude de considérer la loi comme démontrée du moment qu'ils avaient exécuté ou des pesées ou des mesures qui ne s'en écartaient pas trop". [7] Or une telle simplicité n'existe pas dans la nature, et les rapports entre les poids sont incommensurables.

Selon tous les critères de la science, on aurait pu croire à ce moment cette loi définitivement falsifiée, et la contre-révolution qu'elle représentait écartée. Qu'est-ce qui justifiait encore son maintien et la référence à une conception si archaïque et, osons le mot, pré-scientifique ? Rien ou presque. Mais nous savons que les préjugés ne sont pas vaincus par des faits, car ils ne procèdent pas des faits. Et le préjugé incorporé dans l'hypothèse et la loi de Prout continuait à exercer une véritable fascination. On hésitait à y renoncer. Il restait vivant parmi les scientifiques. Je n'en veux pour [555] preuve que quelques indications significatives. Ainsi Crookes, en découvrant les tubes qui portent son nom, pensait avoir mis en évidence un nouvel état de la matière. Or cet état représenterait dans sa pureté celui de la materia prima, du "protyle" qui hantait l'imagination des chimistes et des physiciens. Il est plus étonnant encore de constater qu'inspirés par Darwin, ces physiciens et ces chimistes commençaient, vers la fin du XIXe siècle, à spéculer sur l'évolution des éléments. Toutes ces spéculations vont dans le sens esquissé par Prout.

D'autre part, le physicien J.J. Thomson, au cours de ses expériences, observe l'existence de charges électriques de rayon extrêmement petit et dont la masse est plus petite que celle de l'atome. Il est alors sûr d'avoir mesuré de façon expérimentale le "protyle" et d'en avoir donné une valeur quantitative. Partant, il conçoit une théorie structurale du poids atomique des éléments. Celle-ci comporte quatre atomes primaires ou protyles à partir desquels tous les atomes sont faits. Certes, c'est une théorie fort spéculative, mais nous y voyons une nouvelle version de celle de Prout. Il a fallu attendre la découverte de la radioactivité et des isotopes pour évaluer de manière précise le poids atomique des corps et constater leur variation. Une fois en possession des mesures précises faites par la spectroscopie, vers 1920, on établit que le noyau d'hydrogène est la constituante élémentaire positive des noyaux des autres atomes. [8]

Ainsi la loi de Prout, qui semblait infirmée et discutable, se trouve, de manière surprenante, exprimer un des aspects les plus profonds des phénomènes de la nature. II me serait impossible, dans le cadre de ce travail, de retracer le détail d'une histoire qui couvre plus d'un siècle. Je me suis contenté de poser quelques jalons, parmi les plus connus. La conviction de l'unité et de la transmutation de la matière, qui exerçait une telle emprise sur les premiers alchimistes et chimistes, aurait dû céder devant la chimie moderne, inaugurée par Lavoisier. Et, en effet, on aurait pu le penser un instant, lors de la défaite subie par la chimie phlogistique. Les brillantes découvertes d'un Dalton, d'un Berzelius et de tant d'autres le laissaient entrevoir. Mais il faut croire que "du passé, on ne fait pas table rase". La fascination exercée par cette conviction était telle que, quand bien même la révolution avait démoli la notion de phlogistique dans son acception originelle, elle n'avait pas entamé la conception plus vaste des phénomènes. En vérité, on peut se demander s'il est facile d'atteindre [556] cette conception plus vaste par des expériences directes. On comprend dès lors que, revivifiée par Prout sous une forme et dans un langage nouveaux, elle ait retrouvé la fascination singulière qu'elle avait pour l'esprit scientifique. Et elle a persisté contre vents et marées, jusqu'à ce que les faits et les expériences qui lui avaient été si longtemps adverses viennent encore une fois se ranger de son côté. On en retire l'impression que tout le cours de la chimie a été dominé, depuis les temps les plus reculés, par cette unique conception de la structure et de l'évolution des éléments.

III

Ces épisodes ne sont pas isolés, loin de là. Leur répétition atteste la persistance d'un processus élémentaire. Dans un premier temps, concepts et faits appartenant à une nouvelle théorie s'étendent et révolutionnent le domaine de l'ancienne théorie. Ils en falsifient les concepts et les faits, jettent le discrédit sur leur légitimité. Les savants refusent de continuer à les prendre pour base de leurs recherches. À juste titre, car ce qu'on nomme réalité change de définition et on ne le regarde plus avec les mêmes yeux. Mis au pied du mur, incités à suivre une minorité de scientifiques et à se rallier à une théorie qui leur semble bizarre et contraire à l'évidence, nombreux sont ceux qui répugnent à la suivre. Ils ne peuvent admettre que le terrain sur lequel ils travaillent depuis si longtemps s'effondre et que leur science se brise. À la rigueur, on accepte que le détail des faits et des explications change, mais non pas le système d'interprétation et de référence lui-même. C'est pourquoi, en un second temps, se dessine un courant de résistance qui rajuste les théories anciennes et leur donne la possibilité de se défendre. Une fois de plus, les scientifiques se séparent et s'affrontent. Chacun des deux partis croit avoir la vérité et la nature de son côté, et pouvoir l'emporter. Ainsi que l'écrivait le chimiste anglais Higgins au milieu de la grande confrontation que j'ai évoquée plus haut : "La nature n'a qu'une seule façon d'accomplir ses différentes opérations, donc nous pouvons justement supposer qu'il n'y a qu'une seule façon vraie d'en rendre compte, et, par conséquent, soit la théorie phlogistique, soit la théorie anti-phlogistique doit être fausse". [9]

Or cette confrontation plus ou moins prolongée se termine par une victoire de la nouvelle théorie sur l'ancienne. Et ce non seulement [557] parce qu'elle résout quelques-unes de ses difficultés, mais aussi parce que, grâce à ses moyens empiriques et ses concepts, elle ouvre un plus large champ de découverte.

Voici poindre le troisième temps où ce qui paraissait dépassé tend à revenir. Après en avoir digéré les problèmes, le langage et les méthodes, des scientifiques qui avaient cédé, contraints et forcés, maintiennent la tradition, parfois en secret, parfois à leur insu. Ils y voient une nécessité profonde et presque une nouveauté qui aimante phénomènes et recherches. Dorénavant ils la refondent et la prennent pour cadre dans lequel inscrire tout ce qui a été accompli et découvert depuis la révolution. Je ne veux pas dire qu'on retourne à l'ancien ou à l'original, comme certains préconisent le retour à la nature ou à la religion. Il s'agit plutôt d'un retour de l'ancien, transformé et redéfini, doté d'un grand nombre de possibilités inédites. Car il est de l'essence de toute contre-révolution de réaliser, sur un autre mode, une partie des objectifs de la révolution, à condition que la principale de l'ordre coutumier soit conservé. De cette manière, l'optique et la physique antiques forcent les portes de la mécanique sous forme de principe d'optimum, et la chimie phlogistique celles de la chimie anti-phlogistique, moderne, sous forme d'une loi des poids atomiques des corps, multiples du poids atomique de l'hydrogène.

On serait en droit d'affirmer que ces changements contre-révolutionnaires dans la science sont analogues à un changement de contexte dans la langue. Les mots restent à peu près les mêmes, ainsi ceux de poids atomique, de corps composé ou d'hydrogène. Cependant leur sens se modifie ou un sens nouveau s'ajoute à celui qui existe. Ainsi le mot hydrogène signifie un élément dans le langage de Lavoisier et dans celui de Prout. En même temps il s'agit du "protyle", qui fait de lui un composant de tous les corps. Le contexte apparaît, en l'occurrence, comme plus général, donc plus indéfini que celui de la théorie, donc aussi le langage auquel ces mots appartiennent. Ou, pour m'exprimer autrement, la conception traditionnelle est formulée de manière à passer pour plus universelle que la théorie révolutionnaire. De la sorte, un savoir violemment combattu, voué à disparaître, moribond, renaît et reprend une vie intense. Et je propose l'analogie suivante : une particule s'annihile en un point quelconque, puis apparaît à une distance élémentaire, en un point voisin, au bout d'un intervalle de temps indivisible. En identifiant la particule qui [558] s'est créée au second point avec celle qui s'est annihilée au premier, on peut considérer cette régénération comme un mouvement. De même, la régénération d'une théorie peut passer pour un pas en avant dans l'histoire. On pense encore à ces villes qui se reconstruisent sur leurs décombres, réemployant leurs matériaux anciens dans des édifices modernes d'architecture différente.

Ce processus élémentaire de retour du falsifié ou de régénération à partir de quelques segments d'un ensemble, déclaré irréel et prouvé faux, d'un corps complet de connaissances, est un des plus surprenants. Il rétablit une continuité entre le passé et le présent, et contribue à l'approfondissement de la science par les tensions qu'il entretient. Il dément l'idée heureuse selon laquelle le contenu de la pensée scientifique s'enrichit et progresse au fur et à mesure que des concepts sont détruits, éliminés, et qu'on se résigne à voir disparaître de l'histoire ces éléments périmés. Il dément bien davantage le dogme flatteur du caractère révolutionnaire de la science, je veux dire de la révolution en tant que seule origine des innovations qui s'y manifestent. En fin de compte, ce qualificatif ne convient pas à la science et ne suffit pas à la définir. Pas plus qu'on ne saurait parler de l'essence révolutionnaire de la nature ou de la société, en lui accordant une place exceptionnelle. Il se produit des révolutions dans les sciences, tout comme dans la nature et dans la société. Celles-ci ne se font pas en un instant, comme certains le suggèrent. Elles sont à leur affaire lorsqu'elles bouleversent le cadre existant, accélèrent le rythme général de croissance du savoir et de la recherche. Mais il faut aussi prendre en compte les contre-révolutions. Et celles-ci sont à leur affaire lorsqu'elles s'efforcent de neutraliser le bouleversement en cours et de recycler une science qui a fait pendant si longtemps ses preuves. Loin d'être des résistances têtues et stériles, elles revigorent la tradition par des inventions qui Ont des effets durables.

Pour finir, faisons une remarque très simple, mais qui n'est pas sans importance. On procède dans l'histoire des sciences et l'épistémologie comme s'il n'y avait pas de mémoire, de persistance des pensées et des sentiments du passé. On la suppose abolie tant dans la science que chez les scientifiques. Or le germe de persistance de certaines visions, telles l'unité et la transmutation de la matière, met en évidence la puissance de ces traces mnésiques. Dans certaines conditions favorables, on peut les restituer et les revivifier. Nous venons d'en avoir la preuve : par ces contre-révolutions, dans chacune [559] des sciences en question, c'est toute une tradition qui a été, au meilleur sens du terme, réinventée.



[1] W. Heisenberg, Across the Frontiers, New-York, Harper Torch Bocks, 1975, p. 157.

[2] E. Mach, Histoire de la mécanique, Paris, 1925, p. 425.

[3] W. Thorpe, Essays in historical chemistry, Londres, McMillan, 1894, p. 363.

[4] W.H. Brock, Studies in the History of Prout's Hypotheses, Annals of Science, 1969, 25 (2), p. 135.

[5] A J. Ihde, The Development of modern chemistry, Evanston, Londres, Harper and Row, 1964, p. 155.

[6] J. Stas, Oeuvres complètes, 1894, t. l, p. 309.

[7] Idem, p. 426.

[8] Th. Trenn (ed),  Radioactivity and Atomic Theories, Londres,  Taylor and Franklin, 1975, p. 461.

[9] W. Higgins, A comparative view of phlogistic and anti-phlogistic theories, Londres, p. III.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 22 décembre 2018 13:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref