RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Serge Moscovici, “Esquisse d'une description des représentations sociales.” In Serge Moscovici, Le scandale de la pensée sociale, chapitre 3, pp. 119-178. Textes inédits sur les représentations sociales réunis et préfacés par Nikes Kalampalikis. Paris: Les Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences sociales, 2013, 319 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 1er septembre 2007 de diffuser la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[119]

Serge MOSCOVICI [1925-2014]

Psychologue social, historien des sciences français d’origine roumaine
et l’un des principaux théoriciens
de l’écologie politique

Esquisse d'une description
des représentations sociales
.”

In Serge Moscovici, Le scandale de la pensée sociale, chapitre 3, pp. 119-178. Textes inédits sur les représentations sociales réunis et préfacés par Nikes Kalampalikis. Paris : Les Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences sociales, 2013, 319 pp.

Un malentendu sur la psychologie sociale [119]
Représentations : collectives et/ou sociales [130]
De la comparaison avec d’autres notions ou théories [143]
Se familiariser avec l’étrange [148]
La science de la vie privée versus la science de la vie publique [166]


Un malentendu sur la psychologie sociale

Avant [1] * d'entreprendre ce long périple, il convient de se donner un point de départ simple et incontestable. Le phénomène s'est récemment frayé un chemin en psychologie sociale. Il est devenu ensuite la composante unificatrice de la psychologie cognitive et il se diffuse également parmi d'autres champs scientifiques. Cela déjà le justifie. Notre science a de bonnes raisons de le revendiquer pour sien, au lieu de multiplier les réserves à son égard. Mais le fait que Gustav Jahoda lui consacre aujourd'hui ces notes d'une grande virulence montre que la théorie de ce phénomène touche à des points tellement fondamentaux de la psychologie sociale qu'elle en [120] prend presque un caractère subversif. Puisque notre amitié lui a permis de s'exprimer avec une telle franchise, de mon côté je vais tenter de m'expliquer sur un travail qui a occupé une bonne partie de ma vie. Dans le seul but de faire avancer la discussion, sans chercher à convaincre qui que ce soit.

Je pourrais commencer par rappeler que la notion de représentation et de représentation collective a jalonné les relations scientifiques des deux côtés de la Manche depuis le siècle dernier. Les Anglais ont commencé par la rejeter, la jugeant trop abstruse et imprécise.

Ces modes ou types de pensée, écrivait Evans-Pritchard, qui dans leur ensemble composent l'esprit ou la mentalité d'un peuple sont ce que Lévy-Bruhl appelle des représentations collectives, une expression d'usage courant parmi les sociologues français de cette époque et une traduction, je crois, du terme allemand Vorstellung [2]. Cela suggère quelque chose de très abstrus tandis qu'il veut exprimer par là peu d'autre que ce que nous appelons une idée, une notion, une croyance, et quand il dit qu'une représentation est collective, il ne veut rien dire d'autre que ce qui est commun à tous ou à la plupart des membres d'une société (1981, p. 124).

Ce « peu d'autre » (« little more ») n'est sans doute pas dénué d'importance. Puisque les Anglais ont fini par saisir l'intérêt de la notion et y reconnaître un grand stimulant à la formulation de nouveaux problèmes. De sorte qu'elle s'est implantée dans l'anthropologie, la sociologie, la psychologie sociale (Bartlett, 1932) et même dans l'histoire de la philosophie (Cornford, 1964). Qu'on le veuille ou non, la discussion avec Gustav Jahoda s'inscrit dans un long et riche contexte auquel nous devons plus que nous en avons conscience. Non qu'il n'y ait rien de nouveau sous le soleil. Mais vieux ou neuf, il y a toujours un soleil, je veux dire le problème du rapport entre le mental et le matériel dans la vie sociale.

[121]

Depuis que la théorie des représentations sociales est sortie de l'ombre et se diffuse un peu partout, deux sortes de critiques m'ont été adressées. Les unes portent sur l'usage que les gens font de mon travail, et je ne peux m'empêcher de m'en sentir responsable. Si je ne le faisais pas, on ne me prendrait pas au sérieux, jugeant que je n'accorde pas grande importance à cette théorie. Les autres touchent à sa substance et à la possibilité de devenir le foyer d'une recherche scientifique commune et cohérente. Ces critiques ont quelque fondement et donnent à penser que la théorie des représentations sociales résulte d'un malentendu et qu'elle n'appartient peut-être pas à la psychologie sociale telle qu'elle est. Disons qu'elle a été conçue hors de tout contact avec la psychologie sociale américaine - c'était la situation de l'époque - qui marque la pensée et le style de travail de la plupart de nos collègues. Elle est issue en droite ligne de la tradition classique. Selon celle-ci, une théorie est, à la fois, une perspective, une vision des phénomènes sociaux et un système qui les décrit et les explique. Ainsi la théorie de Weber comprend un point de vue sur la société moderne et une tentative de mettre au jour les mécanismes éthiques et politiques profonds. De même, à son modeste niveau, la théorie des représentations sociales englobe une vision de la communication et de la pensée au jour le jour dans le monde contemporain, et une analyse des faits anonymes qui leur correspondent. Vouloir séparer un aspect de l'autre, ce serait lui enlever tout intérêt réel pour ne retenir que ce qui concerne un petit nombre de spécialistes.

À ce malentendu je vois trois raisons. D'abord le fait que, placé justement dans l'optique classique, je considérais la psychologie sociale comme une science sociale, à côté de l'anthropologie, l'histoire, la sociologie, etc. Partant, j'estimais qu'elle devait adopter une démarche analogue en matière de théories et de faits. Dans ces sciences, on n'aspire pas en priorité à la perfection de la physique, et personne ne croit devoir vérifier l'un après l'autre un faisceau d'hypothèses, même les plus pédestres. Et encore moins donner une définition univoque à chacun de ses concepts. Connaît-on une définition qui le soit pour des concepts aussi généraux que ceux de la conscience collective, charisme, classe sociale, [122] mythe - et j'en passe ? Lorsque j'ai refusé de définir plus avant le phénomène de représentation sociale, je tenais compte de ses usages. On me demandait, et on me demande toujours, d'entrer dans un domaine de recherches comme si je connaissais d'avance la forme que les choses doivent prendre. Mais je l'ai fait aussi pour protester contre une exigence que les psychologues sociaux s'imaginent satisfaire en paroles et dont l'effet général est une certaine stérilité. Ainsi que l'écrivait un méthodologue américain :

La demande d'exactitude du sens et d'une définition précise des termes peut avoir un effet pernicieux, comme je crois que ça a été souvent le cas dans les sciences du comportement (Kaplan, 1964, p. 70).

On ne tient pas compte du caractère particulier et foisonnant des choses dont nous nous occupons. Et on croit les avoir maîtrisées parce qu'on les a condensées en une formule. Quoi qu'il en soit, il me semblait que le seul critère d'une théorie est de savoir si elle a ou n'a pas de sens, si elle aide à voir les choses autrement. De même que l'étude de syllabes sans signification ne nous fait pas comprendre le langage, de même certaines hypothèses définies, mais dénuées de sens, ne font pas une science.

Ensuite, songeant aux phénomènes religieux, politiques et culturels qu'elle est censée expliquer et aux attentes de nombreux auteurs, je croyais la psychologie sociale une science majeure. Car enfin, il fut un temps où des hommes aussi divers que Simmel et Freud, Lévy-Bruhl et Halbwachs, Marc Bloch et Bartlett se réclamaient d'elle. Les problèmes qu'ils ont posés et nous ont légués concernent les événements les plus immédiats et les plus humbles de la vie courante, les échanges corporels et symboliques entre individus. Répétés, puis régularisés, ces échanges s'objectivent pour devenir des pratiques et des croyances institutionnelles, voire des mouvements collectifs. La chaîne des métamorphoses d'éléments subjectifs en éléments objectifs, et vice versa, est la chaîne même dont la psychologie sociale est supposée découvrir les principes. Si elle est une science majeure - je ne dis là rien [123] de surprenant -, elle doit viser à une théorie générale qui désigne et puis décrit le phénomène commun à toutes ces métamorphoses, de même que le marché est le phénomène commun à tous les échanges économiques, ou le pouvoir celui d'une grande variété de nos relations. Comment espérer d'une science des contributions utiles, en particulier de caractère général, théorique, sans un tel phénomène ? À tort, jugeront certains, j'ai cru que les représentations peuvent jouer ce rôle en psychologie sociale non seulement parce qu'elles sont au cœur de la mémoire collective et des liens que les hommes forment ensemble, mais aussi parce qu'elles sont les conditions préalables de toute action en général. Et ce, dans la sociologie de Durkheim - aussi bien que dans celle de Weber - qui écrit, dans la préface de son ouvrage majeur, que « ces structures collectives qui font partie de la pensée quotidienne ou de la pensée juridique (ou d'une autre pensée spécialisée) sont des représentations de quelque chose qui, pour une part de l'étant, pour une autre part du devant être, flotte dans la tête des hommes réels (non seulement les juges et les fonctionnaires, mais aussi le "public") d'après quoi ils orientent leur activité ; et ces structures comme telles ont une importance causale considérable, souvent même dominante, pour la nature du déroulement de l'activité des hommes réels. Cette importance, elles l'ont avant tout comme représentation de quelque chose qui doit être (ou au contraire qui ne doit pas être) » (1978, p. 14).

Allons un peu plus loin, mais pas trop, et regardons du côté de l'histoire. Comme n'importe qui peut le constater, des nouveautés ont surgi dès que l'on s'est mis à étudier les mentalités. Il faut scruter attentivement les valeurs et les drames d'une époque pour comprendre les modes de pensée et le caractère imaginaire de la vie qui s'est tissée dans le passé, dont les documents portent la trace. Le constat vient alors de lui-même, comme l'observait Le Goff :

Histoire non pas des phénomènes « objectifs », mais de la représentation de ces phénomènes, l'histoire des mentalités s'alimente naturellement aux domaines de l'imaginaire (1974, p. 86).

[124]

Je ne procède pas à un inventaire de la notion, je veux simplement signaler ceci : emprunté à la philosophie, le concept de représentation, sous une forme ou une autre, s'est frayé un chemin dans de nombreux domaines des sciences de l'homme. Sans doute ce ne sont pas des raisons historiques qui nous font choisir un phénomène, ou qui justifient ce choix. Mais elles permettent d'en évaluer l'importance et la gamme des questions auxquelles il répond. Or les représentations sociales, j'y ai déjà fait allusion, touchent au contenu de la pensée quotidienne et au fonds mental qui tient ensemble croyances religieuses, idées politiques et relations que nous créons aussi spontanément que nous respirons. Elles nous donnent la possibilité de classer personnes et objets, de comparer et d'expliquer les comportements et de les objectiver comme une partie de notre milieu de vie. Bien que les représentations se trouvent souvent dans l'esprit des hommes et des femmes, elles peuvent tout aussi bien se trouver « à l'extérieur, dans le monde » et être envisagées comme appartenant à un domaine séparé. Est-ce que les représentations peuvent être préservées dans des manuscrits anciens ou des pierres à des endroits oubliés sans exister comme telles dans l'esprit de personne pendant des millénaires ? Donc, nous les rencontrons sous les deux espèces, ainsi que le montre l'argent dans notre culture (Moscovici, 1988b). Il est l'objectivation la plus courante de nombre de valeurs et de raisonnements, illustrant ce que Hume nommait « la propriété de l'esprit de se propager sur des objets externes ». Evidemment, ce que nous connaissons de nous-mêmes, de notre esprit, devient une partie de nous-mêmes, de comment cet esprit fonctionne, alors que cela n'affecterait ni une étoile, ni un oiseau. Les représentations qui façonnent nos rapports dans la société sont elles-mêmes une constituante de l'organisation de celle-ci. Et chacun sait combien la réalité sociale varie, par exemple celle de la drogue, selon qu'elle est comprise et représentée comme une tare héréditaire, une déchéance familiale, une tradition culturelle ou une substance nécessaire au rituel du groupe. En un mot comme en cent, toute conduite apparaît simultanément comme un donné et un produit de ce que nous nous représentons. Cela nous rappelle la légende du peintre chinois qui, [125] ayant fini son chef-d'œuvre, fit un pas dans le paysage, entama le sentier et disparut au beau milieu des montagnes embrumées, en présence du spectateur impérial, qui aurait voulu suivre ses traces. Il est vrai que j'aurais pu m'arrêter à une notion voisine et plus maniable, celle de schéma, par exemple. Sans encore approfondir ce point, remarquons qu'il désigne une représentation simplifiée et se trouve moins enraciné dans le social. Mais j'ai été impressionné par les arguments de Bartlett qui, tout en l'utilisant, l'a « fortement détesté », pensant que le concept était « à la fois trop défini et trop imprécis » (1932, p. 201). Quand on voit les résultats, il est difficile de ne pas lui donner raison.

Le problème que je pensais - et je le pense toujours - devoir être résolu par cette théorie a tracassé de nombreuses générations de philosophes et s'est transformé de nos jours en problème social. La grande variété de formes de connaissances et de croyances auxquelles nous avons affaire tous les jours résulte d'une longue chaîne de transformations. De leur défaut de logique ou de leur absurdité, on peut épiloguer sans fin. Mais on n'aboutit à rien si on ne les replonge pas dans le véritable laboratoire social où elles prennent forme, à savoir le milieu de la communication. En ce qui concerne les grands médias, il est certain que les messages qui y circulent ont besoin d'être modifiés pour atteindre un vaste public. On doit ajuster la grammaire, raccourcir le trajet logique, changer les mots en images, les idées en métaphores pour rendre le contenu sensible et compréhensible (Wade & Schramm, 1969). De même, lorsqu'un spécialiste s'adresse à un auditoire de non-spécialistes, un professeur à ses étudiants ou un médecin à ses patients. Tout comme le texte d'un article est pensé et écrit de manière différente quand il devient matériau d'une conférence, d'une interview ou topos d'une conversation entre collègues. Non seulement on modifie la rhétorique, mais aussi le raisonnement, les exemples, la nature des conclusions qu'on en tire. La proportion de connaissances et d'informations que nous obtenons par la simple interaction de l'individu que nous sommes avec les faits et le monde est très réduite. La plupart nous proviennent par le moyen d'une telle communication. Elle transforme des formes de pensée [126] et crée des contenus nouveaux. La philosophe Hanna Arendt (1982) avait raison d'écrire que le sens commun est une particularité humaine. Sans lui, nous ne pourrions pas communiquer, nous ne parlerions pas. On le vérifie chaque fois qu'un contenu nouveau se matérialise dans des mots qui le sont aussi et n'appartiennent qu'au langage des représentations. Ainsi les mots scientifiques « syndrome immunodéficitaire acquis » sont devenus un seul mot, le terrible « sida », porteur d'une extraordinaire charge symbolique et imaginaire.

Si on voulait simplifier, on pourrait soutenir que, dans certaines conditions, surtout lorsque nous sommes seuls, nous pensons pour penser, avec la tête. Mais Hanna Arendt objectait à juste titre : « Penser est une pratique entre les hommes plutôt que la performance d'un seul » (1987, p. 21). Or, au milieu d'autres personnes, nous pensons pour parler, donc, comme j'ai osé l'écrire, avec la bouche (Moscovici, 1984a). Ou, pour m'exprimer d'une manière plus abstraite, raisonner et argumenter ne font qu'un. La métaphore que j'utilisais est recoupée par les observations de psychologues anglais qui soulignent combien on acquiert les concepts de manière différente dans la vie de tous les jours et dans un exercice de laboratoire. Dans la vie quotidienne, écrivent-ils, « les concepts tendent soit à être appris bon gré mal gré sans effort conscient ou bien à être saisis de bouche à oreille » (Wason & Johnson-Laird, 1972, p. 72). Or, la plupart des connaissances et des visions qui circulent dans les grands médias et par le bouche-à-oreille sont d'origine plus ou moins scientifique. On voit là une dégénérescence, toute idée étant sujette à s'altérer lorsqu'elle entre en contact avec la masse humaine et s'acoquine avec d'autres dans des cerveaux d'une autre facture que ceux dont elle est issue. Trahison de la science, vulgarisation, culture de masse, ainsi fustige-t-on cette pratique. Comme s'il s'agissait d'une chute de la connaissance dans l'ignorance, des hauteurs de la science dans le marais du sens commun. Pour décrire la vie mentale du plus grand nombre, on parle de biais, d'irrationnel, de préjugés et d'un tissu de prénotions dépourvu de cohérence. On en conclut qu'elle ne présente aucun intérêt puisque, selon Gramsci, nous avons affaire à « une conception désagrégée, [127] incohérente, inconséquente, conforme à la position sociale des foules » (1978, p. 195). Pour en finir avec la méconnaissance de cette vie mentale et le mépris dans lequel on la tient, bric-à-brac de mots, capharnaüm d'idées, j'ai voulu repérer le lien non pas où se dégradent et se déforment les savoirs, mais où se produisent leurs représentations sociales. Celui où elles se relient en formant des réseaux de communication qui irriguent le corps social. En conséquence, à des degrés divers et à sa place dans ce réseau, chacun de nous fait partie d'une intelligence commune qui se transmet, évolue et, répandue à travers les représentations, devient omniprésente comme une rumeur.

Le problème épistémologique posé par tout ce qui précède devient un problème social dans notre monde où les révolutions scientifiques et techniques sont permanentes. Ceci ressort d'un paradoxe courant. On suppose, à juste titre, que les connaissances scientifiques en physique, médecine, biologie, économie, diffèrent radicalement de la connaissance ordinaire. Non seulement les démarches intellectuelles sont différentes et les langages incompatibles ; de plus, il est souvent difficile de visualiser les phénomènes en question. On sait à quoi correspond, dans l'expérience concrète, le prisme de Newton ou une poulie, mais peut-on voir le code génétique, les trous noirs, l'inconscient ou la parité des monnaies ? Comprend-on ce que signifie tel examen médical concernant le bilan chromosomique d'une femme qui a dépassé un certain âge ? Et pourtant, les gens semblent comprendre. Ils donnent un sens à des mots ésotériques et se demandent quelle est la meilleure façon de comprendre l'inflation, pourquoi leurs enfants sont anxieux, comment garder sa santé, pourquoi l'univers est comme il est, et cent autres questions intellectuelles ou pratiques de ce genre. La majeure partie des connaissances spécialisées est destinée à être assimilée par les non-spécialistes - ce qui passe pour impossible, au sens strict du mot. Or, de telles connaissances s'échangent sans cesse à l'atelier, à l'école, lors des consultations médicales, à la table familiale, au café, fournissant un sujet de conversation et permettant de prendre des décisions sur des choses dont la vie dépend.

[128]

Voici donc le paradoxe : comment les gens font-ils autant avec aussi peu de savoir ? Comment comprennent-ils ce dont ils n'ont ni information, ni expérience directe ? Puisqu'ils arrivent à créer leur corps propre de représentations à usage quotidien qui façonnent les comportements habituels, à partir de la science, mais liés à elle par des fils ténus. Et, par ce moyen, le monde naturel qui change sans cesse devient leur monde humain (Roqueplo, 1974 ; Herzlich, 1969 ; Moscovici & Hewstone, 1983 ; Jodelet, 1985). Une fois représentées, on le sait, les théories de la personne, du cerveau, de l'économie, de l'atome, de l'ordinateur, etc., entrent dans les pratiques courantes et façonnent le milieu où nous sommes en relations. Elles sont le substrat du sens commun et la forme que prennent les mythes à notre époque. Mythes scientifiques, dérivés de la psychanalyse ou du marxisme, de la cosmologie ou de la neuroscience, auxquels nous attachons toute notre croyance. On y arrive au prix d'un décodage et d'un transfert de contexte. En général, ce qui dans la science apparaît comme système de notions et de faits se retrouve dans les représentations associé dans un réseau plus ou moins étendu à des notions et des faits de divers ordres, mais de façon cohérente.

On aperçoit encore mieux le problème à la lumière du contraste qu'il dessine entre la psychologie sociale, d'une part, et l'anthropologie et la psychologie de l'enfant, de l'autre. Celles-ci suivent la généalogie qui va de la pensée mythique à la pensée scientifique, ou de la pensée opératoire concrète à la pensée abstraite et rationnelle. Celle-là a pour vocation de comprendre le mouvement inverse qui mène des sciences aux représentations sous l'effet de la communication et de la masse. Certes, un tel mouvement est plus ou moins accusé, selon les disciplines (Semin & Manstead, 1979), mais sa direction est indiscutable. Je parle ici uniquement des représentations sociales, pour autant qu'elles ont trait à ce problème à la fois épistémologique et social. Mais on ne saurait les y réduire de manière exclusive. Car la société en produit constamment de nouvelles pour impulser une action et donner un sens aux relations qui se nouent entre les hommes à propos des dilemmes auxquels ils sont confrontés jour après [129] jour. Et ce sont elles qui nous conduisent à une psychologie sociale de la connaissance capable de comparer groupes et cultures. Ainsi s'élargit le champ entourant un problème qui sert de pivot. Sans lui, ni une théorie, ni la science ne peuvent se concevoir. C'est peut-être une des raisons qui expliquent le peu d'articulation de la psychologie sociale car, ainsi que l'écrivait Bartlett, « il se peut que le sociologue ne soit pas psychologue, mais le psychologue social se doit d'être sensible aux problèmes sociologiques » (1932, p. 243).

Vous voyez que le malentendu est né du décalage entre une vision classique de la psychologie sociale - dont la contribution serait plus importante pour les sciences sociales qu'au titre d'annexé de la psychologie ! - concernée par un phénomène majeur et attachée à résoudre un problème épistémologique devenu problème social, et la vision qui prévaut à présent. De ce fait, la théorie des représentations sociales n'a pas de place où elle puisse être accueillie. Surtout dans une science où les phénomènes de ce genre sont considérés sociaux de manière nominale (Landman & Manis, 1983), mais non pas réelle. L'exposé des raisons de ce malentendu peut apparaître comme une longue digression. Mais n'est-il pas sollicité par la première phrase que cite Gustav Jahoda ? Et si l'idée d'une ère des représentations sociales a gagné du terrain, jusqu'à être reprise dans cette revue (McGuire, 1986) - hélas, sans qu'aucune mention soit faite aux travaux de ceux qui, depuis vingt ans, œuvrent dans ce sens -, ces raisons n'ont pas pour autant disparu. Peu importe, après tout. Les représentations furent pour nous une découverte, soutenue par cette naïveté inhérente aux passions nouvelles. Elle ne nous a cependant jamais empêchés de regarder d'un œil lucide ce qui a été accompli et le chemin qui reste à parcourir.

[130]

Représentations : collectives et/ou sociales

Les voyageurs qui se sont aventurés dans les régions glacées du Grand Nord ont décrit, il y a des siècles, ces apparitions soudaines d'immenses montagnes se dressant sur une mer calme, là où il n'y en avait aucune. On nomme fata morgana [3] ces apparitions qui font l'illusion que quelque chose existe là où il n'y a rien et qui attirent le voyageur imprudent vers un but qui recule constamment et qui est en fin de compte irréalisable. Aux yeux de Gustav Jahoda, les représentations sociales évanescentes ressemblent à cette fata morgana qui nous échappe dès que nous nous en approchons et croyons pouvoir les saisir. Ce pour quoi le passage de la notion de représentation collective à celle de représentation sociale le trouble. Il se demande s'il s'agit d'autre chose, et de plus qu'une affaire de mots. Qu'il se rassure, le changement de mots dénote expressément un changement de perspectives. On sait que Durkheim (1898) inscrit les représentations dans une dichotomie qui oppose individuel et collectif, personne et société, stable et instable. Il sépare les faits en deux univers différents, auxquels conviennent une explication psychologique et une explication sociologique respectivement. Il se peut que cette séparation ait été nécessaire pour asseoir l'autonomie de la nouvelle science de la société. Mais lorsqu'elle se présente à la psychologie sociale, elle empêche de considérer le rapport des individus à la collectivité et leur terrain commun. En somme, il s'agit de sortir d'une dichotomie où nous avons à choisir entre une société qui est un tout et plus que la somme de ses parties et un individu composé de qualités psychologiques internes réagissant à un ensemble de stimuli externes. Ce n'est pourtant pas le principal. Dans l'optique de Durkheim, la notion de représentation désigne, en priorité, une vaste classe de formes intellectuelles : sciences, religions, mythes, catégories d'espace et de temps. En réalité, elle est équivalente à celle d'idée ou de système, sans qu'on [131] cherche à spécifier davantage ses caractères cognitifs (Ansart, 1988). Ajoutons qu'elle possède un certain degré d'invariance et détermine les perceptions et les sensations des individus qui seraient variables. De ce fait, la notion de représentation présuppose ce qu'on appelle aujourd'hui un fonctionnement mental top down [4]. D'autre part, elle est collective, dans la mesure où son support est une communauté, et où elle est partagée de manière homogène par tous ses membres. Elle l'est également dans la mesure où tous les individus la partagent au cours de plusieurs générations et où elle exerce sur eux, ce qui est propre à tout fait social, une contrainte. Sous forme de religion, mythe ou langage, on la voit marquer des hommes et cimenter de manière uniforme les liens unissant les uns aux autres. Donc l'équation : une représentation, une collectivité, propre à cette conception, signifie qu'elle est unique et identifiée à un groupe qui n'en a pas d'autre. Ce qui lui donne un caractère statique et correspond à une société close (Bergson, 1932).

Une observation, avant d'aller plus loin. Concrètement, nous devons du moins admettre que les représentations sont, d'une façon ou d'une autre, créées et modifiées. Dans la conception de Durkheim, ceci n'a lieu qu'exceptionnellement, dans des circonstances extraordinaires, en dehors des relations sociales habituelles. Ce sont des états d'effervescence, modulée par un rituel, dans lesquels la société réunie peut produire de nouvelles idées et des sentiments. Ils sont ensuite fixés dans la mémoire et inculqués par l'éducation en tant que cadres stables de la vie en commun. Les représentations deviennent aussi « partiellement autonomes », ayant le « pouvoir de s'appeler, de se repousser, de former entre elles des synthèses de toutes sortes, qui sont déterminées par des affinités entre elles et non par l'état du milieu au sein duquel elles évoluent » (Durkheim, 1968, p. 34). Je simplifie, certes, mais ce sont là des choses bien connues.

On ne peut nier que cette façon de les envisager traduit une certaine réalité. Et un anthropologue, à l'exemple de Horton, peut s'en servir pour comprendre une communauté [132] dominée par la tradition à partir des informations fournies par un seul de ses membres. Car enfin, il fut un temps où des sociétés entières partageaient une même représentation, y ajoutaient foi et la célébraient par des rites et des sacrifices. On pourrait ajouter que ceci reste vrai pour un certain nombre de sectes et de partis uniques (Deconchy, 1984) qui croient détenir une doctrine infaillible autour de laquelle règne un consensus unanime. Toutefois, cette vision ne correspond pas, ou ne correspond plus, à la réalité historique telle que nous la connaissons. Il est douteux que, même dans les communautés dominées par la tradition, on rencontre l'uniformité et l'invariabilité que les anthropologues supposaient autrefois y trouver (Barth, 1987). Quant aux sectes et aux partis uniques, ils sont nombreux, assurément. Ils figurent néanmoins une forme d'association politique et religieuse parmi d'autres. De sorte qu'à l'époque moderne, la représentation collective, telle qu'elle a été définie, n'est plus une catégorie générale, mais une espèce particulière parmi d'autres, ayant des propriétés différentes. En tout cas, la considérer homogène et comme telle partagée par une société entière semble manifestement une vue de l'esprit. C'est cette pluralité des représentations et leur diversité dans un groupe que nous avons voulu expliquer en abandonnant le terme de collectif. Mais j'y reviendrai dans un instant.

Depuis le début, nous nous sommes d'emblée intéressés aux processus génératifs, à la création de nouveaux contenus significatifs au cours de la transformation des formes mentales et sociales (Jodelet, 1984 ; Farr, 1987). En somme, nous avons pensé à des représentations qui sont toujours in the making [5], eu égard à des relations et des actions elles aussi in the making. A cette seule condition, nous pouvons les relier à des phénomènes importants dans le monde moderne. Des phénomènes qui, il faut le préciser, sont du ressort de la psychologie sociale, car, ainsi que l'écrit Weber : « Malgré tout, la sociologie ne peut pas, même pour ses propres fins, ignorer les formes de pensée qui ressortissent à d'autres procédés de recherche » (1971, p. 12). Les nôtres, sans doute, [133] puisqu'il énumère parmi ces formes les concepts communs, tels la famille, l'Etat, la nation ou la représentation de ce qu'on doit ou ne doit pas faire dans une société. Or, pour Durkheim et son école, n'importe laquelle de ces représentations est pour ainsi dire collective d'emblée, indépendamment presque des relations et des échanges dont elle est la matière. Chaque membre du groupe la trouve déjà constituée en dehors de soi, d'où son caractère obligatoire, et s'y conforme sans restriction. Si c'est le cas, on n'a aucun moyen de concevoir une façon de procéder, un mécanisme ordinaire, grâce auquel quelque chose de commun se forme et se transforme par le concours de ceux qui sont concernés. Il est évident que si on voulait poser la question : comment se forme une représentation ?, ou : comment et pourquoi une théorie scientifique ou médicale se transforme-t-elle en représentation ?, il fallait revoir la notion. D'un côté, tenir compte d'une certaine diversité d'origine, et de l'autre, déplacer l'accent sur la communication qui permet aux sentiments et idées des individus de converger, de sorte que quelque chose d'individuel peut devenir social. Ainsi, en reconnaissant cette créativité, nous pouvions éviter une notion d'interaction qui ne peut expliquer ni le changement interne ni les différences externes. Ce déplacement d'accent fait que « ce qui permet de qualifier de sociales des représentations, ce sont moins leurs supports individuels ou groupaux que le fait qu'elles soient élaborées au cours de processus d'échanges et d'interactions » (Codol, 1969b, p. 2). En somme, la nécessité de faire de la représentation un pont entre le monde individuel et le monde social, d'abord, de l'associer ensuite à la perspective d'une société qui change, voilà les raisons du passage sur lequel nous interroge Jahoda. Il s'agit de comprendre non plus la tradition, mais l'innovation, non plus une vie sociale déjà faite, mais une vie sociale in the making. Que ce passage n'ait pas eu lieu plus tôt explique en partie pourquoi, après un départ fulgurant, la notion a été abandonnée pendant un demi-siècle.

Je peux me tromper, mais nous sommes probablement les premiers à l'avoir reprise et renouvelée en tant que phénomène contemporain. Les premiers à creuser sous les [134] comportements et les réalités sociales que l'on tend à mettre à part, les représentations incorporées et parfois dormantes. On trouve une illustration frappante de cet état dans Sindbad le marin. Des voyageurs ont débarqué dans une île et sont émerveillés par les sources d'eau claire et la luxuriance des arbres fruitiers. Certains se désaltèrent, d'autres se baignent, d'autres font du feu pour préparer le repas. Ils ne savent pas que cette île est un énorme poisson qui a si longtemps dormi dans la mer que les arbres ont poussé sur son dos. Ressentant la morsure du feu allumé par les voyageurs, il se soulève brusquement et plonge, les entraînant tous vers le gouffre. L'image est puissante, suggérant des représentations qui sont objectivées depuis si longtemps que nous ne les apercevons plus. Ce qui ne les empêche pas d'être un peu partout le substrat de ce que nous concevons comme matériellement indépendant et donné dans la vie sociale. À la faveur d'un événement ou d'un changement, elles redeviennent manifestes. Et comme aujourd'hui tout est flux, elles sont perçues avant même de se cristalliser en une quelconque action ou réalité. Cependant, ne tirons pas argument de ce genre de faiblesse de nos prédécesseurs. Reste que, pour répondre à des problèmes qu'ils ne pouvaient entrevoir, il nous a fallu repenser la représentation comme un réseau de concepts et d'images qui interagissent et dont les contenus évoluent continuellement dans le temps dans des environnements donnés. La manière dont évolue le réseau dépend de la taille et de la vitesse des communications, mais aussi de la communication par les médias. Et son caractère social est déterminé par les interactions entre individus et/ou groupes, l'effet qu'ils ont les uns sur les autres en vertu du lien qui les unit (Farr & Moscovici, 1984 ; Billig, 1987). En mettant de côté les particularités de chacun et les détails qui sont à l'intérieur, nous dégageons les propriétés sociales de l'ensemble, tant du point de vue mental qu'affectif. Par analogie, on peut envisager toute représentation sociale comme issue d'un comité de décision collective. Les membres donnent leur suffrage et sont à même de faire entendre une large gamme d'opinions. Chacun a connaissance de la façon dont les autres ont voté, il peut ainsi changer d'avis, combiner des [135] opinions. La décision prise est l'œuvre conjointe des participants, exprimant le consensus de la réunion. Il n'est pas nécessaire d'atteindre le consensus de façon explicite ou pour obéir à un rite, il suffit que les initiatives individuelles aillent dans le sens du courant social. Ainsi, chaque proposition d'un individu est en liaison avec l'action du groupe qui peut lui donner une forme acceptable et intelligible à chacun. Dans ces échanges, toute représentation se situe à l'intersection de deux réalités : de la réalité psychique par les relations qu'elle garde avec l'imaginaire et l'affectivité de chacun, et de la réalité extérieure parce qu'elle s'insère dans une collectivité et que les membres du groupe lui appliquent des règles. Entre les deux, existe un lien analogue à celui qu'observe Obeyesekere entre la signification publique des symboles culturels et les raisons pour lesquelles les gens les emploient à des fins privées. En étudiant le détail des cas de mysticisme et la façon dont les personnes vivent leur religion, il a montré que l'on pouvait investir des symboles partagés d'un sens hautement personnel, sans qu'ils cessent d'avoir l'approbation d'une grande partie de la société. Il remarque que « des modèles culturels et des symboles sont remis dans la discussion des usages conscients et remodelés afin de créer un ensemble tolérable d'images que j'ai désigné d'imagerie subjective » (1981, p. 169). Cette observation, faite à partir d'une autre culture, recoupe celle faite par Claudine Herzlich (1969) dans son travail sur les représentations de la santé et de la maladie. Et on la retrouve avec plus de détails dans la recherche de Denise Jodelet (1985) sur les malades mentaux placés dans une communauté villageoise. Mais, quelle que soit la forme mentale dont il s'agit, dans le registre qui va chez nous de la science aux représentations communes, il semble que les contenus privilégiés tiennent l'individu ancré dans le collectif. S'ils sont partagés par toute une société, chaque réflexion y puise ses catégories, et elles ont une valeur que personne ne pourrait rejeter. Par exemple, notre société favorise les contenus économiques lorsqu'il s'agit de rapports sociaux, ou les contenus biologiques lorsqu'il est question du corps et des maladies en général. Ils nous servent dans maintes circonstances, quelquefois sans rapport avec le contexte dans [136] lequel ils sont valides. De ce point de vue, le contenu exerce une pression déterminante sur ce que nous pensons et la manière de représenter événements et conduites en excluant les alternatives comme peu crédibles ou peu informatives. L'anthropologue anglais Hocart disait :

C'est parce que les sauvages interprètent psychologiquement nos coutumes qu'ils nous considèrent comme méchants ou idiots ou les deux à la fois (1987, p. 46).

Mutatis mutandis, on pourrait dire que, parce que nous donnons de beaucoup de choses des explications économiques, utilitaires, les leurs nous semblent en comparaison naïves, absurdes ou irrationnelles. En fait, dans les processus intellectuels, on tend à négliger l'aspect déterminant du contenu, quand on devrait lui prêter la plus grande attention. En ce qui nous concerne, une représentation associe toujours une forme cognitive à un contenu privilégié par le groupe.

J'en arrive au dernier point. Dans la perspective classique, ce qui définit la représentation collective est son opposition aux représentations individuelles. Dans la nôtre, cette opposition perd de son intérêt. Il faut supposer que les représentations deviennent sociales de trois manières, selon des rapports liant les membres du groupe. Elles peuvent être partagées par tous les membres d'un groupe fortement structuré - parti, nation, ville - sans pour autant être leur œuvre. Ces représentations hégémoniques prédominent de manière implicite dans toutes les pratiques symboliques ou affectives. Elles apparaissent uniformes et contraignantes. On y retrouve l'homogénéité et la stabilité décrites par les sociologues français quand ils les qualifient de collectives. D'autres résultent de la circulation des connaissances et d'idées appartenant à des sous-groupes qui sont plus au moins en contact. Chacun engendre sa propre version et le partage avec les autres. Ce sont des représentations émancipées, ayant un certain degré d'autonomie par rapport aux parties interagissantes de la société qui les rendent complémentaires en échangeant et mettant en commun un ensemble d'interprétations ou de symboles. Elles sont sociales en vertu [137] de la division des fonctions, des informations associées et coordonnées par leur moyen. De ce type sont celles de la santé et de la maladie (Herzlich, 1969) combinant les notions et expériences des médecins, des professions paramédicales, des milieux profanes, avec les expériences de la population en général. Enfin, il existe des représentations générées au cours d'une lutte, d'une controverse dans la société, mais que celle-ci en entier ne partage pas. Elles sont déterminées par la relation d'opposition entre ses membres et conçues de manière à exclure l'une l'autre. Ces représentations polémiques ont un sens dans le cadre d'une opposition ou d'un combat entre des groupes et s'expriment souvent à travers un dialogue avec un interlocuteur imaginaire. Ainsi, la représentation sociale du marxisme circule en France sous plusieurs versions façonnées par la polémique sociale entre croyants et non-croyants, communistes et libéraux, etc. Ces distinctions soulignent le passage d'une vision uniforme, que la notion de collectif exprime, à une vision différenciée du social plus proche de notre réalité. Bref, les contrastes entre les relations sociales elles-mêmes sont plus significatifs que ceux entre le social et l'individuel, et c'est ce que j'ai voulu exprimer. Sans doute, au cours de sa genèse, une représentation passe d'une sphère à l'autre, et beaucoup dépend du point de vue de celui qui l'observe. Mais ces transformations sont un symptôme capital de l'état d'une société.

Par représentations sociales, nous entendons un tel réseau de concepts et d'images reliés de diverses façons suivant les relations entre les gens et les médias par lesquels ils doivent être communiqués (Marková, 1987). Il en existe aujourd'hui un sur l'ordinateur comme image dominante, ou ce que nous appelons le noyau figuratif de certaines représentations. De sorte que l'on peut lire dans The Scientific American ce qui suit :

Les ordinateurs numériques modernes sont tardifs dans le monde du calcul. Les ordinateurs biologiques - le cerveau et le système nerveux des animaux et des humains - ont existé depuis des millions d'années et sont merveilleusement efficaces dans le traitement processuel de l'information [138] sensorielle et le contrôle des interactions des animaux avec leurs environnements. Des tâches comme celle de la recherche d'un sandwich, la reconnaissance d'un visage ou la remémoration d'objets associés au goût d'une madeleine sont des calculs tout autant que les multiplications ou les jeux vidéos (Tank & Hopfield, 1987, p. 104).

Il est évident que les auteurs associent à la fois comme un comportement perçu et comme une opération abstraite. Ils réunissent les deux par une allusion à un souvenir commun aux lecteurs, je veux dire la madeleine de Proust dans A la recherche du temps perdu. Nous avons là une structure cognitive spécifique qui est celle d'une représentation. Mais elle n'a de sens que par rapport à la notion d'ordinateur que notre culture partage et qui, de ce fait, d'instrument particulier, devient un modèle général du cerveau et du système nerveux. Et on en parle comme de l'aboutissement d'une sorte d'évolution biologique qui aurait commencé par des ordinateurs organiques et finit par des ordinateurs inorganiques. Vous me direz qu'il s'agit là d'une évidence scientifique, que l'on expose à l'aide de quelques analogies. Elle ne dépend pas de la manière dont nous nous la représentons, et dont nous partageons cette représentation. À cette objection, je ne connais pas de meilleure réplique que celle de Hocart :

Chacun reconnaît que les sauvages ne croient pas aux fantômes parce qu'ils les voient, mais qu'ils les voient parce qu'ils croient en eux. Mais il est rare de dire que nous ne croyons pas à notre principe d'inertie, car c'est l'évidence même, mais que c'est l'évidence même, car nous y croyons ; ou encore que notre loi économique de l'offre et de la demande est largement créée par notre croyance en elle et non pas que notre croyance a été créée par la loi (1987, p. 42).

Ceci est encore plus vrai quand on fait de nos cerveaux et systèmes nerveux des ordinateurs biologiques, alors que les ordinateurs techniques tendent à reproduire une petite fraction de leurs capacités. Et notre croyance en quelque chose est, en dernière analyse, une représentation étayée par la [139] confiance et la pratique d'un groupe humain. Sous cet angle, croire à un fantôme ou croire aux machines, ont les mêmes racines. Revêtant pour un instant le maillot noir de l'arbitre, Gustav Jahoda m'avertit, dans ses notes, que je me contredis à plusieurs reprises en donnant aux représentations ce sens cognitif particulier et une importance générale. J'aurais envie de lui rétorquer par la phrase d'un philosophe espagnol qui déclare : « Si un individu ne se contredit jamais, ce doit être qu'il ne dit rien. » Et ceci est encore plus vrai d'une théorie. Mais je crois qu'il se trompe sur les points où il situe cette contradiction, et je ne vois pas leur pertinence par rapport à la question qui nous intéresse. Si quelqu'un a la patience de parcourir mes travaux, il observera que l'énigme du changement et de la créativité en est le fil conducteur. Est-ce se contredire que d'insister sur le poids de la mémoire et l'inertie des sentiments et des notions dans la genèse des représentations ? Je ne le pense pas, dans la mesure où elles portent en permanence la marque de cette tension entre la tendance à conserver et la tendance à renouveler le cours des choses. Les épaisseurs des images et du langage filtrent toutes les incisions que nous opérons dans le présent et rendent souvent superficielles nos révolutions les plus puissantes. On aime bien, chez nous, séparer ce qu'on devrait tenir ensemble : la conformité et l'innovation, la résistance au changement et le changement lui-même, les relations à l'intérieur d'un groupe et les relations entre groupes. Au contraire, les deux termes d'une opposition ne se comprennent que l'un par l'autre. Reconnaître ceci conduit à mieux comprendre la force avec laquelle nous sommes tirés en arrière par des idées et des émotions archaïques qui ne cessent de revenir et de s'imposer à nous. Le fait même que nous inventions des passés fictifs et des souvenirs chimériques pour détourner une innovation de son chemin est un indice de cette tension inhérente à la vie sociale.

Mais Jahoda insiste sur une autre contradiction qui m'étonne. Il s'agit d'une question épistémologique plutôt élémentaire à propos de laquelle je me suis probablement mal fait comprendre. Il me faut donc reprendre mes arguments, disons pour plus de clarté. Dans la sociologie de Durkheim [140] et de son école, les représentations ont une fonction explicative des phénomènes sociaux. Cela est connu, et on leur en a fait reproche, en les taxant d'idéalisme. En général, les notions explicatives elles-mêmes sont abstraites, et on en ignora la nature pendant longtemps. Ce fut le cas pour la force de gravité en mécanique, l'atome en physique, le gène en biologie, les classes sociales dans la théorie marxiste. On supputait leur existence et on expliquait beaucoup de choses par leur truchement, mais sans mieux les connaître. Disons que c'étaient des êtres de pensée et non des êtres de réalité, pour reprendre une expression vieillotte. On sait ce que chacun fait, on ne s'intéresse pas à ce qu'il est. Mais, une fois qu'il est conçu et a pouvoir explicatif, il faut tenter d'aller plus loin, afin de saisir la réalité de la force ou du phénomène en question. De cette manière, on avance.

À moins que je me trompe, nous ignorons à ce jour la nature exacte de la gravité ou des classes sociales. En revanche, le gène et l'atome nous ont livré une grande partie de leur énigme physico-chimique. Donc, ce n'est pas « departing front Durkheim » [6] ou « by contrast » [7] que, une fois l'intervention des représentations sociales dans la société reconnue, on s'est proposé de débrouiller leur structure et leur dynamique internes. Et j'ai rappelé qu'il incombe à la psychologie sociale de le faire, de même que ce fut la tâche de la physique quantique de démêler la structure et la dynamique de l'atome qui, pendant deux mille cinq cents ans, avait été une entité abstraite. Ceci une fois compris, il n'est plus du tout curieux que les représentations sociales aient une fonction explicative dans notre science. Pas plus qu'il n'est curieux que les particules élémentaires aient une telle fonction en physique nucléaire ou les gènes en biologie moléculaire. Il n'y a donc pas, à l'encontre de ce que veut Jahoda, deux versions contradictoires de l'explication. En vérité, la discontinuité sur le plan de la théorie n'exclut jamais la continuité sur le plan de la recherche destinée à approfondir un phénomène.

[141]

Tout le monde déclare que nous devons tenir compte des dimensions sociales des phénomènes psychiques et les saisir dans ce contexte. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres, des principes que l'on proclame, aux réalités qu'on étudie. Bref, c'est chose plus facile à dire qu'à faire. Et si on le tente, on risque de se voir reprocher les erreurs mêmes qu'on a mis tant de soin à éviter. De presque tout ce que Jahoda écrit du « group mind » [8], je ne puis que dire : « parfait. » De toute manière, cela ne me concerne pas. En effet, ce qui est exprimé par « société pensante » se réfère à quelque chose de plus modeste et de plus empirique. D'un côté, j'entendais protester contre la vision fort répandue d'une « société non pensante ». Car pour les uns, seuls les individus pensent ; pour les autres, les groupes ne pensent pas, ou mal. On dirait que la majorité de la société ne fait que reproduire et mimer la pensée de ses élites, de ses avant-gardes, sans plus.

Curieusement, écrit un sociologue français, en voulant s'attacher au seul développement économique, la sociologie, dans ses conceptions marxistes et fonctionnalistes, a minimisé ou évacué l'ordre des représentations... Dans son ensemble, la masse était naturellement infantile ou ignorante, la vérité ne pouvant venir que d'un apport extérieur (Maffesoli, 1985, p. 81).

Mais il est inutile de répéter ce que j'ai dit plus haut. D'un autre côté, pour faire simple, ce concept signifie qu'il convient d'envisager la société comme un système pensant, de même qu'on y voit un système économique ou politique. De même qu'on va dans des laboratoires pour étudier comment la communauté scientifique produit des faits et des théories, on peut aller dans ces laboratoires d'une autre espèce que sont les usines, hôpitaux, etc., pour comprendre de quelle manière d'autres communautés produisent leurs faits et leurs représentations. En d'autres mots, la question posée à la psychologie sociale est de savoir : « Qu'est-ce qu'une société qui pense ? », alors que la psychologie générale demande : « Qu'est-ce qu'un [142] individu qui pense ? » Aux cerveaux s'ajoutent dans le premier cas d'autres organes, tels les institutions et les moyens de communication, les dépôts matériels de savoir et les règles d'échange et de consensus.

On illustre toujours la naissance de la philosophie par les allées et venues de Socrate sur les marchés d'Athènes, engageant la discussion avec les artisans, commerçants ou étrangers de passage. Et la Royal Society à ses débuts était un club qui se réunissait régulièrement dans des pubs avant de devenir une institution officielle. Mais nous connaissons aussi une grande variété de lieux de rencontre, cafés, pubs, paroisses, salons, etc., où les individus manifestent leur sociabilité en conversant ensemble. Dans ces lieux particuliers, penser n'est pas un luxe, mais une recherche menée en commun où sont traités des aspects politiques, religieux, personnels et psychologiques. Le résultat de tous ces échanges circulera dans les vases communicants d'une ville ou d'un pays. Nous avons affaire à des variétés plus ou moins réussies de ce qu'on appelait autrefois des « sociétés de pensée ». Ce sont les milieux où se forment des représentations sociales et à partir desquels elles se propagent comme des rumeurs. Elles deviennent pour la société en général l'analogue des paradigmes pour la communauté scientifique. Pourquoi ne pas aller les étudier sur place, comme on va étudier dans une usine comment on produit des objets, ou des techniques dans un centre de recherches ? Je ne puis entrer ici dans les détails. Mais la psychologie sociale doit prendre en considération ces moyens et manières de fabriquer de la connaissance. Et ce, d'autant plus que les représentations sociales sont l'objet d'une division du travail qui leur reconnaît une certaine autonomie. Nous savons qu'il existe une catégorie de personnes ayant pour métier, pour ainsi dire, de les fabriquer. On doit y inclure tous ceux qui se consacrent à la diffusion des connaissances scientifiques et artistiques, médecins et travailleurs sociaux, spécialistes des médias et du marketing politique. À maints égards, ils sont les équivalents modernes des faiseurs de mythes dans les sociétés plus anciennes.

Si les représentations sont sociales, ce n'est pas seulement à cause de leur objet commun, ou du fait qu'elles sont [143] partagées. Mais aussi dans la mesure où elles ont une autonomie dans notre société et résultent d'un savoir-faire codifié, jouissent d'une autorité certaine. Il faudrait lui accorder plus d'attention qu'on ne fait, car ces spécialistes mettent en œuvre des méthodes supposant une connaissance de la vie psychique et une vision de l'aspect collectif, du plus haut intérêt. En un mot comme en cent, vous voyez que mon expression « société pensante » est empirique et modeste. Elle n'a rien à faire avec l'idée fallacieuse d'un esprit du groupe qui vit en symbiose avec l'autre idée fallacieuse qu'est l'esprit individuel. Dans ce genre de critique, il ne faut s'étonner de rien. Et si Gustav Jahoda, qui connaît mieux le sujet, crée l'impression qu'il existe une solution simple à la tension entre tradition et innovation ou une réponse en noir et blanc à l'idée fallacieuse de l'esprit du groupe, on doit l'admettre. Etre aux prises avec de tels problèmes et commettre quelques péchés - comme Geertz, Harré et moi-même l'avons fait - fait de la science une affaire excitante. La seule réponse à donner à la question : L'idée d'un esprit du groupe est-elle fallacieuse ?, c'est de ne pas s'en occuper. En bref, la laisser mourir de vieillesse, ce qui arrive à la plupart des questions qui ont perdu leur fécondité.

De la comparaison
avec d'autres notions ou théories


L'aspiration principale de la théorie des représentations sociales est claire. En se focalisant sur la communication et la pensée quotidiennes, elle tend à élucider le lien entre la psychologie humaine et les tendances culturelles et sociales de notre temps. Elle commence à trouver un écho, stimule des recherches un peu partout, à l'exception notoire des Etats-Unis. Quelles en sont les raisons ? À coup sûr, elle légitime l'intérêt pour le social, enrichit une phénoménologie de notre science qui est devenue squelettique. Elle s'adapte mieux aux situations concrètes que d'autres théories conçues pour des situations abstraites et, somme toute, artificielles. En raison de cette tension, sans doute, on commence [144] à s'apercevoir qu'il existe entre cette théorie et les divers courants, ethnométhodologie, interactionnisme symbolique, de nombreux points de convergence. Puisque Jahoda insiste pour que je m'explique sur cette convergence et justifie l'emploi que je fais de telle ou telle notion, j'aimerais faire une remarque générale. Elle concerne à la fois le ton et la substance de ses critiques. Il passe rapidement sur le faible écho qu'a rencontré mon ouvrage de 1961 au-delà du petit cercle de chercheurs d'Aix-en-Provence et de Paris qui collaborent depuis. Il en fut de même des remarques que j'ai publiées en 1963 dans l’Annual Review of Psychology. « Peu ont deviné à l'époque qu'il s'agissait d'un travail pionnier », reconnaît-il. Je me demande si une partie de son argumentation ne repose pas sur le sentiment d'avoir méconnu à son heure les potentialités de la théorie des représentations sociales, et de ne pas en avoir tiré parti. Il me paraît en effet curieux de me voir reprocher de ne pas chercher dans les modèles postérieurs à ma contribution une légitimité qui a été nécessaire à d'autres pour se libérer des modèles dominants que j'avais critiqués. Je comprends mal que l'évolution des recherches et des théories dans le domaine des cognitions, des attitudes et de l'analyse du sens commun puisse servir d'arguments contre mes positions - elles ne sont d'ailleurs pas que miennes, alors qu'elles ne font que les rejoindre. Au lieu de me demander plus de réserve, Gustav Jahoda ne devrait-il pas, au contraire, m'accorder au nom de l'antériorité, le droit à des commentaires équitables, même s'ils sont critiques ? Les modèles de la cognition ont dû, comme le rappellent Markus et Zajonc (1985), passer par des transformations du new look et de la soi-disant révolution cognitiviste. Et pour retrouver quoi ? Le cadre qui état proposé en 1961 ! Nos deux collègues américains montrent que le modèle béhavioriste S-R s'est progressivement complexifié en passant par le schéma S-O-R où l'organisme occupe une place variable médiatrice entre le stimulus et la réponse, pour aboutir au schéma O-S-O-R, où le sujet dénommé organisme (il y aurait beaucoup à dire sur cette dénomination) est censé par son activité constructive définir le S et le R. Ce qui précisément était proposé dans le modèle , qui exprimait le rôle constructif [145] des représentations sociales que nous partageons en tant que sujets actifs et faiseurs de notre société. À ma connaissance, la notion même de construction n'avait pas encore droit de cité en psychologie sociale !

Des remarques semblables s'imposent à propos des attitudes dont on dit que les représentations sociales sont les analogues et substituts, bref ne se différencient en rien d'un système. À supposer que ce soit vrai, encore faut-il reconnaître que leur définition doit s'enrichir jusqu'à ce qu'elles ressemblent par leurs propriétés aux représentations sociales. Il a fallu pour cela une évolution (McGuire, 1986 ; Fraser, 1986) qui mène à considérer les attitudes comme : 1° socialement partagées, 2° dotées d'un contenu, 3° formant système. Je suis prêt à reconnaître la ressemblance, à condition qu'on me concède que cette dernière tient de l'infléchissement de l'analyse des attitudes au cours de ces travaux. Ce pour quoi j'ai été surpris de voir Colin Fraser se demander :

Mais pourquoi cette nouvelle approche des représentations sociales souhaite établir un lien avec des notions si familières et sans doute si fatiguées ? Que pourra-t-on apprendre sur les représentations sociales en les considérant comme un ensemble d'attitudes (1986, p. 9) ?

Eh bien, peut-être rien. Par contre, c'est en partie pour rafraîchir cette notion fatiguée et l'enrichir que les représentations sociales ont fait leur entrée en psychologie sociale. Aucun doute sur ce point : les relations entre elles ont été soulignées à plusieurs reprises (Doise, 1985 ; Farr, 1984 ; Jaspars & Fraser, 1984). Et les attitudes sont devenues des dimensions nécessaires pour qui veut définir un objet social. Dès qu'on veut se le représenter, on prend en même temps une position vis-à-vis de lui. L'objet le plus anodin, un verre d'eau, un arbre, on l'imagine et le décrit à partir de réactions favorables ou défavorables minimes envers lui. D'ailleurs, on ne pourrait pas l'éviter, car le langage dont on se sert n'est jamais neutre dans la vie courante, pas plus que dans la philosophie. Si Bergson s'efforce de représenter deux types de sociétés, en qualifiant l'une de close et l'autre d'ouverte, [146] aussitôt il induit une attitude réservée envers la première, sympathique envers la seconde. Rien d'étonnant, donc, si attitudes et représentations sociales sont liées si étroitement. On ne touche pas aux premières sans passer par les secondes. Nous ne devenons pas favorables ou défavorables à quelque chose sans le percevoir et le juger d'une autre manière. Je conclus par cette observation pour signifier que nous n'avons pas à choisir entre attitudes et représentations, puisque nous ne pouvons nous servir des unes sans les autres (Fodor, 1981). Le reste est question de mots et de recherche d'une originalité mal placée. Cela dit, j'estime que Deutscher (1984) ou Harré (1984) dont les préoccupations sont voisines, ont débrouillé ces affaires de parenté avec les divers courants d'excellente manière.

Les remarques de Jahoda ont beau être brèves, elles exigent des réponses circonstanciées. Il y concentre beaucoup de questions, vite posées et non moins vite tranchées. Comment aurais-je pu, en un chapitre, procéder à une mise en rapport approfondie de tant de notions, dont celle d'idéologie ? Elle apparaît, dans la vaste littérature qui lui est consacrée, comme un système de représentations et rien d'autre (Althusser, 1972 ; Dumont, 1977 ; Doise, 1985a). Quant à la contradiction qui m'est imputée, il s'agit plutôt d'une affaire de mots que de substance. Le cadre d'analyse proposé dans le chapitre en question est général. Pourquoi n'ai-je pas mentionné l'idéologie à propos du marxisme ? Est-ce parce que « ça ne collerait pas aisément au schéma ? » Au contraire, c'est parce qu'il est devenu, dans un petit nombre de pays (France, Italie, Espagne probablement) une partie de la culture, des modes de pensée et d'agir d'un grand nombre de gens dans leur vie courante. Ou du moins une référence commune à toute interprétation des événements et des relations dans la société.

L'ouvrage de Berger et Luckmann est de ceux que l'on ne peut traiter à la légère. Donc, je ne l'ai pas fait, comme il m'est reproché. Je rappelle que mes remarques à son propos se contentaient de relever que le principe de construction de la réalité sociale prend un sens arbitraire et n'a pas d'avenir empirique. Ceci, tant qu'on ne tient pas compte des [147] représentations des membres d'une société. Je soulignais surtout que ses auteurs le désignent comme un chantier de recherches à ouvrir par les sociologues, et déjà largement mis en œuvre par les psychologues sociaux français avant que l'ouvrage ne soit publié. Il s'agit en vérité d'indiquer les possibilités de rencontre entre nos disciplines qui ont cessé de communiquer depuis longtemps. Mais nulle part je ne prétends que la théorie des représentations sociales est déjà testée, ou est empiriquement bien fondée. Quant à Schütz, c'est un « ancêtre » auquel on ne fait retour que depuis peu et qui vient légitimer a posteriori le consensus anti-fonctionnaliste dans les sciences sociales. J'avoue être impressionné par la hargne que met mon censeur à vouloir dépouiller cette théorie de toute spécificité. Il n'est pas le premier, ni le seul, sans doute. Je connaissais jusqu'ici une façon de faire qui consiste à la citer, et puis à se référer immédiatement à Durkheim pour marquer qu'il n'est pas nécessaire de passer par nos travaux. Comme si remonter à Démocrite dispensait quiconque de passer par les théories, et surtout les théoriciens de l'atome, qui y ont travaillé depuis. Comme si, ajouterais-je, adopter la notion de représentations sociales signifiait adopter la sociologie de Durkheim et l'envisager de la même manière. Gustav Jahoda s'y prend autrement. Cela consiste à m'imputer d'avoir pensé et ouvert un champ de recherches avant d'autres courants de recherche dans les sciences sociales, et indépendamment d'eux. Au lieu de reconnaître que cette convergence valide et consacre la spécificité de la théorie des représentations sociales, il y voit un signe de sa redondance et de son inutilité. À son avis, peut-être tout ce qui en porte le label pourrait être « présenté sans l'étiquette de représentation sociale et son absence aurait fait peu, sinon aucune différence ». Libre à Jahoda de le penser, mais c'est un fait que le label a existé avant d'autres et que sa présence fait et continue à faire une différence. Ces façons de faire qui n'ont rien à faire ni avec la connaissance, ni avec la critique, ne m'empêchent pas de continuer à élaborer une théorie dont les perspectives sont désormais « admises et largement partagées ». Ni de voir la distinguer dans le concert des recherches qui viennent plutôt [148] confirmer qu'invalider son orientation depuis le début. Une ressemblance familière n'est pas une identité, voilà qui paraît avoir échappé à notre censeur - il n'est pas le seul. Mais passons sur ces polémiques pour en venir à ce qui pourrait être l'amorce d'un dialogue. Car Gustav Jahoda, au-delà de ses excès, s'intéresse aux mêmes questions que nous et comprend les difficultés que présente leur solution.

Se familiariser avec l'étrange

Les représentations répondent aux nécessités les plus diverses d'une société. Les unes sont d'ordre purement intellectuel, ou cognitif, suivant l'expression consacrée. On y voit les Vorstellungen, substituts ou reflets de ce qui existe dans l'esprit des gens. Les autres, inscrites dans l'ordre pratique, ont trait aux rituels et aux actions exécutées en commun. Ce sont des Darstellungen, des mises en œuvre et des mises en scène entièrement publiques d'une vision d'ordre social. Dans le sens où une pièce jouée sur une scène de théâtre, ou encore une cérémonie apporte une représentation dans laquelle un groupe se reconnaît, un pouvoir s'exprime. Envisagées sous l'un ou l'autre aspect, les représentations façonnent ce qu'on appelle de manière imprécise une conscience sociale, celle d'une époque, d'une classe ou d'une nation en son entier. Prendre conscience d'un problème ou d'une situation historique, ce n'est pas révéler quelque chose de caché, mais en faire des représentations qui le permettent. Or cette conscience n'a pas encore été, que je sache, décryptée de façon satisfaisante. Elle nous fait cependant toucher du doigt combien il nous faut changer de perspective. L'échelle crée le phénomène, disait un physicien français. En effet, penser les représentations au plan de personne à personne et les envisager au niveau des rapports entre les individus et le groupe, ou de la conscience commune d'une société, change leur signification du tout au tout. Il y a là des phénomènes apparentés, mais différents.

Supposons la question : « Pourquoi Marie mange-t-elle ses steaks ? » Les deux explications « car ils sont délicieux » et « car ils ne sont pas cuits » expriment des causes externes [149] à la pensée de la personne qui a mangé. On peut négliger le fait que ce jugement explique des règles de gastronomie, que Marie est une jeune femme, et aussi les raisons pour lesquelles elle répond ainsi. C'est une affaire privée qui n'intéresse que quelques personnes, dont un logiciel et un expérimentateur. Mais c'est autre chose d'explorer un phénomène d'ampleur collective. Voici un malade dans un hôpital, interviewé par un journaliste, répondant à une question qui nous concerne tous. Il lui dit :

- Écoute, j'ai une théorie sur le sida. Cette maladie est artificielle. C'est un complot mondial des gouvernements visant à exterminer les indésirables. Ils veulent commettre un génocide sur nous (New York, 30/11/1987).

Là aussi nous avons une explication pour une cause extérieure. Cependant, elle s'inscrit d'emblée dans un rapport de l'individu à la société et à l'Etat. Elle est déterminée par le contexte dans lequel on perçoit le malade, un ancien combattant de la guerre du Viêt Nam, et où il apparaît indésirable. Sa réponse présuppose un contenu non exprimé, la représentation d'une société dans laquelle les indésirables sont mis à l'écart et puis éliminés par n'importe quel moyen. La maladie en est un, dès lors qu'elle est « provoquée par l'homme ». De ce fait, elle a moins un caractère organique que politique ; et celui qui en est atteint apparaît comme une victime, non comme un malade. D'ailleurs, l'interviewé commence par dire : « - J'ai une théorie. » Il s'est donc formé une représentation dont on sait par ailleurs qu'elle circule depuis un certain temps sous forme de rumeur. En ce sens, elle est sociale, et l'interview amplifie ce caractère sans le vouloir. Je n'ai pas besoin de m'étendre davantage sur ce point pour souligner qu'à l'échelle où nous abordons d'habitude les représentations, les aspects mentaux et sociaux prennent une allure différente (Moscovici, 1987 - texte 5 du livre) de celle qu'ils ont à l'échelle d'une ou deux personnes. On saisit la raison pourquoi il ne suffit pas d'aborder l'étude de ces aspects sur le modèle de la résolution de problèmes. Il est courant, en psychologie sociale, d'envisager les phénomènes [150] cognitifs dans la vie quotidienne sous cet angle en tant que puzzles and pragmatics [9] (Turnbull, 1986). En conséquence, l'individu est considéré comme un déchiffreur d'énigmes (« puzzle-solver » [10]). On transfère ici le modèle de la science à l'étude de théories de la vie de tous les jours. Mais on le fait de manière incomplète vu que le scientifique résout ses énigmes dans le cadre d'un paradigme établi par la communauté scientifique, dont l'équivalent serait pour nous une représentation sociale. En tout cas, dans cette perspective, les individus sont censés résoudre des problèmes, animés par le besoin de « chercher la vérité » et de porter des jugements corrects sur les faits (Higgins & Bargh, 1987). En ajoutant toutefois que les gens perçoivent et pensent le monde social autrement que s'ils se fiaient seulement à l'observation et aux règles de la logique. Bref, ils pensent moins correctement sur le marché des actions que sur les marées, sur les signes du pouvoir que sur les signes de la pluie. Mais, en changeant d'échelle, nous changeons aussi de modèle. Distinguer entre le correct et l'incorrect, comme entre le normal et l'anormal est possible et clair lorsqu'il s'agit d'individus. Ceci parce qu'une société ou une communauté scientifique définit de manière légitime le critère par rapport auquel quelque chose peut être considéré comme vrai, normal ou réel. Il n'est pas possible de le faire pour des groupes, sociétés ou cultures. En disant qu'une guerre a commencé par une faute de calcul, ou que les camps de concentration sont une erreur commise par Staline par rapport au socialisme, on abuse du langage. Car on présuppose connue la vérité du sens que doit prendre l'histoire, de même que l'on connaît celle de la trajectoire des planètes. Si on en abuse, c'est pour donner l'impression que l'on corrige une erreur d'expérience ou l'équation d'une théorie.

Je l'ai souligné en commençant : ce qui nous concerne a trait à la connaissance au vu de « créer une réalité ». La communication n'est pas une expression des pensées et des sentiments qui serait secondaire par rapport à eux. L'action elle-même qui les sous-tend est communicative, qu'elle soit [151] instrumentale ou purement rituelle. Elle modifie ou engendre une réalité, se traduit par une pratique qui objective les pensées et les sentiments dès l'instant où ils sont communiqués et partagés. Notre vie de tous les jours s'entrelace à celle des autres qui agissent sur nous. Si nous la connaissons, c'est parce que nous la faisons chaque jour.

Donc, il faut se défaire de l'idée selon laquelle représenter consiste à imiter en pensée ou en langage des faits et des choses qui auraient une signification hors du monde du discours qui les exprime. Il n'y a pas de réalité sociale et psychologique « en soi », ni d'image transparente des gens ou des événements sans rapport à celui qui crée l'image. C'est pourquoi celui qui les représente en même temps se représente en et par eux. Il paraît donc difficile d'affirmer que leur connaissance résulte de la résolution d'un problème ou d'une récognition. Le paradigme ne s'applique pas aux situations et échanges quotidiens. Le critique littéraire russe Bakhtine oppose « pensée sur le monde et pensée dans le monde » (1986, p. 162). Quand nous passons des représentations en tant que moyens de reconnaître aux représentations en tant que constructions de réalité, nous passons de la pensée sur le monde à une pensée dans le monde. Aux dimensions où nous le faisons, une représentation s'imprime dans la langue et dans les pratiques. Cette empreinte n'est pas un à-côté du fonctionnement mental et social. L'acte de connaître ne s'exerce jamais à vide ; il n'existe et ne se reconnaît que dans son travail, dans ses œuvres dirigées et conservées. Les états mentaux partagés ne restent pas des états mentaux, ils se communiquent, prennent figure, tendent à se matérialiser, à devenir des objets. Et dans cette optique, ils acquièrent un pouvoir. Il y a une « puissance des idées » (Moscovici, 1988b) que l'on voit se manifester au plus haut lorsque les représentations acquièrent l'intensité d'une croyance.

Bref, ce qui est représenté et la façon dont c'est représenté reçoit un sens en relation avec la position de celui qui représente. Lorsqu'on occupe des positions claires et partage des valeurs fermes, le rôle des notions et des images qui forment une représentation est véritablement crucial. Au lieu de les utiliser comme des symboles, des moyens d'interpréter [152] les observations réelles, les hommes y voient des éléments de la réalité, et leur caractère de notions et d'images passe au second plan par rapport à la préoccupation principale : agir et communiquer. Ils n'y voient que l'objet ou l'être auquel ils pensent et dont ils parlent comme s'il faisait corps avec les concepts et les mots. En disant qu'il faut considérer les représentations sous cet angle d'efficacité quasi matérielle, je renouvelle une proposition qui a déjà été faite, sans être suffisamment entendue :

Il est le temps, écrivait Hocart, que ces sentiments et idées, jamais incarnés dans le métal et la pierre, mais vivant uniquement dans l'esprit, soient reconnus comme des faits aussi réels que ceux que l'on peut toucher et susceptibles d'être traités avec la même rigueur que tout ce qui tombe sous nos sens (1987, p. 60).

Une représentation peut constituer le réel dans les deux sens. D'une part, comme le langage ou le symbole, elle est performative ; définie par le fait d'être partagée, elle s'avère une situation effective. Envers un leader charismatique, nous nous conduisons comme s'il possédait une qualité précise. Ceci lui crée l'obligation de se présenter, de parler, comme il lui est prescrit. D'autre part, elle est constructive dans la mesure où elle sélectionne et met en relations des personnes, des objets, de manière à correspondre aux stipulations du groupe, lui permettre de communiquer et d'agir en conformité avec les notions et images communes. Le représentant est ainsi présent dans le représenté, comme l'argent dans l'objet qu'on achète et vend, et auquel il donne une valeur. On a aussi montré que les représentations qu'on se fait déterminent l'explication qu'on donne des causes d'une maladie et des traitements appliqués. Un clinicien exercé à la psychanalyse situe le problème du malade dans l'histoire de la personne ; un psychiatre, dans un trouble génétique ou dans la situation du patient. Dans le premier cas, on aura tendance à changer la personne et protéger la société. Dans le second, ce sera l'inverse : on voudra protéger la personne et changer la situation sociale (Batson, 1975). Tout ceci présuppose une [153] sélection et une création de l'information qui déterminent la réalité dans laquelle les gens vivent.

Diffusée et changée en représentations sociales, une théorie a des conséquences analogues. Elle engendre des situations et des informations qui lui confèrent une réalité que nous avons faite nous-mêmes. La théorie du « split-brain » [11] (syndrome de déconnexion interhémisphérique) a été popularisée et a captivé l'imagination jusqu'à devenir non seulement une grille de lecture des faits, mais aussi une source de pratiques de la vie courante. Deux auteurs américains en résument le cheminement :

Ainsi la lutte éternelle à la corde, écrivent-ils, entre « l'émotion et la raison », « le cœur et l'esprit » - ce que Freud appelait « processus primaire » (primitif, mythique, de pensée, comme dans les rêves) et « processus secondaire » (l'analyse rationnelle) - a semblé avoir un réel impact dans les hémisphères de jumeaux. Joseph Bogen était parmi les premiers à saluer le cerveau duel comme une dichotomie humaine fondamentale... Un culte répandu du cerveau droit a suivi et la maison à deux étages de Sperry a grandi dans la salle des ventes des sciences du cerveau. Aujourd'hui, notre coiffeur nous donne des leçons sur les deux hémisphères du cerveau et la vente par correspondance psy à la mode nous recommande vivement d'éveiller la créativité latente de notre hémisphère droit négligé. Nous avons même rencontré un psychologue qui dirige un atelier pour des personnes qui sont ordonnées ou désordonnées à cause de la domination de l'hémisphère droit - ou gauche - et qui sont mis en contact de personnes avec la tendance opposée. Est-ce que tout cela est vrai ? Bien, il y a un peu de cela (Hooper & Teresi, 1986, p. 224).

Cet exemple montre comment les gens transforment une connaissance donnée, créent des informations qui la confirment, et en même temps l'objectivent dans leurs pratiques courantes. Nous avons élucidé ce phénomène dans plusieurs recherches (Moscovici, 1961 ; Herzlich, 1969 ; [154] Jodelet, 1984 ; Mugny & Carugati, 1985). Ce que nous avons mis comme prémisse à nos recherches apparaît comme la conclusion d'une série d'expériences menées de façon indépendante :

Une plus grande attention, écrit-on, doit être clairement accordée à la façon dont les percevants créent et construisent les informations en plus de la façon dont ils les traitent.

Mais dans la mesure où les individus traitent une information qu'ils ont créée en tant que groupe, ce qui se passe « là-bas » peut être « autant les effets de notre perception de ces événements que les causes de ces perceptions » (Snyder et al., 1977, p. 664). Le terme de perception est inadéquat dans ce contexte et n'a de sens que parce qu'on considère ces faits en dehors du contexte social. Ceci nous amène en tout cas à penser que « créer » une réalité signifie que nous vivons et pensons, sauf exception, des mondes « virtuels » imbriqués dans des mondes « actuels ». Je veux dire que les mondes tels qu'ils sont, ou tels que nous les croyons être, comprennent une partie de souvenirs de ce qu'ils ont été, mêlés à des anticipations, des calculs et des alternatives qui nous associent et nous font agir. Plus nous partageons une représentation, plus ce monde est de notre fait, « in hère » [12], apparaît autonome, existant de son propre fait, « out there » [13].

En somme, les représentations sociales sont, pour reprendre une expression courante en anglais, ways of world making [14]. Il n'y a rien d'arbitraire dans ce faire, puisque les régularités de la pensée, de la langue et de la vie en commun se conjuguent pour en déterminer les possibilités. C'est pourquoi la notion de construction devenue banale perd son caractère strict et émancipateur, si on y voit un simple effet du discours et du consensus des individus. Si tout est permis, alors construire exprime moins une liberté créatrice du réel qu'une illusion sur les conditions de cette liberté.

[155]

Il y a encore du chemin à faire pour comprendre la psychologie d'une cognition pour laquelle créer de la réalité l'emporte sur tester la réalité. Cette vision des transactions dans le monde comporte une mise en place de concepts provisoires pour cerner les phénomènes. Jahoda en a conscience. Ceux que j'ai proposés, il les présente comme si je m'étais contenté de les jeter sur le papier, sans raison. L'opposition univers consensuel/univers réifié peut surprendre ou gêner. Ou être assimilée à celle du spontané et de l'organisé, du formel et de l'informel, etc. Mais à quelle nécessité répond-elle ? En adoptant le modèle d'une pensée créatrice de réalité, il faut préciser les catégories dans lesquelles on définit celle-ci. En effet, toute représentation se forme dans une culture qui divise les êtres et les choses, impose un cadre à tout ce qui se pense et se pratique dans un ensemble de sociétés. Ce fut longtemps le cas du cadre définissant le sacré et le profane, le surnaturel et le naturel. Les actions et les relations entre les hommes le renforçaient, obéissaient à certains impératifs de l'entendement et de la sensibilité propres à lui. Dans la société moderne, les représentations qui se substituent aux mythes et savoirs populaires constituent notre monde dans un cadre différent.

À la suite de la science, on pourrait penser que les catégories de vrai et de faux, rationnel et irrationnel ont repris une partie des fonctions et même du prestige du sacré et profane. Elles induisent un modèle de la nature humaine qui consiste à résoudre des problèmes puis à soumettre des solutions à l'épreuve du réel. Mais elles concernent plutôt l'individu. De celles que nous formons en commun, on peut dire ce que Lévi-Strauss disait des mythes :

Pour passer à l'état du mythe, il faut précisément qu'une création ne reste pas individuelle (1971, p. 56).

Elles portent toujours la marque d'un antagonisme entre la signification humaine et la signification non humaine, entre ce qui nous est propre et ce qui semble venir du dehors, être objectivé. Plus généralement, entre la catégorie du consensuel à laquelle appartiennent les premiers et la catégorie du [156] réifié dont font partie les seconds. Et les représentations s'inscrivent dans l'écart qui les sépare.

Reprenons le cas du split-brain (syndrome de déconnexion interhémisphérique). Débordant la biologie et la génétique, on a défini le cerveau droit dans la catégorie du consensuel et le cerveau gauche dans celle du réifié. Je ne dis pas que ce soit inexact, mais la représentation comporte une dualité dont le contenu s'exprime dans le tableau suivant :

Hémisphère gauche

Hémisphère droit

analytique, déductif

dialectique, synthétique

exclusif (l'un ou l'autre)

inclusif (l'un et l'autre]

convergent

divergent

ordre de l'ordre

ordre du désordre

système, texte

environnement, contexte

mots, numéros, lettres

modèles, plans, images

littéral

figuratif

logistique

reconnaissance

objectif

subjectif


Tout cela peut être lu comme un conte pour les enfants. Mais, compte tenu de sa diffusion, qui l'a fait devenir une partie de la vision commune, on peut se demander ce qui détermine sa mise en œuvre. On retrouve alors le cadre mentionné ci-dessus et les catégories qui le définissent et s'imposent aux raisonnements et aux images avec la force d'une évidence.

On s'étonne souvent que les gens soient si négligents à valider leurs jugements, si oublieux des règles statistiques et si peu soucieux de corriger leurs erreurs. C'est parce qu'on les envisage comme des organismes biologiques, or ce sont des organismes sociaux. Il faut se poser la question de l'univers dans lequel sont formulés les dilemmes et situés ceux qui doivent les résoudre. Dans l'univers consensuel, la fonction communicative de la pensée est d'une extrême importance, puisqu'elle contribue aux échanges constants entre les gens à propos d'événements qui influent sur leur vie ou piquent leur curiosité. Elle permet une délibération continue entre des [157] personnes dont les opinions et les humeurs évoluent en permanence. La conversation donne une signification humaine à ce qui compte à leurs yeux, de préférence en dehors de la hiérarchie sociale.

Dans le parler familier puisque les contraintes et les conventions du discours sont caduques, on peut adopter une approche spécifique, officieuse, volontaire vis-à-vis de la réalité (Bakhtine, 1986, p. 97).

Dans ces conditions, les représentations présentent une configuration où notions et images existent sans viser à l'uniformité, où l'incertitude est tolérée ainsi que les méconnaissances, ce qui permet à la discussion de se poursuivre, à la pensée de circuler.

Producteurs et utilisateurs d'une représentation ne font qu'un. A la base de leurs relations se trouve un facteur essentiel, la confiance, tout comme en politique et économie. Ainsi papier-monnaie, chèques et autres symboles passent de main en main ; toutes les opérations se déroulent sur une couverture mince et fictive. Le papier, en soi sans valeur, ne vaut qu'en fonction d'une autre chose, impalpable. De même, on ne contrôle pas l'information fournie par un collègue ou un ami, l'essentiel est qu'elle semble juste. Dans l'univers consensuel, ces représentations ont une vérité fiduciaire qui naît de la confiance que nous faisons aux informations et jugements du moment que nous partageons avec autrui.

Dans l'univers réifié, il faut donner une structure et une cohérence définies à la connaissance que nous avons des gens et des événements sociaux. Penser, c'est ordonner et incorporer chaque exemple particulier dans un cadre plus englobant. Cela présuppose une hiérarchie et des règles spécifiques de communication qui organisent l'information en une représentation unitaire, voire unique. Elle devient une base d'action et façonne une réalité officielle dont on écarte les traits non pertinents et les alternatives troublantes. On peut décrire le cerveau comme un ordinateur, mais non pas réifier la pensée elle-même, ni la définir par des opérations qui portent l'empreinte du mécanique. Dans cet univers, [158] toute vérité est légale, confirmée par la conformité aux procédures et au langage prescrits. On fait confiance aux règles, non aux personnes, même si les conditions de leur application ne sont pas remplies.

La théorie des représentations sociales s'est plutôt placée dans l'optique de l'univers consensuel. Ce qui inclut la prise en compte de l'univers réifié. Tous deux interviennent en même temps pour façonner notre réalité. En parlant de l'aliénation de l'homme, de la tyrannie bureaucratique, nous envisageons l'univers réifié par rapport à un homme vivant dans l'univers consensuel. Et leur opposition s'exprime dans la distinction entre médecine douce et médecine organique, psychologie clinique et psychologie expérimentale, soft and hard sciences, pensée narrative et pensée paradigmatique (Zukier, 1986). Pour une psychologie sociale qui a la réputation d'être aveugle à la culture (Pepitone, 1986), nos catégories sont superflues. Elle s'en tient à l'équipement biologique de l'homme qui est partout et toujours le même. Mais les représentations sont envisagées à une échelle où les différences inscrites dans la culture façonnent la famille humaine et son monde. Une fois reconnues ces différences entre catégories, une question se pose : qu'est-ce qui suscite les représentations en général ?

Pour y répondre, j'ai proposé l'hypothèse que toute représentation répond à la nécessité de nous familiariser avec l'étrange. Notre attention est captée par l'absurde, l'incongru, fasciné par le monstrueux, l'insolite, catastrophes naturelles, miracles de la science ou créations des artistes et des romanciers. La science elle-même rejette le trivial de ses théories et de ses expériences. Sachant que cette tendance est profondément enracinée et que la tradition du nouveau en fait un impératif, j'ai hésité à formuler l'hypothèse en question. J'y suis parvenu récemment au vu d'une série d'études qui soulevaient des questions du genre : à quoi tient le pouvoir des représentations sur la sensibilité ? A quelle impulsion affective doivent-elles répondre ? Quelles satisfactions peut-on attendre ?

Confronté à ce genre de matériaux, ce n'est pas dans les livres qu'on cherche des réponses ou des concepts. On [159] les évite même, afin de garder une liberté de réflexion, une fraîcheur d'esprit dans la recherche d'une solution. Je ne regrette donc pas, malgré les remontrances de Jahoda, de ne pas avoir lu le travail de Schütz ou de ne pas avoir cité Bartlett, dans l'œuvre duquel j'ai trouvé par la suite bien des confirmations. Jahoda estime mon hypothèse intéressante et même l'admet. Ce pas en avant est suivi d'un pas en arrière. Il soutient que je ne fournis pas assez d'évidence pour montrer que le non-familier est troublant, sinon menaçant. Je le lui accorde, mais ne juge pas indispensable d'énumérer tous les faits connus dès qu'on énonce une proposition. Quelques indications me semblaient suffire. Je ne crois pas, pour m'en tenir à son exemple, que la crainte des enfants envers les personnes ou les objets non familiers puisse être séparée de l'« idée » qu'ils s'en font. L'empire magique de l'étrange et de la nuit, la peur du noir, ont sans doute pour origine autant l'abandon imaginé d'une mère aimée et protectrice que des histoires racontées.

Ce qui le dérange n'est pas le manque d'évidence, mais la nature de l'hypothèse. A savoir que la formation des représentations sociales a un ressort affectif, une base motivationnelle comme on dit. Ces émotions sont aussi nombreuses et variées que les représentations elles-mêmes, elles ont cependant en commun le sentiment d'étrangeté, qui est à la vie mentale ce que le sentiment de culpabilité est à la vie morale. Pour l'écarter, Jahoda reformule l'hypothèse en termes purement cognitifs, dans la tradition de Piaget. Du point de vue social, une cognition ne peut être séparée de sa marque affective, voilà ma première remarque. Ensuite, comment distinguer l'étrange de l'inconnu, de l'ignoré ou du contradictoire ? Si l'hypnose apparaît telle, ce n'est pas en raison de l'ignorance de ces causes ou d'effets contraires à la raison, mais de ses aspects non familiers, hors du commun et légèrement magiques. Gustav Jahoda suppose que le non-familier a pour origine des incertitudes intellectuelles et peut être défini de manière objective indépendante de l'expérience de ceux qui l'éprouvent. Il le confond avec le nouveau, l'original, ce qui n'a pas beaucoup de sens.

[160]

L'hypothèse de l'étrangeté ou de la non-familiarité exprime bien autre chose qu'une contradiction ou une dissonance entre deux cognitions. Elle présuppose un défaut de communication avec le monde où se situe une personne ou un objet et un excès de significations familières qui nous arrachent à l'état passif, à la conviction qui va de soi. Si précise et si quotidienne que soit notre connaissance de certaines pratiques sexuelles, l'homosexualité, par exemple, elle garde toujours ce caractère à cause des prohibitions. Tout comme certains savoirs, dont la science, sont qualifiés de plus ou moins ésotériques. Mais laissons à Heider (1958, p. 194) le privilège de décrire les effets du sentiment de non-familiarité :

Une situation non-familière offre de nombreuses options suffisamment menaçantes pour qu'une personne en insécurité se retourne contre elle. Une situation non-familière est cognitivement non structurée, c'est-à-dire la séquence des étapes nécessaires pour atteindre un résultat n'est pas clairement connue. Les conséquences du manque de clarté cognitive, la conduite instable et les conflits de groupes ont été expliqués par exemple auprès d'adolescents (Lewin, Lippitt et White, 1939), de minorités (Lewin, 1935), de groupes autocratiques (Lippitt, 1940), de jeunes enfants dans des contextes non familiers (Arsenian, 1943), de personnes handicapées (Barker et al., 1946)... L'étrange est vécu comme inadapté à la structure de la matrice de l'espace vital, inadapté aux attentes. L'adaptation du changement lors de la rencontre avec le non-familier demande de l'énergie.

Pour venir à bout d'une idée ou d'une perception « étrange », on commence par l'ancrage via l'une des représentations sociales existantes, l'ensemble recevant une signification courante dans ce processus. Une étude sur la représentation de la radioactivité par des enfants italiens après l'accident de Tchernobyl (Nigro et al, 1987) le montre joliment. Les phénomènes non familiers qui se sont produits (explosion, évacuation de la population, contamination des aliments) sont d'abord élaborés à l'aide d'images religieuses, de science-fiction ou d'images médicales que ces enfants [161] possèdent. Puis les notions et images familières apportent leurs propres descriptions d'abord, et explications ensuite. Et le non-familier est assimilé, le tout s'unifiant en une représentation du nouvel objet au cours du processus.

Un trait important souvent négligé de l'ancrage est le transfert d'un réseau de notions et d'images d'un domaine à l'autre auquel il sert de modèle. Ainsi l'extrême droite, en France, a élaboré il y a peu une représentation de sida calquée sur celle de la tuberculose, et proposé des remèdes analogues. Elle a même créé un langage approprié : les malades qualifiés de « sidaïques » devraient être isolés du reste de la population dans un « sidatorium ». Dans les grandes villes américaines, on observe ce processus de manière plus spontanée. Bien qu'il semble que la maladie se propage plutôt de l'homme à la femme, les représentations formées au cours de la circulation des rumeurs de bouche-à-oreille suivent la convention. La contagion est censée se produire de la femme à l'homme (Fine, 1987). La règle de l'ancrage est bien celle indiquée par Bartlett :

Comme cela a été souligné précédemment, écrit-il, chaque fois qu'un matériel visuel est présenté comme étant représentatif d'un objet commun, tout en contenant certaines caractéristiques qui sont non-familières à la communauté à laquelle le matériau est introduit, ces dernières subissent invariablement la transformation dans le sens du familier (1932, p. 178).

En définitive, une opération de décodage exige que l'on transforme des symboles « étranges » en symboles « familiers », sans jamais y réussir en entier. On finit par ne plus y prêter attention, tant ils deviennent évidents ou banals. Motions et images s'objectivent, deviennent choses en se fermant sur elles-mêmes. Le mot se fait cliché, les significations contradictoires coexistent sans s'annuler et prennent un caractère impersonnel. Ceci parce qu'elles appartiennent à tous et à personne, se répétant au cours des échanges quotidiens. Au point que nous ne distinguons plus les objets dont nous avons la notion et ne les voyons pas, de même que nous [162] ne faisons pas attention aux proches parce qu'ils sont nos proches, non parce qu'ils nous sont indifférents. « Ils ont des yeux et ne voient point », comme dit la formule de l'Ancien Testament. Des théories « implicites », ou « profanes » sont des représentations à cet état. La tension avec le non-familier a cette vertu d'empêcher l'habituation du mental de s'achever, ainsi que la répression de ce que nous avons sous les yeux, le familier. Les préjugés qui nous permettent de juger restent actifs, la perception des choses demeure en mouvement. On voit cette tension à l'œuvre lorsque la psychologie met en théorie des connaissances sur l'individu ou la société qui font déjà partie des représentations communes. Elles agissent et sont objectivées dans des relations et des comportements à notre insu. Mais ce sont bien les théories scientifiques, avec leur terminologie et leurs méthodes différant de celles de la vie quotidienne, qui les revivifient et les rendent sensibles sous une autre forme (Semin, 1987). Je ne veux pas dire que l'hypothèse est démontrée, et encore moins qu'elle ne doive pas être affinée à la lumière des observations (Mugny & Carugati, 1985 ; Jodelet, 1985) pour mériter notre pleine confiance. Mais elle ouvre une possibilité de penser la genèse des représentations sociales et des communications humaines en général.

Parvenu à ce point, je me sens comme un coureur qui, ayant sauté un certain nombre d'obstacles, s'entend dire que ce n'était pas la peine, car la course elle-même n'a pas de raison d'être. Après que je me suis expliqué sur les catégories du consensuel et du réifié, sur la dynamique sous-jacente aux représentations, Jahoda me renvoie sur les bancs de l'école. Personne ne considère plus la perception comme une copie ou une reproduction de ce que nous voyons, m'informe-t-il. En outre, les concepts eux-mêmes sont des fragments de représentations sociales. C'est donc par ignorance ou naïveté que j'y vois quelque chose de distinct, une charnière entre percepts et concepts. Assurément, je connais ces arguments depuis belle lurette, et je me tiens au courant de tout ce qui se passe dans ces domaines. Parlons plutôt de la dose d'imaginaire que les représentations contiennent à quelque degré. Dans une étude sur les représentations sociales de la maladie [163] mentale, De Rosa (1987) a montré et de plus découvert que la composante figurative évolue de manière indépendante de la composante intellectuelle. Elle semble enracinée dans un état archaïque de la mémoire sociale. De même pour les représentations du groupe. Kaës (1976) les décrit comme émergeant d'un certain nombre d'images précoces de la famille et du corps des parents. Ensuite, seulement, elles s'inscrivent dans ces concepts et attirent un vocabulaire qui les exprime. Les deux études suggèrent que la composante figurative est plus stable et plus directement sociale que la composante intellectuelle. L'image a la vertu de nous relier au passé et d'anticiper la forme des choses à venir, du réel in the making [15].

Au cours du processus de communication, on génère une structure cognitive particulière qui diffère de la structure « classique », quels que soient le degré d'éducation des individus ou le degré de formalité du domaine de connaissance. Les idées et les informations qui ne sont pas destinées à rester propriété exclusive d'une petite minorité doivent se transformer radicalement en se propageant dans la société, en devenant un sujet de conversation courante. Lorsque les hommes ont d'autres esprits à l'esprit, ils traitent les informations et les idées à un certain niveau pour les communiquer et former une réalité commune. Quiconque ignore cette nécessité et s'en tient au niveau « conceptuel » ou « scientifique » ne peut espérer toucher qu'une infime minorité. L'étude que nous menons en ce moment sur la représentation sociale du marxisme témoigne de cette conséquence « indésirable ». Tout ceci explique pourquoi j'ai opté pour une définition de la représentation comportant des traits abstraits et iconiques, des cognitions propositionnelles et figuratives. Elle permet de comprendre une idée avec la même vivacité qu'une émotion, et vice versa.

Une conséquence au moins s'en dégage : les représentations sont sociales par un isomorphisme particulier de la structure cognitive et des fonctions d'agir et de communiquer qu'elle remplit dans la société. Et l'image y joue un rôle capital. Voici la description que donne l'historien Duby [164] de la diffusion des doctrines chrétiennes parmi les masses populaires :

Où il s'agit de convertir, écrit-il, et pour convertir d'éduquer, il est évident que les ateliers de création culturelle situés aux niveaux supérieurs de l'édifice social, dans les foyers d'avant-garde du corps ecclésiastique, mais œuvrant constamment à l'usage du peuple, ont volontairement accueilli des tendances diffuses, des schémas, des images mentales répandues, afin de les incorporer à leur construction de propagande, et par cette propagande revêtue de traits plus familiers, elle put moins malaisément pénétrer dans les masses (1988, p. 196).

Dans la recombinaison d'éléments cognitifs, l'image a la vertu particulière de « faire voir » et de familiariser avec ce qui demeure lointain, étrange. Les choses apparaissent plus habituelles et plus intéressantes. Les représentations sociales sont formées et se communiquent afin de rendre le monde quotidien plus passionnant. Au-delà de ce constat, se profile une direction d'évolution psychosociale d'une idée ou d'une information. À l'inverse de l'énergie qui se déplace toujours d'un état chaud vers un état froid, une loi de la société fait que les cognitions se déplacent d'un état froid vers un état chaud. Une image vive et répétée enchaîne ce que l'on perçoit à un jugement dont la logique se présente comme l'expression la plus juste, la plus simple d'un état de choses (Piaget & Inhelder, 1966 ; Johnson-Laird & Steedman, 1978). Que nous ayons « vu » une foule déchaînée à la télévision ou au stade, les réactions déclenchées sont à peu près les mêmes et la certitude que nous pouvons en avoir aussi. Voilà un moyen qui permet de sauter bon nombre d'étapes logiques et de rendre quelque chose familier. Les notions conçues sont métamorphosées en objets perçus - pensons aux hallucinations et illusions collectives ! - et deviennent si vives que leur contenu intérieur prend le caractère d'une réalité extérieure. Mead l'observait avant moi :

Nous devons reconnaître non seulement un individu corporel, mais un individu social et logique, chacun d'eux serait [165] en mesure de répondre à la traduction des sciences sociale, logique, et psychologique, en des termes d'environnement psychique.

Et il ajoute, reconnaissant que le seul terme psychologique qui convienne ici est celui d'image, malgré tout ce qu'il implique :

Il n'y a pas d'autre expression qui répond à une telle organisation d'un état subjectif pouvant devenir objectif (1981, p. 57).

Par son moyen, les idées se changent en choses, les pensées en actes et les noms sont identifiés à des personnes. Ceci reconnu, il faut admettre que les représentations sociales ont l'aspect double, iconique et intellectuel qui leur est particulier, selon des dosages variés relatifs aux circonstances, au degré de compétence ou aux croyances. Nous voyons une tendance dominante actuellement à faire passer idées et événements par une pensée figurative qui dépeint au lieu de décrire, montre au lieu d'expliquer, ajoutant à la rêverie des pensées irréalistes et des utopies qui sont sans cesse inventées dans les médias publics et les lieux de conversation.

La représentation est-elle un phénomène psychique distinct ? À cette question la réponse est décidément oui. Il faut d'abord tenir compte de deux univers, deux catégories, le consensuel et le réifié. Elles façonnent nos pensées et visions qui sont ensuite dirigées de façon à nous familiariser avec l'étrange. Enfin ceci accentue, en partie, le caractère figuratif des représentations et leur spécificité, vérifiant ce qu'écrivait Wittgenstein ; « L'acte de penser est tout à fait comparable à celui de dessiner des images » (1980, p. 172). D'où l'importance des traits stylistiques et de la valeur esthétique des représentations sociales, la fascination qu'elles exercent.

Jahoda, une fois de plus, trouvera là une occasion de fustiger mes allusions, métaphores et vices du même genre. Mais le phénomène dont nous traitons touche à plusieurs sciences sociales et nous ne pouvons éviter une expression plus personnelle. Ces vices ne servent pas à enjoliver le texte [166] ou accroître le plaisir de l'écriture. Ce sont des engins qui permettent de faire converger plusieurs formes d'analyse et modes de discours, tout en restant aussi proche que possible de la matière en jeu. Le principal est d'apercevoir quelque chose que nous n'avons pas aperçu auparavant et que nous apercevons d'une nouvelle façon. Je connais aussi les engins d'une écriture vertueuse, ayant publié dans toutes les revues qui en exigeaient une. Je ne suis pas sûr que nous lui devions une avance spéciale, ni qu'elle ait contribué à faire connaître nos travaux en dehors d'un cercle étroit. La vertu n'est pas toujours récompensée, même si le vice est quelquefois puni par la majorité morale.

La science de la vie privée
versus la science de la vie publique

Gustav Jahoda a-t-il réfléchi aux implications éthiques et intellectuelles de sa conclusion ? Il me concède, et je l'en remercie, le mérite d'avoir créé un label et fait quelques recherches, indignes de la science sans doute, mais qui ont néanmoins retenu l'attention. Après quoi il m'en dépossède et me conseille de passer la main à des gens sérieux, capables de reconstruire avec méthode ce que j'ai bricolé, passant d'une « soft » à une « hard » approche. Ces métaphores empruntées à la pornographie font mauvais effet. Il vaudrait mieux dire de la pensée linéaire à la pensée non-linéaire, ou du point de vue d'un esprit large à celui d'un esprit borné, on saurait de quoi on parle.

Si je comprends bien, il suggère trois remèdes : 1° donner une définition stricte des représentations, 2° adopter des méthodes de recherche plus rigoureuses, 3° réintégrer le cadre reconnu de la cognition sociale. Cela semble raisonnable à première vue, mais ces propositions sont d'un intérêt plus général et vont loin. Notre stratégie a été de combiner sans cesse soft et hard approche selon les besoins, en veillant à ce que les soucis de rigueur n'étouffent pas le souci heuristique. Pour ce qui est des définitions, on peut en discuter la valeur. Si des concepts en ont une, ils en ont plusieurs : [167] ainsi pour le self, schème, attitude, etc. Et s'il y en a plusieurs, il n'y en a aucune. Et nous restons avec des descriptions et intuitions dont les unes recueillent le consensus et pas les autres. Là où je suis réticent à définir les représentations sociales, certains l'ont osé (Doise, 1985 ; Jodelet, 1985 ; Codol, 1969b), et ils ont bien réussi. Donc, le premier remède a déjà été découvert.

Qu'en est-il de la méthode ? Les théories qui nous occupent sont de deux espèces, à ne pas confondre. Les unes sont des cadres conceptuels, permettant de découvrir un aspect nouveau et fécond des faits, de les interpréter et d'en parler, ce qui n'est pas rien. Les autres sont un système d'hypothèses qui s'en déduisent et que l'on peut vérifier ou falsifier. La plupart des théories dans les sciences humaines et en psychologie sociale (Semin, 1987) sont du premier genre : théorie du champ, du traitement de l'information, de l'attribution, des représentations sociales, bien sûr. On ne peut pas leur demander une grande précision, ni les soumettre à une preuve exhaustive de faits. C'est la nécessité de tenir compte de la croissance et du cadre conceptuels qui motive nos réserves devant les méthodes strictes. Et notre théorie, relativement neuve, a un long chemin à faire avant d'être vérifiable ou falsifiable - à condition de rester féconde. La seule attitude scientifique est donc de respecter ces exigences, avant de la soumettre à des critères auxquels elle ne pourra satisfaire que plus tard, voire pas du tout. Le physicien Bohm parle de la lente gestation des idées :

Mais une nouvelle idée ayant de larges implications peut exiger une longue période de gestation avant que des inférences falsifiables ne puissent en être tirées. Par exemple, l'hypothèse atomique, suggérée originellement par Démocrite il y a vingt-cinq siècles, n'avait aucune inférence falsifiable pendant au moins deux mille ans. Les nouvelles théories ressemblent aux plantes qui nécessitent nutrition et culture pendant un bon moment avant de les exposer aux risques du milieu (Bohm & Peat, 1987, p. 59).

[168]

Notre idée aussi nécessite encore nutrition et culture, il n'y a rien d'illogique à la reconnaître. Persuadés de tout ce qu'elle implique, notre premier souci est d'enrichir son contenu et d'affiner son cadre théorique. En somme, la remplir, lui donner du corps, si on veut aboutir à une connaissance originale qui nous aide à comprendre ce que font les gens dans la vie réelle et dans des situations significatives. Certes, pour atteindre ce but, il faut compter davantage sur la créativité des chercheurs que sur des recettes. Ce n'est pas l'avis de Jahoda qui reproche à la théorie des représentations sociales d'avoir suivi d'une démarche plus ou moins qualitative, disons nonchalante. Ce pour quoi il propose d'abandonner le label et de me laisser à mon ornithologie et à mes pseudo-explications. Pour céder la place à des esprits plus soucieux de preuve et de méthodes rigoureuses.

Il aurait dû se poser la question, non par rapport à la personne, mais à la nature du phénomène. Ce n'est pas par manque de savoir-faire, aversion pour l'expérience de laboratoire ou les échelles que leur emploi suscite ma réserve dans ce domaine, puisque je les pratique volontiers dans d'autres. Mais sans doute pour éviter toute exactitude prématurée qui, Festinger l'a rappelé, fait avorter des idées capitales et rend la recherche « stérile » (1980, p. 252). Et le besoin d'explorer les diverses possibilités aussi loin que faire se peut est central. Dès le début, nous avons donc suivi plusieurs pistes, « soft » ou « hard », non pas en suivant le vent, mais en tant que bénéfices du contenu. Nous avons utilisé constamment les échelles pour dégager la structure du matériel recueilli par des questions, ainsi Flament pour l'analyse de similitudes (1962). Les applications de l'analyse hiérarchique (Moscovici, 1961) ou des analyses factorielles (Mugny & Carugati, 1985) sont courantes. Plusieurs chercheurs (Di Giacomo, 1986 ; Le Bouedec, 1986) ont proposé une technique d'association de mots aux statistiques adéquates, qui nous livre le réseau de notions et d'images composant une représentation, avec la mesure du lien qui les unit.

Ces méthodes posent cependant le problème du sens des structures ainsi définies, analogue à celui que soulevait l'anthropologue D'Andrade :

[169]

Un inconvénient majeur de cette recherche consiste en ce que les échelles multidimensionnelles ne rapportent pas encore de résultats illustrant un modèle de traitement cognitif. C'est-à-dire, on ne peut pas, à partir de résultats d'échelles, construire un programme informatique qui même rudement stimule les processus de la pensée humaine. Mais, alors, comment des gens ordinaires font pour remplir les grandes matrices utilisées dans cette recherche ? Peut-être l'attention à la manière dont les gens traitent en réalité des informations culturelles peut rapporter des modèles plus efficaces et généraux que les échelles multidimensionnelles (1986b, p. 45).

Nous nous heurtons là aux difficultés de rendre la pensée accessible aux mesures scientifiques.

Le recours à l'expérience est aisé, et de nombreuses expériences ont été faites chaque fois qu'une hypothèse s'y prêtait (estime de soi : Faucheux & Moscovici, 1968 ; créativité : Abric, 1971, Abric & Kahn, 1972 ; résolution de conflits : Abric, 1976, Apfelbaum, 1967, Codol, 1968, 1969a, Flament, 1967 ; relations intergroupes : Doise, 1972, 1984 ; Hewstone étal., 1982, Pion, 1968, Rossignol & Flament, 1975), chacune nous a beaucoup appris et montré ce que cette perspective apporte à la psychologie sociale. Nous avons cependant ressenti le besoin d'aller au-delà, comme l'exprime Neisser :

Le développement actuel de la psychologie cognitive au cours des dernières années a été limité de manière décevante, se concentrant vers l'intérieur sur l'analyse de situations expérimentales spécifiques plutôt qu'à l'extérieur sur le monde au-delà du laboratoire (1976, p. xi).

Puisqu'il est évident que les mots diffèrent des choses auxquelles ils se réfèrent et sont néanmoins compris par une communauté de locuteurs, les représentations y sont impliquées. Certains mots concentrent des images et des significations qui aimantent la conversation et le raisonnement. D'autres, plutôt vides, permettent d'aller d'un univers à l'autre et de communiquer à propos de ce qu'on ne comprend pas. [170] Les uns sont de purs emblèmes (sida, charisme, ordinateur, complexe d'Œdipe), les autres des quasi-métaphores (trous noirs, inconscient, code génétique). Les deux genres forment la trame de toute une série de combinaisons qui sous-tend le langage d'une représentation. L'étude de ce langage, par des méthodes rigoureuses qui nous donnent accès à certains processus cognitifs, a été une de nos préoccupations constantes. Depuis la recherche d'Ackermann et Zygouris (1974) qui a utilisé le « syntol », jusqu'à celle d'ordre plus logique de Grize et al. (1987), et Vergés (1987), une série d'analyses du discours a enrichi notre répertoire de méthodes. Je ne suis pas compétent pour me prononcer, mais je sais (Gardin, 1974) que cette solution ne met pas le point final au problème du rapport entre théories et faits. Il se posera tant qu'on n'aura pas réussi à donner à l'analyse du discours un statut spécifique, puisqu'elle reste vulnérable aux controverses philosophiques sur les rapports entre langue et pensée.

L'observation garde à mon sens un privilège certain dans l'étude des phénomènes de pensée et de communication. Les grandes percées qui ont permis de comprendre la vie mentale, de Lévy-Bruhl à Piaget, de Freud à Vygotski, de Lewin à Marc Bloch, ont été obtenues par cette voie. Et quand je pense à celles de nos recherches qui ont suivi cette voie (Moscovici, 1961 ; Jodelet, 1985 ; Emler & Dickinson, 1985), je constate qu'elles nous ont permis de saisir en profondeur les phénomènes en question. L'étude des représentations sociales assigne à l'observation un rôle privilégié. Elle nous libère d'une quantification et d'une expérimentation prématurées qui morcellent les faits et aboutissent à des résultats peu significatifs. C'est parfois une sorte d'observation vaine sans doute, mais qui peut aller loin. Sans avoir des conséquences aussi importantes, la démarche peut trouver en psychologie sociale (Cranach, 1980) une place analogue à celle qu'a conquise l'approche éthologique en biologie, et pour les mêmes raisons. Au sujet de cette dernière, Medawar a écrit les lignes suivantes que nous devrions méditer :

Dans les années 1930, il ne nous a pas semblé possible d'étudier « scientifiquement » le comportement à l'exception de [171] quelques interventions expérimentales - en confrontant le sujet de notre observation à « une situation » ou avec un stimulus bien dirigé pour ensuite enregistrer ce qu'un animal avait fait. Lorsque la situation variait de manière appropriée, le comportement animal variait aussi. Même piquer un animal serait sûrement mieux que simplement le regarder ; cela conduirait à de l'anecdotique : c'était ce que l'ornithologie a fait. Cependant, c'était aussi ce que les pionniers d'éthologie ont fait. Ils ont étudié le comportement naturel et ont pu ainsi, pour la première fois, discerner des structures naturelles de comportement ou des épisodes - un style d'analyse aidé énormément par l'approche comparative - pour des séquences comportementales identiques ou semblables chez nombre d'espèces apparentées. Ces structures ou épisodes ont renforcé l'idée qu'il y avait une certaine connexion naturelle entre ses termes divers, comme si elles représentaient le résultat d'un programme d'instincts (1965, p. 109).

Longtemps encore, une observation stimulée par la théorie et armée de procédés d'analyse fine, nous donnera le moyen de comprendre la genèse et la structure des représentations sociales in situ. En tout cas, il est certain qu'en ce moment on assiste à une floraison de recherches et d'essais de méthode originaux (ceux inspirés par Flament, en premier lieu) qui porteront des fruits. De loin, on peut juger selon des formules toutes faites. Mais si l'on y regardait de près, on verrait que nous formons probablement le groupe le plus actif dans ce domaine, et chacun y a conscience de participer à un mouvement qui se développe dans plusieurs directions.

Suffit-il donc d'appliquer tous les critères de définition et de rigueur pour en être quitte ? Non, car selon Jahoda, « il serait plus réaliste de l'attacher au corps croissant de travaux sur la cognition sociale plutôt que de réclamer l'existence invérifiée de domaines spéciaux. » Comme si le premier n'était pas fait, lui aussi, de domaines spéciaux. Nous suivons ces recherches de près et en assimilons certains résultats. Mais ce qu'on nous demande, c'est d'appliquer tels quels les principes ayant une valeur à l'échelle des individus aux phénomènes qui se situent à l'échelle des groupes et des [172] sociétés. On le fait, certes, mais l'expérience de l'anthropologie nous avertit des limites de cette transposition. En considérant les hypothèses et postulats qui « ne font intervenir que les mécanismes d'un esprit humain individuel », Lévy-Bruhl a énuméré tous les arguments qui interdisent de les transposer aux représentations collectives. Puisque ce « sont des faits sociaux, comme les institutions dont elles rendent compte » et qui, à ce titre, « ont leurs lois propres, lois que l'analyse de l'individu en tant qu'individu ne saurait jamais connaître » (1951, p. 14). Aussi, pour se défaire de ce « domaine spécial », il faudrait en vérité renoncer au caractère social des représentations et à une véritable psychologie sociale de la connaissance constituée à partir d'elles. Que la plupart des recherches sont menées en dehors du contexte social, sans référence aux produits des groupes, est chose reconnue (Nisbett & Ross, 1980). Le corps de travaux sur la cognition sociale étudie la cognition comme processus non social. Ceci le conduit à une liaison unilatérale avec la psychologie cognitive, au point que les chercheurs eux-mêmes se demandent :

Lorsqu'on observe l'emprunt massif de la psychologie cognitive par des chercheurs de la cognition sociale, la question se pose : est-ce valide pour la cognition sociale d'importer des théories issues de l'étude de phénomènes non sociaux ? Est-ce que les gens se connaissent entre eux comme ils connaissent les sons, les formes géométriques, les chaises ou les animaux (Landman & Manis, 1983, p. 109) ?

On emprunte toujours, c'est vrai. Cependant, eu égard aux phénomènes qui nous occupent et à leur contexte (Zajonc, 1980), il serait légitime de faire plus largement appel à la psychologie de l'enfant, l'anthropologie, et même la psychanalyse. Ceci serait un emprunt plus heuristique, si on veut comprendre comment les gens créent de l'information et pas uniquement comme ils la traitent. Pour des raisons que je laisse à d'autres le soin d'éclaircir, la cognition sociale s'intéresse aux biais, aux actes manques de la pensée, aux erreurs de raisonnement de l'homme ordinaire. Ils semblent [173] intrinsèques, plutôt qu'introduits, au fonctionnement cognitif, provoqués par des émotions ou des besoins sans rapport avec le sujet. On en conclut qu'il existe un fossé entre la pensée logique et la pensée naturelle, voire sociale. Cette dernière serait faite de stéréotypes et d'incongruences, serait irrationnelle en somme. À vrai dire, faire de ces biais, erreurs, corrélations illusoires, etc., la marque de la pensée ordinaire et sociale a quelque chose de naïf, de pré-scientifique. C'est qu'on suppose qu'il existe une norme de la pensée à laquelle il faut se conformer et qui prend en compte les raisonnements de logique et de probabilité. Pour beaucoup de jugements, pourtant, « ni des modèles normatifs ni des vérifications directes ne semblent être disponibles. Ici le propre jugement des enquêteurs quant à ce qui constituerait une inférence valable est fréquemment utilisé comme une norme de vérité ; et les déviations de cette norme sont considérées comme erronées » (Kruglanski & Ajzen, 1983, p. 3). Autant dire qu'on définit arbitrairement ce qu'on met en évidence sous forme d'absurdité ou de déviation. Il y eut certes une époque où l'on tenait le discours des malades pour du non-sens, les erreurs des enfants aux tests pour un indice de moindre intelligence et les religions primitives pour des superstitions dues à un défaut d'association. Tout comme de nombreuses études sur la cognition sociale tiennent la pensée quotidienne pour marquée par des « troubles » d'inférence. Et qu'elles appellent une remarque analogue à celle que Wittgenstein a exprimée sur le Golden Bough :

La manière dont Fraser expose les conceptions magiques et religieuses des hommes n'est pas satisfaisante ; elle fait apparaître ces conceptions comme des erreurs (1982, p. 31).

Or l'approche scientifique de ces phénomènes en psychologie pathologique, anthropologie ou psychologie de l'enfant a débuté quand on s'est aperçu que ce non-sens a un sens et que les erreurs traduisent une représentation différente du réel. La découverte de Piaget, pour ne donner qu'un exemple, a été que les enfants soumis à un test donnaient de fausses réponses aux questions, et de plus raisonnaient de [174] façon qualitativement différente. Un jeune enfant n'est pas plus sot qu'un enfant plus âgé, ni se trouve à quelques degrés en arrière. Sa façon de penser est entièrement différente, il se représente le monde autrement. À chaque fois qu'il raisonne à sa manière sur chaque objet, on s'en aperçoit en posant les questions appropriées. Cette extension de la découverte de Lévy-Bruhl a eu les conséquences que nous savons.

Dans cette perspective, l'erreur fondamentale qui consiste à voir la cause des événements dans une personne au lieu d'une situation n'en est pas une. Elle s'inscrit dans une vision de la morale et du droit selon laquelle une personne est responsable de ses actes. Plus généralement, tous ces dérapages peuvent être compris à partir des représentations que les gens partagent (Otway & Thomas, 1982). De même que les résultats incongrus ou anormaux ne sont pas la conséquence d'un raisonnement fautif du chercheur, mais d'un paradigme de la communauté scientifique. Sans vouloir choquer quiconque, introduire la notion qui nous occupe dans la cognition sociale pourrait, à l'encontre de ce qu'on prétend, lui donner un caractère plus scientifique et account for all theses slips of inference [16]. De nombreux problèmes se posent dans les relations entre groupes différents, médecins et patients, parents et enfants, les médias et le public. Ils ne sont pas dus au manque d'information, elle abonde, ni à l'incompétence logique. Mais ils sont certainement en rapport avec le manque de représentations sociales ou la nature de celles qui sont communiquées et échangées dans la vie en commun. En leur prêtant l'attention qu'elle mérite, on jetterait un pont entre les opérations mentales et le contenu social, comme l'a montré fort simplement D'Andrade (1986a). Tous ces dérapages logiques n'en sont plus lorsqu'on y voit les symptômes d'une certaine manière de se représenter la société ou les relations au monde extérieur (Flament, 1989 ; Moscovici, 1988a). Voilà qui nous débarrasserait de certains faux problèmes (Moscovici & Hewstone, 1984 ; Douglas, 1985 ; Doise & Palmonari, 1986) et projetterait un éclairage différent sur [175] la rationalité. Ceci n'a pas besoin d'être original pour être souligné, car la question est bien de savoir ce qu'on doit connaître et comprendre.

Il est certain que les cognitions sociales sont des représentations d'une manière générale. Et ce, lorsqu'elles décrivent comment les individus trient, parmi les connaissances, faits, règles, ce dont ils ont besoin. Ils n'utilisent que ce qui est pertinent, sans avoir besoin d'examiner et de rejeter ce qui ne l'est pas. Comment organisent-ils l'information pour pouvoir en extraire immédiatement ce qui réponde à la situation présente ? Ils ont toujours le mot, l'objet, l'émotion requis. En fait, l'expérience leur permet de construire des formes, de bâtir des concepts et de rapporter la diversité actuelle à des schèmes ou des cadres existant dans leur esprit (Higgins & Bargh, 1987). Il s'agit donc de formes de pensée façonnées par les contenus qui se trouvent déjà dans le cerveau, c'est-à-dire des stéréotypes de mémoire, de situation et du soi (self). Tout objet nouveau est ainsi ramené à un objet ancien, le cas unique à une catégorie générale. Le monde instable se stabilise, et l'individu en retrouve l'aspect routinier. Schèmes, scripts, prototypes peuvent être spécifiques et concrets - par exemple : Quel est le prototype d'un hamburger ? Comment manger au restaurant ?, - ou abstraits : Comment former une équation correcte ? Tous fournissent un répertoire de conduites ou d'idées apprises, pour faire face aux obligations de la vie courante. Ces processus de catégorisation présentent un grand intérêt, notamment ceux qui concernent le prototype (Semin, 1987), parce qu'on y reformule, en termes de théorie d'information, des processus bien connus en psychologie sociale. En premier lieu, celui de catégorisation ou de stéréotypie. En basant « les théories de la pensée sur l'importance de la catégorisation », Billig a raison de le souligner, « les psychologues ont tendance à construire des théories de la pensée unilatérales » (1986, p. 119).

Elles ne sauraient en tout cas suffire à celui qui envisage les représentations sociales in the making [17], s'adaptant aux sinuosités d'une culture. Comment parler de construction ou [176] de création de réalité sur la base de processus qui signifient justement le contraire ? Et dans quelle mesure peut-on avoir recours à des processus dissociant pensée et communication, alors que toute représentation est à la fois un résultat et un foyer de diffusion de ce qui a été créé ? Relisez le texte sur le split-brain cité plus haut, vous verrez jusqu'à quel point diffusion et connaissance sont mêlées. Quand une représentation surgit, on est stupéfait de voir comment elle résulte d'une apparente répétition de formules standardisées, d'un échange en termes tautologiques tels qu'ils se présentent dans la conversation, d'une visualisation d'images floues à propos d'objets étranges. Et pourtant, elle combine tous ces éléments hétérogènes et donne à l'ensemble l'aspect du nouveau, et même du cohérent. Les processus d'ancrage et d'objectivation nous livrent la clé de son mode de fabrication. Enfin, la cognition sociale ne s'intéresse guère au facteur population ni, a fortiori, à celui de culture (Pepitone, 1986). Nous les avons fait entrer en ligne de compte jusqu'ici, et ils sont capitaux. La théorie des représentations sociales garde une flexibilité suffisante pour épouser la variété des groupes, des matrices culturelles et des théories qui circulent dans la société. Dans cette phase où il s'agit d'engranger des expériences et des matériaux, l'observation, aussi systématique soit-elle, reste tributaire des qualités de la population étudiée et des problèmes qu'elle pose. Sinon, quel serait le sens du mot social dont nous faisons si largement usage ?

Ayant dit cela, il est vrai que la psychologie sociale, dans ce domaine, s'intéresse aux actes et aux relations de la vie privée. De plus, dans ce milieu riche et étroit, chacun est censé se comporter avec sérieux, envisager les choses de manière nette, choisir avec logique comme il faut. Nul ne rêve, ne croit en dieu, nul n'est rongé par une passion dévorante. Le monde où se meuvent les hommes est celui conçu par la science et la technique, vaste campus où l'on résout des problèmes, et aspire à réussir au mieux. Or, ce qui touche de près ou de loin aux représentations sociales doit tenir compte du fait qu'il existe chez les hommes toute une zone d'ombre qui recouvre la plupart de leurs réflexions et de leurs relations. Des croyances très anciennes les guettent [177] et une mémoire les habite, dont le contenu n'est pas toujours avoué. Leur attirance pour ce domaine limitrophe de la connaissance claire est si forte que le psychologue qui ne cherche pas à reconnaître cette zone d'ombre passe à côté d'une représentation et de ce qui fascine en elle. Bartlett l'a dit : « Le familier est facilement accepté ; le non-familier nous maintient » (1932, p. 19). N'est-ce pas le propre des religions, des visions politiques, des légendes journalistiques, de nous attirer par ce côté ? Notre vie publique est faite d'explosion d'illusions, d'idéologies syncrétiques et de croyances arborescentes. C'est elle que nous pénétrons à travers les représentations sociales, la plupart des théories menées à ce jour l'ont montré.

Dans ce but, je voudrais pousser plus avant le constat ébauché en commençant. Une théorie des représentations ne concerne pas seulement les personnes en chair et en os. Elle devrait nous permettre de comprendre leurs œuvres communes et, au-delà, la littérature, le roman, le cinéma, l'art, même les sciences et les institutions qui les objectivent. N'y a-t-il pas là un vaste matériel ayant trait à nos facultés de connaître et de communiquer dans ces divers domaines de la culture ? On ne voit pas pourquoi la psychologie sociale s'en exclut et se retire de la conversation qui se poursuit, à leur propos, entre les diverses sciences. En résumé, je ne soutiens pas que nous devions nous détourner de ce large corpus de cognition sociale - à moins que, comme d'autres, il ne disparaisse du jour au lendemain (Moscovici, 1984a), sans crier gare. Je dis tout simplement certaines occasions que nous offre l'étude des représentations sociales. Il faudra du temps avant de s'arrêter à une formule unique, touchant à ce qui est un des plus anciens, sinon le premier des objets d'enquête et de culte, à savoir, l'esprit social (« social mind »).

En tout cas, les objections de Jahoda pourraient s'appliquer à n'importe quelle notion, de l'attribution au schème, encore mieux qu'à la nôtre. Qu'elles jouissent d'une certaine faveur aux Etats-Unis, qu'on ait publié des centaines d'expériences dans les revues les plus cotées, ne change rien au fond de l'affaire. Des questions fondamentales, dont celle de l'illusion individualiste (Farr, 1978) sont passées sous [178] silence, et les limites de ces notions ne sont pas discutées sérieusement. Mes contacts étroits et ma connaissance de la psychologie sociale me portent à me soucier moins que Jahoda de me conformer à ses priorités. Je porte un tout autre jugement sur ses forces et faiblesses. Il est vrai que je n'y ai aucun mérite. À la fois parce que je ne crois pas aux « tests durs de théories tenues », par esprit de méthode, et parce que le caractère social de la pensée, de l'existence en général, me paraît évident. Il est vrai que ce n'est pas le cas de nos collègues américains qui vivent dans une culture n'offrant pas d'alternative aux représentations individuelles, pas de langage pour exprimer les besoins et les intérêts qui dépassent ceux des individus et expriment le groupe. Faute d'avoir l'habitude de telles notions et d'un tel langage, il est normal de les voir se demander comment et pourquoi quelque chose, une représentation par exemple, est sociale... Souvent, je m'étonne qu'on pose ce genre de questions, qu'on demande à justifier ce qui, à mes yeux, va de soi. Ou bien on hausse les épaules, parce que la réponse est donnée dans les termes d'une expérience qui fait défaut au questionneur ou lui paraît abstraite. Comme si, là où pour moi il y a un plein, il y avait pour eux un vide, et vice versa. Un écart de ce genre explique les difficultés à saisir l'intérêt et la portée de la théorie qui fait l'objet de ces notes. Bien sûr, de nombreux doutes subsistent à son égard, et c'est inévitable. Ils n'ébranlent pas la confiance que nous sommes un certain nombre à mettre dans la ligne de recherches suivie depuis des années. Et encore, moins à présent que rapidement et discrètement, elle stimule la recherche partout où l'on n'a pas tant besoin d'un dogme que d'un cadre heuristique. Pour tous ceux qui souhaitent trouver une autre manière de faire de la psychologie sociale, plus proche des autres sciences de l'homme et à l'échelle des phénomènes sociaux dans lesquels ils vivent, il semble y avoir là une ouverture. Je suis persuadé, comme eux, que les représentations sociales pointent, à long terme, vers la solution de problèmes de la science et des sociétés qui ne sont pas moins réels.



[1] Un des articles le plus cité de l'auteur, il a été rédigé à New York en 1987, paru en 1988 sous le titre : « Notes towards a description of social representations », European Journal of Social Psychology, 18(3), p. 211-2 50. Il s'agit d'une réponse argumentée à l'article critique de Gustav Jahoda, paru dans le même numéro et intitulé « Critical notes and reflections on "social representations" ». Grâce à Grete Heinz, nous avons pu avoir accès au tapuscrit original rédigé majoritairement en français.

* Note de l'auteur : Je suis reconnaissant à Willem Doise pour ses remarques et à Denise Jodelet pour la discussion éclairante et le détail de ce texte.

[2] Littéralement : « idée, notion, représentation » (N.D.E.)

[3] « Fée Morgane », en italien ; par définition, phénomène optique qui résulte d'une combinaison de mirages, d'où l'idée d'illusion (N.D.E.)

[4] Littéralement : « du haut vers le bas » (N.D.E.)

[5] Littéralement : « en gestation, en devenir » (N.D.E.)

[6] Littéralement : « en s'écartant de Durkheim » (N.D.E.)

[7] Littéralement : « par contraste, en s'en démarquant » (N.D.E.)

[8] Littéralement : « esprit de groupe » (N.D.E.)

[9] Littéralement : « puzzles et pragmatiques » (N.D.E.)

[10] Littéralement : « celui qui résout un puzzle » (N.D.E.)

[11] Littéralement : « cerveau divisé » (N.D.E.)

[12] Littéralement : « ici » (N.D.E.)

[13] Littéralement : « là-bas » (N.D.E.)

[14] Littéralement : « des façons de construire le monde » (N.D.E.)

[15] Littéralement : « en train de se faire » (N.D.E.)

[16] Littéralement : « rendre compte de tous ces glissements d'inférence ». (N.D.E.)

[17] Littéralement : « en train de se faire » (N.D.E.)



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 22 décembre 2018 13:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref