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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Françoise Morin et Bernard Saladin d’Anglure, «Le "développement" politique des "peuples" autochtones dans les États-nations.» Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Gabriel Gosselin et Anne van Heacht, La réinvention de la démocratie. Ethnicité et nationalismes en Europe et dans les pays du Sud, Symposium 2, XIVe Congrès de l'Association in-ternationale des sociologues de langue française, Lyon, France, 6-10 juillet 1992, Congrès intitulé: “Les nouveaux mondes et l'Europe”, pp. 189-204. Paris: Éditions L'Harmattan, 1994. [Autorisation accordée par l'auteure le 18 février 2009 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[189]

Françoise Morin

Institut Pluridisciplinaire d'Études sur l'Amérique Latine
de Toulouse GRAL - CNRS
professeure associée, dép. d'anthropologie,
Université Laval et chercheure associée, CIERA.

Bernard Saladin d’Anglure

Anthropologue, Université Laval

« LE "DÉVELOPPEMENT" POLITIQUE
DES "PEUPLES" AUTOCHTONES
DANS LES ÉTATS-NATIONS
. »

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Gabriel Gosselin et Anne van Heacht, La réinvention de la démocratie. Ethnicité et nationalismes en Europe et dans les pays du Sud, Symposium 2, XIVe Congrès de l'Association internationale des sociologues de langue française, Lyon, France, 6-10 juillet 1992, Congrès intitulé : “Les nouveaux mondes et l'Europe”, pp. 189-204. Paris : Éditions L'Harmattan, 1994.



Il peut paraître incongru, en 1992, de parler de développement politique à propos des peuples autochtones, alors que l'universalisme du concept de "développement" est, depuis le milieu des années 1970, souvent remis en cause par de nombreux auteurs (R. Preiswerk, 1975 ; S. Hvalkof, 1983 ; S. Latouche, 1989) qui y voient un produit de l'idéologie occidentale ; alors que, par ailleurs, la plupart des États-nations dénient la qualité de "peuple" à leurs minorités ethniques et autochtones. Qu'il suffise de rappeler à ce propos la récente prise de position du Conseil Constitutionnel français (1991) contre la reconnaissance d'un "peuple corse" ; de rappeler aussi les restrictions émises par l'Organisation Internationale du Travail quant à la signification (en droit international) de l'expression "peuples indigènes" qu'elle utilise dans sa Convention 169 (1989) destinée à protéger leurs droits.

On se complaît d'autre part trop souvent, en Occident, à considérer les autochtones comme s'ils vivaient dans une tradition immuable, en dehors de l'histoire, sans autre avenir politique que de rester les "derniers sauvages", les survivants d'un âge d'or, d'un mode de vie "naturel" qui renvoie, non sans ambiguïté, à [190] notre passé préhistorique. On dénonce donc les méfaits de l'industrialisation, de l'ethnocide ou de l'assimilation qui les affectent et, pour tenter d'assurer leur sauvegarde, ou même leur survie, on fait appel, à grand renfort de publicité, aux principes universels des Droits de l'Homme.

Sans dénier l'intérêt de cette action, c'est dans une tout autre perspective que nous avons choisi d'aborder le développement politique des peuples autochtones, celle où justement les droits de l'Homme ne suffisent plus à les protéger et ou la reconnaissance de Droits collectifs s'avère indispensable ; dans la perspective aussi d'un "développement durable et équitable" que plusieurs délégués autochtones viennent de présenter au Sommet de Rio ; dans celle du projet de "déclaration universelle des droits des peuples autochtones" qu'un Groupe de Travail de l'ONU est en train d'élaborer depuis 1984 à Genève, avec l'aide de délégués autochtones du monde entier ; dans celle aussi qui a conduit un certain nombre d'organisations autochtones à solliciter et à obtenir du Conseil Économique et Social de l'ONU le statut d'Organisation Non Gouvernementale dans celle enfin qui sous-tend les négociations intensives actuellement en cours chez les peuples du bassin circumpolaire et chez ceux du bassin amazonien avec les États-nations dont ils dépendent.

L'étude des organisations autochtones de ces deux grandes régions du monde nous permet en effet d'illustrer de façon exemplaire les diverses facettes du développement politique indigène et les différences importantes existant entre pays du Nord et pays du Sud.


I - DROITS DE L'HOMME ET DROITS COLLECTIFS,
DANS LA CONFRONTATION EST-OUEST


Il faut se reporter aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale pour comprendre comment les droits de l'Homme, les droits des Peuples et les droits des Minorités se sont trouvés en position de concurrence et parfois même d'antagonisme, quand il s'est agi d'en promouvoir la reconnaissance internationale, sans compter qu'ils furent tous confrontés aux réticences des États-nations, et du droit international en émanant, droit sur lequel repose l'ordre politique mondial. L'importance accordée à chacun de ces types de droits variait en effet selon les intérêts et les orientations idéologiques de chacun. Les luttes d'influence qui entourèrent [191] la fondation et le développement de l'ONU sont un bon exemple de ces confrontations.

Cet organisme devait à l'origine prendre la place - et pallier les lacunes - de la défunte Société des Nations qui n'avait pas su prévenir le terrible affrontement mondial. Mais l'ONU résulta, dans les faits, autant du désir des pays vainqueurs de consolider leur victoire sur les pays vaincus, avec l'établissement d'une nouvelle paix mondiale entre les États, que de l'affrontement idéologique entre l'Est et l’Ouest. Cela donna lieu à de nombreux compromis, tant dans la structure que dans les réalisations de l'ONU.

L'instauration du "Conseil Économique et Social" (ECOSOC), pour conseiller l'Assemblée Générale dans les domaines de l'économique et du social, si valorisés dans les pays socialistes, en est un bel exemple. Elle fut une concession faite à Staline, par Truman et Churchill, pour s'assurer de sa collaboration dans la construction de l'organisation internationale. Un autre compromis fut la mise sur pied, au sein de I'ECOSOC, de la "Commission des droits de l'Homme", cette fois sous les pressions conjuguées des Organisations Non Gouvernementales religieuses des Etats-Unis (Conseil Fédéral des Églises du Christ, American Jewish Committee... etc.), soucieuses de prévenir les abus des pouvoirs étatiques à l'encontre de la personne humaine, après que l'holocauste des Juifs, perpétré par les Nazis, en eut révélé le plus horrible exemple. Cette Commission fut créée en 1945 (Conférence de San Francisco) en dépit des réticences des grands États fondateurs : des Anglais qui avaient peur qu'elle ne remette en cause leur politique en Inde, des Américains craignant qu'elle ne s'intéresse de trop près aux problèmes de leur minorité noire, des Russes, enfin, qui redoutaient qu'elle ne porte atteinte à leur souveraineté nationale, compte tenu de la coexistence sur leur territoire de diverses nationalités et de nombreux "petits peuples" (F. Morin et B. Saladin d'Anglure, 1990).

Mais quand vint le temps de décider de la composition de cette Commission, l'ECOSOC écarta le recours à des experts internationaux, et préféra nommer des représentants des États, beaucoup plus exposés aux conflits d'intérêts. Cet inconvénient fut tempéré, un an plus tard, par la création d'une "Sous-Commission pour la lutte contre les mesures discriminatoires et la protection des minorités", composée de 26 experts indépendants, proposés par les États. Ces experts n'étaient cependant pas exempts de clivages idéologiques, qui apparurent quand il fallut déterminer les tâches [192] de la Sous-Commission : le Soviétique voulait avoir un rôle actif pour promouvoir la protection des minorités, alors que l'Américain et l'Équatorien voulaient au contraire se cantonner dans un rôle académique (Claude, 1951). La promotion des droits des minorités fut néanmoins retenue comme objectif prioritaire ; mais ce choix fut très mal reçu par la Commission. Ses membres - des représentants gouvernementaux - exprimèrent leur crainte que la reconnaissance de ces droits ne sape l'intégrité territoriale des États (Ede, 1985).

Malgré cette opposition, la Sous-Commission réussit à faire accepter, dans le "Pacte International Relatif aux Droits Civils et Politiques" de la 'Charte des Droits de l'Homme, l'article 27, stipulant que :

"dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d'avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion, ou d'employer leur propre langue".

La formulation de cet article avait cependant été tellement édulcorée qu'elle laissait aux États le soin de décider s'ils avaient ou non des minorités sur leur territoire. La France profita aussitôt de ce flou juridique pour déclarer que "l'article 27 n'est pas applicable en ce qui concerne la République" (Thomberry, 1987). Certains auteurs ont remarqué par ailleurs (Modeen, 1969) que cet article témoigne d'une "approche individualiste du problème minoritaire" puisqu'il ne concerne pas les minorités en tant que telles mais seulement "leurs membres", donc des individus. Cette approche individualiste perdure toujours et on la retrouve dans le projet de "Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques" accepté en 1992 par la Commission des droits de l'Homme, et proposé au vote de l'Assemblée Générale des Nations Unies à New York, en octobre 1992.

On peut voir dans cette restriction un effet de la contradiction fondamentale qui existe entre la logique intégrative et assimilationniste de la plupart des grands États-nations de l'Ouest et une logique pluraliste, plus ouverte aux revendications des minorités des États socialistes (F. Morin, 1992). Déjà en 1948, l'URSS s'était abstenue lors du vote de l'Assemblée Générale sur le projet de "Déclaration universelle des droits de l'Homme", alléguant que celle-ci donne trop de place aux droits individuels, au détriment [193] des droits collectifs, économiques et sociaux. Cette Déclaration s'inspire en effet des Déclarations américaine (1776) et française (1789). Elles reposent sur la conception philosophique d'une nature humaine universelle, connaissable par la raison, et reconnaissant que les individus naissent libres et égaux selon un droit naturel, inhérent à la nature humaine. La Déclaration de 1948 reflète, en fait, beaucoup plus le système de valeurs dominant en Europe occidentale depuis la fin du XVIIIe siècle que celui mis en avant par le régime soviétique en URSS.

Face à cette critique du bloc de l'Est, les deux pactes (l'un relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, et l'autre aux droits civils et politiques), qui furent adoptés en 1966, pour traduire les principes de la Déclaration en des dispositions conventionnelles, tentèrent bien de rééquilibrer la Charte, en prenant en compte les deux grandes orientations idéologiques antagonistes. Mais l'internationalisation de ces nouveaux outils, regroupés avec la Déclaration sous le titre de "Charte internationale des droits de l'Homme", ne laisse pas, depuis, de susciter des commentaires critiques remettant en cause son universalité. Ainsi A. Pollis et P. Schwab (1979) affirment-ils que les conceptions des "droits de l'Homme" et de la "dignité humaine", dans la Charte, sont fortement marquées d'ethnocentrisme culturel et idéologique occidental. R. Panikkar (1982) stigmatise de son côté la notion des droits de lHomme, comme un concept occidental ; N. Rouland (1991) enfin, se fait l'écho des principales critiques à l'encontre de l'universalité de la Déclaration.

On notera que les deux pactes ont une partie commune, dont l'article 1 affirme le "droit de tous les peuples de disposer d'eux-mêmes, de déterminer librement leur statut politique et d'assurer librement leur développement économique, social et culturel". Sa rédaction correspond à la politique de décolonisation préconisée par l'ONU. Il visait à en favoriser le processus et à encourager le principe démocratique dans les nouveaux États décolonisés. Cet article fut un outil précieux pour appuyer les revendications des autochtones.


II – L’INTERNATIONALISATION
DU PROBLÈME AUTOCHTONE
ET LE FORUM DE L'O.N.U.

À partir des années 1960 la situation des peuples autochtones se dégrade rapidement, au fur et à mesure que des politiques de [194] développement et d'assimilation sont mises en avant et appliquées par les États qui les enclavent. Ces États feignent pour la plupart &ignorer l'article 27 du Pacte relatif aux droits civils et politiques, qui prévoit la protection des minorités. Il faudra attendre que des mouvements de défense des droits des peuples autochtones surgissent spontanément de la société civile pour qu'enfin le problème autochtone commence à faire l'objet de discussions internationales. Le cas des Indiens d'Amérique latine, victimes de massacres collectifs et d'ethnocide, fut un des premiers à être mis en avant. En 1968, des anthropologues scandinaves fondent un groupe de travail à vocation humanitaire, IWGIA (International Work Group for Indigenous Affairs), qui durant les premières années consacrera ses activités aux Indiens d'Amérique latine ainsi qu'aux peuples autochtones nordiques (Inuit et Sami)... Il sera suivi par Survival International, créé à Londres en 1969, et par plusieurs autres groupes dans divers pays occidentaux. Ces nouvelles organisations exerceront de fortes pressions sur les gouvernements de leurs pays, en particulier IWGIA dans les pays scandinaves, afin qu'ils interviennent auprès de la Commission des droits de l'Homme de l'ONU et que des actions soient entreprises pour protéger les droits des autochtones. Ces pressions seront efficaces, puisqu'en 1971, la Sous-Commission... pour la protection des minorités" décide de faire une enquête sur l'application de l'article 27 du Pacte sur les droits civils et politiques, consacré aux droits linguistiques, culturels et religieux des minorités, quinze années après son adoption par l'Assemblée Générale de l'ONU. Pour la première fois, la Sous-Commission distingue le cas des autochtones de celui des autres minorités, et mandate deux rapporteurs spéciaux, l'un (Cobo) pour étudier les populations autochtones, et l'autre (Capotorti) pour étudier les minorités. Il faudra six ans à Capotorti pour présenter son rapport final et quatorze ans à Cobo. Mais pendant tout ce temps des rapports d'étape annuels rendaient compte de l'avancement de leurs travaux. Chacun d'eux recommandera la mise sur pied d'un groupe de travail et l'élaboration d'une déclaration des droits, une pour les minorités, et une autre pour les populations autochtones.

La Sous-Commission suivra ces recommandations et le premier groupe de travail verra le jour en 1978, alors que le second sera créé en 1982. Mais autant le contexte international freinera les travaux sur les droits des minorités jusqu'en 1990, puis les accélérera sous la pression des tensions ethniques résultant de l'émancipation des pays de l'Est, jusqu'à l'adoption [195] d'un projet de déclaration en 1992 ; autant il favorisera les travaux sur les droits des autochtones et les conduira bien au-delà de ce qui avait été prévu au départ. C'est que, dans certaines régions du monde comme les Amériques et dans les régions arctiques, les autochtones s'organisaient, mettaient sur pied des associations et des fédérations. L'une d'entre elles, la Fraternité Nationale des Indiens du Canada (devenue l'Assemblée des Premières Nations) avait même obtenu en 1974 son accréditation auprès de l'ECOSOC, comme organisation non gouvernementale avec statut consultatif. Ce succès, en donnant officiellement pour la première fois la parole à des autochtones, ouvrait la voie à la reconnaissance d'autres organisations de même type : en 1992 on en compte 11 ayant accédé à ce statut. L'appui et les conseils des organisations humanitaires jouèrent certainement un rôle important dans ce développement et dans la participation autochtone à trois grandes conférences internationales organisées par l'ONU à Genève. Lors de la première, en 1977, "sur la discrimination contre les populations autochtones des Amériques", une centaine de délégués indiens et inuit rejettent le statut de minorités et revendique celui de peuples ; ils demandent aussi que soit révisée la Convention 107 de l'Organisation Internationale du Travail (seule convention internationale réglementant les rapports entre les États, les employeurs et les populations autochtones), qu'un groupe de travail de l'ONU soit créé pour étudier les problèmes spécifiques des peuples autochtones et qu'une déclaration internationale sur leurs droits collectifs soit élaborée. En 1978, la conférence de Genève consacrée à la lutte contre le racisme et la discrimination raciale se termina par une motion, signée par 33 des États représentés, reconnaissant les droits linguistiques, culturels, économiques et territoriaux des autochtones. Enfin, en 1981 la conférence sur "les peuples autochtones et leur rapport à la terre" réitère fermement la proposition de 1977, que soit créé un groupe de travail de l'ONU sur les populations autochtones.

La présence à Genève de délégués autochtones ne passa pas inaperçue, tant auprès du personnel de l'ONU que des média et du grand public. On manifestait en particulier un vif intérêt pour les Indiens des Amériques et leurs revendications. C'est dans ce contexte et sous les pressions de divers acteurs comme les nouvelles ONG autochtones, les ONG humanitaires et quelques membres influents de la Sous-Commission, tel Asbjörn Eide représentant de la Norvège, que fut créé en 1982 le "Groupe de Travail sur les Populations Autochtones", alors que le rapporteur [196] spécial, J.M. Cobo, était encore loin d'avoir achevé son rapport. Eide en fut élu président et avec lui quatre experts représentant l'Afrique, l'Asie, l’Europe de l'Est et l'Amérique latine. Tous les autochtones qui le désiraient, délégués ou simples individus, étaient invités à venir présenter leurs doléances et à participer aux travaux du Groupe de Travail, chaque année, à Genève au cours de la session d'une semaine de séances publiques. La participation autochtone ne se fit pas attendre, et avec l'aide des organisations humanitaires, puis d'un fonds volontaire de l'ONU, elle s'accrut d'année en année. C'est ainsi que d'une cinquantaine de délégués en 1982, provenant en majorité des Amériques, elle atteignait dès 1989 le chiffre de 400 participants, incluant des autochtones de Scandinavie, d'Australie, de l'Inde, du Sud-Est asiatique, des Philippines, de Tanzanie, du Japon, etc... Le Groupe de Travail est ainsi devenu le premier et le plus important forum international ou se discute l'avenir politique des peuples autochtones, en présence des représentants des États, des ONG humanitaires et d'experts et observateurs venus du monde entier (F. Morin, 1992). Ainsi, par un étonnant retour des choses, l'ONU, expression de l'ordre mondial étatique, se transforme périodiquement en tribune pour le tiers-pouvoir de la société civile, bien mieux placée pour dénoncer les injustices sociales à l'encontre des autochtones et promouvoir leurs droits.

La publication en 1986-87 du volumineux Rapport Cobo donna une forte impulsion aux travaux du Groupe, avec d'importantes recommandations comme la nécessité d'une Déclaration universelle des droits des peuples autochtones, l'organisation d'une année internationale consacrée à ces mêmes peuples, et la révision de la Convention 107 de l'Organisation Internationale du Travail. Cette convention fut remplacée en 1989 par la Convention 169, beaucoup plus favorable aux peuples autochtones, encore que plusieurs pays occidentaux comme le Canada exigèrent que le tenue "peuple", utilisé dans ce document, ne soit pas entendu dans le sens que lui donne la Charte Internationale des droits de l'Homme, qui implique un droit à l'autodétermination. Les autochtones réagirent vivement à Genève à l'encontre de cette restriction, mais leur cause progressait. À partir de 1989, une semaine supplémentaire préparatoire fut ajoutée à l'agenda du groupe de travail afin de permettre aux ONG autochtones, principalement indiennes et inuit, déjà bien impliquées dans le processus de Genève, d'initier et de préparer les nouveaux délégués. Une véritable dynamique autochtone internationale [197] s'était mise en place, avec de solides appuis, qui se traduisit très vite par d'importants progrès dans les travaux du Groupe de Travail, comme l'abandon de l'expression "populations autochtones", au profit de "peuples autochtones", comme l'adoption par l'Assemblée Générale de l'ONU d'une Année Internationale des peuples autochtones en 1993 (l'Espagne et les États latino-américains s'étaient opposés avec la plus grande véhémence à ce que 1992 soit retenue à cet effet, de peur d'obscurcir les célébrations prévues pour cette année-là) ; comme aussi un projet de déclaration des droits des peuples autochtones, très avant-gardiste pour l'ONU, en ce qu'il combine les droits de l'Homme, pour protéger les individus, avec des droits collectifs, territoriaux, linguistiques, économiques, religieux, culturels, politiques, sociaux, etc. pour protéger chacun des peuples en question.

La structure de l'ONU se prêtait étonnamment bien à l'a progression de la question autochtone en raison de la présence, lors des séances publiques, de représentants des États, à l'écoute non seulement des doléances des autochtones, mais aussi des prises de position des experts du Groupe de Travail et des organisations humanitaires. C'est ainsi que plusieurs États ont modifié leur politique à l'égard des autochtones à la suite des débats et rencontres de Genève. La traduction simultanée, en anglais, espagnol et français, les premières années, en russe depuis 1989 en raison de la présence de délégués sibériens, et en chinois depuis 1991 en raison de celle d'autochtones de Taïwan, est un important facteur de communication pour les participants qui peuvent ainsi prendre conscience de la similitude de leurs problèmes et de leurs aspirations.

La Présidente du Groupe de travail, pleinement consciente de son rôle de médiatrice auprès des autochtones, n'hésita pas à se rendre aux invitations de leurs organisations dans diverses régions du monde, chez les Aborigènes d'Australie, en 1988, chez les Indiens du Canada au printemps 1989, chez les Inuit, à Nuuk au Groenland, pour l’Assemblée générale triennale de la Conférence Inuit Circumpolaire à l'été 1989, chez les autochtones des Philippines en 1990, chez les Indiens Yanomami du Brésil en 1991, ainsi que chez les Aïnous du Japon la même année. Ces visites ont eu à chaque fois un effet très positif sur les négociations entre autochtones et pouvoirs étatiques. Après dix années de participation au groupe de travail, on peut dire que les principaux groupes indigènes du monde ont pris une conscience très vive qu'ils étaient des "peuples" défavorisés et menacés et qu'il leur fallait [198] reconquérir leurs droits. Ils ont compris que l'internationalisation de leur cause était sans doute la meilleure voie pour améliorer leur condition, surtout au moment ou la confrontation Est-Ouest avait disparu, et que le statut d'ONG, lorsqu'il leur était accessible, leur permettait de surmonter les pesanteurs étatiques et de se faire entendre par les plus hautes instances de l'ONU. Après une participation assidue aux travaux des experts du Groupe de travail, ils ont obtenu que leurs droits inhérents à l'autodétermination et à l'autonomie politique soient inscrits, avec d'autres droits individuels et collectifs, dans le projet de Déclaration des droits des peuples autochtones.


III - LE DÉVELOPPEMENT POLITIQUE
DES PEUPLES AUTOCHTONES :
DROIT DU SOL ET DROIT DU SANG

Ainsi, en moins de vingt ans, si l'on compte à partir de 1974, date de l'accréditation à l'ONU de la Fraternité Nationale des Indiens du Canada comme ONG, les autochtones du monde occidental, puis des autres régions du monde, ont réalisé un extraordinaire travail d'organisation et de structuration. Parmi leurs onze organisations reconnues par l'ONU, le Conseil Mondial des Peuples Indigènes a même une vocation universelle. Le support très efficace d'organisations humanitaires comme IWGIA a permis aux indigènes des régions défavorisées comme l'Amazonie, la Sibérie, l'Indonésie... de participer à cet effort international. Il a permis aussi aux organisations autochtones nordiques de conduire des négociations ardues avec les États-nations qui les contrôlent, en vue de se voir reconnaître la propriété de leurs territoires ancestraux, l'autodétermination et l'autonomie politique.

L'exemple des Inuit du Groenland est dans ce sens du plus haut intérêt, eux qui ont réussi à obtenir du Danemark dès 1979 l'autonomie politique, une Constitution (Home Rule) et un Gouvernement régional. Ce développement politique régional résultait autant de la grande sensibilité des Scandinaves pour le droit des peuples et de l'influence d'IWGIA basée à Copenhague, que d'une prise de conscience politique inuit déjà amorcée en Alaska (B. Saladin d'Anglure, 1992). L'Alaska Native Claims Seulement Act de 1971 y avait en effet tranché les conflits entre l'État, les compagnies minières et pétrolières et les autochtones, et permis d'établir des corporations régionales inuit disposant de [199] revenus importants. C'est d'une de ces corporations inuit, le North Slope Borough, qu'était venue l'initiative en 1977 de mettre sur pied une organisation transnationale inuit, la Conférence Inuit Circumpolaire, accréditée comme ONG à l'ONU en 1983. Les Inuit canadiens n’étaient pas de reste ; ils avaient conclu en 1976 une entente avec les gouvernements de Québec et « Ottawa pour la cession de certains de leurs droits territoriaux dans le Québec arctique, moyennant compensation financière. Le coup d'envoi était donné par les autochtones du nord pour un développement politique qui n'allait cesser de progresser par la suite. L'internationalisation de leurs problèmes grâce au forum de Genève, mais aussi de leur organisation transnationale, leur apporta une efficacité étonnante, comme l'ouverture du détroit de Bering (1989) aux visites et aux échanges entre autochtones des deux bords, alors qu'il s'agissait d'une des zones stratégiques les plus militarisées, depuis quarante ans de guerre froide entre l'URSS et les USA. Comme aussi l'assouplissement des règlements internationaux sur la chasse à la baleine, au profit des Inuit ; comme enfin des interventions remarquées pour promouvoir la démilitarisation de l’Arctique, et un développement durable et équitable dans cette région. Le plus intéressant est de voir les effets de-la convergence de ces divers facteurs sur la politique gouvernementale canadienne, qui, soucieuse de préserver son image de libéralisme démocratique, est en train de reprendre à son compte un certain nombre de concepts mis en avant par les autochtones et jusque-là refusés par la majorité des grands États démocratiques libéraux. Ainsi en est-il du concept de "peuple", de celui de droit inhérent à l'autonomie gouvernementale (récemment reconnu aux autochtones par le Premier ministre du Canada), et d'autodétermination (sous-entendu, à l'intérieur des frontières étatiques). Il s'agit là de progrès considérables qui pourraient déboucher sur un nouveau palier de gouvernement au Canada. Il y avait jusque-là le Gouvernement fédéral, les gouvernements des provinces, et enfin les pouvoirs délégués aux municipalités. Il y aurait désormais, entre le pouvoir des provinces et celui des municipalités des gouvernements autochtones fondés sur la reconnaissance de droits ethniques. Dans le cas du Nunavut, cette partie des Territoires du Nord-Ouest ou les Inuit sont majoritaires, il s'agira par contre d'une véritable province, la première province autochtone du Canada. Sa structure politique reposera sur le "droit du sol" c'est-à-dire que tout résident, quelle que soit son origine ethnique, pourra voter et être élu au parlement. Le "droit du sang" [200] (ethnique) n'étant invoqué que dans le cas des compensations financières versées aux corporations autochtones, en échange de leur renonciation à certains droits territoriaux.

Tout autre est la situation des Sami de Norvège (B. Melkevik, 1992) qui, pour préserver leur identité culturelle et leurs droits collectifs, ont négocié avec les pouvoirs étatiques la reconnaissance d'un "droit du sang" (ethnique), pris dans un sens large, c'est-à-dire que tout individu pouvant justifier qu'au moins un de ses grands-parents parlait la langue sami, et désirant que son identité sami soit prise en compte, en plus de son identité norvégienne, est admis à s'inscrire sur deux listes électorales, sur celle qui est ouverte à tous les Norvégiens et sur une autre liste réservée aux Sami, quel que soit leur lieu de résidence en Norvège. Les Sami sont ainsi habilités à élire un parlement sami ou Samiting, sans assise territoriale. Mentionnons cependant que les Sami de Norvège sont actuellement majoritaires dans quatre municipalités spécialisées dans l'élevage du renne. On a donc affaire dans le cas des Sami à un peuple minoritaire qui partage un même territoire avec un peuple majoritaire, et qui se trouve maintenant protégé par une discrimination positive.

Au même moment plusieurs petits peuples de Sibérie sont menacés de disparition après trois décennies d'immigration massive de la part des Russes, attirés par les spectaculaires développements économiques. Ils avaient pourtant obtenu, dès la fin des années 1920, une autonomie gouvernementale fondée sur le "droit du sol". Devenus minoritaires, ils réclament maintenant à grands cris une discrimination positive fondée sur le "droit du sang" (ethnique). Il serait bon de rouvrir sans passion une réflexion sur ces deux formes de droits qui, combinés et dosés avec mesure, pourraient, s'ils étaient assortis de discrimination positive, ouvrir des voies nouvelles à la survie et au développement politique et culturel d'autres minorités défavorisées en Europe et ailleurs.

Le cas des Tziganes, minorité non territoriale par excellence, apporterait une intéressante transition entre celui des autochtones et celui des minorités territoriales. Ils viennent en effet de faire l'objet d'une résolution de la "Sous-Commission... pour la protection des minorités" invitant les États à prendre toutes les mesures voulues pour éliminer toute forme de discrimination à l'encontre des Tziganes" (Moniteur, 1992). Il s'agit là d'une décision historique, la première concernant une minorité spécifique.

 [201]

Si les peuples autochtones nordiques connaissent un développement politique exemplaire, il faut situer ce développement dans une perspective nord/sud et le comparer àcelui des Indiens d'Amérique du Sud, notamment ceux du bassin amazonien qui, avec des moyens beaucoup plus limités et dans un contexte politique beaucoup moins favorable, ont néanmoins grandement profité de l'internationalisation de la cause autochtone. Grâce à l'exemple et à l'aide de leurs congénères du nord qui n'ont pas ménagé leurs efforts et leur assistance, grâce aussi aux contributions considérables des organisations humanitaires, ils ont réussi en une dizaine d'années à se fédérer et à profiter de la nouvelle sensibilité internationale envers l'écologie et la protection de la forêt, pour se poser, avec un sens étonnant de l'opportunisme politique, comme les "gardiens de la forêt", du poumon de l'Occident surindustrialisé et urbanisé. La COICA (Coordination des Organisations Indigènes du Bassin Amazonien), qui regroupe maintenant cinq organisations indigènes, représentant environ un million deux cent mille autochtones, discute du développement autochtone avec la Banque mondiale, avec les maires des mégapoles européennes, et a joué un rôle très actif dans la conférence autochtone qui s'est tenue parallèlement au Sommet de la Terre de Rio en juin 1992. Cette organisation transnationale pourrait jouer dans cette partie du monde un rôle similaire à celui de la Conférence Inuit Circumpolaire dans le nord. Mais localement aussi les effets de Genève, et de l'internationalisation des revendications autochtones, se font sentir : le gouvernement équatorien ne vient-il pas d'accorder des titres de propriété aux Indiens amazoniens pour les terres qu'ils occupent ? Les gouvernements du Brésil et du Chili n'ont-ils pas modifié leurs constitutions pour assurer une meilleure protection à leurs peuples autochtones ?

Les autochtones, avec leurs traditions collectivistes immémoriales et leur approche du développement politique combinant droits individuels et droits collectifs, droit du sol et droit du sang, ne nous offrent-ils pas cette "voie tierce" pour la gestion de la démocratie qui fait si cruellement défaut dans le monde contemporain, engoncé dans un modèle étatique datant du XVIIIe siècle et que la France, la dernière sans doute en Europe, s'obstine à considérer comme le seul modèle capable de gérer avec équité le lien social ? L'avenir de l'Europe, comme aussi celui des nouveaux grands redécoupages dans le monde, ne passe-t-il pas [202] par une réinvention de l'affiliation ethnique compatible avec des appartenances territoriales à "géométrie variable" ?

F. M. Université de Toulouse Le Mirail (France)

B. S. d'A., Université Laval (Québec).

[203]


BIBLIOGRAPHIE

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 6 janvier 2013 19:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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