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Françoise Morin
Institut Pluridisciplinaire d'Études sur l'Amérique Latine de Toulouse GRAL - CNRS
professeure associée, dép. d'anthropologie,
Université Laval et chercheure associée, CIERA.
“De l'ethnie à l'Autochtonie.
Stratégies politiques amérindiennes.”
Un article publié dans CARAVELLE, Cahiers du monde hispanique et luso-brésilien, no 63, pp. 161-174, Toulouse, 1994.
Depuis les années 70 on assiste à l'internationalisation progressive de la question autochtone. Elle est devenue l'objet d'une réflexion spécifique au sein de plusieurs instances internationales comme les Nations Unies, le Parlement Européen, l'Organisation Internationale du Travail ou la Banque Mondiale. De nouvelles normes internationales, prenant en compte les valeurs des peuples autochtones et préservant leurs droits, ont été élaborées. Elles constituent maintenant pour les États Nations des références incontournables, et ont conduit certains d'entre eux à amender leur constitution ou leurs lois pour reconnaître les droits des "premières nations". Les politiques assimilationistes des États les avaient condamnées à disparaître, le « nouvel ordre international » les visibilise. On découvre que ces peuples autochtones représentent de 300 à 400 millions de personnes, soit 7 à 10% de la population mondiale. Ce renversement de perspective résulte de plusieurs facteurs qui ont contribué à faire entendre la voix autochtone au niveau international. Nous voudrions les analyser en faisant ressortir le rôle joué par une instance onusienne, le Groupe de Travail sur les Populations Autochtones, qui est devenu depuis 1982 un haut lieu de construction de l'identité autochtone. Dans un deuxième temps, nous montrerons comment deux organisations [162]non gouvernementales amérindiennes ont contribué de façon significative à cette construction.
Le Groupe de Travail
comme lieu de construction de l'autochtonie
Il faut attendre la fin des années 60 pour que l'on se préoccupe à l'ONU des problèmes des peuples autochtones, jusqu'ici confondus avec ceux des minorités. C'est la convergence de plusieurs actions qui va provoquer cette réflexion. D'abord, la dénonciation par des ethnologues du massacre de groupes indiens dans différents pays latino-américains, massacre qui était accompagné d'une colonisation sauvage de leurs territoires et d'un ethnocide résultant souvent de l'action missionnaire. Ensuite, la mise sur pied d'organisations humanitaires tels qu'IWGIA (International Work Group for Indigenous Affairs) en 1968 et Survival International en 1969 qui se donnèrent pour but de défendre la cause autochtone et firent pression auprès des gouvernements de leurs pays, en particulier les 5 pays nordiques, afin qu'ils demandent à l'ONU d'intervenir pour défendre les droits autochtones. Enfin la volonté de plusieurs organisations autochtones nord-américaines, comme le Congrès National des Indiens d'Amérique (National Congress of American Indians) et la Fraternité des Indiens du Canada, d'agir sur le plan international pour obtenir la reconnaissance de leur souveraineté et de leurs droits.
Les pressions conjuguées des uns et des autres eurent de l'effet puisqu'en 1971 le Conseil Économique et Social autorisa "la SousCommission pour la lutte contre les mesures discriminatoires et la protection des Minorités" à entreprendre "une étude du problème de la discrimination à l'encontre des populations autochtones". Si le document final en 5 volumes ne fut remis par son rapporteur, Martinez Cobo, que 12 ans plus tard, il n'en demeure pas moins un très important ouvrage de référence. Tout d'abord parce qu'il tient compte de l'intense mobilisation des organisations autochtones pendant cette période et de leurs revendications, et fait l'inventaire des différents modes de discrimination à leur encontre. Ensuite parce qu'il affirme un certain nombre de principes qui feront progresser la réflexion sur les réalités autochtones, principes que les autochtones eux-mêmes utiliseront ultérieurement dans leurs discussions avec les membres du Groupe de Travail (Morin 1992a). Parmi ces principes, « le droit à l'autodétermination » deviendra l'un des principaux enjeux des autochtones dans leurs négociations avec les États dont ils dépendent.
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Outre ce rapport, trois grandes conférences internationales furent organisées par l'ONU à Genève. Elles contribuèrent à visibiliser les autochtones et à mieux faire connaître leurs problèmes spécifiques. En particulier, la première en 1977, qui portait sur "la discrimination à l'encontre des populations autochtones des Amériques". Pour la première fois à l'ONU, une centaine d'Amérindiens représentaient tout un continent. Ils refusaient le statut de minorités ethniques et réclamaient d'être reconnus comme peuples autochtones. En montrant l'importance de leurs liens essentiels avec la terre et leur volonté d'autodétermination, en demandant une révision de la Convention 107 de l'Organisation International du Travail (seul texte juridique qui, sur le plan international, réglait depuis 1957 les relations entre "populations aborigènes et tribales, employeurs et États", mais avec une approche intégrationiste et assimilationaliste), en demandant la création d'un Groupe de Travail à l'ONU qui s'occuperait spécifiquement des peuples autochtones, et en proposant de combler les lacunes du droit international avec "une Déclaration des principes pour la défense des Nations et Peuples autochtones", les participants autochtones formulèrent les principales questions que l'ONU allait reprendre à son compte dans les années suivantes.
Si les conférences internationales et le rapport Cobo avaient sensibilisé les instances onusiennes à la problématique autochtone, il restait à convaincre les membres de la Sous-Commission et les représentants gouvernementaux de la Commission des Droits de l'Homme d'appuyer la création d'un Groupe de Travail. L'Amérique du Nord avait alors abandonné sa politique d'assimilation des années 60 et semblait plus ouverte au multiculturalisme et à la reconnaissance de droits autochtones, mais ce sont surtout les pays scandinaves (confrontés depuis longtemps aux problèmes des Inuit et des Saami, peuples nordiques chevauchant plusieurs frontières étatiques), qui allaient jouer un rôle déterminant auprès des institutions des Nations Unies pour la création de ce Groupe de Travail (Sverre 1985). Parmi les acteurs scandinaves, citons l'anthropologue danois Helge Kleivan, directeur d'IWGIA, qui servit d'informateur aux différents ministres des Affaires Étrangères scandinaves sur les réalités autochtones et Asbjörn Eide, représentant de la Norvège à la Sous-Commission et membre de l'Institut de Recherche sur la Paix à Oslo, lui-même très préoccupé par les projets hydroélectriques de son pays qui menaçaient la survie culturelle du peuple saami. C'est donc à l'initiative des représentants des États de l'Europe du Nord et sous les pressions des organisations autochtones nord-américaines, que le Groupe de Travail sur les Populations Autochtones sera créé en 1982 par le Conseil Économique et Social de l'ONU (Sanders 1989).
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Ce Groupe de Travail est devenu le premier et le plus important forum international où se discutent les droits et l'avenir politique des peuples autochtones en présence de 5 experts de l'ONU, des représentants des États, des organisations humanitaires et d'un certain nombre d'observateurs venus du monde entier. La participation autochtone s'est considérablement amplifiée et diversifiée depuis 1982 où elle n'était que d'une cinquantaine de délégués venant essentiellement des deux Amériques. Sept ans plus tard, elle comprenait plus de 400 participants venant de Scandinavie, d'Australie, de Nouvelle-Zélande, de l'Inde, du Sud-Est Asiatique, de Tanzanie, des Philippines, du japon auxquels s'adjoignirent en 1990 un représentant des peuples de Sibérie et en 1991 une délégation de Taiwan.
Le Groupe de Travail avait une double tâche :
- 1- Suivre le développement de la situation des populations autochtones dans le monde tant du point de vue autochtone que du point de vue gouvernemental.
- 2- Établir des normes pour la reconnaissance de leurs droits.
Dès les premières réunions, les représentants autochtones mirent en question le terme « population » employé par les gouvernements pour les dénommer et qu'ils rejetaient comme étant dégradant et généralement utilisé pour qualifier des espèces biologiques. Ils revendiquaient leur appartenance à des « peuples ». Mais les représentants gouvernementaux s'opposèrent à l'emploi de ce terme qui impliquait, selon la Charte des Nations Unies, le droit à l'autodétermination. Une véritable dynamique autochtone internationale se mit en place. Avec l'appui de nombreux experts, ils réussirent à convaincre la Présidente du Groupe de Travail d'adopter le terme « peuple »dans le projet de déclaration en cours d'élaboration. La plupart des États représentés continuent néanmoins de le réfuter, par crainte de sécession et de fragmentation du territoire national. Et c'est sous leurs pressions que l'ONU choisit de déclarer 1993 « Année Internationale des Populations Autochtones ». Ce choix symbolisait la volonté de reconnaissance par la communauté internationale du fait autochtone, mais le libellé amputait cette consécration de sa dimension politique.
La réflexion des experts de l'ONU progresse néanmoins comme l'attestent nombre de publications. Dans sa campagne mondiale d'information, le Centre des Droits de l'Homme a édité en 1990 une plaquette sur les « droits des peuples autochtones » expliquant ce qu'ils sont, où ils vivent, et les efforts déployés tant par ces peuples que par les Nations Unies pour préserver leurs droits. Les peuples autochtones sont présentés comme étant : "les descendants de ceux qui habitaient dans un pays [165] ou une région géographique à l'époque où des peuples de cultures ou d'origines ethniques différentes y sont arrivés et sont devenus par la suite prédominants, par la conquête, l'occupation, la colonisation ou d'autres moyens". Cette définition s'inspire de celle proposée par le rapport Cobo (1987) qui insiste sur plusieurs critères : comme « la continuité historique avec les sociétés antérieures à l'invasion » donc avec les sociétés précoloniales, comme aussi le fait d'être dominé par une société globale, la volonté de « conserver, développer et transmettre aux générations futures les territoires des ancêtres et l'identité ethnique qui constituent la base de la continuité » de l'existence du peuple, sans oublier un critère plus subjectif, « l'auto-identification ».
C'est ainsi que la dénomination « peuple autochtone » se banalise et se construit conjointement. En venant depuis plus de dix ans à Genève à la session annuelle du Groupe de Travail, les délégués autochtones ont pris conscience de leur nombre et de la force de leur autochtonie. Souvent maltraités dans leur pays et objets de sarcasmes parce que considérés comme des groupes tribaux arriérés, ils acquièrent, au sein de ce forum international autochtone qu'est devenu le Groupe de Travail, une identité valorisante avec le sentiment d'appartenir à une communauté internationale autochtone. Tout en exposant les problèmes des peuples qu'ils représentent, ils comparent leurs expériences avec celles de leurs « frères » venant d'autres continents, échangent des informations, tissent des liens et élaborent des stratégies communes pour défendre leurs droits. Ainsi en 1989, une cinquantaine de délégués autochtones ont présenté une motion commune dénonçant le caractère paternaliste et eurocentré de la nouvelle convention 169 de l'Organisation Internationale du Travail. En 1992, le représentant Aïnou (Japon) s'associa au délégué des peuples de Sibérie pour revendiquer les Îles Kouriles comme ancien territoire autochtone. Face à l'intransigeance des gouvernements du Sud-Est Asiatique qui nient l'existence de peuples autochtones dans leurs pays, des délégués se sont regroupes pour former un front commun des peuples autochtones d'Asie. Alliances, front commun, mais aussi solidarité. En juillet 1993, le représentant Yanomami fit part au Groupe de Travail des menaces que représentait le projet Calha Norte pour son peuple et demanda que des pressions soient faites sur le gouvernement brésilien afin qu'il surveille la démarcation de leurs terres. A ses côtés, un représentant indien d'une ONG autochtone nord-américaine, Indian Law Ressource Center, appuya sa requête et l'assura de son soutien juridique.
En travaillant ensemble à l'élaboration des principes de la future déclaration des droits les concernant, en tant que peuples autochtones, les délégués se rendent compte qu'au delà de leurs différences linguistiques et ethniques, ils partagent les mêmes valeurs collectives, croient dans les [166] mêmes principes démocratiques qui reposent sur le consensus et le rejet de toute mesure coercitive, ont les mêmes liens spirituels avec la terre, aspirent au même type de développement durable.
En se servant du Groupe de Travail comme d'un véritable cheval de Troie dans la forteresse onusienne, les peuples autochtones ont réussi à acquérir reconnaissance et pouvoir. Ils font partie dorénavant de l'agenda des Nations Unies. Douze ONG autochtones sont aujourd'hui accréditées par le Conseil Économique et Social et le mandat du Groupe de Travail, initialement temporaire, a été renouvelé. Le principe d'une décennie internationale des peuples autochtones (1994-2004), et l'ouverture d'un forum permanent pour ces peuples au sein du système onusien, proposés par Rigoberta Menchu, Prix Nobel de la Paix 1992, lors de la conférence mondiale sur les droits de l'homme en juin 1994 à Vienne, ont été fortement recommandés par la dernière session de la Sous-commission à l'Assemblée Générale. Notons enfin que si ces peuples parviennent à exercer suffisamment de pressions pour faire entériner en 1995 la déclaration universelle des droits des Peuples Autochtones par l'Assemblée Générale de l'ONU, ils réussiront du même coup à introduire les droits collectifs dans l'univers occidental des Droits de l'Homme et à faire ainsi progresser le droit international.
De l'identité ethnique à l'identité autochtone
Les peuples d'Amérique Latine rie sont pas étrangers à la construction de cette identité autochtone. Face aux pressions de plus en plus fortes, tant des propriétaires terriens pour s'emparer de leurs terres que des autorités étatiques pour les assimiler culturellement, ils manifestèrent dans les années 60 des revendications dans de nombreux pays. Elles se caractérisaient par le fait qu'elles ne se fondaient pas sur l'affirmation de différences à l'intérieur du monde indien, mais sur ce qui les avait unifié depuis la Conquête sous un même système de domination (Le Bot, 1982). L'indianité revendiquée se référait donc à l'histoire des cinq derniers siècles et exprimait la volonté de rupture par l'indien de cette relation coloniale (Morin, 1982). Dès la 1ère conférence organisée en 1977 par l'ONU à Genève sur « la discrimination à l'encontre des populations autochtones des Amériques », les organisations indiennes de 13 Pays latino-américains dénoncèrent cette situation coloniale et les différentes formes de génocide et d'ethnocide dont leurs peuples avaient été victimes. Elles demandèrent aux autorités de l'ONU d'en prendre acte et de le reconnaître officiellement. Le Front de Libération du Tahuantinsuyo de Bolivie demanda en effet que « le 12 octobre, jour de la soi-disante découverte de l'Amérique, fut considéré comme un jour de solidarité internationale avec les Peuples Autochtones des Amériques ». Cette [167] proposition, relevée par J. Martinez Cobo (1987), est sans doute à l'origine de l'Année Internationale des Populations Autochtones que son rapport recommandait pour 1992.
Tout en se réclamant d'une même indianité, stigmate hérité de la relation coloniale et repris comme emblème sous forme de slogan « comme indiens ils nous ont exploité, comme indiens nous nous libérerons » (Le Bot, 1982), ces peuples se présentaient aussi comme les descendants des premiers habitants du continent américain. Et à ce titre, le premier Parlement indien d'Amérique du Sud, réuni au Paraguay en 1974, réclamait les terres dont ils étaient « millénairement les maîtres » (Rudel, 1985). Mais, pour mener la lutte de libération ethnique à l'échelle du continent, il fallait renforcer l'unité du peuple indien divisé par les frontières nationales. Ce fut l'un des objectifs du premier Congrès des Mouvements Indiens d'Amérique du Sud, à Ollantaytambo, en mars 1980. C'est là que les principaux délégués décidèrent de se doter d'un organisme permanent, le Conseil Indien d'Amérique du Sud (CISA). En représentant les organisations indiennes de huit pays latino-américains, le CISA devenait une organisation non gouvernementale et ce statut permettait d'agir au niveau supranational pour faire reconnaître les droits des peuples indiens. Il bénéficia pour cela de l'expérience du Conseil Mondial des Peuples Indigènes (CMPI), créé au Canada en 1975 pour promouvoir la cause autochtone au plan international et développer une idéologie des droits autochtones. Dès 1981, le CISA participa aux travaux de la 2ème grande conférence de l'ONU à Genève ayant pour thème « les Peuples Autochtones et leur rapport à la terre ». Tout en se présentant comme le porte-parole, sur la scène internationale, de l'ensemble des autochtones du continent sud-américain, le CISA représentait surtout le monde andin. Constitué d'idéologues universitaires quechua et aymara, le CISA développait une philosophie indianiste qui prônait l'organisation socio-politique du Tawantinsuyo comme modèle alternatif d'État plurinational. En choisissant ce « capital symbolique » incaïque pour forger l'unité indienne, les idéologues du CISA privilégiaient la vision andine de l'identité autochtone, que refusaient d'autres peuples d'Amérique du Sud.
Si le CISA n'a pas réussi à promouvoir et unifier un « mouvement indien » en Amérique du Sud, il a par contre contribué au discours unitaire des peuples indiens des deux Amériques. En particulier, lors de la campagne continentale célébrant les « 500 années de résistance indigène » qui se présentait comme la réponse autochtone aux commémorations du Vème centenaire. Lors des grands rassemblements autochtones qui eurent lieu dans les deux Amériques entre 1990 et 1993, les discours indianistes et les mythes prophétiques développés par le CISA rejoignaient les idéologies syncrétiques pan-indiennes des organisations nord-américaines. [168] Les uns et les autres prophétisaient « l'alliance de l'aigle et du condor » pour manifester leur volonté de construire une « unité continentale autochtone » (Morin, 1992c). Dans ce travail de bricolage idéologique de l'autochtonie, des organisations comme le CISA font donc surtout appel aux ressources mythologiques et historiques, alors que d'autres comme les organisations du Bassin Amazonien vont privilégier celles de territoire et d'environnement.
Bien qu'elles ne soient apparues qu'en 1984 sur la scène internationale, les organisations amazoniennes ont développé depuis près de dix ans toute une série de stratégies politiques qui participent à l'émergence d'un mouvement autochtone international. Comment sont-elles parvenues si rapidement à devenir l'un des acteurs importants de cette autochtonie en marche ?
Alors que les politiques étatiques visaient l'assimilation des sociétés amazoniennes, la conjoncture socio-politique des années 60 précipita la prise de conscience de leur situation coloniale et favorisa la naissance de leurs organisations ethniques. Ainsi au Pérou, les transformations dans l'Église Catholique post-concillaire assignant comme tâche aux missionnaires « la libération des autochtones », combinées à l'idéologie vélasquiste qui voulait mettre fin aux injustices et au système d'exploitation féodale des indiens, facilitèrent l'émergence de ces premières organisations ethniques en forêt amazonienne. Une nouvelle génération d'anthropologues qui refusaient les postulats intégrationistes de l'anthropologie indigéniste et prônait les richesses du pluralisme, apporta également son concours à ce nouveau développement fédératif. Elle s'engagea dans l'action politique et servit de médiateurs entre ces organisations ethniques et les différents corps administratifs de l'État. C'est grâce à leur travail pédagogique auprès de plusieurs ministères méconnaissant les réalités indiennes, qu'une loi fut votée en 1974, garantissant l'existence légale des « communautés indigènes ». Cette loi allait permettre la démarcation et la titularisation des terres réclamées par les nouvelles organisations ethniques (Morin, 1992b). Ce contexte socio-politique et ces nouveaux acteurs ont donc servi de catalyseur à la dynamique identitaire qui conduisit les différents groupes indiens à dépasser leurs identités locales (de telle ou telle communauté) pour s'unir afin de forger ensemble une identité ethnique plus stratégique. Avec l'organisation de ces fédérations ethniques qui se multiplièrent au début des années 70 en Colombie, en Équateur et Pérou, la première phase d'un « bricolage identitaire » venait de se réaliser.
Mais il faudra attendre une dizaine d'années pour qu'une deuxième phase se développe. Afin de défendre leurs terres contre les politiques étatiques de colonisation, contre les grands projets d'exploitation du sol et [169] du sous-sol et les constructions de route qui détruisaient leur forêt, le regroupement dans chaque pays des différentes organisations ethniques au niveau national allait s'imposer. Pour faire face à la situation politique de plus en plus précaire des peuples de la forêt amazonienne, il fallait s'allier entre fédérations afin de constituer un front commun face à des gouvernements qui bien souvent les ignoraient. Ainsi se constituèrent au début des années 80, l'ONIC (Organización Nacional Indígena de Colombia), la CONFENIAE (Confederación de Naclonalidades Indígenas de la Amazonia Ecuatoriana), l'AIDESEP (Asociación Interétnica de Desarrollo de la Selva Peruana), le CIDOB (Confederación Indígena del Oriente de Bolivia), et l'UNI (União das Nações Indígenas do Brasil). Ces confédérations inter-ethniques rapprochèrent des peuples qui pour la plupart ne s'étaient jamais rencontrés auparavant, ou qui autrefois se considéraient comme ennemis. Ils apprirent ainsi à découvrir leurs ressemblances et à gérer leur identité commune, comme autochtones de la forêt péruvienne, équatorienne, colombienne, brésilienne ou bolivienne.
Mais cette identité inter-ethnique nationale allait bientôt s'enrichir d'une troisième dimension, transnationale. Elle unirait tous les indigènes de la forêt amazonienne en chevauchant les frontières nationales. Là encore, la convergence de plusieurs facteurs fut à l'origine de cette alliance. Pour mieux réaliser le « développement intégral » de l'Amazonie, les 8 pays qui se la partagent avaient signé en 1978 un Traité de Coopération Amazonienne. Pour régler les problèmes spécifiques des populations indigènes vivant dans cet espace, l'Équateur se chargea d'organiser en 1981 une rencontre internationale à laquelle furent invités des représentants des organisations nationales indigènes. Pour la première fois de leur histoire, des indigènes du Pérou, du Brésil, de la Guyane, du Vénézuela et de l'Équateur se trouvaient rassemblés et pouvaient confronter leurs problèmes et expériences. Et cette réunion qui, sous couvert d'une politique indigéniste de participation, visait en fait à mieux intégrer l'indien au développement capitaliste amazonien, se transforma très vite en une rencontre autochtone qui initia un travail de réflexion et d'analyse entre indigènes amazoniens. Une Commission de Coordination des Affaires Indigènes y fut cependant créée, qui organisa deux autres réunions en 1982 et 83. Mais les délégués amazoniens se rendirent compte qu'aucun gouvernement ne prenait en considération leurs recommandations ni ne respectait les droits des peuples indigènes amazoniens.
Or, en cette même année 1983, un de ces leaders amazoniens découvrit la scène onusienne. Evaristo Nugkuag, président de l'AIDESEP, fut invité à Genève pour la deuxième conférence de l'ONU sur le racisme [170] et la discrimination raciale. Il y dénonça la politique du gouvernement Belaunde qui refusait de démarquer et titulariser les terres des communautés indigènes, critiqua sa politique de colonisation et mit en question son « modèle de développement amazonien qui se résumait à livrer les terres, leurs ressources et leurs habitants à la voracité des entreprises privées nationales et transnationales » (Voz Indigena 1983). Et profitant d'une audience internationale, Evaristo Nugkuag termina son intervention en demandant d'accorder une attention particulière, dans les législations nationales et internationales, aux peuples divisés par des frontières étatiques. Cette dernière remarque venant d'un Aguaruna, qui s'identifiait au grand complexe culturel Shuar-Achuar-Aguaruna (habitant de part et d'autre de la frontière Équateur/Pérou), symbolisait le transnationalisme que la future organisation autochtone amazonienne allait représenter. Ce premier séjour en Europe lui apprit que les institutions internationales comme l'ONU connaissaient bien les problèmes des sociétés andines grâce aux activité du CISA, mais ignoraient ceux des peuples amazoniens. Il fallait donc qu'ils organisent pour être eux-mêmes présents sur la scène internationale (Aparicio, 1992). Ils pourraient alors directement parler de leurs situations et de leurs revendications, en particulier au Groupe de Travail sur les Populations Autochtones qui venait d'être créé en 1982 à l'ONU. Ce forum apparaissait comme un lieu plus ouvert à la communication que les différents contextes nationaux latino-américains où les indigènes rencontraient beaucoup de difficultés pour se faire entendre.
Encouragé par l'accueil favorable réservé à son intervention à l'ONU et appuyé par des organisations extérieures de soutien, Evaristo Nugkuag proposa à l'AIDESEP d'organiser une réunion de délégués des 5 organisations nationales indigènes d'Amazonie pour les informer de ces nouvelles ouvertures au niveau international. Cette rencontre qui eut lieu à Lima en mai 1984 permit aux délégués de se rendre compte de tout ce qui les rassemblait. Malgré les frontières qui les divisaient, ils partageaient en effet une même philosophie et une même manière de vivre et de penser, ils pratiquaient une même stratégie de survie, résultat d'une même histoire coloniale dont ils avaient été les otages, ils revendiquaient les mêmes droits. Ils comprenaient aussi les enjeux de leur représentation sur la scène internationale où, en tant qu'organisation non gouvernementale, ils pourraient mieux défendre et promouvoir les droits fondamentaux de leurs peuples. Ils décidèrent donc de s'unir pour constituer la COICA (Coordinadora de las Organizaciones Indígenas de la Cuenca Amazónica). En se regroupant ainsi, ils se construisaient un espace géopolitique sans frontières et s'inventaient une identité amazonienne transnationale.
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Ces alliances et fusions ethniques pratiquées au niveau régional, national et transnational et qui résultaient d'un travail idéologique élaboré depuis 20 ans (puisque la première fédération Shuar se constitua en 1964) représentaient un premier construit autochtone associant 400 groupes culturels et plus d'un million d'Amérindiens. Pour les délégués de la COICA, cette expérience d'invention identitaire servit d'initiation à une construction plus globale de l'autochtonie, celle qu'ils allaient créer à l'ONU avec leurs « frères »autochtones.
Sur la voie
d'un mouvement international autochtone
Depuis 1984 la COICA participe en effet activement aux sessions du Groupe de Travail où elle élabore avec d'autres délégués autochtones les principes de leurs droits. Et cette participation la renforce dans son combat politique. Ainsi les discussions sur les différents articles de la déclaration portant sur les droits de « propriété, de possession et d'usage des terres et autres territoires et ressources traditionnellement occupés ou utilisés par les peuples autochtones » a certainement renforcé la volonté de revendiquer les « territoires ancestraux » de ses organisations filiales comme l'AIDESEP et la CONFENIAE.
Participer au Groupe de Travail, c'est aussi pour la COICA tisser des liens avec des délégués autochtones d'autres parties du monde dont les situations environnementales sont très similaires à celles de la forêt amazonienne. Parce qu'ils partagent les mêmes types de cultures et qu'ils sont l'objet des mêmes invasions et destructions de leurs écosystèmes, la COICA et d'autres organisations autochtones originaires d'Afrique, d'Inde, des Philippines, de Malaisie, et d'Amérique Centrale ont ainsi constitué une Alliance Mondiale des Peuples Indigènes des Forêts Tropicales dont la première conférence s'est tenue en Malaisie en février 1992. Dans une déclaration finale qui énumérait les principes et les objectifs de cette Alliance, ils affirmaient qu'il « ne peut y avoir de développement durable et rationnel des forêts sans que leurs droits fondamentaux comme peuples autochtones soient respectés ». Cette première conférence de Malaisie permit une plus grande coopération entre autochtones, ce qui facilita la préparation, quelques mois plus tard, de la Conférence Mondiale des Peuples Autochtones sur le Territoire, l'Environnement et le Développement qui eut lieu en mai 1992 à Kari-Oca (Brésil). Elle réunit 850 autochtones du monde entier représentant 82 organisations. Là encore la COICA avec deux organisations brésiliennes et argentines ont joué un rôle essentiel pour la réalisation de cette conférence. Le but de cette rencontre était de se retrouver entre autochtones pour communier afin de « marcher ensemble vers l'avenir sur les traces de leurs ancêtres ». Ils élaborèrent une « Carta de la Tierra », qui [172] rendit compte de toutes les demandes et recommandations autochtones en terme d'environnement, biodiversité, droits territoriaux, droits de propriété intellectuelle et culturelle, droit à l'autodétermination etc... L'ensemble de cet agenda constituait « la déclaration de Kari-Oca », présentée quelques jours plus tard lors d'une conférence de presse au Sommet de la Terre de Rio. Si la voix des autochtones fut marginalisée et si aucune de leurs recommandations ne fut reprise dans l'Agenda 21 de l'UNCED, la déclaration de Kari-Oca était néanmoins une nouvelle pierre qui renforçait la construction de l'autochtonie et la défense de ses droits.
La COICA est donc l'un des artisans de ces réseaux autochtones qui se mettent en place pour faciliter les échanges et élaborer des stratégies communes face aux gouvernements qui ne veulent pas reconnaître leurs droits. Comme par exemple, le droit de propriété intellectuelle et culturelle des peuples autochtones, qui est l'objet de vives discussions au sein du Groupe de Travail. Pour élaborer une stratégie autochtone, une rencontre fut organisée en juin 1993 en Nouvelle-Zélande. Là encore la COICA apporta toute son expérience sur cette question, depuis longtemps à l'ordre de son agenda, et accepta d'organiser la suite de ces débats en Amazonie en 1994.
Par l'ampleur de son action internationale, la COICA contribue donc au développement d'un « mouvement international autochtone » qui pourrait jouer un rôle important d'ici la fin de ce siècle et s'imposer comme force politique (Wilmer, 1993). Après avoir réussi à inscrire les peuples autochtones dans l'agenda des Nations-Unies, après avoir construit les droits universels de cette autochtonie, il leur reste à convaincre les États dont ils font partie de leur donner une légitimité comme « peuples autochtones ». En se servant de leur insertion dans l'ordre supranational, en s'appuyant sur la reconnaissance de leurs 12 organisations non gouvernementales autochtones par le Conseil Économique et Social, ces peuples, qui ont choisi la voie internationale autochtone pour survivre, sauront sans doute inventer de nouvelles stratégies pour dissiper les crispations étatiques à l'égard de leur droit à l'autodétermination.
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