RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Françoise Morin, “La construction de nouveaux espaces politiques inuits à l’heure de la mondialisation.” Un article publié dans la revue RECHERCHES AMÉRINDIENNES AU QUÉBEC, vol. XXXI, no 3, 2001, pp. 25-36. [Autorisation accordée par l'auteure le 18 février 2009 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[25]

Françoise Morin

Département de sociologie, Université Toulouse-Le-Mirail (France)
professeure associée, dép. d'anthropologie,
Université Laval et chercheure associée, CIERA.

La construction de nouveaux
espaces politiques
inuits
à l’heure de la mondialisation
.

Un article publié dans la revue RECHERCHES AMÉRINDIENNES AU QUÉBEC, vol. XXXI, no 3, 2001, pp. 25-36.



La mondialisation se traduit par une « intensification des relations sociales planétaires » pour reprendre les termes d'Anthony Giddens (1990) de telle sorte que des activités ou des décisions prises par des sociétés se situant dans une partie du monde peuvent avoir des conséquences pour des groupes vivant dans des régions très éloignées de celle-ci. En rapprochant les gens et en accélérant le temps, la mondialisation crée des flux de migrants, de capitaux, de médias, de marchandises et de techniques. Cette dynamique circulatoire se produit à une telle échelle et avec un tel degré de complexité « qu'aucun individu, même très bien informé, ne peut se les représenter adéquatement » (Warnier : 1999). On comble les lacunes de la perception en construisant des « paysages imaginaires » selon Arjun Appadurai (1990). Ce dernier étudie les disjonctions entre les flux réels et les mondes imaginaires dont il étudie les diverses dimensions qui concernent tant les individus que les groupes.

Mais en quoi les peuples autochtones relèvent-ils de ces analyses théoriques ?

Bien qu'ils vivent généralement dans des régions périphériques, éloignées des métropoles et centres urbains, les peuples autochtones ne sont pas épargnés par le processus de mondialisation. Ainsi les communautés de l’Arctique ont-elles été durement affectées quand des groupes de pression européens sont partis en campagne, dans les années 80, contre la chasse de certaines espèces animales. Et l'idéologie « anti-fourrure » a ruiné toute l'économie locale de l'Arctique basée sur la vente de peaux de phoque. Plus globalement, c'est la mondialisation des circuits économiques et son corollaire, la multiplication des firmes transnationales, qui affectent directement ces peuples, de plus en plus préoccupés par la dégradation de leur environnement. Pour survivre et défendre leurs droits, ils s'organisent depuis les années 70 sur le plan national et international et proposent des alternatives aux politiques de développement dont ils subissent les effets destructeurs. Leurs leaders construisent des réseaux, établissent des alliances avec d'autres sociétés autochtones et participent à l'internationalisation des droits des peuples autochtones qui figurent dorénavant à l'ordre du jour des instances onusiennes (Morin et Saladin d'Anglure : 1995). En s'appuyant sur « la société civile internationale », ils font entendre leurs voix et deviennent des acteurs du « village global » (Brysk : 2000). Cette visibilité leur permet de développer de nouvelles relations avec les États-nations qui les englobent afin de négocier des droits et des pouvoirs.

Pour illustrer cette nouvelle façon autochtone de penser le politique et de le gérer, je prendrai deux cas de figure, l'un concerne le niveau national, avec l'exemple des Inuits du Nunavut (Arctique central canadien) qui ont réussi à signer en 1992 une entente reconnaissant leurs droits fonciers et leur autonomie gouvernementale et qui gèrent depuis 1999 un nouveau territoire. butte se situe au niveau transnational, avec la constitution de regroupements autochtones au-delà des frontières nationales, comme la Conférence inuit circumpolaire rassemblant les Inuits de quatre États.

L'INVENTION D'UN TERRITOIRE INUIT :
LE NUNAVUT


Le 1er avril 1999, la carte du Canada s'est trouvé modifiée avec la création d'un nouveau territoire, le Nunavut. Ce terme choisi par les Inuits, et qui en inuktitut signifie « notre terre », désigne aujourd'hui la plus grande entité territoriale du Canada, soit 1/5 de sa superficie dont plus de la moitié est située au nord du cercle polaire.

La création de ce territoire ne signifie pas pour les Inuits l'obtention d'une autonomie politique, basée sur des critères ethniques. Le statut du Nunavut est celui d'une administration publique à base territoriale. Il est doté d'un gouvernement qui [26] représente les intérêts de l'ensemble des résidents de ce territoire dans l'ensemble canadien. Ces résidents sont au nombre de 27,000 personnes, dont 85% sont inuites. Grâce à cette large majorité démographique, le gouvernement est de facto aux mains des Inuits qui gèrent les principaux secteurs d'activité. C'est donc un type d'autonomie gouvernementale très original qui libère les Inuits de l'emprise des Territoires du Nord-Ouest où ils étaient minoritaires et les rend responsables de l'administration de leur nouveau territoire.

Comment le projet du Nunavut a-t-il été négocié par les Inuits ? En quoi cet accord politique est-il nouveau ? et pourquoi l'État fédéral canadien a-t-il accepté de modifier, pour la première fois depuis cinquante ans, sa carte géopolitique afin de donner naissance à ce nouveau territoire ?

LES RÉACTIONS AU CHANGEMENT

Pour les Inuits, la création du Nunavut est l'aboutissement de plusieurs décennies de négociations et de luttes pour retrouver leur dignité. Leur mode de vie nomade avait en effet subi de grands bouleversements depuis les années 40. À la suite de l'effondrement de la traite des fourrures qui était alors leur principale source de revenu monétaire, ils avaient subi famines et épidémies. Aussi, le gouvernement fédéral avait-il décidé, à la fin des années 50, de les sédentariser dans différents villages. Cette rapide sédentarisation allait peu à peu bouleverser la société inuite. La politique interventionniste du fédéral, tout en apportant une assistance sociale, des services hospitaliers, des écoles et des logements, avait rendu les Inuits très dépendants et avait déstructuré leur société. Ils étaient maintenant intégrés dans un système politique et social qui ne correspondait plus à leurs valeurs et les privait de toute initiative et de tout contrôle sur leur environnement (Légaré 1993 : 32).

Fig. 1.

Le territoire du Nunavut



Parallèlement, dès la fin des années 60, le Canada avait intensifié sa politique de développement des ressources nordiques pour assurer aux Canadiens du Sud une autosuffisance en pétrole et en gaz. C'est ainsi qu'au nom de l'intérêt national, le gouvernement fédéral autorisa l'exploitation de ces ressources sans se soucier des intérêts locaux des pêcheurs et chasseurs inuits (Punch 1992 : 53-55). Cette absence de consultation qui traduisait de la part du gouvernement un désintérêt pour ces habitants de l'Arctique, ainsi que la publication en 1969 d'un Livre Blanc qui proposait une politique assimilationniste pour les autochtones, éveillèrent chez les Inuits de grandes inquiétudes.

Les organisations inuites
et l'élaboration du projet Nunavut


Pour mieux défendre leurs droits et S'opposer aux propositions fédérales, de jeunes leaders bilingues, issus de la génération qui avait dû s'exiler dans le Sud pour compléter leur scolarité et qui n'avait pas peur de se confronter au gouvernement canadien, créèrent en 1971 une organisation, Inuit Tapirisat of Canada (ITC). C'est cette organisation qui est à l'origine du projet Nunavut. Cette même année avait été signée en Alaska l'ANCSA (Alaska Native Claims Settlement Act), la première entente reconnaissant des droits territoriaux àdes groupes inuits. Et toujours en 1971 avait été constituée la NQIA (Northern Quebec Inuit Association).

En s'appuyant sur une nouvelle décision juridique, celle de l'arrêt Calder (1973), qui reconnaissait que tout peuple autochtone n'ayant pas signé de traité détenait une forme de titre aborigène sur les terres qu'il occupe, ITC et d'autres organisations autochtones exercèrent des pressions auprès du gouvernement fédéral afin qu'il change de politique. Avant cet arrêt Calder, le Canada refusait en effet de reconnaître des droits fonciers en faveur des peuples autochtones. Après cette décision de la Cour Suprême, le gouvernement Trudeau fut contraint [27] d'abandonner son Livre Blanc et de proposer une nouvelle politique. Dorénavant, il s'engageait à éteindre, par règlement négocié, toute revendication territoriale autochtone qui n'avait pas été couverte par l'un ou l'autre des onze traités du XIXe siècle ou du début du XXe siècle. C'était le cas des Inuits qui n'avaient jamais signé de traité avec le gouvernement canadien [1] (Légaré 1993 : 36).

Pour préparer un dossier de revendications territoriales, ITC lança une étude sur l'occupation et l'utilisation des terres inuites dans les territoires du Nord-Ouest. Les aînés jouèrent un rôle essentiel dans cette recherche en apportant toutes leurs connaissances du terrain. Elles servirent de référence pour établir les droits fonciers des Inuits dans les Territoires du Nord-Ouest. En février 1976, ITC présentait au gouvernement le projet Nunavut qui se distinguait des autres revendications autochtones jusqu'ici soumises au fédéral. Il demandait en effet la création d'une nouvelle entité politique dans le Grand Nord canadien, celle du Nunavut. Pour les Inuits, la terre fait partie d'un ensemble indivisible qui englobe la communauté humaine, les animaux et les ressources. Les revendications territoriales et politiques étaient donc, pour eux, indissociables ; elles devraient faire partie d'un même processus de négociation (Purich 1992 : 67). Cette position allait à l'encontre de la politique du fédéral pour qui la propriété est régie par des lois différentes de celles qui gèrent la communauté. Le gouvernement entendait donc traiter séparément les revendications territoriales et le développement politique inuit ; ce dernier serait négocié plus tard.

Dans une deuxième version du projet Nunavut, les Inuits durcirent leur position en demandant que ce nouveau territoire soit doté d'un gouvernement ethnique et en exigeant la propriété exclusive des terres et des eaux (y compris les fonds marins) sur 750,000 km2. Ils demandaient aussi d'enchâsser dans la Constitution canadienne le droit des Inuits à être une culture distincte. Le gouvernement d'Ottawa ne put accepter ces revendications jugées trop radicales et interrompit les négociations.

Pour relancer le processus, ITC assouplit ses positions en abandonnant l'idée d'un gouvernement ethnique. Il faut dire qu'entre-temps, les Inuits de l'Arctique de l'Ouest (Inuvialuits) s'étaient retirés du projet. Face aux exploitations pétrolières de plus en plus nombreuses dans le delta du Mackenzie, il leur avait fallu traiter rapidement avec le fédéral pour protéger leurs terres et obtenir des redevances sur les ressources exploitées. Ils avaient donc signé une entente de principe en 1978, qui fut ratifiée en 1984. À la différence du projet Nunavut, elle ne couvrait que les revendications territoriales. ITC dut tenir compte de cette nouvelle situation et proposa en 1979, dans une troisième version du projet, Political Development in Nunavut, la création d'un nouveau territoire mais doté cette fois-ci d'un gouvernement public. Étant donné leur très forte majorité, les Inuits savaient qu'ils exerceraient de facto le contrôle de cette administration. Ils demandaient aussi que ce Territoire du Nunavut, quinze ans après son instauration, devienne une province, c'est-à-dire une entité politique avec plus de pouvoirs. Sur le plan des revendications territoriales, les Inuits renonçaient à la propriété des fonds marins tout en demandant une cogestion des ressources marines. Quant à la propriété des terres, ils n'exigeaient plus que 350,000 km2 et une certaine juridiction sur les terres et les ressources appartenant à la Couronne (Légaré 1993 : 39-42).

Le gouvernement fédéral accepta de reprendre les négociations en assouplissant lui aussi ses positions. Il promit d'inclure, dans l'entente sur les revendications territoriales, la création d'un futur gouvernement du Nunavut mais en stipulant que la décision de diviser les Territoires du Nord-Ouest (TNO) reviendrait en fait à leurs responsables politiques et à sa population. Ces négociations durèrent treize années (1980-1993) et furent semées d'embûches qui faillirent plusieurs fois mettre en péril l'élaboration de l'entente.

La division des territoires
du Nord-ouest


La division des Territoires du Nord-Ouest fut donc l'un des premiers problèmes à résoudre. Lors des élections territoriales de 1979, une majorité de députés autochtones (18 sur 22, dont huit inuits) avaient été élus. Ils appuyèrent la proposition de division des TNO et recommandèrent l'organisation d'un référendum à ce sujet pour avril 1982. Ceux qui étaient contre avaient pour arguments que la population était trop faible pour justifier la division, que le Nunavut n'avait pas de revenu économique et qu'en conséquence le gouvernement fédéral devrait subventionner deux territoires plutôt qu'un. Ceux qui étaient pour s'appuyaient sur le fait que les TNO étaient trop vastes [2] pour être gouvernés depuis Yellowknife, la capitale, et que le gouvernement des TNO ne répondait pas aux besoins des résidents de l'Arctique de l'Est. Par contre, la création du Nunavut apporterait aux Inuits une reconnaissance officielle de leur territoire et son gouvernement public répondrait aux intérêts de l'ensemble des Nunavummiuts (habitants du Nunavut, autochtones et non autochtones). Enfin, grâce à l'entente du Nunavut qui reconnaîtrait des terres et des ressources, ce nouveau territoire pourrait développer son économie. Ces arguments l'ont emporté puisque 56% de la population des TNO appuyèrent la division de ce territoire en deux nouvelles entités politiques : à l'ouest le Denendeh, à l'est le Nunavut. Et l'Assemblée territoriale vota à l'unanimité la division.

Le gouvernement fédéral entérina cette volonté de partage. Il fallait alors régler trois questions : les revendications foncières autochtones (Inuits à l'est, Dènès / Métis à l'ouest), la définition des juridictions des futurs territoires du Denendeh et du Nunavut, et l'établissement d'un consensus quant à la frontière devant servir de ligne de partage entre ces deux territoires.

Pour cette nouvelle phase de négociation, ITC décida [3] la création d'un nouvel organisme, Tungavik Federation of Nunavut (TFN), ayant pour seul objectif le règlement des revendications territoriales. Quant aux revendications politiques du futur Nunavut, on créa le Nunavut Constitutional Forum (NCF) qui réunissait deux députés inuits de l’Assemblée législative des TNO, six leaders de l'ITC et le député fédéral de l'Arctique de l'Est. Son président était Dennis Patterson, avocat non autochtone, ministre des Territoires du Nord-Ouest en charge de l'Éducation, des Droits autochtones et du Développement constitutionnel, et dont la femme était inuite.

Le NCF avait pour tâche de proposer au gouvernement fédéral une constitution qui définirait les pouvoirs du futur gouvernement du Nunavut. Pour cela, il devait consulter des experts mais aussi les communautés inuites. Un premier document, Building Nunavut, rédigé en français, anglais et inuktitut, abordait sous forme de questions-réponses les principaux enjeux du pouvoir politique partagé entre le Nunavut et le fédéral. Il servit de base de discussions dans toutes les communautés inuites du Nunavut visitées par les membres du NCF en 1984. Il leur fallait à la fois informer les Inuits sur l'importance d'avoir un territoire spécifique et les consulter sur le type de pouvoir qu'ils concevaient et désiraient. À la suite de cette [28] consultation qui servit à dégager avec les Inuits un consensus sur le contenu d'une constitution pour le Nunavut, le NCF rédigea une seconde version du Building Nunavut qui fut présentée au gouvernement fédéral en 1985. Ils demandaient en particulier une forte participation dans la fonction publique du futur territoire, l'obtention de juridictions politiques similaires àcelles détenues par les TNO et l'inuktitut comme langue officielle (Jull 1991 : 51-53 ; Légaré 1993 : 44).

L'autre question à régler était la détermination d'une ligne de partage entre le Denendeh et le Nunavut. Chacun convoitait la région riche en hydrocarbures de la mer de Beaufort. À plusieurs reprises, les parties trouvèrent un compromis mais au dernier moment l'un des deux signataires en refusait les termes. Finalement ce fut un médiateur, John Parker, nommé en 1991 par le nouveau ministre des Affaires indiennes et du Nord, Tom Siddon, qui recommanda une frontière de compromis. Elle fut acceptée par le TFN et, lors d'un référendum en mai 1992, 54% des résidents des TNO l'approuvèrent.

Le règlement des revendications
territoriales inuites


Pendant ce temps, le TFN travaillait depuis 1981 avec les représentants du fédéral sur une entente finale concernant les revendications territoriales et l'accord politique du Nunavut. Les négociateurs se rencontraient chaque mois pendant une semaine, et cela jusqu'en 1993. L'émergence d'une entente finale demanda par conséquent beaucoup de temps et de ténacité.

Parmi les négociateurs, John Amagoalik et Paul Quassa jouèrent un rôle essentiel ; ils se dépensèrent sans compter en voyageant dans toutes les communautés pour informer et consulter régulièrement la base.

On donna aux communautés inuites la possibilité de s'exprimer sur le choix des terres. Dans chaque village, une équipe formée d'un aîné, d'un représentant de l'organisation des chasseurs et trappeurs, d'un responsable du conseil municipal et de l'association inuite locale et du négociateur régional du TFN, était chargée d'identifier les terres qui leur paraissaient essentielles aux activités de chasse mais aussi celles qui contenaient des carrières de stéatite indispensables pour l'artisanat. Au moins 75% des terres retenues dans l'entente finale font partie des terres sélectionnées au niveau communautaire (Purich 1992 : 131).

Les Inuits, le gouvernement du Canada et celui des Territoires du Nord-Ouest signèrent en avril 1990 une entente de principe, le Nunavut Land Claims Agreement (NLCA), qui fut ratifiée en novembre 1992 par près de 85% des Inuits ayant droit de vote. Et en juin 1993, elle fut entérinée par le Parlement canadien. C'était la plus importante entente territoriale au Canada en termes de compensations financières et de concessions territoriales. Par cette entente finale, les Inuits devenaient propriétaires de 18% des terres du Nunavut soit 353,610 km2, dont plus de 36,000 km2 assortis d'un droit d'exploitation du sous-sol. Ils recevaient une indemnité compensatoire de 1,15 milliards de dollars sur une période de quatorze ans en échange de leur renonciation à toute revendication territoriale ultérieure. Ils se voyaient reconnaître enfin un droit de cogestion sur 80% des terres qui restaient entre les mains de la Couronne.

Cette entente était le fruit de nombreuses concessions. Côté gouvernemental, on concédait aux Inuits des terres potentiellement riches en ressources minérales (cuivre, zinc, plomb, or, argent). L'exploitation de ces ressources devait à long terme permettre le développement économique du Nunavut. Côté inuit, on abandonnait la propriété des eaux et des fonds marins. Mais on avait obtenu un pouvoir de cogestion des ressources dans les zones maritimes. Cinq structures publiques de gestion, composées à part égale d'autochtones et de non-autochtones et subventionnées par le fédéral, devaient être mises sur pied. Ces structures de cogestion avaient pour mission de gérer la faune, l'utilisation des terres et des eaux, ainsi que l'impact économique sur l'environnement arctique. Grâce à ce système, les Inuits pouvaient contrôler le développement de l'ensemble du territoire du Nunavut et s'opposer à des projets qui auraient par exemple des répercussions négatives sur l'écosystème arctique.

L'entente sur l'autonomie territoriale
du Nunavut


Quant au volet politique, le gouvernement s'était engagé à créer le territoire du Nunavut après la signature de l'accord sur les revendications territoriales et l'approbation de la frontière entre le Denendeh et le Nunavut. Des négociations s'engagèrent pendant six mois entre les représentants du Tungavik Federation of Nunavut et ceux des gouvernements des TNO et du fédéral ; le 30 octobre 1992 un accord fut signé. Il garantissait que les pouvoirs politiques du Nunavut seraient les mêmes que ceux actuellement détenus par les TNO, qu'une commission d'établissement du Nunavut devrait formuler des recommandations sur les structures politiques du futur gouvernement public du Nunavut, que la naissance du Nunavut s'effectuerait le 1er avril 1999, que le fédéral paierait les coûts afférant à la création et à la gestion de ce futur territoire et qu'une priorité serait donnée à la formation d'Inuits au sein de la fonction publique.

En décembre 1993, Ottawa nomma les dix membres de la Commission d'établissement du Nunavut (CEN) parmi lesquels neuf Inuits [4]. Et John Amagoalik, celui que l'on appelle aujourd'hui « le père du Nunavut » fut choisi comme chef de la Commission.

Comme pour la première phase de revendication du Nunavut, les vingt-huit communautés furent largement consultées, mais ce sont surtout des Inuits s'exprimant en inuktitut qui participèrent aux débats. L'essentiel de ces consultations ainsi que les pourparlers avec les responsables au niveau fédéral, territorial et local ont été publiés en 1995 dans un rapport intitulé L'Empreinte de nos pas dans la neige fraîche, qui comporte plus d'une centaine de recommandations visant à définir les structures politiques du gouvernement du Nunavut (Légaré 1996 : 15-18). Deux principes vont guider les réflexions politiques des Inuits : le premier est la volonté de conserver un mode d'application de processus décisionnel traditionnel, axé sur le consensus. En ce sens, les prises de décision des dix-neuf députés qui seront élus le 15 février 1999 devront tenir compte de l'avis des citoyens, notamment des aînés, afin que les valeurs culturelles inuites soient respectées. Et cette Assemblée législative sera libre de toute affiliation politique. Il n'y aura pas de partis politiques au Nunavut et les décisions seront prises à la majorité des députés. Le second principe est que le futur gouvernement devra être fortement décentralisé. Dans ce vaste territoire qui couvre trois fuseaux horaires, où il n'y a pas de routes ni de voies ferrées reliant les communautés entre elles, le Nunavut devra s'appuyer sur les nouvelles technologies de communications pour décentraliser ses opérations et être à l'écoute des citoyens. Les fonctions gouvernementales seront partagées entre la capitale et dix autres communautés du Nunavut, ce qui assurera une décentralisation des nouveaux postes administratifs qui seront créés.

[29]

La Commission d'établissement du Nunavut dut aussi régler plusieurs questions liées à la formation du nouveau gouvernement, comme choisir une capitale et établir une politique linguistique. La capitale devait réunir plusieurs critères qui tenaient compte non seulement de la situation géographique et climatique, mais aussi de l'existence d'infrastructures comme de réseaux aériens et maritimes. La Commission porta son choix sur Iqaluit. Mais deux autres communautés, Cambridge Bay et Ranklin Inlet, s'opposèrent à ce choix. Seul un plébiscite public pouvait trancher cette question. En décembre 1995, les communautés du Nunavut se rendirent aux urnes et choisirent Iqaluit à 60% des voix. En ce qui concerne la langue, la Commission instaura l'inuktitut, l'anglais et le français comme langues officielles, tout en exprimant l'intention de redonner à l'inuktitut une place importante et d'en faire la principale langue de travail du Nunavut. Contrairement aux Territoires du Nord-Ouest où les fonctionnaires s'adressent en anglais aux Inuits et ne font aucun effort pour apprendre leur langue, dans le Nunavut l'inuktitut devrait être la langue de communication des Inuits avec toutes les sphères du gouvernement. Cette politique linguistique qui sera adoptée par le gouvernement élu en 1999 a pour but de protéger et de favoriser le développement de la langue inuite, très menacée par l'anglais, notamment dans l'ouest du territoire où 50% des Inuits ne peuvent plus s'exprimer en inuktitut (Légaré 1998 : 105). Il reste que, dans les premières décennies du Nunavut, l'anglais restera la langue principale de communication en raison de la forte présence de non-Inuits anglophones au sein de l'administration.

La construction politique du Nunavut
par les inuits, en partenariat
avec le Fédéral


Les Inuits ont donc réussi à construire collectivement le Nunavut en faisant participer l'ensemble des communautés à toutes les décisions importantes. Par la consultation systématique de la base et le respect de la pratique traditionnelle du consensus, ils ont participé à ce que l'on appelle aujourd'hui « l'invention du Nunavut ». Bien que cette terre arctique était occupée depuis plus de mille ans par leurs ancêtres [5], elle n'avait pas de nom en tant que telle. Il a fallu attendre les années 70 pour qu'ils lui donnent un nom (Nunavut) et en délimitent les frontières. Pour en arriver là, il était nécessaire qu'ils prennent préalablement conscience de leur situation de dépendance vis-à-vis de la société canadienne et qu'ils s'identifient comme Inuits. Il fallait aussi qu'ils découvrent la notion de « propriété territoriale » absente de leurs représentations traditionnelles de la terre [6]. La fabrication du Nunavut fait donc partie d'un processus d'ethnicité. Comme l'écrit Jens Dahl (1988a : 315), « Sans identité ethnique, pas d'identité politique ».

La fabrication de ce territoire mobilisa de nombreux acteurs. En particulier, de jeunes leaders comme Amagoalik qui reconnaissait, lors d'un colloque sur « L'invention du Nunavut », en mars 2000, avoir été influencé par les luttes des groupes minoritaires des années 60, notamment les Noirs américains avec leur leader, Martin Luther King. Comme lui, il avait un « rêve », celui de construire le Nunavut. Mais si ce sont de jeunes leaders inuits qui furent à l'origine du dialogue avec le gouvernement fédéral pour négocier leurs droits, les aînés, avec leurs connaissances du passé et des pratiques traditionnelles de chasse, jouèrent un rôle majeur dans la délimitation du territoire inuit.

La création du Nunavut fut aussi l'oeuvre du fédéral. Bien qu'hostile au départ à ce projet, le gouvernement canadien se rendit compte dans les années 80 que la reconnaissance officielle de ces terres arctiques aux Inuits pouvait présenter plusieurs avantages. D'abord sur le plan géopolitique, l'établissement du Nunavut renforcerait la souveraineté canadienne dans l'archipel arctique. Jusqu'ici les États-Unis contestaient ces prétentions territoriales et considéraient que le passage maritime du Nord-Ouest avait un statut international. Les voyages de navires américains dans ces eaux de l'archipel arctique sans le consentement canadien avaient suscité une crise diplomatique dans les années 70. Si les deux pays avaient signé en 1988 un accord dans lequel les États-Unis s'engageaient à demander l'agrément canadien avant que ses navires empruntent le passage du Nord-Ouest, le Canada cherchait un moyen de renforcer ses droits territoriaux sur ces eaux séparant les îles arctiques. En créant le Nunavut, le gouvernement fédéral allait rendre les dirigeants politiques inuits responsables des intérêts de leur population et donc de l'intégrité de ce nouveau territoire. Les Inuits devenaient ainsi des partenaires importants dans ce combat pour la souveraineté canadienne dans le Nord (Purich 1992 : 56, 152 ; Légaré 1996 : 39). Ajoutons que les Inuits, en tant que « première nation », ont des droits sur l'archipel arctique bien plus recevables que ceux des États américains et canadiens, issus d'une colonisation récente.

L'établissement du Nunavut, c'était aussi pour la fédération canadienne faire preuve de sa flexibilité. C'était l'occasion de montrer à la communauté internationale que l'État canadien pouvait se transformer pour préserver la paix et la diversité de ses citoyens. Après l'échec des conférences constitutionnelles entre 1983 et 1987 dont l'objectif était de définir les droits autochtones, après le refus amérindien de l'accord du Lac Meech et les manifestations violentes d'Oka, établir le Nunavut démontrait que le gouvernement fédéral pouvait régler avec souplesse et sans violence une revendication territoriale et partager les pouvoirs administratifs et législatifs avec des autochtones.

Si les Inuits ont été contraints de renoncer au gouvernement ethnique qu'ils désiraient au départ, ils ont néanmoins réussi à donner un caractère ethnique à plusieurs accords. Prenons celui sur les revendications territoriales signé en 1993. C'est le Nunavut Tunngavik Inc. (NTI), littéralement « Fondation Notre Terre me. », qui fut chargé de son application. Le NTI est un organisme autochtone qui représente les intérêts des Inuits du Nunavut. Il gère les fonds versés par le gouvernement fédéral à titre d'indemnisation. Au le' juin 1999, il avait reçu 48% de ce montant compensatoire (soit 563 millions de dollars). Et le rendement de ces fonds (31 millions de dollars pour 1999) sert à financer trois programmes au bénéfice des Inuits. Le premier assure la formation du personnel inuit pour administrer les organismes résultant de l'accord du Nunavut. Le NTI veille à ce que la majorité de ces postes soient aux mains des Inuits puisqu'ils représentent 85% de la population, mais pour cela il faut accélérer la formation. Un second programme est destiné aux aînés. Laide financière que leur apporte le NTI récompense en quelque sorte le rôle qu'ils ont joué dans les années 70 en apportant leurs connaissances du terrain et des activités traditionnelles. Grâce à celles-ci, l'étude sur l'occupation et l'utilisation du territoire par les Inuits servit de base au projet du Nunavut. Un troisième programme est destiné aux familles inuites qui pratiquent la chasse et la pêche sur une base permanente et qui ont besoin d'être soutenues financièrement. Par ce programme, la NTI veut promouvoir et valoriser les activités traditionnelles de chasse et pêche, qui sont souvent délaissées pour des activités salariales qui rapportent davantage (Légaré 2000).

[30]

Fig. 2.

Les armoiries du Nunavut.



Les éléments symboliques des armoiries du Nunavut prennent sens dans la tradition héraldique britannique. L'élément essentiel consiste en un écu armorié de forme circulaire, avec en chef, une partie supérieure d'azur évoquant le ciel arctique et comprenant l'étoile polaire et un arc concave avec cinq positions du soleil arctique. La partie inférieure de l'écu a un fond d'or et deux meubles renvoyant à la culture inuite : une lampe à huile allumée et un inuksuk, ou cairn de pierres empilées. En timbre, placés sur le haut de l'écu, un iglou, symbole de la collectivité et de sa représentation. L'iglou est surmonté de la couronne royale, emblème de la soumission à la Couronne et à son représentant, le Commissaire du Territoire, nommé par le gouvernement du Canada. La base de l'écu, ou terrasse, illustre le dualisme (terrestre/marin) très marqué du territoire. Enfin, comme supports de l'écu, figurent deux symboles animaux, le caribou, animal terrestre, dans la position du lion des armoiries du Canada et de la Grande-Bretagne, et le narval, dans la position de la licorne de ces mêmes armoiries.


Le NTI a aussi pour tâche de nommer une partie ou l'ensemble des membres d'autres organisations publiques ou inuites du Nunavut. Bien que ces institutions soient indépendantes des politiques de la NTI, les Inuits qu'elle nomme peuvent jouer un rôle déterminant dans le programme des activités. Ainsi le Conseil du développement social du Nunavut (NDSC), qui a pour mandat « d'encourager le Gouvernement à élaborer des politiques de développement social et culturel appropriées aux Inuits », organisa en 1998 à Igloolik une conférence sur les valeurs et connaissances traditionnelles inuites. Comment pouvait-on les intégrer dans les politiques du gouvernement public qui allait voir le jour le 1er avril 1999 ? Telle était la question à laquelle cent vingt participants (incluant des aînés de toutes les communautés inuites) tentèrent de répondre en examinant les divers enjeux auxquels était confronté ce savoir traditionnel dans ce nouveau monde que devaient construire les Inuits. Une de leur principale préoccupation concernait la transmission de ce savoir, ce que les Inuits appellent qaujimajatuqangit, qui englobe tous les aspects de la culture traditionnelle (valeurs, vision du monde, langue, organisation sociale, savoir-faire, représentations). La jeunesse du Nunavut a de moins en moins accès à ce savoir traditionnel et il est urgent que le gouvernement du Nunavut prenne des mesures pour renverser ce processus, qu'il l'incorpore dans les lois et les programmes de l'IQ (Inuit Qaujimajatuqangit) et que les divers ministères et organismes du Nunavut en fassent une priorité. Ces recommandations semblent avoir été entendues par le gouvernement territorial mis en place en avril 99 puisque, dès septembre, il organisait un atelier sur le concept de l'IQ auquel participaient des employés (autochtones et non autochtones) de tous les niveaux du gouvernement et des aînés qui devaient les conseiller sur la meilleure façon de préserver, promouvoir et intégrer ce concept dans tous les services et politiques du gouvernement du Nunavut.

Bien que la NTI soit un organisme privé qui représente les intérêts des Inuits, son importance politique grandit au sein du Nunavut. Pour éviter des conflits avec le gouvernement territorial, le premier ministre du Nunavut et le président de la NTI ont signé un protocole d'entente en octobre 99. Il reconnaît que la NTI a pour rôle essentiel de défendre et de promouvoir les droits des Inuits dans le Nunavut, en particulier le droit inhérent à l'autonomie gouvernementale ; que la NTI et le gouvernement public doivent collaborer dans la mise en oeuvre de politiques concernant le développement économique et la protection de la culture inuite (Légaré 2000 : 107). Cette entente renforce en fait la position stratégique privilégiée de la NTI, comme garante des droits ethniques des Inuits, dans les domaines tant culturel, que politique, économique et social. La puissance financière de cet organisme, fondée sur la gestion des importantes compensations versées par le gouvernement fédéral, lui donne un incontournable pouvoir politique [7], avec lequel le gouvernement territorial n'a d'autre choix que de composer. Les attributs symboliques qui ont été concédés au Nunavut, comme il est d'usage pour les provinces et territoires autonomes, reflètent bien cette situation. Le choix des symboles du drapeau et des armoiries consiste en un savant dosage de références à la culture majoritaire des Inuits, à l'écologie arctique et à la Couronne royale britannique (voir illustration).

[31]

Le Nunavut
à l'heure de la mondialisation

La création du Nunavut n'est pas étrangère au processus de mondialisation qui a facilité les échanges entre autochtones de différents pays de l'Arctique. Plusieurs événements, dans les années 70, ont influencé les leaders d'Inuit Tapirisat of Canada (ITC), artisans du Nunavut. Ce fut, tout d'abord, la première conférence des Peuples arctiques à Copenhague (1973), où ils rencontrèrent des Inuits d'Alaska et du Groenland et d'autres représentants de peuples nordiques comme les Samis. Ce fut ensuite la conférence de Barrow en Alaska (1977) où ils participèrent à la création de la Conférence inuit circumpolaire que j'analyserai plus loin. Au cours de ces deux réunions internationales, les leaders d'ITC prirent conscience d'un certain nombre de réalités autochtones. D'une part, grâce à ces rencontres, l'Arctique devenait un monde où la culture, l'économie, la langue et la solidarité politique se déclinaient d'est en ouest, alors qu'il avait été jusque-là décrit comme un endroit démuni de tout et habité par des autochtones que les Canadiens du Sud devaient civiliser (Jull 2000). D'autre part, le succès obtenu par les Inuits d'Alaska avec la signature d'une première entente leur reconnaissant des droits territoriaux (1971) et le combat mené par ceux du Groenland pour obtenir leur autonomie politique incitèrent les leaders d'ITC à suivre un chemin qui pourrait, à long terme, les mener vers le contrôle de leur terre [8].

Fig. 3.

Eben Hopson,
fondateur de la Conférence inuit circumpolaire en 1977
(Photo de Bill Hess, Running Dog Productions)



Dans les années 80, l'internationalisation de la question autochtone qui se traduisit par la création à l'ONU du Groupe de travail sur les populations autochtones, apporta aux Inuits des instruments juridiques pour négocier leurs droits et leur développement politique. Chaque année à Genève, entre 1982 et 1995, leaders autochtones, juristes et représentants gouvernementaux se réunirent pour élaborer les principes d'un droit international autochtone, notamment une forme d'autodétermination acceptable par les États. Cette activité onusienne confortait les leaders d'ITC dans leur détermination. Elle alimentait leurs analyses alors qu'ils tentaient, pendant la même période, à Ottawa, de négocier pacifiquement mais fermement avec les représentants du gouvernement fédéral. On peut donc dire que le Nunavut doit beaucoup à ce contexte global qui a, sans aucun doute, influencé tant les Inuits que le Canada lui-même. Très soucieux de jouer un rôle international dans le domaine des droits de l'homme, le Canada était interpellé par les questions débattues dans le forum autochtone de Genève, ce qui a profité au processus du Nunavut.

Depuis que le nouveau modèle politique du Nunavut fonctionne, il sert de référence au niveau mondial pour les autres groupes autochtones qui cherchent à récupérer le contrôle de leur terre, notamment les aborigènes australiens.


LE TRANSNATIONAL
COMME STRATÉGIE POLITIQUE


Parallèlement à ces luttes pour une plus grande autonomie au sein des sociétés nationales, les peuples autochtones ont inventé depuis les années 80 une autre façon de penser le politique en développant des « espaces de sens [9] » par delà les frontières nationales. Bien avant que les sciences sociales ne se préoccupent des effets de la mondialisation et ne développent des théories sur les transformations et les mobilités qu'elle engendre, les autochtones ont pris conscience dans les années 70 des menaces, notamment environnementales, que la création de nouveaux circuits économiques et de nouvelles modalités de production, à l'échelle mondiale, pouvait représenter pour leurs sociétés.

L'invention d'un « Peuple inuit »

Les Inuits se sont rendu compte qu'il ne suffisait pas de revendiquer des droits ancestraux sur leurs terres, voire de signer des ententes avec les gouvernements dont ils dépendaient pour protéger leur environnement. Les sociétés pétrolières, véritables entreprises néo-colonialistes, jouaient sur le morcellement du territoire inuit entre plusieurs États pour négocier très avantageusement et séparément avec chacun d'eux. Ils intensifiaient les prospections pétrolières off-shore sans se préoccuper des risques de pollution. Or, cette dernière ne connaissait pas de frontière et menaçait tant les eaux territoriales que les côtes, qu'elles soient canadiennes ou alaskiennes. Face à l'inaction des sociétés multinationales, plus préoccupées d'exploiter ces ressources que de répondre aux inquiétudes des autochtones, un Inuk d'Alaska, Eben Hopson, maire de la Corporation régionale du North Slope Borough, la seule circonscription alaskienne ayant une population en majorité inuite, comprit que seule l'union au sein d'une organisation pan-inuite pourrait défendre leurs intérêts propres et montrer les liens étroits de leur culture avec l'environnement arctique.

Eben Hopson était un leader politique qui avait participe aux négociations avec le gouvernement fédéral des États-Unis. Elles avaient abouti en 1971 aux ententes de l'ANCSA (Alaska Native Claims Settlement Act) qui servaient de modèle aux autres Inuits canadiens et groenlandais dans leurs négociations avec leur propre gouvernement. Aussi quand Hopson proposa en juillet 1977 une rencontre à Point Barrow sur le thème « les [32] Inuits sous quatre drapeaux », cinquante-quatre délégués des différentes organisations se rendirent à son invitation. Seuls les délégués sibériens, pour cause de guerre froide, ne purent se rendre à cette rencontre circumpolaire. En se réunissant ainsi pour la première fois dans leur histoire, tous ces Inuits se rendirent compte qu'au-delà des frontières nationales qui les divisaient, ils étaient confrontés aux mêmes problèmes, résultant d'une histoire coloniale identique. Ils partageaient aussi les mêmes traditions et la même volonté politique de protéger leur environnement et défendre leurs droits. Pour se constituer comme force de pression, il fallait qu'ils s'unissent et s'imposent comme « peuple ». Mais quel ethnonyme choisir ? Le terme « Inuit » qui signifie « les humains » était traditionnellement utilisé par ceux du nord de l'Alaska et du Nord canadien pour se différencier des Indiens, des Blancs ou des esprits (Dorais 1988). Ceux du Groenland le comprenaient mais se désignaient eux-mêmes comme Kalaalits ; et ceux qui vivaient au sud du fleuve Yukon et en Sibérie se différenciaient de leurs voisins en utilisant le terme « Yupit ». Ces désignations servaient à chaque groupe pour se désigner régionalement mais aucune n'avait le sens de Peuple. Pour se rassembler et s'identifier comme un ensemble unifié, ils choisirent donc le terme « Inuit » et tous acceptèrent, à Point Barrow, de se ranger sous cette même bannière transnationale. Trois ans plus tard, la Conférence inuit circumpolaire (CIC) naissait en 1980 à Nuuk, au Groenland, lors d'une première Assemblée générale. Parmi les résolutions adoptées, l'une stipulait que les Inuits formaient un seul peuple, indivisible, ayant une langue et une culture commune, partageant un même environnement et des intérêts communs.

Fig. 4.

La Conférence inuit circumpolaire
et ses composantes nationales et régionales



La naissance de la CIC résulte par conséquent d'un processus, celui de l'invention du « peuple inuit » constitué de 130,000 personnes. L'invention de cette ethnicité s'apparente, comme le remarque Jens Dahl (1988b), aux « communautés imaginées »de Benedict Anderson (1983). Et cela pour deux raisons. La [33] première renvoie à l'immensité de l'espace inuit, constitué à l'intérieur d'un périmètre de six mille kilomètres de côtes arctiques ; la grande majorité des Inuits n'en connaît qu'une infime partie et ceux qui habitent le Groenland ont peu de chances de rencontrer un jour leurs frères canadiens ou sibériens. La seconde raison renvoie à la tradition qui n'a jamais pensé l'Arctique comme lieu d'identification. Même si les Inuits vivent pour la plupart au nord du cercle polaire et dans des environnements très similaires, ils s'identifiaient traditionnellement à des territoires particuliers et restreints. Il va donc leur falloir maintenant s'approprier cet espace imaginaire qui va du Groenland à la Chukotka et le construire comme « espace de sens ». C'est l'une des tâches de la CIC depuis une vingtaine d'années.

La construction d'un « espace de sens »
inuit, transnational


L'un des mandats de la Conférence inuit circumpolaire était d'établir des relations entre ses différentes composantes inuites et ainsi de faciliter la construction de liens Est-Ouest, à l'encontre des relations centralistes et concurrentielles Nord-Sud.

Le premier président de la CIC, le Groenlandais Hans Pavia Rosing, s'appliqua à mettre de l'avant le caractère transnational de la nouvelle organisation. Fort de son expérience comme délégué inuit au bureau de direction du Conseil mondial des peuples autochtones, il fit des relations avec l'ONU une de ses priorités. Grâce au lobbying et à l'influence de certains réseaux, il réussit à faire reconnaître la CIC comme ONG avec statut consultatif auprès du Conseil économique et social de l'ONU. Très vite, la CIC va devenir l'un des principaux acteurs du Groupe de travail sur les peuples autochtones que l'ONU mettra sur pied à partir de 1982. C'est dans ce contexte international que la CIC va représenter le peuple inuit, développer des contacts avec les différents États (Canada, Danemark, USA) qui contrôlent son territoire et le représenter auprès des différentes agences onusiennes (Organisation internationale du travail, Banque Mondiale, UNESCO, etc.). Cette visibilité croissante du peuple inuit va très vite l'amener à entrer dans le jeu des relations internationales entre l'Est et l'Ouest et à élaborer une politique arctique autochtone (Saladin d'Anglure 1992).

En 1986, c'est une Inuk canadienne, Mary Simons, qui fut élue présidente de la CIC. Elle fera progresser cette construction du peuple inuit en rétablissant des liens avec les Inuits de Sibérie. Depuis sa création, la CIC voulait les faire participer à leur organisation. Mais depuis la fermeture du détroit de Béring en 1950, la communication avec la Chukotka était devenue impossible. En rendant publique sa politique de démilitarisation de l'Arctique lors d'un séminaire sur la sécurité circumpolaire à Montréal en 1988, la CIC rejoignait les principes proposés l'année précédente par Mikhael Gorbatchev dans son discours de Mourmansk. Ce dernier accepta, sur la demande du président Reagan, que des Inuits d'Alaska puissent rendre visite à leurs compatriotes et à leurs parents sibériens en les laissant traverser le détroit de Béring (Jull 1989). Enfin, après la signature d'un accord entre Édouard Chevardnazé et George Baker en 1989 qui ouvrait officiellement cette frontière hautement stratégique, les Inuits des deux rives purent à nouveau circuler. La présidente de la CIC, invitée officiellement à Moscou en mars 1990 pour l'assemblée de fondation de la nouvelle « Association des petits peuples de Sibérie », rencontra les délégués inuits sibériens. Ces derniers allaient bientôt participer activement aux travaux de la CIC et deux de leurs délégués seront élus dès 1992 au conseil exécutif de l'organisation. Après avoir unifié en son sein

les quatre composantes du peuple inuit, il lui fallait maintenant faciliter les échanges entre celles-ci. En février 1993, cent vingt dirigeants politiques et hommes d'affaire inuits, venus d'Alaska, du Grand Nord canadien, du Groenland et de Sibérie se réunirent à Anchorage dans le cadre d'une « Conférence pour le développement des échanges ». Ils avaient pour projet de construire une grande zone de libre-échange arctique avec libre circulation des biens et des personnes dans l'espace inuit. Depuis lors, les pressions se multiplient pour faire lever les barrières douanières entre les pays arctiques et accroître les facilités portuaires, en Alaska en particulier, pour les Inuits de Sibérie. Le rêve d'un « grand marché inuit » reste au programme de chacune des assemblées générales de la CIC qui ont lieu tous les trois ans dans une communauté inuite différente d'Alaska, du Nord canadien ou du Groenland. Ces assemblées, qui durent une semaine, donnent lieu à des échanges culturels entre les différentes composantes de ce « peuple inuit » qui peu à peu tissent des liens et donnent un sens symbolique à leur espace arctique.

L'Arctique,
un environnement inuit en danger


L'arctique a pendant longtemps été perçu par les différentes puissances coloniales comme une source de richesses inépuisables. D'abord le commerce des fourrures, la chasse à la baleine, puis la découverte de l'or et d'autres richesses minières, et plus récemment l'exploitation du gaz et du pétrole. Après la Seconde Guerre mondiale, l'Arctique acquiert un caractère stratégique. Face à l'URSS qui transforme la Sibérie en une des zones les plus militarisées du monde, les États-Unis font de l'Arctique nord-américain un véritable bouclier militaire et installent une ligne de radars (la Dew line), épine dorsale d'un vaste système de défense anti-aérien dans le Haut Arctique, appuyé par des bases réparties entre l'Alaska et l’Arctique canadien.

Ce caractère stratégique s'estompe avec la fin de la guerre froide et l'ouverture du détroit de Béring. Entre-temps, les différents groupes autochtones qui vivent des ressources naturelles de l'Arctique prennent conscience des dangers qui pèsent sur cet environnement circumpolaire. Leurs organisations, et notamment la CIC, s'attachent à montrer que l'Arctique est un milieu naturel fragile qu'il faut protéger. C'est un environnement particulièrement vulnérable, très sensible aux pollutions qui affectent les autochtones. Des études de Santé Canada ont montré que le lait maternel des femmes inuites détenait une concentration de BPC quatre fois plus forte que celui des femmes du sud de l'Ontario. Les BPC sont à l'origine de certains cancers et peuvent nuire au développement neurologique et hormonal des enfants. La pollution qui envahit l'Arctique provient en grande partie de l'étranger, transportée par les courants atmosphériques et océaniques. Des polluants comme le plomb, le zinc, l'arsenic contaminent les lichens mangés par les caribous, des particules de sulfures sont présentes dans la brume arctique. Des taux élevés de mercure ont été constatés dans le foie de phoques barbus ; la reproduction des morses et des ours est compromise à cause d'une trop forte concentration de BPC dans leur corps... sans oublier le réchauffement climatique déjà sensible dans l'écosystème arctique qui affectera à long terme les activités de pêche, de piégeage et de chasse dont dépendent les Inuits pour vivre (Nuttall : 1998).

La sauvegarde de l'environnement arctique est donc une priorité pour la CIC. Dès sa création, elle s'est opposée à l'Arctic Pilot Project qui prévoyait de transporter par des brise-glace atomiques le gaz naturel de la Mer de Beaufort, à travers le passage du Nord-Ouest, jusqu'à la côte est du Canada, sans tenir [34] compte des risques écologiques encourus par les Inuits canadiens et groenlandais. Grâce à sa mobilisation et une grande campagne médiatique, les Inuits réussirent à faire bloquer ce projet en 1982. Depuis, la CIC consacre beaucoup d'énergies et de ressources pour faire avancer ce dossier environnemental. En s'appuyant sur le programme défini par l'ONU en matière d'environnement, elle élabore en 1985 une Inuit Regional Conservation Strategy (IRCS) qui a deux objectifs : le développement de l'Arctique doit être durable et équitable et les Inuits doivent être des partenaires à part entière dans tout projet de développement, pour veiller à ce que leurs droits et leurs intérêts ne soient pas menacés. C'était à l'époque non seulement la première analyse autochtone en matière de protection de l'environnement, mais aussi la première analyse, au monde, qui tenait compte de la dimension régionale (Nuttall : 1998). Cela valut à la CIC de recevoir en 1988 le prix « Global 500 » décerné par le programme onusien sur l'environnement.

À la fin des années 80, l’Arctique commence à devenir pour les États qui le contrôlent un espace qu'il faut protéger. En particulier avec le discours de Gorbatchev à Mourmansk en 1987 qui faisait référence à l'Arctique comme une zone de paix où la coopération internationale devrait agir pour protéger des dégradations ce milieu naturel. La Finlande profita de cette période de la perestroika pour proposer aux sept États arctiques (Suède, Norvège, Danemark, Islande, États-Unis, URSS et Canada) une rencontre intergouvernementale ayant pour thème la protection de l'environnement arctique. Cette initiative fut très appréciée par la CIC qui, depuis plus de dix ans, recommandait que ce dossier soit traité au niveau régional sans pour autant oublier la dimension globale du processus. Si tous les pays de l'Arctique faisaient front commun, ils pourraient ensuite faire pression sur les pays plus méridionaux, responsables des problèmes de pollution de l'Arctique. Cette initiative finlandaise aboutira en 1991 à l'Arctic Environmental Protection Strategy (AEPS), document dans lequel les ministres reconnaissaient non seulement leur responsabilité dans la protection de l'environnement arctique mais aussi la contribution apportée par les peuples autochtones à cette cause. La CIC et deux autres organisations autochtones, le Conseil sami et l'Association des peuples autochtones du nord de la Russie, purent d'ailleurs participer à titre d'observateurs aux réunions programmées par l'AEPS.

En 1992, la CIC s'implique activement dans les réunions préparatoires de la Conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement qui aura lieu à Rio et cherche à faire reconnaître l'importance des savoirs écologiques autochtones et en particulier inuits. Mais si le document final, l'Agenda 21, reconnaît le rôle des peuples autochtones dans la protection et le développement, il confie néanmoins aux scientifiques et aux responsables politiques des États modernes le dossier du développement durable au niveau global. La CIC comme d'autres organisations autochtones se sentent manipulées et elles réagiront en dénonçant le rôle marginal que ce sommet de la Terre leur a attribué.

Malgré cet échec, la CIC continue de présenter les Inuits comme « les meilleurs gardiens de l'Arctique » en raison de leurs connaissances traditionnelles et de leurs pratiques en matière d'environnement. C'est pour mieux faire comprendre ces pratiques culturelles et la vision inuite de l'environnement et du développement durable que la CIC publie en 1992 Principles and Elements for a Comprehensive Arctic Policy. Elle utilisera ce travail pour organiser au sein de l'AEPS un séminaire à Reykjavik en 1994 sur le savoir autochtone en matière d'environnement.

Mais la région arctique avait besoin d'une politique plus globale. En 1989, le Canada avait proposé la création d'un Conseil, sorte de forum où les gouvernements des pays arctiques pourraient collaborer avec les représentants des organisations autochtones pour solutionner les problèmes de cette région et élaborer une politique circumpolaire. Les Canadiens se rendaient compte que l'Arctique devenait une région à part entière et qu'ils devaient l'intégrer dans leur politique extérieure. La mise en place d'une telle politique renforcerait la dimension nordique de l'identité nationale canadienne et permettrait de bâtir un nouveau type de relations entre les Inuits et le reste du pays. La nomination de Mary Simon (ancienne présidente de la CIC de 1986 à 1992) comme ambassadrice du Canada pour les Affaires circumpolaires allait dans ce sens. Mais les États-Unis étaient opposés à cette idée de Conseil arctique. Il fallut attendre 1995 pour que l'administration Clinton propose une nouvelle politique arctique et que les États-Unis donnent leur accord. Le Conseil arctique, officiellement inauguré en septembre 1996, est un forum inter-gouvernemental qui doit développer la coopération dans la région circumpolaire tout en respectant la protection de l'environnement arctique et son développement durable, condition d'un bien-être économique, social et culturel pour les habitants de l'Arctique.

Bien que la CIC espérait devenir un membre à part entière du Conseil arctique (elle n'a qu'un statut de « permanent participant »), elle est l'un des acteurs de la société civile qui a depuis vingt ans oeuvré pour qu'un tel conseil soit constitué. Dès sa fondation en 1976, la CIC donnait un sens à la région arctique, à partir de préoccupations écologiques et, en 1980, elle utilisa son accréditation comme ONG transnationale pour servir de médiateur politique auprès des différents États nordiques pour qu'un tel espace voie le jour. Elle fait partie de ces acteurs transnationaux (Stack 1981) qui ont su persuader les gouvernements de travailler ensemble pour gérer collectivement le dossier de l'environnement dans l’Arctique.

Le « transnational »
comme une réponse autochtone à la mondialisation


Les analystes de la mondialisation insistent sur l'émergence d'une culture globale qui a une dimension transnationale et des effets sur le plan local. Mais comme le remarque M. Featherstone (1990), cette mondialisation peut générer de nouvelles formes de différenciation culturelle. Dans le cas inuit ici étudié, ce n'est pas la crainte de disparaître culturellement qui les a fait réagir, mais la crainte de disparaître physiquement. C'est en prenant conscience, bien avant les mouvements écologistes et les institutions étatiques, que leur environnement était fragile et en grand danger d'être dégradé par les pollutions du monde développé, qu'ils ont décidé de s'organiser pour agir. Hopson, le visionnaire, a compris depuis son petit village inuit de Barrow qu'il fallait s'unir entre groupes inuits, kalaalits et yupits disséminés dans l'Arctique. Car ils parlaient une même langue avec des variantes locales, ils possédaient une même culture avec des coutumes spécifiques, ils appartenaient à une même terre circumpolaire, reçue de leurs ancêtres et qu'ils devaient transmettre à leurs enfants. L'organisation que les Inuits ont mis sur pied réunit des groupes divisés par des frontières nationales. Grâce aux nouvelles technologies, ces groupes communiquent et surmontent leur isolement pour construire ensemble leur identité transnationale. Si celle-ci est en partie imaginaire, elle ne s'apparente pas pour autant aux « ethnoscape » d'Ajurn Appadurai qui concernent plutôt des groupes nomades (touristes, immigrants, [34] réfugiés, exilés...). L'identité transnationale des Inuits est avant tout un outil politique qui permet aux leaders de la CIC d'agir sur la scène internationale, d'être des acteurs politiques qui font face aux enjeux du monde de la globalisation ; elle leur permet aussi de jouer le rôle de médiateurs entre les divers pouvoirs étatiques.

La CIC fait partie d'un mouvement autochtone international qui, comme d'autres mouvements sociaux, est l'expression de voix marginalisées qui se constituent en groupes de pression, contestent « l'ordre mondial » et construisent ce que l'on appelle une « globalisation d'en bas ». Celle-ci « vise à rendre aux communautés la prise en charge de l'environnement, à redonner aux gens du commun l'accès aux ressources dont ils ont besoin et à démocratiser les institutions politiques régionales, nationales et internationales » (Brecher, Brown Child et Cutler 1993). Forts d'une tradition millénaire de chasse/pêche/cueillette, qui les met en prise directe avec leur environnement naturel, les Inuits de la CIC et, dans leur sillage, de nombreuses autres organisations autochtones, ont réussi à se faire entendre auprès des plus hautes instances internationales. N'hésitant pas à confronter les représentants des grandes puissances mondiales et des mouvements environnementalistes (comme Green Peace) au sein d'organisations comme la Commission baleinière internationale, lorsqu'il s'agissait de défendre leurs pratiques traditionnelles de chasse de subsistance, ils ont su faire alliance avec ces mêmes écologistes dans des dossiers comme ceux des contaminants alimentaires et de la pollution par les BPC. Ils se sont également associés à des recherches de pointe sur ce thème, dans l'Arctique [10]. En faisant de l'environnement leur principal cheval de bataille, et ce depuis plusieurs dizaines d'années, ils se sont placés à l'avant-garde de l'action mondiale dans ce domaine, alors que de nombreux pays européens engoncés dans les contradictions d'une agriculture industrielle et des besoins du marché fermaient les yeux sur leurs problèmes. Il aura fallu la pression de l'opinion publique, après le scandale de la « vache folle », pour que des recherches intensives et des mesures d'urgence y soient enfin décidées.


Ouvrages cités

ANDERSON, Benedict, 1983 : Imagined Communities. London, Verso Edition.

APPADURAI, Arjun, 1990 : « Disjuncture and Difference in the Global Cultural Economy », in M. Featherstone (dir.), Global Culture : Nationalism, Globalization and Modernity. London, Sage Publications, pp. 295-309.

BRECHER, Jeremy, John Brown CHILDS et Jill CUTLER, 1993 : Global Visions, beyond the New World Order. Boston, South End Press.

BRYSK, Alison, 2000 : From Tribal Village to Global Village. Stanford, Standford University Press.

DAHL, Jens, 1988a : « From Ethnic to Political Identity ». journal of International Law 57 (3) : 312-315.

-, 1988b : « Self-government, land claims and imagined Inuit communities ». Folk, 30 : 73-84.

DORAIS, Louis Jacques, 1988 : « Inuit identity in Canada ». Folk 30 : 23-31.

FEATHERSTONE, Mike, 1990 : « Global Culture : An Introduction », In  : M. Featherstone (dir.), Global Culture. Nationalism, Globalization and Modernity. London, Sage Publications, pp. 1- 14.

GIDDENS, Anthony, 1990 : The Consequences of Modernity. Cambridge, Polity Press.

JULL, Peter, 1989 : « L'internationalisme arctique et inuit ». Revue Études internationales, XX (I) : 115-130.

-, 1991 : « Canada's Northwest territories : Constitutional and Political Development », in P. Jull et S. Roberts (dir.), The Challenge of Northern Regions. Darwin, Australian National University, North Australia Research Unit, pp. 43-64.

-, 2000 : « Inuit and Nunavut : Renewing the New World », in J. Dahl, J. Hicks et P. Jull (dir.), Nunavut. Inuit Regain Control of their Lands and their Lives. Copenhagen, IWGIA Document 102, pp. 118-136.

LAÏDI, Zaki, 1998 : « La lente émergence d'espaces de sens dans le monde », in Z. Laïdi (dir.), Géopolitique du sens. Paris, Desclée de Brouwer, pp. 9-44.

[36]

LÉGARÉ, André, 1993 : « Le projet Nunavut : bilan des revendications des Inuit des Territoires-du-Nord-Ouest ». Études/Inuit/Studies, 17 (2) : 29-62.

-, 1996 : « Le gouvernement du Territoire du Nunavut (1999) une analyse prospective ». Études/Inuit/Studies, 20 (1) : 7-43.

-, 1998 : « Le Nunavut. Le compte à rebours est commencé ». Recherches amérindiennes au Québec, XXVIII (2) : 101-106.

-, 1999 : « Nunavut : The construction of a région and of a collective identity in Canada's Arctic ». Communication présentée à la Conference on Inuit Identity, Université Laval, Québec City, May 11-14, 2000.

-, 2000 : « La Nunavut Tuungavik Inc. : Un examen de ses activités et de sa structure administrative ». Études/Inuit/Studies, 24 (1) : 97-124.

MORIN, Françoise, et SALADIN D'ANGLURE, Bernard, 1995 : « L'ethnicité, un outil politique pour les autochtones de l'Arctique et de l'Amazonie ». Études/Inuit/Studies, 19 (1) : 3 7-68.

NUTTALL, Mark, 1998 : Protecting the Arctic. Indigenous peoples and Cultural Survival. Amsterdam, Harwood Academic Publishers.

PURICH, Donald, 1992 : The Inuit and Their Land. The Story of Nunavut. Toronto, James Lorimer & Co Publishers.

SALADIN D'ANGLURE, Bernard, 1992 : « La Conférence inuit circumpolaire et la protection des droits collectifs des peuples », in H. Giordan, Les Minorités en Europe. Droits linguistiques et droits de l'homme. Paris, Éditions Kimé.

STACK, John F., 1981 : « Ethnic Groups as Emerging Transnational Actors », in J.F Stack (dir.), Ethnic Identities in a Transnational World. Westport, CT., Greenwood, pp. 17-45.

THERRIEN, Michèle, 1999 : Printemps inuit. Naissance du Nunavut. Montpellier, Indigènes Éditions.

WARNIER, Jean-Pierre, 1999 : La Mondialisation de la culture. Paris, La Découverte et Syros.



[1] Les Inuits du Québec arctique furent les premiers a négocier avec les gouvernements du Québec et d'Ottawa l'Entente de la Baie James, signée en 1975.

[2] Les Territoires du Nord-Ouest représentent un tiers des terres canadiennes. La population est constituée de 60% d'autochtones (Dènès, Métis et Inuits). En 1991, cette population était d'un peu plus de 55 000 habitants sur 26 millions de canadiens (Jull, 1991 : 43).

[3] Il faut préciser que l'ITC représentait l'ensemble des Inuits du Canada. Les Inuits du Nunavik et ceux du Labrador critiquèrent les responsables d'ITC parce qu'ils consacraient trop de temps et d'énergie pour la cause des Inuits de l'Arctique de l'Est et ne s'occupaient pas assez de leurs problèmes. C'est la raison pour laquelle ITC créa un autre organisme, Tungavik Federation of Nunavut, pour gérer les intérêts des Inuits du Nunavut (Légaré 1993 : 43).

[4] Ces commissaires étaient assistés dans leurs travaux par une vingtaine de fonctionnaires, et les coûts annuels de gestion de la Commission, de 1993 à 1999, étaient évalués à trois millions de dollars, entièrement pris sur le budget fédéral.

[5] Les Inuits sont les descendants des Thuléens qui occupèrent le territoire actuel du Nunavut il y a mille ans environ. Auparavant, d'autres peuples, sans doute apparentés, l'avaient occupé pendant les millénaires précédents.

[6] M. Therrien note que, dans le contexte de l'entente du Nunavut, apparaît l'expression nunaquti signifiant 'territoire possédé en propre'. Cette création lexicale répond, selon elle, à une situation inédite (celle du Nunavut) et montre la capacité de la langue inuite à traduire les réalités nouvelles (Therrien 1999 : 49).

[7] André Légaré pense même que « la NTI est, en quelque sorte une sorte de gouvernement inuit du Nunavut » et qu'il deviendra à terme l'acteur politique principal de ce territoire (Légaré 2000 : 108-109).

[8] Les Inuits du Nunavik signèrent de leur côté, en 1974, une entente avec les gouvernements du Canada et du Québec, connue sous le nom d'« Entente de la Baie James », plus libérale que celle d'Alaska sur le plan économique et culturel, mais beaucoup plus restrictive sur le plan politique que celle qui sera signée pour le Nunavut.

[9] J'emprunte cette expression à Zaki Laïdi (1998) qui définit ces « espaces de sens » comme des « espaces aux frontières incertaines mais désireux d'exprimer une identité collective singulière à des fins de différenciation identitaire, de pesée politique, de rationalisation économique, voire même de légitimation politique interne ».

[10] Notamment le grand projet de recherche multidisciplinaire sur les contaminants alimentaires dans l'Arctique administré par le GÉTIC, à l'Université Laval, à Québec.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 6 janvier 2013 15:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref