RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Françoise Morin, “L’autochtonie, forme d’ethnicité ou exemple d’ethnogenèse ?” Un article publié dans la revue Parcours anthropologiques, no 6, 2006, pp. 54-64. Lyon. [Autorisation accordée par l'auteure le 18 février 2009 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[54]

Françoise Morin

Anthropologue, professeure émérite, Université Lumière, Lyon 2
professeure associée, dép. d'anthropologie, Université Laval
et chercheure associée, CIERA.

L’autochtonie, forme d’ethnicité
ou exemple d’ethnogenèse ?


Un article publié dans la revue  Parcours anthropologiques, no 6, 2006, pp. 54-64. Lyon.



Depuis une trentaine d'années, un mouvement international autochtone s'est développé à partir des « premières nations »des deux Amériques, et a peu a peu mobilisé les autres peuples autochtones de la planète. Cette internationalisation de l'autochtonie doit beaucoup au phénomène de la mondialisation [1], entendue par Giddens (1990) comme « l'intensification des relations sociales au niveau planétaire ». Je voudrais ici analyser le concept d'autochtonie en me demandant s'il relève de la problématique de l'ethnicité, ou s'il peut être considéré comme une forme d'ethnogenèse. Pour cela, je rappellerai les usages de ces deux notions en m'appuyant sur les recherches que je mène depuis une trentaine d'années sur les mobilisations ethniques dans plusieurs pays et sur les revendications des droits des peuples autochtones au niveau international. Ces processus apparaissent à des époques différentes et correspondent à deux temps forts de la montée en puissance des revendications des peuples minoritaires dans le monde.


L'ETHNICITÉ, UN OUTIL POLITIQUE
POUR DES GROUPES MINORITAIRES


Dans les années 1970, de nombreux débats eurent lieu dans les pays anglophones, en particulier aux États-Unis, à propos du terme « ethnicité ». Peu de chercheurs avaient prévu le « réveil ethnique » des années 1960, et beaucoup sous-estimaient l'importance du pluralisme ethnique et l'influence du mouvement des noirs américains sur les minorités ethniques, tant aux États-Unis que dans le monde.

Jusque-là, les sociologues, en particulier les fonctionnalistes, avaient mis l'accent sur la stabilité, le consensus et l'équilibre des structures existantes des sociétés occidentales, en négligeant l'étude du changement et des conflits. Ils avaient privilégié les facteurs garantissant la cohésion de la société globale et surestimé les processus d'intégration et d'assimilation des minorités. Ils avaient fait table rase des groupes d'appartenance [55] ethnique et misé sur la marche en avant de la société moderne et sur les possibilités pour l'individu de s'y réaliser.

Les anthropologues, de leur côté, avaient étudié les groupes ethniques comme des isolats, sans se préoccuper de leurs relations avec des groupes voisins. Leur tâche prioritaire était de classifier les informations recueillies sur plusieurs milliers de sociétés afin de pouvoir les comparer. Cette entreprise comparative et classificatoire mobilisa tout un courant de l'anthropologie culturelle (Naroll, 1965) et s'avéra peu opératoire pour comprendre la diversité ethnique (Moerman, 1965, 1968).

Il faut attendre la fin des années 1960 pour qu'une révolution conceptuelle se produise et appréhende les groupes ethniques en termes dynamiques et relationnels. Des sociologues comme Glazer et Moynihan vont adopter ce renversement de perspectives en étudiant les principaux groupes ethniques de New York. Ils remarquent que le groupe ethnique ne doit plus être conçu comme une survivance d'un autre âge mais comme « une forme de vie sociale capable de se transformer ». Ils précisent que l'ethnicité est « une nouvelle catégorie sociale aussi significative pour la compréhension de notre monde contemporain que celle de classe sociale » (1975). Ces sociologues reconnaissent leur dette envers l'anthropologue norvégien Fredrick Barth. Car ce sont ses travaux (1969) qui ont bouleversé la notion de groupe ethnique. Il fut en effet le premier à considérer les groupes ethniques non plus comme des groupes isolés, mais comme des formes d'organisation sociale résultant de l'interaction du groupe et de son environnement. Il faut par conséquent s'intéresser aux frontières qui président aux identités qu'un groupe se donne et qui lui sont assignées par ses voisins. Les travaux qui s'inspirent de cette approche « subjectiviste », ou « situationnelle », ou encore « interactionnelle », bref dynamique et flexible, cherchent à comprendre comment et pourquoi ces frontières sont élaborées et maintenues entre groupes, mais aussi comment elles peuvent se déplacer. Pour faire évoluer ces frontières, il faut mobiliser des ressources (langue, territoire, religion, mémoire, histoire) et rendre « saillants » certains traits culturels afin de s'identifier comme groupe ethnique.

Cette approche barthienne de l'ethnicité permet d'étudier les groupes ethniques dans la modernité et le changement autrement qu'en termes d'acculturation ou d'assimilation. L'ethnicité peut alors servir d'outil politique pour mobiliser des groupes minoritaires qui prennent conscience dans un certain contexte politique national de leur situation de dominés et revendiquent des droits territoriaux, culturels, politiques, ou religieux.

L'explosion de la recherche sur l'ethnicité à partir des années 1970 dans les pays anglo-saxons doit beaucoup à l'apport de ce nouveau paradigme proposé par Fredrik Barth. Cette situation contrastait avec celle de la France où le terme « ethnicité » fut pendant longtemps tout simplement ignoré par les sciences sociales. Il faudra attendre les années 1990 pour que des sociologues (dans la mouvance d'Alain Touraine) l'utilisent sans toutefois faire référence aux débats des vingt années précédentes et sans vraiment le définir. Pourtant, dès 1978, j'avais commencé à publier mes recherches sur l'ethnicité dans une perspective anthropologique (1978, 1979) en appliquant la problématique barthienne au mouvement occitan.

[56]

J'avais eu l'opportunité de découvrir cette approche lors d'une année passée aux États-Unis en 1973-1974, où je devais étudier une communauté migrante, les Haïtiens à New York. J'avais pu tester sur le terrain la validité des approches théoriques de l'ethnicité qui faisaient alors débat. D'un côté, les « primordialistes » en faisaient une donnée naturelle. C'était quelque chose d'acquis à la naissance. De l'autre, les « instrumentalistes » insistaient sur le caractère dynamique et relationnel de l'ethnicité qui pouvait croître et décroître selon les fluctuations des situations historiques, économiques, sociales et politiques auxquelles les groupes ethniques se trouvaient confrontés. Très vite, je compris que la première approche n'était pas opérationnelle. Elle m'empêchait de comprendre pourquoi des Haïtiens cherchaient à se visibiliser comme francophones aux yeux des blancs de New York. Par contre, l'autre approche définissant l'ethnicité comme un construit permettait d'expliquer leur volonté d'ethniciser leur couleur (Morin 1990, 1993).

En 1981, à l'occasion du premier congrès de l’Association française des anthropologues, j'organisais un atelier sur « Minorités, Revendications d'identité ethnique, Mouvements nationalistes » (publié en 1983) auquel participèrent de nombreux collègues anglo-saxons et plusieurs anthropologues canadiens avec qui j'étendrai mes recherches, notamment dans l’Arctique. C'était l'une des premières fois que l'on débattait de l'ethnicité en France (Poutignat & Streiff-Fenart, 1995).

Lorsque j'entrepris l'étude comparée de trois mobilisations ethniques, celles des Shipibo d’Amazonie péruvienne, celle des Inuit de l’Arctique canadien et celle des Youkaguires de Sibérie nord-orientale, dans une perspective « multi-site », j'élargissais la validation de mon cadre théorique de l'ethnicité en ajoutant à l'approche situationnelle barthienne, l'approche instrumentale complémentaire.

1. L'approche situationnelle me permettait de saisir le caractère relationnel des situations dans lesquelles les groupes se trouvaient en interaction. Pour les trois situations étudiées, la confrontation avec l'Autre, détenteur de la culture de référence et du pouvoir, engendrait une culture de refoulement et une autodépréciation de l'identité ethnique. Cette stigmatisation s'accompagnait parfois d'un « colonialisme interne » qui marginalisait le groupe en l'excluant politiquement et économiquement. Mais ces frontières, ainsi repérées, n'étaient pas pour autant immuables. Elles pouvaient changer selon les situations historiques. La transformation des frontières assignées par la société majoritaire passait par une prise de conscience de la situation de dépendance ou de la relation coloniale dans laquelle se trouvait le groupe minoritaire et par une mobilisation de ressources pour s'identifier comme groupe ethnique.

Pour les Inuit, les Shipibo et les Youkaguire, ce fut le territoire qui servit principalement de ressource. Il n'est pas seulement un milieu qui assure leur existence, mais aussi une base conceptuelle pour la compréhension du monde dans ses dimensions naturelles et surnaturelles, une richesse héritée des ancêtres et le legs que l'on doit transmettre à ses descendants.

2. L'approche instrumentale, développée par des auteurs comme Lyman et Douglas (1972), Cohen (1974), Glazer et Moynihan (1975),  [57] me permit de montrer que l'ethnicité pouvait être instrumentalisée et manipulée stratégiquement par des acteurs et des groupes ethniques pour revendiquer des droits, des pouvoirs ou des biens économiques. Les trois cas étudiés confirment cette hypothèse.

Les Youkaguires avaient été forcés, sous Staline, à enregistrer leurs nouveaux-nés dans les ethnies dominantes, événe ou yakoute. Avec la libéralisation de 1985 et les mesures prises par Gorbatchev en faveur des minorités ethniques, on notait, en 1987, que la plupart des enfants nés d'un parent youkaguire et d'un parent d'une autre « nationalité » étaient enregistrés comme Youkaguires. Ils savaient en effet qu'en utilisant cette identité ethnique, non seulement ils participaient à la sauvegarde de leur peuple menacé de disparition, mais aussi ils bénéficiaient de droits privilégiés de chasse et de pêche, d'une aide pour leurs enfants scolarisés et des quotas réservés pour entrer à l'Université de Yakoutsk (Morin & Saladin d'Anglure, 1995).

Les Inuit ont su mettre en avant leur identité ethnique et s'organiser collectivement sur le plan régional, puis national, pour faire prévaloir leurs droits territoriaux. D'abord en Alaska, où ils négocièrent en 1967 les premières ententes, puis au Canada où l'organisation Inuit Tapirisat of Canada présenta, en 1976, au gouvernement fédéral le projet du Nunavut, c'est-à-dire la création d'une nouvelle entité politique dans le Grand Nord canadien. Après dix-sept ans de négociations, le Canada signa en 1993 avec les Inuit une entente territoriale, la plus importante de l'histoire de ce pays en termes de compensations financières et de concessions territoriales. Et six ans plus tard (1999), le territoire du Nunavut (qui signifie « notre terre » en inuktitut) fut officiellement créé. Ayant le statut d'une administration publique à base territoriale, le Nunavut fut doté d'un gouvernement qui représente les intérêts de l'ensemble des résidents de ce territoire. Avec 85% de la population, les Inuit y sont majoritaires, et le gouvernement est de facto entre leurs mains (Morin, 2001).

Les groupes indiens d’Amazonie utilisèrent les mêmes procédés. D'abord ils se visibilisèrent auprès des gouvernements afin de combattre leurs représentations d'une Amazonie vide et opulente ; cela avait conduit les responsables politiques qui se partageaient l'espace amazonien à promouvoir de grands projets d'exploitation du sol et du sous-sol assortis de politiques favorisant la colonisation. Ensuite ils s'organisèrent, comme au Pérou, en « communautés indigènes », pour utiliser une loi votée en 1974 autorisant la démarcation et la titularisation de leurs terres. Puis ils s'identifièrent comme groupe ethnique, tels les Shipibo-Conibo dans la vallée de l'Ucayali, qui s'adressent dorénavant aux autorités régionales pour gérer tel problème de santé ou d'éducation intéressant leur peuple. Enfin ils s'unirent avec les groupes ethniques de la forêt péruvienne au sein d'une organisation nationale (AIDESEP) dans le but de négocier à Lima, la capitale, des droits en tant que « pueblos nativos » (Morin, 1994).

À partir de ces trois exemples qui illustrent les variations identitaires des groupes autochtones confrontés à diverses situations, j'ai proposé de définir l'ethnicité comme « un processus d'identification modulable [58]pour faire face aux changements socio-économiques vécus par des minorités autochtones, dominées politiquement et enclavées dans des États-nations » (Morin, 1995). Les différents cas étudiés ont montré la capacité développée par les acteurs et les groupes autochtones d'utiliser l'ethnicité comme outil politique afin de faire reconnaître leurs droits au niveau national. C'était l'étape nécessaire pour revendiquer ensuite une appartenance autochtone.


L'AUTOCHTONIE,
DU LOCAL À L'INTERNATIONAL


Le terme « autochtonie » apparaît dans les années 1970 en Amérique du Nord avec l'auto-identification des Amérindiens comme « peuples autochtones » ou « premières nations ». Or, en l'espace de quinze ans, cette identité devint planétaire ; elle concerne aujourd'hui 370 millions de personnes appartenant à plus de cinq mille cultures.

Pour comprendre la dynamique de cette appartenance identitaire, il faut prendre en compte les situations des peuples amérindiens. Dans les années 1950-1960, ils souffraient des effets de politiques assimilationnistes des autorités américaines et refusaient de disparaître. Ils se mobilisèrent donc sur le plan national avec le soutien du mouvement noir et de son leader, Martin Luther King. Au nom de leur souveraineté tribale, ils occupèrent un certain nombre de lieux symboliques et revendiquèrent leur droit à l'autodétermination. Jusqu'ici, on retrouve les ingrédients de la problématique de l'ethnicité, évoquée plus haut pour d'autres cas de revendication politique.

Mais cette mobilisation nationale ayant en partie échoué, les Amérindiens changèrent de tactique et d'échelle en s'investissant dans la voie internationale. Et là, on entre dans un processus de fabrication de l'autochtonie en terme d'ethnogenèse dont je vais retracer les principales étapes.

Il y eut d'abord une réunion des « nations autochtones souveraines » des deux Amériques, à Standing Rock (États-Unis), en 1974, où, pour la première fois de leur histoire, des milliers de représentants indiens se rencontrèrent et créèrent le Conseil International des Traités Indiens, ayant pour objectif de faire pression sur les États pour qu'ils honorent les traités signés. Puis ils élargirent cette stratégie internationale en réunissant, à Port Alberny (Canada), en 1975, une cinquantaine de leaders autochtones venant d'Europe (Sami), du Pacifique (Maori et Aborigènes d'Australie) et des deux Amériques (Inuit et Amérindiens). Ils y créèrent le Conseil Mondial des Peuples Autochtones. Une ONG, International Work Group for Indigenous Affairs (IWGIA), créée en 1968 par des anthropologues, joua un rôle essentiel pour faciliter ces rencontres. Représentant la société civile internationale, cette ONG faisait partie des acteurs qui allaient rendre possible l'ouverture des portes de l'ONU aux organisations autochtones. En 1977, celles-ci furent en effet invitées à une conférence sur « La discrimination contre les populations autochtones des Amériques ». Pour la première fois dans l'histoire, une centaine [59] d'Indiens, représentant plus de soixante nations autochtones, pénétrèrent dans les locaux du Palais des Nations. Accompagnés de leurs aînés, ils s'identifièrent comme des représentants des « peuples autochtones » ayant des liens spécifiques avec la terre, et amorcèrent un dialogue avec les représentants des États, en abordant toutes les grandes questions qui allaient faire l'objet des travaux onusiens pendant trente ans. 1977 est dorénavant une année phare dans l'histoire autochtone car cette date marque l'entrée officielle de ces peuples à l'ONU. Les activités qui leur furent dès lors consacrées vont se multiplier. Une seconde conférence, en 1981, porta sur le rapport des peuples autochtones à la terre. Comme la première, elle mit en évidence le manque d'outils juridiques adaptés pour la défense des droits de ces peuples. Ce sera l'un des mandats du Groupe de travail sur les populations autochtones (GTPA), créé par l'ONU en 1982. Ouvert à tout représentant autochtone désirant s'exprimer sur la situation de son peuple, le GTPA va attirer de nombreux participants venus du monde entier. D'une cinquantaine en 1982, il accueillera, sept ans plus tard, plus de quatre cents représentants autochtones venant d'Europe, d’Australie, de Nouvelle-Zélande, de l'Inde, du Bengladesh, des Philippines, et du Japon. À partir de 1989, plusieurs peuples africains dont les Maasaï du Kenya et de Tanzanie, les San d’Afrique australe firent leur entrée dans ce forum autochtone. Ils furent suivis, en 1990, de représentants des peuples de Sibérie et en 1991 d'une délégation autochtone de Taiwan (Morin, 2005). Le processus de construction de l'autochtonie était en marche et l'ONU y participa en leur faisant une place (Muehlebach, 2001) où ils élaborèrent avec les experts onusiens et les représentants gouvernementaux de nouveaux outils destinés à faire reconnaître leurs droits en tant que peuples autochtones.

Comment ces peuples marginalisés et méprisés ont-ils pu conquérir un tel espace politique ? Stuart Hall (1991) remarque qu'en cette fin de XXe siècle on assiste à une sorte de révolution culturelle qui offre aux plus marginalisés, aux plus « subalternes », la possibilité de parler pour eux-mêmes et d'émerger en tant que nouveaux sujets politiques. Saskia Sassen (1999) reconnaît que la mondialisation a ouvert des espaces politiques à des acteurs ou des groupes (comme les peuples autochtones) pour se faire reconnaître au niveau international alors que, bien souvent, ils ne pouvaient pas se faire entendre dans leur cadre national.

Il est certain que l'universalisation du fait autochtone doit beaucoup au processus de mondialisation qui, en intensifiant les communications, a rapproché les peuples et fait circuler des informations sur le forum autochtone à l'ONU. En participant au GTPA depuis plus de vingt ans, j'ai pu observer comment les autochtones se sont approprié ce lieu onusien qui sert de « creuset à l'autochtonie » (Morin, 2005).

Que recouvre la notion d'autochtone à l'ONU ? Je distinguerai deux approches pour répondre à cette question.

1. L'autochtonie définie de l'extérieur.

Elle est produite par des experts et des juristes non autochtones. Leurs textes utilisent en anglais le terme indigenous peoples, en espagnol celui de pueblos indigenas, et en français celui de peuples autochtones car le [60] terme « indigène » rappelle le processus de la colonisation. Le plus célèbre de ces experts, Martinez Cobo, fut chargé en 1971 par la commission des droits de l'Homme d'un rapport sur la discrimination à l'encontre de ces populations. Ce diplomate équatorien proposa en 1972 une définition de travail de l'autochtonie qui retenait trois critères :

- le critère de l'antériorité caractérisant les descendants actuels de peuples dont le territoire fut envahi par d'autres peuples, venus d'autres régions du monde, et qui les dominèrent. Ce critère pose le problème de la continuité historique des peuples actuels avec les sociétés précédant la conquête et la colonisation des territoires.

S'il s'applique bien aux autochtones des deux Amériques [2], d’Australie, de Nouvelle-Zélande, des territoires français d'outre-mer, aux Inuit du Groenland, aux Samé d'Europe du Nord, aux petits peuples de Sibérie et aux Aïnu du Japon, ce critère d'antériorité est, par contre, plus difficile à appliquer aux peuples autochtones d'Asie et d'Afrique qui sont plutôt des groupes marginalisés et victimes d'un néo-colonialisme étatique (Schulte-Tenckoff, 1997).

La Commission africaine des droits de l'Homme et des peuples (CADHP) s'est d'ailleurs penchée récemment sur ce problème. Les experts de la CADHP ont moins mis l'accent sur l'aboriginalité que sur les critères de marginalisation, de discrimination et d'exclusion dont sont victimes les peuples s'identifiant comme autochtones. Et c'est leur mode de vie comme chasseurs-cueilleurs, tels les Pygmés-Batwa de la région des Grands Lacs, les Koisan d'Afrique australe, et les Ogiek du Kenya, ou comme pasteurs et agro-pasteurs, tels les Maasai du Kenya, les Touareg, les Berbères du Rif ou de l’Aurès, qui est à l'origine de cette marginalisation.

- le critère de spécificité culturelle : ce critère renvoie aux caractéristiques culturelles distinctives des peuples autochtones au sein de la société dominante, comme la langue, la religion, les coutumes, l'organisation sociale, ou le mode de vie.

- le critère d'auto-identification : les peuples autochtones attachent beaucoup d'importance à ce critère car ils ne veulent pas que les États se réservent le pouvoir de déterminer s'ils sont autochtones ou non, comme c'est le cas dans plusieurs pays. Ainsi le Canada où l'Indian Act (1876) définit qui est Indien et quelles sont les terres qui sont réservées aux Indiens. Le rapport Cobo insiste sur l'importance de la conscience de groupe, et de la reconnaissance de l'individu autochtone par son groupe.

2. L'autochtonie résultant de l'interaction
de ces peuples représentés à l'ONU.

C'est une identité construite à partir de leurs expériences, de leurs mobilisations et de leurs actions au sein du GTPA depuis 1982. Au fil des années, leurs leaders se sont approprié ce lieu de discussion où ils peuvent présenter leurs doléances aux experts et aux représentants des États, et revendiquer leurs droits. Dans ce lieu déterritorialisé qu'est l'ONU, ils sont les porte-parole de leurs peuples dont ils rapportent non seulement les souffrances mais affichent aussi les valeurs. Qu'ils soient [61] Inuit, Batwa, Maasai, Mapuche, Touaregs, Aïnou, Youkaguires... tous ont vécu les mêmes formes de colonisation, de déplacements forcés, de spoliations de terres, d'occupations militaires, d'acculturations forcées, et les mêmes formes d'ethnocide. C'est en écoutant les récits de leurs « frères » et leurs « sœurs » qu'ils construisent une solidarité autochtone, mettent en avant les valeurs communes qui les rassemblent et participent à la construction de l'identité globale autochtone. La plus importante de ces valeurs, c'est leur relation à la terre. Pour traduire leurs liens à la fois spirituels, sociaux, culturels et politiques à cette terre, tous invoquent le concept de « terre-mère ». Celle-ci a un caractère collectif, donc « on ne peut pas la vendre parce qu'on ne la possède pas ». Et les autochtones sont conscients qu'ils doivent la préserver pour la transmettre aux générations futures.

Depuis plus de vingt-cinq ans, ils travaillent ensemble au sein de caucus, de groupes de travail, de conférences internationales sur le développement de leurs droits en tant que peuples autochtones. Ils se battent ensemble pour convaincre leurs gouvernements, souvent réticents, voire hostiles, à la reconnaissance de leurs droits fonciers ou de leur droit à l'auto­détermination. Dans cette interaction avec les représentants gouvernementaux, ils ont ainsi forgé, au fil des ans, une identité politique planétaire, partagée par tous les artisans du mouvement international autochtone (Morin, 2005). Cette identité est à la fois plurielle en raison des différentes situations locales qu'elle recouvre, et globale parce qu'elle représente une communauté virtuelle de 370 millions de personnes réparties dans soixante-dix-sept États.


L'AUTOCHTONIE,
UNE FORME D'ETHNOGENÈSE


Avant d'interpréter l'autochtonie en terme d'ethnogenèse, je me propose de « revisiter » ce concept qui sert à définir le processus de formation d'un peuple ou d'une identité culturelle.

Depuis les années 1920-1930, les anthropologues soviétiques ont privilégié ce concept mais dans une perspective évolutionniste. Ils postulaient que l'ethnos, (narod en russe) caractérisait aussi bien des petites communautés isolées, relativement archaïques, que des peuples constitués de millions d'individus et vivant d'une économie hautement développée. Par conséquent, ce terme d'ethnos pouvait s'appliquer non seulement aux Hopi ou aux Aztèques mais aussi aux Russes, Anglais ou Français. Or, tous ces peuples n'ayant pas le même niveau de développement, l'ethnologie, considérée par ces chercheurs russes comme la science du développement des civilisations, devait rendre compte de cette diversité, hiérarchiser ces différents ethnos et analyser les processus d'ethnogenèse résultant de l'assimilation d'éléments plus faibles par des peuples plus importants.

Cette approche évolutionniste de l'ethnogenèse est encore très présente chez les anthropologues russes des années 1970-1980 comme Yu Bromley (1978) ou Gurvich (1978). En étudiant les processus ethniques [62] contemporains en Sibérie, ce dernier remarque que, grâce au socialisme, les Yakoutes, nomades éparpillés dans la toundra et divisés en tribus, se sont sédentarisés, ont mis sur pied des fermes collectives, développé des industries minières et abandonné les formes tribales de leur identité. En attirant de nombreux migrants russes dans les années 1930-1940, ces industries minières suscitèrent la création de villes, l'adoption de la langue russe par de nombreux Yakoutes et la multiplication des mariages mixtes. Pour Gurvich, l'implantation de ces Russes en Yakoutie qui a favorisé la fusion d'un « petit peuple » dans un ethnos national russe est un bon exemple d'ethnogenèse.

Avec l'ouverture de l'URSS dans les années 1980-1990, des chercheurs occidentaux comme Debra Schindler (1990) analyseront différemment cette immigration massive russe en Yakoutie en montrant qu'il s'agit plutôt d'un véritable colonialisme interne.

Longtemps associée à une problématique évolutionniste, l'ethnogenèse fut un concept généralement délaissé par les anthropologues occidentaux. Or, son usage réapparaît aujourd'hui dans des travaux d'historiens et dans les argumentaires des praticiens du droit.

Guillaume Boccara (1999) utilise, par exemple, le terme d'ethnogenèse pour décrire des processus de restructuration identitaire qui eurent lieu à la fin du XVIIIe siècle en Amérique du Sud parmi les Reche, « les gens vrais, les gens authentiques », vivant au sud du Chili. Ces guerriers de l'Araucanie avaient, pendant trois siècles, résisté avec succès à l'ordre colonial espagnol. Plusieurs facteurs expliquent la réussite de cette résistance à la pression espagnole, et notamment les grands bouleversements économiques et politiques qu'elle induisit parmi les indiens Reche. Ces bouleversements furent à l'origine de profondes restructurations qui donnèrent naissance à la fin du XVIIIe siècle à une nouvelle et puissante ethnie Mapuche, ethnonyme signifiant « gens autochtones, gens du pays » face aux Huincas, c'est-à-dire les Étrangers. Le terme mapuche traduisait une unification du sentiment identitaire et l'émergence d'un peuple qui revendiquait l'identité mapuche.

Dans le domaine juridique, lors d'un procès récent, les juges de la Cour Suprême du Canada eurent à traiter l'Affaire Powley opposant la province de l'Ontario à une famille de Métis qui revendiquait son droit de chasse en tant qu'autochtone. Précisons que, depuis 1982, la loi constitutionnelle canadienne reconnaît les droits ancestraux des Amérindiens, des Inuit et des Métis. Mais il faut attendre l'Affaire Powley en 2003, pour que la Cour Suprême du Canada donne du contenu à cette loi constitutionnelle qui était vide de sens en ce qui concerne les Métis. En ayant recours à la notion d'ethnogenèse pour déterminer le moment théorique de la naissance de la première communauté métis, soit au milieu du XVIIe siècle dans la région des Grands Lacs, les juges ont participé à la reconnaissance des droits des Métis comme peuple autochtone. Les Métis n'existaient pas au moment de la découverte du Nouveau-Monde, ils sont le produit de la rencontre des Amérindiens et des Européens et ont donné lieu au Canada à une nouvelle identité politique.

Comme je l'ai montré plus haut, l'autochtonie est devenue un fait planétaire dans le contexte des trente dernières années marquées par la [63] mondialisation. Les anthropologues ont été surpris par cette dynamique du fait autochtone, et beaucoup se sont sentis mal à l'aise parce qu'ils manquaient d'outils théoriques pour comprendre la modernité de ces nouvelles réalités. Si la plupart choisirent de l'ignorer, certains comme A. Kuper (2003) ont dénoncé le caractère artificiel de l'autochtonie et sa fabrication, avec l'aide d'ONG ou de partis politiques.

Si l'anthropologie veut comprendre la question autochtone, elle ne doit pas étudier les seules expressions locales des groupes qui se revendiquent autochtones, mais prendre en compte les dimensions internationales des interactions entre les divers protagonistes de cet enjeu. Car la mondialisation a généré des liens entre ces peuples qui partagent des valeurs identiques et gèrent les séquelles d'une même histoire coloniale. En quête de reconnaissance, ils se mobilisent et inventent ensemble l'autochtonie. Le concept d'ethnogenèse me semble approprié pour décrire la création de cette communauté autochtone, expression de voix marginalisées qui contestent « l'ordre mondial » actuel et construisent ce que Brecher, Brown Child & Cutler (1993) ont appelé une « mondialisation par le bas ».


Références bibliographiques

BARTH F., Ethnic Groups and Boundaries, Boston, Little Brown, 1969.

BOCCARA G., Guerre et ethnogenèse mapuche dans le Chili colonial l'invention du soi, Paris, L'Harmattan, 1999.

BRECHER J., CHILDS J.B. & CUTLER J., Global visions, beyond the New World Order, Boston, South End Press, 1993.

BROMLEY Y., « On the typology of Ethnie Communities », Perspectives on Ethnicity, La Haye, Mouton Publishers, pp. 15-21.

COHEN A., (dir.), Urban Ethnicity, Londres, Tavistock, 1974.

FEATHERSTONE M., « Global culture : an introduction » in FEATHERSTONE M. (dir.), Global culture, Nationalism, Globalization and Modernity, London, Sage Publications, 1990, pp. 1-14.

GIDDENS A., The Consequences of Modernity, Cambridge, Polity Press, 1990.

GLAZER N. & MOYNIHAN D., Ethnicity. Theory and Experience, Cambridge, Mass., Harvard U. P., 1975.

GURVICH I.S., « Contemporary Ethnic Processes in Siberia », Perspectives on Ethnicity, La Haye, Mouton Publishers, 1978, pp. 411-419.

HALL T.D., « Frontiers, Ethnogenesis, and World systems : Rethinking the Theories », A world system reader : new perspectives on gender, urbanism, cultures, indigenous peoples, Rowman and Little Pub., 2000, pp. 237-270.

KUPER A., « The Return of the Native », Current Anthropology, vol. 44, no 3, 2003, p. 389-402.

LYMAN S.M. & DOUGLASS W., « Ethnicity : Strategies of Collective and Individual Impression Management », Social Research, XL, 1972, pp. 344-365.

MOERMAN M., « Ethnic identification in a complex civilization Who are the Lue ? », American Anthropologist, 67, 1965, pp. 1215-1230.

[64]

-, « Being Lue : Uses and Abuses of Ethnie Identification »in HELM J. (dir.) Essays on the Problem of Tribe, Proceedings of the 1967 Annual Spring Meeting of the American Ethnological Society, U. of Washington Press, 1968, pp. 153-169.

MORIN F., « Langue et identité : le cas occitan » (en coll. G. POUGET), Pluriel, no 15, 1978, pp. 9-26.

-, « Occitan Ethnicity and Politics » (en coll. CH .COULON), Critique of Anthropology, vol. 13-14, 1979, pp. 105-123.

-, « Minorités, Ethnicité, Mouvements nationalitaires », Pluriel, No spécial (nos 32-33), 1983.

-, « Des Haïtiens à New York : de la visibilité linguistique a la construction d'une identité caraïbéenne » in SIMON-BAROUH I. & SIMON P.-J. (dir.), Les étrangers dans la ville, Paris, L'Harmattan, 1990, pp. 340-355.

-, « Entre visibilité et invisibilité : les aléas identitaires des Haïtiens de New York et Montréal », Revue européenne des Migrations internationales, vol. 9, no 3, 1993, pp. 147-176.

-, « De l'ethnie à l'autochtonie. Stratégies politiques amérindiennes », Caravelle, no 63, 1994, pp. 161-174.

-, « La construction de nouveaux espaces politiques inuits à 'heure de la mondialisation » Recherches amérindiennes au Québec, vol. XXXI, no 3, 2001, pp. 25-36.

-, « L'ONU comme creuset de l'autochtonie », Parcours anthropologiques, no 5, 2005, pp. 35-42.

-, & SALADIN d'Anglure B., « L’ethnicité, un outil politique pour les autochtones de l'Arctique et de l'Amazonie », Études Inuit Studies, 19 (1), 1995, pp. 37-68.

MUEHLEBACH A., « "Making Place" at the United Nations : Indigenous Cultural Politics at the UN Working Group on Indigenous Populations », Cultural Anthropology, 16 (3), 2001, pp. 415-48.

NAROLL R., « On ethnic unit classification », Current Anthropology, 5, 1964, pp. 283-291.

POUTIGNAT PH. & STREIFF-FENART J., Théories de l'ethnicité, Paris, PUF, 1995.

SASSEN S., « Globalization and the Formation of Claims »in COPJEC J. & SORKIN M. (dir.), Giving Ground, New York, Verso, 1989, pp. 86-105.

SCHINDLER D., The political economy of ethnic discourse in the Soviet Union, PhD Dissertation, U. of Massachussetts, 1990.

SCHULTE-TENCKOFF I., La question des peuples autochtones, Bruxelles, Bruylant, 1997.



[1] J'utilise le terme « mondialisation » pour traduire ce que Giddens et les autres auteurs anglo-saxons désignent par « globalization ».

[2] Au Canada et aux États-Unis ils se définissent comme des « Premières Nations ».



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 6 janvier 2013 11:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref