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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Françoise Morin, “L’attente de l’Inca ou l’exemple d’un messianisme raté.” Un article publié dans l'ouvrage collectif sous la direction de Jean Poirier et François Raveau, L'autre et l'Ailleurs. Hommage à Roger Bastide, pp. 416-421. Paris: Berger-Levrault, 1976. [Autorisation accordée par l'auteure le 18 février 2009 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[416]

Françoise Morin

Anthropologue, professeure émérite, Université Lumière, Lyon 2
professeure associée, dép. d'anthropologie, Université Laval et chercheure associée, CIERA.

L’attente de l’Inca ou l’exemple d’un messianisme raté.

Un article publié dans l'ouvrage collectif sous la direction de Jean Poirier et François Raveau, L'autre et l'Ailleurs. Hommage à Roger Bastide, pp. 416-421. Paris : Berger-Levrault, 1976.



Longtemps considérés par les missionnaires et psychiatres comme pathologiques, réinvestis par les anthropologues et sociologues comme étant des réactions normales et adéquates aux diverses situations coloniales puis récemment reconnus comme quête de nouvelles identités ethniques, les mouvements messianiques germent « chaque fois qu'il se produit des changements dans une société ou une culture qui remettent en cause les anciennes valeurs comme les équilibres reconnus de statuts [1] ». Le contenu et la finalité de ces phénomènes messianiques ont fait l'objet de nombreux travaux. Leur signification sociale, leur impact sur la société globale, la causalité de certains de leurs échos ont par contre été beaucoup moins explorés bien que, dès 1958, Roger Bastide propose de « porter désormais la recherche sur les mouvements qui ont raté [2] ».

Nous voudrions à partir d'un exemple amérindien nous demander avec Henri Desroches [3] s'il n'est pas « de l'essence de tout messianisme d'être peu ou prou un messianisme raté » ?

Dans un article publié en 1942, « A quechua messiah in Eastern Peru », Alfred Métraux souligne la spécificité d'un personnage messianique, Juan Santos Atahuallpa, qui organise à la fin de la deuxième moitié du XVIlle siècle une rébellion dans la Montaña, région s'étendant sur le versant oriental des Andes. Dans ce but, il mobilise différentes tribus indiennes de la forêt pour combattre les représentants de la société conquérante, missionnaires et soldats espagnols. Contrairement à la plupart des prophètes sud-américains généralement guidés par des visions mystiques et dotés de pouvoirs surnaturels, Santos se présente « avant tout comme un leader politique [4] ». Il utilise à cet effet le glorieux passé incaïque et se déclare descendant du dernier Inca, Atahuallpa, tué par les Espagnols dont il prend le nom et le titre en devenant « Apu Inca ». Affirmant connaître la cachette des trésors de sa famille, il promet qu'une fois sur le trône de ses pères, l'empire incaïque restauré et les Espagnols chassés du sol péruvien, il déterrera ces richesses et en fera bon usage [5].

À cette leaderance politique se greffe selon Métraux une seconde particularité la qualité d'étranger de Santos parmi les populations selvatiques. Bien que Quechua du Cuzco, originaire par conséquent des Hauts Plateaux andins, il prophétise et organise sa lutte armée dans la forêt amazonienne en recrutant des [417] Indiens de la Montaña comme les Campa, les Shipibo, les Conibo... Ce personnage étrange et mystérieux qui aurait voyagé en Europe comme serviteur d'un jésuite connaît l'espagnol et le latin, l'astronomie et les prières chrétiennes, savoir que les Indiens considèrent comme la preuve de son ascendance divine. Il dit revenir d'Angola où ses alliés anglais l'ont assuré de leur appui pour reprendre son royaume : ils doivent envahir par la mer alors que Santos, ayant réuni ses gens, attaquerait de l'intérieur [6].

Bien qu'il soit également « un messie au sens traditionnel puisqu'il se déclare fils de Dieu venu pour libérer les Indiens de l'esclavage [7] », Santos ne cherche pas à détruire systématiquement les valeurs blanches comme le catholicisme par exemple pour revenir à la religion de ses pères mais plutôt à imposer un clergé indigène. Ayant vu en Angola des prêtres noirs, il demande à l'évêque du Cuzco d'admettre Indiens et métis dans les ordres sacrés. Mais le dialogue avec les autorités conquérantes s'avérant impossible, Santos après quelques années de rébellion contre les soldats du vice-roi se rend maître de la Montaña qui devient alors interdite pour vingt ans à toute pénétration blanche.

Comment cet Indien sans armée ni fortune réussit-il à mobiliser et à « conscientiser » ces Antis [8] pour anéantir en quelques années ce que plus d'un siècle d'efforts missionnaires avait péniblement pacifié et évangélisé ? Il est en effet très curieux de voir par exemple des Shipibo quitter leurs familles, leurs habitations, leurs chacras et la chaleur tropicale de leur forêt dense pour suivre cet étranger qui les mènera sur les pentes du versant oriental de la chaîne andine, territoires accidentés souvent peuplés de tribus ennemies et dont le climat rigoureux et la végétation clairsemée n'offrant plus la même diététique causeront parmi eux des dizaines de morts. Que représente Santos pour ces pêcheurs-chasseurs de l'Ucayali ? Et pourquoi partent-ils, tels des croisés, reconquérir un royaume incaïque qui leur est inconnu ?

Ce mouvement messianique, dont le caractère irrationnel et démesuré étonne en effet certains auteurs, nous apparaît au contraire comme une réponse légitime et normale à la situation conflictuelle créée par les conquérants espagnols et leurs représentants en forêt, les missionnaires franciscains. L'histoire de ces missions telle que nous la rapporte le père Izaguirre [9] témoigne d'un même type de contact qui se répète inlassablement pendant près d'un siècle (1656-1742) entre ces religieux et les « Infidèles » de l'Orient péruvien. D'un naturel curieux pour tout ce qui est nouveau, les Shipibo cherchent, lorsque les franciscains les approchent, à faire alliance en leur offrant l'hospitalité d'un toit et le partage de leur nourriture. Ils acceptent en échange les machettes, haches et couteaux que leur donnent les religieux. Ces cadeaux ne sont en réalité que des pièges tendus par ces représentants du monde blanc, détenteurs d'un bien - le fer - dont ces hommes du néolithique découvrent bientôt la valeur, ne serait-ce que pour abattre un arbre ou creuser une pirogue. Quelques heures suffiront pour accomplir le travail de deux mois lunaires. Chargés par le vice-roi de convertir ces « Infieles » de l'Ucayali et de leur imposer la loi chrétienne, les hommes de Dieu s'emploient, grâce à ces cadeaux-pièges qui créent chez ces hommes de la pierre un besoin - l'acquisition du fer - a regrouper en villages les maisons collectives dispersées le long du fleuve afin de former des communautés, ces fameuses reducciones qui devront édifier chacune une église. Prêcher l'Évangile, baptiser et réformer les institutions shipibo sont alors la suite logique du programme franciscain. Face aux différentes formes de contraintes écologiques, vestimentaires, religieuses, etc., apportées par ces hommes blancs, les Shipibo se rebellent à plusieurs reprises en reprenant les armes. Quelque trente ou quarante franciscains y trouvent la mort. Revenant chaque fois à l'attaque, les franciscains déploient la même stratégie « civilisatrice ». De plus en plus attirés par cette nouvelle richesse - le fer -, ces « sauvages » se laissent finalement « pacifier ». Mais en imposant de nouvelles valeurs morales, en changeant le mode de vie de ces « nomades aquatiques » par [418] une transformation de l'unité de résidence qui entraîne à long terme celle de l'unité familiale, les missionnaires « désarticulent tout un système complexe de relations et détruisent un équilibre social [10] ». C'est dans le contexte de cette situation conflictuelle qu'apparaît le personnage de Juan Santos Atahuallpa. « L'agitation messianique » qu'il sécrète symbolise alors le profond malaise de la société shipibo et exprime « le désespoir plus ou moins conscient qui s'empare d'une société qui se sent menacée dans ses traditions les plus chères et dans son existence même [11] ».

En dehors de ces conditions socio-historiques qui favorisent l'éclosion du phénomène messianique, « certaines conditions culturelles [12] », notamment les mythes, rendent possible l'identification du messie Juan Santos par les Shipibo au héros civilisateur, l'Inca. Izaguirre nous rapporte en effet qu'« Habi est (pour eux) principe et essence de la divinité. Il est si subtil qu'il échappe à la pénétration de l'homme. Il semble que c'est de lui que vient Inca dont la représentation matérielle est le soleil (Bari). Celui-ci (Bari Inca) est donc le Dieu tout-puissant cause de tout bien et principe de toute création [13] ». Tout un matériel mythique [14] illustre le rôle civilisateur de Bari Inca et de ses représentants Para Inca, Chësre Inca, Cori Inca, Sranï Inca, etc. : « des hommes parés d'or et de pierres précieuses »qui leur enseignent comment faire du feu, pêcher le païche [15], cultiver le manioc, faire du masato [16], tisser le coton, se peindre le visage, pratiquer le shamanisme et la déformation crânienne... Ces références incaïques témoignent en fait des différents contacts préhispaniques que ces chunchos [17] résidant aux portes du Tahuantin Suyu Inca ont eu avec les ressortissants de cet empire.

Bien qu'aucun chroniqueur ne précise la nature des relations existant entre les représentants de la civilisation incaïque et ces hommes du néolithique, il semble qu'il n'y ait jamais eu colonisation des terres par les premiers mais que « des délégations soient venues de la montagne en forêt pour se procurer les produits recherchés [18] ». Les Incas devaient en effet s'approvisionner en plumes pour orner les magnifiques mantos que nous offrent aujourd'hui les musées liméens ou en bois de palmier chonta pour fabriquer leurs arcs et pointes de flèches sans parler des plantes médicinales en provenance de la forêt et utilisées par les médecins du Cuzco. Même si M. von Hassel place les Shipibo parmi « les sujets soumis à l'Empire sans toutefois payer de tribut à l'Inca [19] », la domination incaïque s'est toujours faite « à distance » et sans liquidation de l'Autre. Elle n'a jamais créé de « situation coloniale ». au sens où G. Balandier l'entend « comme la mise en rapport de deux êtres sociaux par laquelle viennent aux prises deux civilisations [20] ». En conséquence, cette domination n'a pas bouleversé les structures shipibo - ce qui sera au contraire le fruit de la présence blanche.

Outre les guerres tribales, les migrations et les épidémies qui constituent déjà pour ces sociétés amazoniennes « un champ d'interactions fortes (21) », les premiers contacts avec la société inca ont cependant dû, comme toute rencontre entre civilisations ayant une économie et une technologie si différentes, mettre en question l'équilibre shipibo. Mais comme le remarque CI. Lévi-Strauss « chaque population américaine a vécu pour son propre compte une histoire très compliquée... elle a cherché constamment à neutraliser ces avatars en remaniant ses mythes dans une mesure compatible avec les contraintes des moules traditionnels auxquels ils devaient toujours s'adapter [21] ». Pour « réajuster la grille », pour rétablir l'équilibre, pour revenir au temps cyclique, au temps de la répétition, les Shipibo ont récupéré au niveau des mythes ces brèches ouvertes par les Incas. Hier étrangers, aventuriers et dominateurs, ils sont aujourd'hui les héros civilisateurs de cet âge d'or révolu mais dont les actions bienfaitrices se perpétuent dans le discours mythique. Lorsque Juan Santos se présente aux Shipibo comme étant Apu-Inca. descendant du dernier Inca Atahuallpa, il bénéficie par conséquent de cette « niche culturelle », de cet âge d'or et de ce temps passé que l'on aimerait revivre. « Pour sortir de l'horrible chaos apporté par les Blancs dans l'ordre [419] traditionnel », écrit R. Bastide [22], « rien de mieux que d'en appeler à ceux qui ont jadis créé justement cet ordre traditionnel : les ancêtres et les héros culturels ». Les Shipibo perçoivent très certainement Santos comme un nouveau représentant de la puissance divine, Bari, comme un nouveau bienfaiteur incaïque qui vient non plus leur apprendre à cultiver le manioc ou tisser le coton mais les libérer du joug des conquérants blancs qui ont bouleversé leur univers.

Ces « conditions socio-économiques et culturelles » rendent donc possible en 1742 l'éclosion de ce phénomène messianique et motivent la réponse des Shipibo à l'appel de Santos. Pour que cet âge d'or revienne, pour que l'ordre traditionnel règle à nouveau leur univers, ces hommes de la forêt sont capables de quitter leurs familles, leurs chacras et leur chaleur tropicale pour affronter les rigueurs de la. chaîne andine comme les violences des combats.

Mais si Juan Santos remporte de vifs succès dans la Montaña contre les conquérants espagnols, il se heurte à l'« indolence des Indiens des Hauts Plateaux [23] », voire à leur agressivité puisqu'ils vont jusqu'à se battre contre leurs frères chunchos. Les soldats du vice-roi profitent de cette situation et reprennent peu à peu le contrôle des territoires de l'insurrection. Juan Santos Atahuallpa disparaît aussi mystérieusement qu'il était apparu sur la scène selvatique...

Suicide selon les uns, assassinat par ses proches compagnons d'armes contestent les autres. Nous retrouvons en réalité ici la deuxième phase du processus d'interaction « entre un personnage (Messie) et un royaume (Millenium) » que décrit H. Desroches : « Le projet s'essouffle et tourne court. On s'était mis en marche pour le Royaume mais on fera escale [24]. » Or celle-ci sera longue et dans une société qui deviendra de plus en plus opprimante pour les Shipibo. Les missionnaires franciscains, après une pacification qui sera cette fois-ci définitive impliquant l'évangélisation et la réforme des moeurs des « Infidèles », vont devenir les maîtres de la forêt jusqu'en 1821. Leur impact se soldera par un bouleversement des structures indigènes et par une négation de la culture shipibo. Puis se servant des cartes dressées par ces religieux et profitant de la pacification des « sauvages », marchands et trafiquants européens arrivent du Brésil dans la première moitié du XIXe siècle pour faire du commerce de produits naturels et vers 1860 pour exploiter le caoutchouc.

À l'acculturation 'planifiée des missionnaires, qui livrent sans le savoir les Shipibo aux marchands d'esclaves, va succéder l'acculturation forcée des caucheros qui va intensifier les phénomènes de désagrégation socio-culturelle.

Pour recueillir « l'or noir » des sources de l'Amazone ces nouveaux exploitants nécessitent une main-d'oeuvre. Les Shipibo feront partie des peones recrutés par des métis patrones eux-mêmes engagés par les trafiquants blancs. Profitant de l'analphabétisme de l'Indien et instituant la fameuse cuenta [25], le « patron » sera le maître de ce nouveau Far West où le fusil et le fouet font la loi.

Aux exploitants de « l'or noir » qui font faillite en 1920 du fait de l'implantation de l'hévéa par les Anglais dans le Sud-Est asiatique vont succéder des hacenderos qui se lanceront successivement dans la culture du coton, l'élevage et le commerce du bois. Chaque fois les Shipibo serviront de main-d'œuvre bon marché, la cuenta restant en vigueur et devenant même héréditaire.

Depuis 1930, des missionnaires protestants ont pris le relais des catholiques en portant leurs efforts sur l'alphabétisation. Mais tout en créant des écoles dans les villages shipibo, ils restent avant tout, au sein de ce groupe selvatique, des hommes de Dieu et des messagers de la « Parole ».

C'est dans le contexte de ces grandes pressions, asservissements, frustrations tant sociales, religieuses qu'économiques et « par un choc en retour » que Juan Santos « se trouve historialisé... d'où, selon Desroches, la possibilité de résurgences messianiques au nom même de la distance entre l'intention du projet et le résultat de l'opération [26] ». Pour faire face au chaos institué par la présence [420] blanche, pour rétablir l'équilibre et l'ordre traditionnel, on fait une fois encore appel au héros culturel.

En 1942 - l'année même où A. Métraux publiait cet article sur Juan Santos Atahuallpa [27] et deux siècles après le phénomène Apu Inca - des émissaires incaïques approchent les villages shipibo en avion, hélicoptère et bateau à moteur annonçant « le proche retour de l'Inca et la nécessité Pour les Indiens de se préparer moralement et spirituellement à le recevoir. L'Inca, leur unique Dieu, va revenir au milieu de tremblements de terre et d'inondations de villages [28] ». D'autres émissaires, tout en interdisant aux Indiens de divulguer ces nouvelles « aux gens civilisés », annoncent l'arrivée d'avions qui doivent précéder le retour de l'Inca. Ils prédisent enfin « des violences entre Indiens et civilisés mais l'Inca sera là pour les protéger ». Or ces apparitions d'émissaires incaïques débutent avec l'inauguration de la « Carretera central », route reliant Lima-Pucallpa, soit la côte péruvienne à la Selva, ouvrant par conséquent définitivement la forêt au monde occidental et « carnivore ». Les Shipibo doivent pressentir la signification de cette route et les dangers qu'elle représente pour eux-mêmes. Elle préfigure en effet l'apocalypse de leur civilisation d'hommes-singes [29].

La route, ce sera la venue de milliers de métis qui, végétant dans les villes de la côte, vont envahir les terres « vierges » de l'Ucayali et contraindre les Shipibo à se replier sur des terrains plus éloignés et moins riches. N'ayant aucun titre de propriété, les Shipibo seront le jouet de ces nouveaux colons qui feront la loi, la police leur étant par définition acquise. L'exonération d'impôts favorisera la venue de nombreux commerçants et entrepreneurs à PucalIpa, ville située au milieu du territoire shipibo et qui en vingt ans verra cinquante fois sa population augmentée (1,000 habitants en 1940 - 50,000 en 1960). L'industrie du pétrole, extrait sur le rio Pachitea et amené à Pucallpa par pipe-line d'où il est transporté par bateau vers le Brésil, développera le port et les activités commerciales connexes. L'expansion de l'industrie touristique, bientôt facilitée par une liaison aérienne quotidienne avec Lima, transformera certains villages shipibo du lac Yarinacocha, proche de Pucallpa, en « zoo » faisant partie du parcours exotique offert aux touristes qui viennent photographier sous tous les angles ces fameux « sauvages » et s'approvisionner en souvenirs qui caricaturent « la forêt vierge ».

C'est pour refuser ce monde de la négation de l'Autre, pour reconquérir leur dignité et tenter d'élaborer une nouvelle identité ethnique que ces émissaires incaïques apparaissent.

À plusieurs titres ces nouveaux personnages messianiques rappellent la spécificité de Santos. Comme lui, ils réutilisent la « niche culturelle » incaïque - l'Inca est leur seul Dieu qui cette fois-ci va lui-même venir les libérer. Comme lui, ils sont ces étrangers « vêtus en militaires mais portant des bracelets indiens et quelquefois des cushmas peints ». Le syncrétisme dont témoigne cette apparence vestimentaire symbolise le désir de réhabiliter certains aspects de la culture shipibo comme ces magnifiques tuniques tissées et peintes à la main. Mais cette réhabilitation de l'art shipibo ne signifie pas pour autant un retour à la société traditionnelle, un retour au passé mais bien plutôt la construction d'une nouvelle identité tribale qui, bien qu'en continuité avec l'ancienne, la dépasse en l'englobant pour s'opposer à celle des Blancs. Mais « on ne peut lutter contre l'Occident qu'en lui empruntant ses armes [30] ». Les Blancs disposent dans le domaine technique d'une supériorité indéniable. L'avion ou l'hélicoptère qu'utilisent les émissaires incaïques symbolisent, cette volonté shipibo d'adopter les valeurs blanches, comme ce fait postule également une transformation des relations entre Blancs et Indiens en terme d'équivalence. Comme Santos demandait un clergé indigène, ces émissaires du XXe siècle annoncent l'arrivée d'avions qui vont précéder la venue de leur Dieu, l'Inca. La notion de l'avion rappelle d'ailleurs étrangement celle du Cargo mélanésien qui doit revenir sauver les hommes. Enfin dernière similitude, comme les Shipibo avaient tout abandonné en 1742 pour [421] suivre Santos vers les Andes et reconquérir leur royaume, certaines familles du Bas Ucayali laissent en 1942 maisons et chacras pour remonter le fleuve et habiter près de leur Dieu inca.

Ces phénomènes messianiques, dernier soubresaut de conscience collective, semblent avoir continué pendant cinq années. Puis l'exode fut arrêtée par la garde civile, celle-ci ayant reçu des plaintes des patrones : les Indiens partaient sans payer leur cuenta... Les émissaires ont cessé de visiter les villages shipibo et le « rouleau compresseur de la civilisation blanche » continue de dévorer la culture des hommes-singes.

Comme H. Desroches le souligne, « le fait messianique se trouve généralement moins devant un dilemme (réussir ou échouer) que devant un destin (réussir et échouer). Sa dialectique... serait plutôt spiralique, son essence impliquant congénitalement l'échec représenté par le fait qu'elle s'échappe à elle-même sur une boucle que l'on considérera comme inférieure ou supérieure de la spirale [31] ». Structuré par l'attente et sur l'attente de l'Inca, le messianisme shipibo réussit parce qu'il fait vibrer certaines modalités psychologiques comme l'espoir, la révolte, l'endurance, le goût de l'exode... et il échoue parce qu'il ne débouche sur aucun royaume ni sur aucune société politique qui permette aux hommes-singes de mettre fin à la dépendance coloniale des hommes blancs.

La construction de la « Transamazonienne » qui doit traverser le territoire shipibo, dernier assaut contre cette civilisation selvatique, va-t-elle déclencher de nouveaux phénomènes messianiques, développer une nouvelle boucle de la dialectique spiralique ?... Mais la déstructuration de la société shipibo permet-elle encore que se dégage d'elle ce cri de désespoir ?...

F.M.



[1] R. Bastide, « Le Millénarisme comme stratégie de la recherche d'une nouvelle identité et dignité », Réunion d'experts sur les notions de race, d'identité et de dignité, UNESCO, Paris, 3-7 juillet 1972, p. 2.

[2] Id., « Le messianisme raté », ASR, 1958, no 5, pp. 31-37.

[3] H. Desroches. Dieux d'hommes, Paris, 1969, p. 33.

[4] A. Métraux, « A quechua messiah in Eastern Peru », American Anthropologist, octobre-décembre 1942, vol. 44, pp. 721-725.

[5] F.A. Loyaza, Juan Santos, el invencible, Lima, 1942, 247 p.

[6] Ibid., pp. 3-15.

[7] A. Métraux, Religions et magies indiennes d'Amérique du Sud, Paris, 1967, p. 39.

[8] Anti : terme quechua signifiant « région du soleil levant », diminutif de Anti-Suyu, nom du quartier ou de la province impériale située au nord-est du Cuzco. Les habitants occupant les territoires limitrophes à savoir ceux du versant oriental des Andes et de la plaine amazonienne reçurent le même nom.

[9] B. Izaguirre, Historia de las missiones franciscanas y narración de los progresos de la geografía en el Oriente del Peru, 1619-1921, Lima, 1922-1926, 14 vol.

[10] F. Morin, « Les Shipibo, trois siècles d'ethnocide », in De l'ethnocide, Paris, R. Jaulin éd., 1972, pp. 177-187.

[11] A. Métraux, op. cit., p. 12.

[12] R. Bastide, « Prophétisme et Messianisme », cours polycopié, 1961, p. 19.

[13] B. Izaguirre, op. cit., tome I, p. 316.

[14] Matériel mythique recueilli par l'auteur en 1966-1967 au cours de deux séjours sur le terrain à Utucuru (Haut Ucayali).

[15] Païche : poisson (Vastres Gigas) qui peut atteindre 300 kilos et mesurer plusieurs mètres de longueur et dont la chair très savoureuse ressemble à celle du thon.

[16] Masato : boisson fermentée à base de manioc doux.

[17] Chunchos : terme quechua signifiant « sauvage » selon Tessmann et appliqué indistinctement à toutes les tribus de la Montaña par les Incas.

[18] B. Lelong, « Situation historique des Indiens de la forêt péruvienne », Les Temps Modernes, Paris, novembre 1972, no 316, pp. 772-773.

[19] M. von Hassel, « Las tribus salvajes de la región amazonica del Peru », Boletín de la Sociedad geográfica de Lima, año XV, t. XVIII, Lima, 1905, pp. 27-73.

[20] G. Balandier, Sens et puissance, Paris, 1971, p. 154.

[21] CI. Lévi-Strauss, L'homme nu, Paris, 1971, p. 545.

[22] R. Bastide, Le prochain et le lointain, Paris, 1970, p. 283.

[23] B. Izaguirre, op. cit., t. II, p. 181.

[24] H. Desroches, op. cit., p. 35.

[25] La cuenta transcrit au crédit sur un livre de compte une estimation fantaisiste du travail effectué par l'Indien tandis que le montant des marchandises remises en « échange » et transcrite en débit se trouvera toujours plus élevée.

[26] H. Desroches, op. cit., p. 35.

[27] Cf. p. 2.

[28] Notes de terrain non publiées d'un missionnaire protestant de l'Instituto linguistico de Verano (Yarinacocha) dont le contenu fut vérifié et confirmé par notre propre enquête en 1966-1967 sur le Haut Ucayali.

[29] Shipi (singe) et Bo (hommes).

[30] . Bastide, op. cit., p. 6.

[31] H. Desroches, op. cit., p. 39.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 6 janvier 2013 10:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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