RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Nicole MORF, “Les sidérurgies canadienne et québécoise dans le cours de l'internationalisation.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Pierre Fournier, LE CAPITALISME AU QUÉBEC, chapitre X, pp. 329-358. Montréal: Les Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1978, 438 pp. [Le 10 mai 2006, Pierre Fournier nous a accordé l’autorisation de diffuser, en accès libre à tous, la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[329]

Chapitre X

LES SIDÉRURGIES CANADIENNE
ET QUÉBÉCOISE DANS LE COURS
DE L'INTERNATIONALISATION
.”

par Nicole MORF



[330]

[331]

Cet article visait à l'origine à tracer les grandes lignes d'une analyse de l'industrie sidérurgique au Québec, à l'heure actuelle, incarnée essentiellement par la société d'État Sidbec. Or, au terme d'une étude empirique sur les conditions historiques de sa création et sur l'évolution de la sidérurgie québécoise, nous en sommes venues à conclure qu'il est impossible d'analyser le phénomène de Sidbec et du développement industriel du Québec en se bornant au seul cadre québécois : la logique du développement sidérurgique au Québec n'est compréhensible que mise en rapport avec la sidérurgie canadienne d'une part, et l'évolution de la branche sidérurgique internationale d'autre part.

Aussi, pour cette première étape de recherche il est nécessaire de faire appel à une problématique globale, qui nous permette de resituer la sidérurgie québécoise dans la branche sidérurgique mondiale, et ce, dans le cadre de l'évolution du capitalisme international ; ce sont quelques hypothèses de travail en ce sens que nous présenterons dans cet article.

Le cadre théorique général par lequel nous aborderons l'étude de la branche sidérurgique se situe dans la lignée des analyses sur l'internationalisation du capital, telles que développées par Christian Palloix, principalement, et par différents groupes de recherche rattachés à l'Université de Grenoble [1]. Un point central de ces thèses est le fait que pour certaines branches industrielles, engagées dans le mouvement d'internationalisation, l'évolution actuellement "n'est nullement dictée par le cadre national du stade de développement du capitalisme, mais par la déterminante de l'internationalisation où se trouve engagée l'évolution du capitalisme aujourd'hui" [2]. C'est le cas pour la sidérurgie, et c'est ce que nous tenterons de mettre en évidence pour le cas particulier des sidérurgies canadienne et québécoise : nous verrons alors comment les exigences de la branche dans sa dimension mondiale ont déterminé, et affecté de façon différentielle, les sidérurgies canadienne et québécoise.

Il ne fait aucun doute que cette déterminance internationale n'est pas univoque, et qu'elle ne se réalise que médiatisée par les conditions nationales — tant politiques et idéologiques qu'économiques — de la reproduction capitaliste, par l'état de la lutte des classes en d'autres termes. C'est un aspect qu'il serait essentiel de développer ultérieurement, mais cela dépasse largement les limites de cet article, où nous mettrons l'accent essentiellement sur l'aspect "mondial" de la déterminance.

Avant d'examiner les apports et les hypothèses de travail que fournissent les thèses sur l'internationalisation du capital, nous allons présenter brièvement quelques données brutes sur la sidérurgie au Canada et spécifier la situation du Québec.

1. Présentation des sidérurgies
canadienne et québécoise.

L'industrie sidérurgique est une industrie fortement "capital-intensive". [332] Les investissements énormes qu'elle exigeait traditionnellement pour les hauts-fourneaux limitaient le nombre possible de producteurs, et posaient les bases à la formation d'une industrie à capital très concentré. En 1967, les 12 plus grands producteurs mondiaux possédaient 87% du marché mondial [3]. Au niveau international, on assiste actuellement à des changements importants : les pays producteurs d'acier, toujours en assez petit nombre, sont de plus en plus nombreux : depuis la deuxième guerre mondiale le nombre des pays producteurs a plus que doublé, et le mouvement semble en pleine expansion (cf. l'installation d'unités sidérurgiques dans certains pays dits "sous-développés", notamment en Amérique Latine : le Mexique, l'Argentine, le Brésil, etc.).

Le marché canadien est constitué d'un quasi oligopole de quatre grands producteurs, qui sont dans l'ordre décroissant : Stelco. Algoma, Dofasco (tous trois ontariens) et, au Québec, la société d'état Sidbec (qui a racheté l'ancienne Dosco). Stelco, à elle seule, produit en 1972 environ 45% de la production canadienne, et contrôle 40% du marché [4], avec une baisse relative de sa participation au Québec en raison de la politique d'achat du gouvernement en faveur de Sidbec depuis quelques années.

Comme dans la plupart des pays industrialisés, la sidérurgie se compose d'une part d'un petit nombre de grandes firmes intégrées verticalement et présentant une production très diversifiée, et d'autre part de nombreuses petites industries liées à un stade particulier de la transformation de l'acier, généralement de petites aciéries ou des laminoirs restreints. Ces "mini-acieries" (entre 30,000 et 250,000 tonnes par an au Canada) sont destinées à subvenir aux besoins du marché régional, et elles sont généralement basées sur l'énergie électrique et l'utilisation de la ferraille locale. Elles subsistent aux pressions des quatre "grands" en raison des coûts de transport. Mais les quatre n'en gardent pas moins une capacité annuelle qui représente plus de 90% du total canadien.

La branche sidérurgique est donc fortement intégrée verticalement, mais également horizontalement. On assiste constamment à une diminution du nombre de producteurs, qui est passé de 58 en 1952 à 43 actuellement [5]. La concentration du capital est de plus en plus poussée, par l'intégration des petits producteurs aux grandes firmes, alors que l'importance du capital initial nécessaire rend très rare l'implantation de nouveaux producteurs de taille. D'autre part, et pour cette même raison, il n'y a pratiquement jamais d'intégration en amont des industries grandes consommatrices d'acier : seuls Ford Motors Company et International Harvester Corporation possèdent leur "propre" sidérurgie...

Sur la question du contrôle du capital investi dans la sidérurgie, on remarque que, jusqu'aux années soixante en tout cas, l'industrie lourde et l'industrie sidérurgique étaient dans la majeure partie contrôlées par du capital canadien (essentiellement ontarien), les États-Unis venant en seconde position. Cependant, on assiste à des changements depuis 1961, les États-Unis devenant de plus en plus présents dans l'industrie sidérurgique canadienne, avec entre autres l'achat de Atlas Steel par Rio [333] Algom Mines Limited, et l'achat d'actions d'Algoma Steel Corporation Limited par Mannesmann International Corporation. Parallèlement à ce caractère de plus en plus "multinational" du capital investi dans la sidérurgie canadienne, on constate également une exportation internationale du capital des firmes canadiennes. La Stelco en est l'exemple le plus marquant : elle possède de nombreuses filiales en propriété exclusive dans plusieurs pays : Stelco-Nederland, Stelco - S.A. (Suisse), Stelco - U.K. (Royaume-Uni), Stelco Do Brasil, Stelco de Venezuela, Stelco S.A.C. de Buenos - Aires, etc.

La concurrence étrangère reste forte sur le marché mondial de l'acier, bien que l'acier canadien soit un des moins chers au monde. Sur le marché national ; la concurrence vient essentiellement du Japon (pour les produits "plats"), mais aussi de l'Allemagne, du Luxembourg, de la France, et naturellement des États-Unis, surtout durant les périodes de surproduction.

Durant ces dernières années, les importations sont restées assez stables aux environ de 11% (tandis que les exportations représentent environ 16%), sauf quelques hausses conjoncturelles comme lors de la grève à Stelco en 1969, et d'autre part, plus récemment, à cause des effets de la percée japonaise dans le secteur des produits laminés à froid.

Avant la création de Sidbec, le marché canadien était constitué de quatre grandes aciéries qui contrôlaient les règles du marché : c'était d'une part les trois "grands" d'Ontario, qui avaient le monopole de la production de "plats", et d'autre part Dosco, de Nouvelle-Écosse, en déclin. Le monopole des trois industries ontariennes défavorisait le Québec de façon on ne peut plus évidente ; l'organisation des prix était gérée par deux systèmes de prix discriminatoires.

D'une part, le prix des tôles (fabriquées exclusivement en Ontario) était égalisé au plus bas à l'intérieur du triangle Sault-Sainte-Marie -Windsor - Oshawa, tandis qu'on ajoutait le prix du fret dès que l'on sortait du "triangle stratégique" : ainsi, le prix de la tôle était à Montréal de 12 à 15% plus cher que dans le triangle ontarien [6]. Ce système de prix a dû avoir des répercussions majeures sur le développement de l'industrialisation québécoise, si on prend en considération l'importance cruciale des tôles en tant qu' "entrant" majeur de plusieurs industries secondaires.

D'autre part, un deuxième système de prix consolidait l'avantage de l'Ontario sur le Québec. Tout le minerai de fer vendu dans l'Est du Canada et de l'Amérique du Nord, était évalué comme s'il était d'abord livré sur le lac Erié, puis de là, on ajoutait le coût du transport "de retour" au client. Ce système de fixation des prix était si artificiel qu'on arrivait au paradoxe que l'endroit le plus cher pour acheter du minerai de fer était Shefferville, à côté de la mine !... Or, les mines les plus rentables au Québec étant déjà sous contrôle américain, il n'y avait pas grand espoir de voir se former un approvisionnement parallèle et marginal au circuit organisé par les trois grands. Les producteurs ontariens contrôlaient le début et la fin de la chaîne, il ne restait aucune possibilité pour le Québec de sortir de ce circuit par l'établissement d'une sidérurgie [334] démarrant sur la base de capitaux privés.

C'est dans ce contexte que l'idée de la création d'une sidérurgie québécoise intégrée, et financée par le capital public, a fini par s'imposer. Il fallait créer une sidérurgie qui puisse rester en marge du jeu des producteurs ontariens, et assurer ainsi à l'industrie québécoise un approvisionnement en tôles à des prix sensiblement égaux à ceux de l'Ontario. On peut mentionner tout de suite que sur ce point Sidbec va réussir son mandat : le prix de la tôle est maintenant presque uniforme en Ontario et au Québec, les deux systèmes de prix discriminatoires ayant été éliminés.

La société Sidbec, qui avait été créée officiellement en 1964 avec le mandat de se constituer en sidérurgie intégrée (exploration minière, extraction, transformation, distribution et vente des produits sidérurgiques), entre dans sa concrétisation par l'achat des quatre usines de Dosco en 1968, trois au Québec et une en Ontario. Ces usines ne formaient cependant pas un complexe sidérurgique intégré, et au début Sidbec-Dosco devait s'approvisionner en acier primaire aux usines de Nouvelle-Écosse. Malgré des prix dits "préférentiels", il est évident que cela représentait à long terme une charge financière inacceptable en coût de transport. Pour réussir à fournir des tôles au Québec à des prix raisonnables, l'intégration semblait donc de plus en plus nécessaire. Et c'est cette marche vers l'intégration technico-économique qui va rythmer l'évolution de Sidbec. Les deux phases d'expansion (1969-74 et 1974-79) s'articulent autour de deux objectifs : d'une part la modernisation et l'élargissement des installations de transformation, et d'autre part l'intégration en amont, en vue du contrôle des matières premières. Ainsi, lors de la première phase fut créée la filiale Sidbec-Feruni, chargée d'assurer l'approvisionnement en ferraille. Et pour la phase actuelle, l'intégration totale en amont vient se compléter avec l'achèvement de l'immense projet de la Côte Nord qui assurera l'approvisionnement en minerai de fer : extraction et concassage du minerai de fer à Fire Lake, premier enrichissement au concentrateur de Lac Jeannine, deuxième enrichissement dans un "superconcentrateur" (à construire) à Port-Cartier, construction d'une usine de boulettage à Port-Cartier, d'où les boulettes partiront en bateau vers Contrecoeur, à l'usine de réduction d'abord, puis dans l'aciérie pour la production d'acier primaire, et enfin vers les différentes usines de transformation. Ainsi, si le projet de la Côte-Nord est mené à terme, Sidbec aura achevé son intégration en amont.

En quelques dix ans d'opération, Sidbec s'est taillée une place importante dans l'économie québécoise. En effet, en 1972 déjà, la société d'état représentait une masse salariale de près de 36 millions, faisait des achats sur le marché québécois de 76.5 millions et investissait au Québec une moyenne annuelle de 25 millions de dollars [7]. La production de Sidbec représente environ 8% de la production nationale totale et approvisionne 30% du marché québécois [8], ce pourcentage devant s'élever à 65% avec l'achèvement de la deuxième phase d'expansion [9].  Sidbec est la 19e entreprise manufacturière au Québec, et la quatrième [335] des entreprises canadiennes-françaises du point de vue de son chiffre d'affaire [10]. Ainsi, malgré ses déficits croissants, Sidbec semble occuper une "place de choix" dans l'économie québécoise.

Il reste maintenant à voir si elle a rempli ses objectifs, sa "mission sociale" comme se plaisent à dire les représentants officiels. Du point de vue de ses objectifs immédiats et ponctuels, le bilan de Sidbec semble positif. En effet, la sidérurgie québécoise étatique est presque parvenue à l'intégration technique complète. D'autre part le décalage au niveau des prix de la tôle entre le marché ontarien et le marché québécois est pratiquement éliminé.

Cependant, pour ce qui est de son mandat plus général de transformation de la structure industrielle du Québec par l'effet d'entraînement que devait créer une sidérurgie locale sur l'implantation de nouvelles industries secondaires (en particulier d'industries de transformation de produits métalliques), on peut rester sceptique. Ainsi, la consommation apparente d'acier au Québec est restée stable à environ 20% de la consommation canadienne [11]. Et le "Rapport Tetley" est peu optimiste quant au développement attendu des industries mécaniques et de fabrication métallique :

"Cette transformation ne se produira sans doute pas d'elle-même de façon spontanée, comme on a pu le constater depuis la création de Sidbec, et pour de nombreuses raisons : concentration des utilisateurs en Ontario, ou absence relative de tradition québécoise dans ce secteur[12].

Ainsi, pour le moment, la réalité de Sidbec semble plutôt être un échec quant à son rôle "d'entreprise-leader" de l'économie québécoise. De plus, lorsqu'on regarde les entreprises consommatrices d'acier, on s'aperçoit que la plupart des branches en aval de la sidérurgie sont sous contrôle étranger : les tableaux 1 et 2 qui suivent illustrent de manière semblable, mais avec des indices différents, le très haut degré de contrôle étranger sur les industries consommatrices de produits sidérurgiques.

Ainsi, on pourrait conclure au terme d'une rapide étude empirique que l'instauration d'une sidérurgie québécoise s'est faite au détriment de la "collectivité québécoise" (Utilisation des fonds publiques) et de l'économie québécoise (statut quo dans les inégalités entre le Québec et l'Ontario), au profit du capital étranger (contrôle étranger sur la majorité des branches en aval de la sidérurgie). Ainsi, dans cette perspective, si la création de Sidbec visait à favoriser ou consolider le développement d'un capitalisme "national" québécois, ou signifiait la tentative d'une percée monopoliste de la fraction québécoise de la bourgeoisie, il faudrait alors conclure à un échec relatif ou à une "récupération" par la fraction hégémonique canadienne ou américaine, selon le cas.

Cependant, ce cadre d'analyse (volontairement simplifié...), qui tente de déterminer quelle(s) fraction(s) de la bourgeoisie canadienne

[336]

TABLEAU 1
Propriété des établissements dans l'industrie de fabrication
Importance des établissements francophones, anglophones et étrangers
dans l'industrie de fabrication, selon la valeur ajoutée (Québec, 1961)

Valeur ajoutée par les établissements%

francophones

anglophones

étrangers

total

toutes les industries

15.4

42.8

41.8

100

aliments

30.9

32.0

38.1

100

boissons

4.7

64.9

30.4

100

tabac

0.9

31.2

67.9

100

caoutchouc

8.0

37.5

54.5

100

cuir

49.4

46.4

4.3

100

textile

2.1

68.3

29.6

100

bonneterie

24.7

53.2

22.1

100

vêtement

8.2

88.6

33.2

100

bois

84.0

13.2

2.8

100

meuble

39.4

53.6

7.0

100

pâtes et papier

4.8

53.3

41.9

100

produits du papier

22.0

41.2

33.8

100

imprimerie et édition

28.2

65.7

6.1

100

fer et acier

11.7

28.9

59.4

100

métaux non ferreux

3.7

11.6

84.7

100

produits métalliques

23.7

35.9

40.4

100

machines

18.3

17.0

64.7

100

matériel de transport

6.4

14.4

79.2

100

équipements et appareils électriques

6.6

58.0

35.4

100

produits minéraux non métalliques

14.8

51.2

34.0

100

pétrole et houille

0.0

0.0

100.0

100

produits chimiques et médicaments

6.5

16.4

77.1

100

instruments de précision

4.6

23.5

71.9

100

divers

24.5

41.3

34.2

100

Source : Raynauld, "La propriété des entreprises au Québec", Le Monde du travail, rapport de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, livre III.

[337]

TABLEAU 2
Pourcentage de la valeur ajoutée
par les entreprises étrangères pour l'industrie de la fabrication
et chacun des grands secteurs industriels

Québec 1961

Aliments

38.1

Boissons

30.4

Tabac

67.9

Caoutchouc

54.5

Cuir

4.3

Textiles

29.8

Bonneterie

22.1

Vêtements

3.2

Bois

2.8

Meuble

7.0

Pâtes et papier

41.9

Produits du papier

33.8

Imprimerie et édition

6.1

Fer et acier

59.4

Métaux non ferreux

84.7

Produits métalliques

40.4

Machinerie

64.7

Matériel de transport

79.2

Appareils électriques

35.4

Produits minéraux non métalliques

34.0

Pétrole et houille

100.0

Produits chimiques

77.1

Instruments de précision

71.9

Autres

34.2

Industries de la fabrication

41.8

Source : Raynauld, op. cit., page 12.


ou québécoise se trouve objectivement liée aux intérêts de Sidbec, et d'évaluer la réussite ou l'échec relatifs de sa tentative à travers la création de la société d'État, nous semble prématuré, et assez peu utilisable à cette étape pour une analyse rigoureuse de Sidbec, en raison du degré très avancé d'internationalisation de la branche sidérurgique mondiale, et d'autre part à cause des tendances contradictoires de Sidbec, joignant le nationalisme économique proclamé et également réel dans certains aspects (notamment par l'intégration en amont avec le projet Fire Lake, [338] qui est le premier projet d'envergure de transformation locale du minerai de fer) à une certaine mise en service de la sidérurgie québécoise en faveur du capital étranger et canadien anglais, sans que cela ne s'accompagne d'un développement positif et véritable de sa structure économique québécoise.

Comment expliquer cette orientation ambiguë de Sidbec ? Comment rendre compte du décalage entre la sidérurgie canadienne (ontarienne) et celle du Québec ? Peut-on attribuer l'échec de Sidbec dans son rôle d'"industrie industrialisante" à des facteurs tels la mauvaise gestion, le manque d'initiative des entrepreneurs québécois, etc., qui sont ordinairement évoqués pour expliquer les problèmes de Sidbec et la situation de la sidérurgie au Québec ? C'est ici que le recours à l'analyse de la branche mondiale nous semble prioritaire, et indispensable à la compréhension de ces différents problèmes.

2. Situation du Canada
au sein de la branche sidérurgique mondiale.

Il nous faut voir d'abord brièvement quelle réalité recouvre l'expression de "branche internationalisée", au stade actuel de l'internationalisation de la production. La branche, que l'on peut définir comme l'articulation particulière — historiquement déterminée — de plusieurs industries liées à un même procès de valorisation d'une fraction du capital social, pourra se comprendre dans sa dimension mondiale, internationalisée, à travers le découpage théorique opéré par Palloix entre "filière économique" et "filière technique" : "la branche est une combinaison de filières techniques, productrices de valeur d'usage (les produits), au sein d'une filière économique dominante, productrice de valeur d'échange et caractérisant la marchandise" [13].

Avec le processus actuel d'internationalisation de la production, la filière économique ne se constitue plus au plan de la formation sociale, mais a tendance au contraire à se constituer de plus en plus au plan mondial. En d'autres termes, lorsqu'une branche s'internationalise, cela signifie que le processus productif national, l'industrie nationale, ne génère plus que des produits, des valeurs d'usage, qui ne trouveront leur valeur d'échange, leur caractère de marchandise qu'au sein de la filière économique devenue mondiale.

La mondialisation de la filière économique, l'internationalisation d'une branche s'opère toujours selon un double processus dialectique : mouvement d'homogénéisation, d'égalisation et mouvement de différentiation, de fractionnement du MPC.

La tendance à l'égalisation se repère essentiellement à travers l'imposition d'un système particulier de normes productives et commerciales, de ce que Palloix appelle le modèle international de production-circulation-répartition.

La tendance au fractionnement pour sa part réfère avant tout à la hiérarchisation des différents processus productifs nationaux au sein [339] de la branche mondiale, hiérarchisation qui s'opère à travers le mouvement de délocalisation-relocalisation de certaines activités productives.

Nous allons voir ici de façon plus concrète comment se traduit ce double mouvement d'égalisation/fractionnement pour le cas spécifique de la sidérurgie canadienne. Ainsi dans un premier temps nous allons tenter de vérifier la "conformité" de la sidérurgie canadienne au modèle international de production-circulation-répartition. Après quoi, nous tenterons de situer la sidérurgie canadienne dans le mouvement d'internationalisation de la branche sidérurgique, pour identifier le lieu de valorisation des activités productives dont elle s'est vue affectée.

A. L'alignement sur la norme internationale.

La question centrale à laquelle nous nous attacherons ici s'articule autour de l'alignement, constaté à l'échelle mondiale, des branches sidérurgiques sur des normes internationales de production et d'échange. Il va s'agir essentiellement de voir dans quelle mesure cet alignement se retrouve dans le cas de la branche sidérurgique canadienne, et ce aux trois niveaux mentionnés : au niveau de la production comme telle, par l'imposition de procédés de fabrication bien spécifiques mais aussi du type de produit, de la valeur d'usage que l'industrie en question produira ; au niveau d'autre part de la circulation, qui concerne ici essentiellement les phénomènes de fusion ou de rupture entre différentes industries d'une même branche ; et enfin au niveau de la répartition du produit, ce qui réfère ici principalement à la place d'une industrie dans la structuration verticale de la branche, par rapport au lieu de valorisation du capital.

Au chapitre de la norme productive internationale, on peut se pencher sur deux aspects : d'une part l'uniformisation des procédés de fabrication et la hiérarchisation des processus productifs (prédominance actuelle des aciéries à oxygène, appelées à être supplantées par les mini-acieries électriques), et d'autre part l'évolution du produit comme valeur d'usage.

Si on regarde le tableau n° 3, on constate que l'articulation ou l'évolution de la "hiérarchie" au sein des différentes filières techniques canadiennes correspond à la tendance mondiale, bien que l'évolution pour la sidérurgie canadienne semble légèrement en retard sur celle qu'on observe dans la plupart des pays capitalistes avancés : c'est jusqu'en 1960 par exemple que le procédé Martin garde une suprématie absolue. De même, on peut remarquer que le Canada affiche une certaine lenteur par rapport aux autres pays considérés à adopter le procédé par oxygène comme procédé de fabrication dominant ; mais la déterminance internationale au niveau de l'articulation des différentes filières techniques doit se voir comme une tendance, et il est par conséquent normal que le cadre national puisse imprimer certains décalages dans le

[340]

Tableau 3
Production d'acier brut par procédé de fabrication

1) Oxygène pur

Années Pays

1975

Tonnes

%

Tonnes

%

Tonnes

%

Tonnes

%

Tonnes

%

Tonnes

%

Tonnes

%

CECA

79,530

63.3

96,171

61.8

88,242

58.8

64,952

57.4

53,208

51.5

50,065

45.8

27.7

OCDE Europe

94,645

62.2

111,204

60.5

101,958

57.8

88,698

54.3

73,132

48.8

69,116

43.4

28.8

9.3

États-Unis

65,137

61.6

73,984

56.0

75,533

55.2

67,662

56.0

58,009

53.1

57,453

48.2

32.6

7.8

Canada

7,305

56.1

7,354

54.1

6,744

50.4

5,209

43.9

3,570

32.4

3,351

29.9

33.1

28.6

Total OCDE

257,092

67.4

292,591

64.4

285,183

62.9

214,663

60.5

205,550

57.3

203,167

53.2

37.8

2) Électrique

CECA

29,292

19.3

25,251

16.2

22,846

15.2

16,089

14.2

14,902

13.9

14,917

13.7

13.0

OCDE Europe

32,482

21.3

34,335

18.7

31,441

17.8

28,475

17.4

25,757

17.2

27,421

17.2

15.3

13.3

Canada

20,576

19.4

26,008

19.6

25,183

18.4

21,520

17.8

18,997

17.4

18,291

15.3

11.6

10.0

Canada

2,691

20.3

2,808

20.7

2,456

18.3

1,970

16.6

1,727

15.6

1,653

14.8

13.0

10.5

Total OCDE

72,652

19.1

84,283

18.5

80,179

17.8

70,192

17.6

62,109

17.3

62,109

16.4

14.6

3) Martin

CECA

15,850

12.6

22,798

14.7

25,248

16.8

16,055

14.2

17,272

16.7

22,172

20.3

27.5

OCDE Europe

19,012

12.5

26,907

14.6

29,303

16.6

29,889

18.3

32,173

21.5

40,566

25.4

33.5

43.8

États-Unis

80,104

19.0

32,204

24.4

36,088

26.4

31,694

26.2

32,259

29.5

43,565

36.5

55.6

81.3

Canada

3,079

23.6

3,429

25.2

9,186

31.3

9,689

39.5

5,743

52.0

6,196

55.3

53.9

60.9

Total OCDE

45,505

11.9

66,239

14.6

73,950

16.1

71,511

17.9

72,265

20.1

94,182

24.6

38.4

Source : OCDE : "L'industrie sidérurgique" 1963 à 1975, publication annuelle.

[341]

temps à l'application stricte de la norme internationale.

Pour ce qui est de la filière technique montante, le procédé électrique, le Canada a là aussi accusé un léger retard jusqu'en 1972, pour cependant supplanter les autres pays à partir de 1973 dans le pourcentage d'acier produit par procédé électrique. Néanmoins, d'un point de vue général, malgré ces différences minimes, on peut affirmer que la branche sidérurgique canadienne s'aligne sur la norme internationale de production, qu'elle semble soumise au même titre que les autres au procédé d'internationalisation des procédés de fabrication.

En ce qui concerne le type de produit fourni par l'industrie sidérurgique à l'échelle mondiale, il y a eu déplacement très net du produit "long" (rails etc.) vers le produit "plat" (tôles etc.). La prééminence de la production de "plat" est liée à une nouvelle exigence de la mise en valeur du capital dans les biens de consommation. Le produit plat correspond en effet à une nouvelle exigence de production de masse, impulsée par d'autres branches industrielles, ce qui correspond selon Ch. Palloix à une nouvelle ligne d'accumulation du capital.

"La dynamique de l'industrie sidérurgique n'est nullement incluse dans les données internes de cette branche, mais dans les impulsions externes (produit plat) qui lui sont transmises à travers l'approfondissement de la mise en valeur du capital. (...) C'est le développement durable d'autres branches (automobile, aéronautique, transport, électroménager, bâtiment, transport par tube, etc.) qui a impulsé la sidérurgie mondiale, en lui imposant une exigence de production de masse et une nouvelle caractéristique de son produit : tôle et non-profilé[14].

Qu'en est-il pour le Canada ? Si on regarde le tableau 4 qui rend compte essentiellement de l'évolution des années soixante, la réorientation de la production sidérurgique vers le produit "plat" semble plutôt inexistante... la production canadienne semblant même aller dans le sens inverse de la tendance internationale soulignée par Palloix : de 1965 à 1970, les produits longs augmentent leur part dans la production totale de 32.2% à 43.0%, tandis que les plats "régressent" de 67.8% à 57.0%...

Cependant, si on observe le tableau 5, qui met en relief l'évolution des dernières années, on remarque que pour la décennie actuelle, le réalignement sur la norme mondiale (réorientation vers le plat) est net : les produits plats passent de 54.7% en 1970 à 61.3% en 1974 (pour redescendre légèrement en 1975). De même les produits longs sont en nette régression : 45.3% à 38.7%. Naturellement la réorientation est beaucoup moins nette que pour la plupart des pays capitalistes avancés, mais elle semble quand même assez marquante pour conclure que, sur ce point aussi, le Canada s'aligne sur les normes internationales de production, comme l'exige l'internationalisation du capital au stade de l'internationalisation du cycle productif.

[342]

TABLEAU 4
Livraisons aux marchés intérieurs et à l'exportation
par catégories de produits.

Unité : '000 t.

PRODUITS LONGS *

PRODUITS PLATS **

Tonnes

(%)

Tonnes

(%)

1965

1755

32.2

3688

67.8

1966

1692

30.9

3774

69.1

1967

2600

41.1

3732

58.9

1968

3101

41.9

4298

58.1

1969

3053

42.2

4189

57.8

1970

3558

43.0

4722

57.0

1971

3754

43.1

4942

56.9

1972

3379

37.9

5539

62.1

* Les "produits longs" regroupent les catégories suivantes établies par l'O.CD.E. : produits pour tube sans soudure ; autres lingots et demi-produits ; matériel de voie ; profilés à chaud ; fil machine.

** Les "produits plats" regroupent les catégories suivantes établies par l'O.CD.E. : feuillards laminés à chaud ; larges plats et tôles (moins de 3mm) ; tôles de plus de 3mm (y compris feuillards et fer blanc laminés à froid).

Source : OCDE, L'industrie sidérurgique ; Publication annuelle.


Le point central de la thèse de Palloix est le fait qu'actuellement le produit acier ne possède plus le double caractère qu'il revêt normalement dans le cycle de circulation : il a perdu son caractère de valeur d'échange, pour ne devenir plus qu'une valeur d'usage. En effet la valorisation du capital est reportée en aval vers d'autres branches industrielles et financières, où la mise en valeur du capital est plus profitable, le produit tendant d'autre part à se valoriser essentiellement comme partie d'un ensemble global de produits qui ne trouvent leur valeur d'échange que par leur combinaison au niveau mondial : dans l'"ensemble-marchandise".

La branche sidérurgique revêt ainsi un caractère purement technique, et perd son contenu économique :

"L'analyse du procès de circulation conduit à relever la rupture qu'a imposé l'évolution du capitalisme dans le [343] cours de l'internationalisation entre le contenu technique et le contenu économique de la branche sidérurgique originelle, ledit contenu ayant fusionné en aval avec celui d'autres branches industrielles"... Cette coupure entre la branche 'technique' de la sidérurgie et les activités de mise en valeur du "produit" sidérurgique est visible dans la rupture technique entre le complexe sidérurgique et les unités de mise en valeur[15].

Cette rupture est particulièrement nette dans la séparation technique et physique entre les usines fabricant les tubes soudés à base de produits plats, et les usines productrices de plat pour tube. L'industrie du transport par tube est très révélatrice parce qu'elle a connu ces derniè-

TABLEAU 5
Production sidérurgique, par catégories de produits
.

Unités : '000 t.

PRODUITS LONGS *

PRODUITS PLATS **

Tonnes

%

Tonnes

%

1965

3034

33.8

5926

66.2

1966

3059

31.1

6675

68.9

1970

4002

45.3

4830

54.7

1971

4180

45.3

5049

54.7

1972

4128

42.2

5654

57.8

1973

4407

41.4

6228

58.6

1974

3975

38.7

6290

61.3

1975

4109

40.7

5975

59.5


* Les "produits longs" regroupent les produits suivants : Matériel de chemin de fer ; Profilés lourds et légers ; Fil machine ; Demi-produits et lingots pour tube ; Demi-produits pour la vente.

** Les "produits plats" regroupent les produits suivants : Feuillards et bandes à tubes ; Tôles de 3mm et plus (laminées à chaud), tôles de 3mm et plus (laminées à froid) ; Tôles de moins de 3mm ; Tôles galvanisées.

Source : OCDE, L'industrie sidérurgique ; Publication annuelle.


[344]

res années un essor particulièrement marqué comme consommatrice de produits sidérurgiques et particulièrement de plats. Au Canada, la part de consommation de cette industrie est passée de 5.5% en 1970 à 30.9% en 1975 [16]. Et on examine la liste des producteurs de tubes du Canada [17] on constate qu'aucun de ces producteurs n'est associé ou lié aux grands producteurs de plats canadiens (Stelco, Dofasco, et Algoma), ce qui semble aller dans le sens de la tendance à la rupture entre le contenu technique de la branche sidérurgique (production de plats) et son contenu économique (usines de tubes).

Nous sommes conscients que ces données partielles ne peuvent suffire à démontrer la validité des thèses sur l'internationalisation pour le Canada, et qu'il aurait été nécessaire de fournir d'autres illustrations de la fuite en aval du capital, mais cette séparation constatée entre producteurs de tubes et producteurs de "plats" est un indice certain de cette tendance.

Nous venons de voir que la valorisation du capital se désengage de la branche sidérurgique pour se réaliser en aval dans d'autres branches industrielles. La sidérurgie apparaît donc essentiellement comme support à d'autres branches, comme "activité-support des divers procès de mise en valeur du capital". De quelles branches industrielles s'agit-il ? D'une part des branches liées au phénomène des "ensembles-marchandise", essentiellement la construction pour la sidérurgie, d'autre part les branches liées aux biens de consommation, nouveau lieu privilégié de valorisation du capital : surtout l’électro-ménager, l'emballage, l'automobile, et en fait tout le transport.

Ce sont ces mêmes industries qui occupent au Canada les premières places dans les industries consommatrices d'acier, qui sont les lieux privilégiés de valorisation du capital au détriment des anciens lieux de valorisation, comme le chemin de fer, plus directement liés à la filière technique dominante antérieure (produits longs), comme le montre le tableau 6. Il semblerait donc que la branche sidérurgique canadienne du point de vue de sa répartition du produit acier, tout comme du point de vue de la production et de la circulation, suive la même tendance impulsée par l'internationalisation de la production et les nouvelles exigences de la mise en valeur internationale du capital, se conforme donc au "modèle international" de la branche sidérurgique mondiale.

B. La hiérarchisation des systèmes productifs
et le mouvement de délocalisation


Nous venons de voir que la sidérurgie canadienne s'aligne, comme nous le supposions, sur la norme productive et commerciale déterminée au niveau de la branche mondiale. Nous avons donc privilégié jusqu'à présent l'aspect "homogénéisation" des conditions de production et d'échange qu'imprime l'internationalisation de la branche.

Cependant, la filière économique mondiale impulse parallèlement

[345]

TABLEAU 6
Livraisons d'acier laminé pour certaines industries, 1965-1971 (en %)

1965

1966

1967

1968

1969

1970

1971

Entreposage

14.4

12.9

11.6

11.8

14.4

13.6

13.3

Construction

19.3

19.7

17.1

17.6

18.3

17.4

16.4

Transport, total

26.0

26.5

27.3

28.1

28.4

28.2

30.0

Automobile & aviation

8.2

9.0

10.0

10.0

10.6

9.4

12.0

Transport par tubes

11.2

10.7

11.7

13.7

11.9

12.3

12.6

Autres industries, total

29.1

28.8

28.4

26.0

27.1

23.9

25.0

dont : contenants

6.2

6.4

6.6

5.9

6.2

5.7

5.7

Total des livraisons domestiques

91.4

90.5

87.0

86.0

90.3

85.4

86.8

Exportations

8.6

9.5

13.0

14.0

9.7

14.6

13.2

Total des livraisons

100.0

100.0

100.0

100.0

100.0

100.0

100.0

Source : Ottawa, Ministère de l'énergie, mines et ressources, Canadian Primary Iron and Steel Statistics to 1971, 1972, p. 36.



un mouvement de fractionnement, de différentiation, qui génère une hiérarchie spécifique des systèmes productifs nationaux, à travers le mouvement de délocalisation de certaines activités productives :

"La filière économique internationale est la condition de la tendance à l'égalisation des conditions de production et d'échange par l'imposition des normes productives et d'échange, par la généralisation des filières techniques (...) Mais en même temps, la filière économique internationale produit, sous la dominance de la tendance à l'égalisation, les conditions de la différenciation : report (sous le couvert de la généralisation) des filières techniques arrivées à maturité au moment où elles cèdent le pas à l'apparition de nouvelles filières. La filière économique internationale est en continuel mouvement, en appelant à d'autres filières pour répondre à l'élargissement du taux de plus-value hégémonique[18].


[346]

La question que nous devons donc nous poser maintenant est de savoir si les filières techniques canadiennes sont le fait du report à la "périphérie" de certaines activités sidérurgiques, c'est-à-dire tenter de déterminer la place de la formation sociale canadienne dans le cadre de l'internationalisation de la production, qui met aussi en évidence la loi du développement inégal, comme tendance à la différenciation des conditions de production et d'échange. Faut-il placer le Canada parmi les "zones périphériques", dont la sidérurgie n'est le fait que d'un report, d'une relocalisation des filières techniques ayant atteint au centre les limites de l'accroissement du taux de plus-value ?

D'un point de vue très général, et d'un point de vue historique également, il nous semble dès le départ assez peu probable que la sidérurgie canadienne soit le fait d'un report à la périphérie. Historiquement d'abord, les plus gros producteurs canadiens actuels, soit la Dominion Iron and Steel Company (Dosco, actuellement rachetée par SIDBEC), la Dominion Foundries and Steel Limted (Dofasco), Atlas Stell Limited, la Steel Company of Canada (Stelco) et Algoma, se sont fondées dès la fin du XIXe siècle ou au début du XXe. Or la dominance de l'internationalisation de la production, avec le report à la périphérie de certaines branches industrielles est un phénomène passablement récent. D'autre part, la relativement grande diversité d'activités sidérurgiques, et le grand nombre d'entreprises impliquées dans les différents stades de la production sidérurgique ne semblent pas non plus aller dans le sens d'une sidérurgie "relocalisée" pour le cas du Canada.

Palloix donne relativement peu de précisions sur le type de sidérurgies qui s'établissent dans les zones "périphériques" d'un point de vue technique, si ce n'est que l'extension de l'activité sidérurgique à la périphérie lui confère le rôle de livrer sur le marché mondial "des produits semi-finis, sous la forme de plats", [19] et que les complexes sidérurgiques sont ultra-modernes, avec la technologie la plus avancée.

En ce qui concerne la technologie, nous avons vu dans la première partie que la sidérurgie canadienne, du point de vue des techniques et des procédés de fabrication utilisés, suit relativement le même schéma que la plupart des sidérurgies des pays capitalistes avancés, avec même un léger retard.

L'autre caractéristique des "sidérurgies périphériques" — à savoir la nature des importations — ne semble elle non plus attribuable à la situation canadienne lorsqu'on regarde les tableaux qui suivent (tableaux 7 et 8).

En effet, le tableau 7 met en évidence la part largement prédominante et croissante des produits finis (catégorie "C") tandis que les produits semi-finis (catégorie "B") occupent une place plus que modeste au chapitre des exportations, avec de plus une baisse considérable (tant absolue que relative) ces dernières années.

Pour ce qui est des exportations de "plats", tout ce que l'on peut remarquer (tableau 8) est une stabilité presque absolue du pourcentage de "plat" dans les exportations, aux alentours de 33%. Si on met ces

[347]

TABLEAU 7
Importations canadiennes de produits sidérurgiques

1965

1970

1971

1972

1973

1974

1975

A

B

C

A

B

C

A

B

C

A

B

C

A

B

C

A

B

C

A

B

C

 

CECA

-

12

799

87

4

143

-

17

281

-

2

484

1

10

484

1

4

652

1

36

38

 

Autres OCDE (1)

6

-

195

-

2

95

18

7

119

-

3

180

16

1

21

8

-

33

1

36

2

 

États-Unis

4

15

497

4

221

410

5

194

431

7

237

502

6

83

795

8

51

1346

7

69

46

 

Japon

-

-

171

-

-

267

-

33

612

-

-

703

-

-

463

-

-

767

-

-

25

 

Total OCDE

10

27

1662

91

227

916

23

251

1443

7

242

1869

23

94

1764

17

55

2805

8

105

119

 

Total général

64

27

1701

108

227

992

23

251

1550

3

243

20224

31

95

1877

20

58

2930

13

106

119

 

Exportations canadiennes de produits sidérurgiques

CECA

63

-

8

162

45

31

194

13

24

197

-

57

201

17

157

150

47

62

172

3

55

 

Autres OCDE (1)

18

49

14

26

5

79

37

-

58

48

-

86

20

2

24

22

-

12

15

-

8

 

États-Unis

451

227

338

230

100

754

259

105

860

380

90

996

339

59

793

313

173

754

198

11

57

 

Japon

-

-

-

152

-

-

-

-

-

15

-

-

20

-

10

21

-

38

-

-

-

 

Total OCDE

532

276

360

570

150

864

490

119

942

690

90

1139

580

78

994

506

220

879

385

14

64

 

Total général

533

276

539

583

150

1170

498

184

1086

652

117

1328

588

136

1214

522

261

1092

407

35

84

 

Source : OCDE : L’Industrie sidérurgique, publication annuelle
(1) Pays européens de l'OCDE sauf CECA
A : Fonte et Perro-alliages
B : Lingots et demi-produits
C : Produits finis et finals


[348]

TABLEAU 8

IMPORTATIONS

EXPORTATIONS

Plaques
et tôles

Autres fer et
acier primaires

Total

% Plaques
et tôles

% autres
fer et acier

Plaques
et tôles

Total

% plaques
et tôles

1963

80.7

132.0

212.7

38

62

61.3

183.6

33.5

1964

121.6

180.6

302.2

40.2

59.8

71.5

228.1

31.3

1965

155.7

241.9

397.6

39.2

60.8

78.1

229.6

34.1

1966

117.0

230.0

347.0

33.7

66.3

72.1

244.2

31.5

1967

117.1

228.5

345.6

33.9

66.1

88.8

251.6

35.4

1968

103.0

22.3

325.3

31.7

68.3

109.0

334.7

32.1

1969

155.5

315.4

470.9

33.0

67.0

75.1

300.6

25.0

1970

128.8

312.0

440.8

26.0

74.0

131.4

424.7

30.9

Source : Bureau des statistiques du Canada, Sommaire Chronologique 1971 d'après : Tableau 3 de la Section II.


[349]

chiffres en relation avec ceux du pourcentage de produits plats dans la production canadienne, environ 60% au début des années '70 (Cf. tableau 4), on se rend compte que la fonction première de la sidérurgie canadienne n'est vraisemblablement pas l'exportation de "plat" sur le marché mondial.

Nous n'avons malheureusement pas pu trouver de statistiques rassemblant les deux catégories "semi-finis', et "plat", mais de toute façon les résultats auraient été de toute évidence aussi peu concluants quant à la "situation périphérique" de la sidérurgie canadienne.

Ainsi, tant d'un point de vue général et historique, que sur certains aspects ponctuels (technologie, nature des exportations) le Canada ne semble pas se trouver dans le cas des zones périphériques, du point de vue de sa sidérurgie.

Néanmoins, un aspect de la sidérurgie canadienne pose un problème : c'est le fait que l'essentiel des branches industrielles en aval de la branche sidérurgique, c'est-à-dire en fin de compte les branches dans lesquelles le "capital sidérurgique" a tendance actuellement à se mettre en valeur, sont sous contrôle étranger, particulièrement américains. Ainsi, si on retourne à l'exemple des producteurs de tubes dont on a vu l'importance croissante, on s'aperçoit qu'une bonne majorité de ces producteurs sont soit des filiales, soit sous le contrôle, de compagnies étrangères, essentiellement américaines et britanniques. De même, plusieurs autres branches en aval de la sidérurgie sont majoritairement sous contrôle étranger, c'est le cas particulièrement pour ce qui relève de l'industrie manufacturière : en ce qui concerne l'automobile, les appareils électriques, l'aéronautique, plus de 75% du capital en 1963 est sous contrôle étranger, comme le montrent les tableaux 9 et 10.

Quelle importance convient-il d'attribuer à cette mainmise étrangère sur les branches industrielles en aval de la sidérurgie ? Cette constatation nous permet-elle d'avancer que du point de vue de sa sidérurgie, et contrairement à ce que nous avons vu antérieurement, le Canada serait une "zone périphérique" ? Nous pensons qu'il est impossible de conclure à ce stade-ci de l'analyse ; c'est ici qu'apparaissent les limites d'une analyse uniquement en termes de "branches", et que s'imposerait une analyse en termes de "secteur".

En effet, une des caractéristiques majeures de l'implantation à la périphérie d'unités sidérurgiques est qu'elle "ne réalise aucune industrialisation, car elle ne débouche pas sur des constructions sectorielles cohérentes dans les formations sociales sous-développées" [20], car la branche sidérurgique n'a plus qu'un "contenu technico-économique, vide de contenu économique propre, c'est-à-dire de caractère totalement marchand capable de nouer un tissu industriel" [21].

C'est donc cette incapacité à engendrer un tissu industriel, à générer une cohérence sectorielle nationale qui devrait en fait guider notre analyse pour pouvoir conclure sur la situation du Canada. Il va sans dire que cette recherche dépasse largement le cadre de cet article et nous allons tout au plus essayer de donner quelques éléments de réponse et quelques pistes de recherche qu'il serait intéressant d'approfondir.

[350]

TABLEAU 9
Pourcentage du capital sous contrôle étranger

Industries

1954

1963

Automobiles et pièces

95

97

Appareils électriques

77

77

Aéronautique

36

78

(Fer et acier)

(6)

(14)


Source : Levitt, Kari.  La capitulation tranquille. Montréal, Ed. l’Étincelle, 1973, p. 144.


TABLEAU 10

Ampleur de la mainmise étrangère dans l'industrie manufacturière
canadienne, secteur étranger en% du total pour l'industrie. 1968

Branche industrielle

Actif

Vente

Profits

Revenu
imposable

Fabrication métallique

46.7

45.0

64.7

62.6

Machinerie

72.2

72.7

78.1

87.2

Matériel de transport

87.0

90.6

89.8

88.7

Matériel électrique

64.0

62.7

78.0

88.1

Total des manufactures

58.1

55.0

63.4

62.4


Source : Le rapport Gray sur la maîtrise économique du milieu national. Ce que nous coûtent les investissements étrangers. Montréal, Leméac/Le Devoir, 1971, p. 36.


Le fait que les branches industrielles où tend à se valoriser le capital auparavant investi dans la sidérurgie, soient sous contrôle étranger nous a empêché de conclure sur la question de la situation périphérique ou non de la sidérurgie canadienne, et nous a renvoyé en fait à toute la question de la place du Canada dans la division internationale du travail qui caractérise l'internationalisation du capital au stade de l'internationalisation [351] de la production. Nous ne prétendons absolument pas "vider" le problème, mais uniquement indiquer quelques indices qui, selon nous, empêcheraient de considérer le Canada comme "zone périphérique"  du  MPC,  et que nous allons indiquer sommairement.

Une des facettes du report à la périphérie de certaines branches industrielles et financières est la possibilité d'une meilleure rentabilité des unités sidérurgiques délocalisés, ou, plus précisément, la possibilité d'un accroissement du taux de plus-value, en raison du faible coût de reproduction de la force de travail et de la sous-évaluation de la valeur de la force de travail. Il nous semble peu probable que ce soit le cas pour le Canada...

Les institutions financières canadiennes sont restées jusqu'à présent relativement sous contrôle national, contrairement aux secteurs manufacturier et minier. Il est donc probable que cette réalité constitue un obstacle majeur à une éventuelle tentative ou tendance à "l'application" de la loi du développement inégal dans le sens d'une délocalisation industrielle en défaveur du Canada. Ainsi, bien que pendant longtemps les institutions financières aient eu tendance à favoriser l'implantation de grandes firmes étrangères, elles restent cependant sous contrôle canadien, et susceptibles éventuellement d'adopter des politiques plus restrictives.

Une certaine prise de conscience des gouvernements nationaux de la nécessité de faire échec ou du moins d' "organiser" la mainmise étrangère sur l'économie canadienne, devant la perte croissante d'autonomie tant politique (cf. le problème de l'extra-territorialité des lois américaines à travers les filiales à l'étranger) qu'économique. Ainsi, furent prises plusieurs mesures tendant à réglementer les investissements directs étrangers dans le sens des politiques économiques canadiennes, mesures qui restent très prudentes, mais qui sont quand même un obstacle à une véritable "extraversion" de l'économie canadienne en faveur des intérêts étrangers.

Sur la question des flux de capitaux, la situation canadienne n'est pas comparable à celle des pays périphériques, pour les phénomènes de fuite de capitaux, rapatriement des profits, transferts de plus-value, décapitalisation, etc..

Ces quelques points sont des arguments assez superficiels et rapides, mais ils constituent tout de même des indices quant à l'existence de différences plus fondamentales entre le Canada et les formations sociales dites "périphériques". Ainsi, même si l'économie canadienne montre des signes d'une certaine désarticulation dans plusieurs secteurs, désarticulation due sans aucun doute à des exigences externes au cadre national, des exigences de la mise en valeur internationale du capital, même si le capital canadien apparaît comme un capital "traversé" ou "dominé" par le capital hégémonique "américain", il reste quand même impossible de parler d'absence de tissu industriel, d'absence d'accumulation locale ou nationale du capital. C'est ici que s'avérerait indispensable une analyse beaucoup plus poussée : en termes de sectorialisation. Il s'agirait ici de voir quel type de cohérence sectorielle est possible pour la formation sociale canadienne, ce qui pourrait nous aider à déterminer [352] la place occupée par le Canada au sein de la nouvelle division internationale du travail, place qui se situerait très probablement dans les pays du "centre capitaliste" d'après les tendances que nous avons exposées plus haut. En effet,

"L'internationalisation des branches, comme expression d'une certaine négation des autonomies "nationales" ou "intérieures", s'appuie nécessairement sur des cohérences sectorielles fortement nationales, qui accentuent le caractère nationaliste des États ; toutefois, les cohérences de ces constructions sectorielles nationales s'ordonnent dans le cours de la concurrence internationale du capital et ces cohérences ne font qu'exprimer une certaine hiérarchie des systèmes productifs dans le cadre du développement inégal, et sa reproduction sur une échelle élargie[22].

C'est dans ce sens qu'il nous semblerait valable de poursuivre l'analyse afin de déterminer, dans la hiérarchie mondiale des systèmes productifs nationaux, la place qu'assigne au Canada sa sectorialisation spécifique, la place laissée à la bourgeoisie canadienne dans le cadre de la concurrence inter-impérialiste.

3. Le cas de Sidbec : hypothèse d'interprétation

Comment dans cette ligne d'analyse pouvons-nous alors saisir la sidérurgie au Québec ? Plusieurs problèmes, tant empiriques que théoriques surgissent.

Sur le plan empirique, les problèmes se résument en une absence quasi totale de données sur les différents points que nous avons analysés dans le cas de la sidérurgie canadienne, et en la "jeunesse" de la branche au Québec, à travers laquelle s'affirment plusieurs tendances contradictoires, dont on ne peut que présumer la dominante à long terme. Ainsi, dès le départ notre analyse se situe donc sur un plan très général, et cherchera les tendances possibles et probables plus que les orientations et interprétations "objectives".

Sur le plan théorique maintenant, sans entrez ici dans le débat sur la pertinence de saisir le Québec comme formation sociale autonome, est-il théoriquement rigoureux de faire une analyse distincte de la branche sidérurgique québécoise d'une part, et d'autre part de chercher à déterminer l'existence d'une cohérence sectorielle propre au Québec ? Ces interrogations reviennent en fait à la question de savoir s'il est pertinent de saisir le Québec comme objet d'analyse propre, du point de vue de sa sidérurgie et du point de vue de sa structure économique. Notre "réponse" sur les deux points est positive, pour les raisons suivantes :

[353]

Sur le plan de la sidérurgie québécoise, sa quasi intégralité est propriété de l'état provincial à travers SIDBEC, et celui-ci a entière juridiction, pleins pouvoirs sur ses orientations. D'autre part, l'absence presque totale d'interventions du gouvernement fédéral sur cette question ponctuelle ne peut que confirmer ceci (l'état canadien n'est intervenu qu'à deux reprises, une fois directement en attribuant à SIDBEC une subvention minime, l'autre fois indirectement et conjoncturellement par un embargo sur les exportations canadiennes de ferrailles pendant une période de pénurie).

Sur le deuxième point, deux arguments semblent notoires. D'une part la nécessité de ne pas sous-estimer ou négliger l'importance du phénomène nationaliste au Québec, qui s'est traduit entre autres dans le domaine économique. La prise en considération du phénomène nationaliste nous semble indispensable même si nous prenons pour cadre d'analyse l'internationalisation du capital, et nous nous efforcerons de mettre en rapport ces deux réalités ultérieurement. D'autre part, pour continuer dans la problématique de l'internationalisation du capital, Palloix affirme que :

"l'analyse de l'internationalisation du capital (...) ne saurait se développer sans s'appuyer sur ses composantes "nationale" et également "régionale" (...). Inversement, l'analyse régionale, si elle se coupait du procès d'internationalisation du capital, risquerait fort de manquer son objet. Internationalisation et régionalisation du capital font partie du même mouvement unitaire du capital[23].

C'est dans ce prisme de la régionalisation du capital que nous pensons à l'heure actuelle avoir les meilleures pistes théoriques pour pouvoir analyser certains aspects de l'économie québécoise qui nous concernent ici.

Si on regarde la réalité de SIDBEC après ses quelques dix ans d'existence, et les tendances à long terme dans lesquelles elle paraît s'orienter, on constate un certain nombre de faits qui semblerait concrétiser SIDBEC comme phénomène de report à la périphérie. En effet, la création de SIDBEC n'a semblé donner aucun impact à la création d'un tissu industriel, comme le note le "Rapport Tetley", et l'égalisation des prix de la tôle aux prix internationaux sur le marché montréalais (on retrouve ici une des fonctions premières de l'état selon la problématique de Palloix) a avant tout profité aux entreprises en aval de la sidérurgie, qui sont pour la grande majorité sous contrôle étranger. Il est vrai que l'influence de SIDBEC sur le tissu industriel et sur la tentative d'organiser une cohérence sectorielle "autonome" au Québec est passablement difficile à établir, mais on peut tout de même relever l'absence de signes concrets d'un apport de la société d'état dans ce sens-là.

D'autre part, si on se penche sur une autre caractéristique énoncée par Palloix comme relevant des unités sidérurgiques "relocalisées" dans [354] les zones périphériques, à savoir la fonction d'exporter des produits plats, on constate que SIDBEC semble prête à s'engager sur cette voie. Jusqu'aux toutes dernières années, les efforts de SIDBEC se sont essentiellement portés sur l'intégration en amont et le contrôle progressif de toutes ses matières premières (fait dont nous tenterons de rendre compte plus tard) ; mais ceci achevé, c'est maintenant au niveau du stade des laminoirs (où se détermine la "finalité" du produit comme valeur d'usage) que vont porter les investissements de la société d'état. Ainsi, le P.D.G. de SIDBEC exposait dans son rapport annuel de 1975 les tendances actuelles dans lesquelles va s'engager SIDBEC à long terme : "Je suis en mesure de vous dire que depuis deux ans SIDBEC a tenu des discussions détaillées avec une importante compagnie étrangère, concernant un projet majeur qui serait basé sur une nouvelle technologie pour la fabrication de produits d'acier plat" [24]. Il y a donc nettement une réorientation vers la production de "plat" et vers les exportations, ce qui semble d'ailleurs lui attirer quelques critiques dans certains milieux :

"Faisant état de la surproduction un peu partout dans le monde, (...) les grandes aciéries canadiennes ont développé leur rentabilité en se fixant au marché intérieur. (...) Présentement, SIDBEC procède à l'inverse : elle dispose de capacités de production excédant le marché intérieur à court et à moyen termes et elle devra se tourner vers l'exportation pour une part importante de sa production. Or SIDBEC représente une quantité négligeable sur le marché de l'exportation. Elle n'y contrôle rien, elle n'a pas d'expertise de l'exportation et ses concurrents sont des géants dont l'efficacité la dépasse largement. Nous sommes donc inquiets de constater que la rentabilité de SIDBEC, à court et à moyen termes, dépendra de telles perspectives[25].

Ce ne sont toujours que des tendances, mais toutes les orientations semblent aller dans le même sens, dans le sens décrit par Palloix en ce qui concerne la nature des unités sidérurgiques "délocalisées" vers les zones périphériques...

Du point de vue de la théorie générale de Palloix, l'internationalisation a pour tendance dominante la tendance à la différenciation des conditions de production et d'échange, qui s'exprime à travers le développement inégal des formations sociales, avec pour le stade contemporain le phénomène du report à la "périphérie" de certaines branches industrielles et financières. De la même manière, la dominance de la tendance à l'égalisation se retrouve plutôt dans le cadre national et dans les cohérences sectorielles des systèmes productifs nationaux, "la fonction politique de l'état vis à vis le "capital" consistant à mettre en place et à affirmer la dominance de la tendance à l'égalisation des conditions de production", [26] base nécessaire de la reproduction élargie du système capitaliste.

[355]

Si l'on s'en tient à cette thèse centrale développée par Palloix autour de la double tendance contradictoire à l'égalisation et à la différenciation, on ne peut vraiment aboutir à une problématique capable de cerner le cas du Québec, car on ne peut parler de la situation québécoise comme "lieu" d'internationalisation de la production, de dominance de la tendance à la différenciation, de "report à la périphérie", etc. ; en effet, la prépondérance du gouvernement central sur des points aussi majeurs que la législation des investissements étrangers par exemple, représente un sérieux obstacle à poser sans autres l'existence d'une cohérence sectorielle nationale au Québec.

Ainsi, c'est plutôt en termes de régionalisation du capital, comme autre "versant" de l'internationalisation, que nous pensons trouver les hypothèses théoriques les plus aptes à rendre compte du cas du Québec. La régionalisation est, tout comme l'internationalisation, un "moment" où la tendance dominante est la différenciation des conditions de production et d'échange :

"Même à l'intérieur du fonctionnement 'national' du capitalisme, la tendance à la différenciation demeure comme condition et contrainte essentielle de reproduction : la 'régionalisation' du capital est le lieu privilégié de la différenciation des conditions de production et d'échange[27].

Qu'on se place au niveau international, national, ou régional, les deux tendances contradictoires (égalisation et différenciation) coexistent, sont "deux moments inséparables du mouvement du capital et du fonctionnement du système capitaliste", même si l'une des tendances reste dominante.

Ainsi, de la même manière que le cadre national est le lieu ou le moment de dominance de la tendance à l'égalisation par rapport à l'internationalisation, la régionalisation apparaîtrait comme le lieu d'expression de la tendance à la différenciation au sein du cadre national :

"L'internationalisation du capital et la régionalisation du capital sont les moments et concrétisations extrêmes du mouvement du capital où s'affirme de manière dominante la tendance à la différenciation des conditions de production de plus-value[28].

À la limite, on pourrait dire que de même que la différenciation des systèmes productifs nationaux est la condition de l'unité du système capitaliste à l'échelle mondiale, de même la régionalisation (comme tendance à la différenciation) est la condition de la cohérence sectorielle dans le cadre national. Il resterait à voir si cette tendance à la différenciation s'exprime par des phénomènes identiques selon qu'on la considère au plan international ou au plan national, c'est-à-dire en dernière [356] analyse si la loi du développement inégal s'applique de façon identique entre "nations" et entre "régions", mais cela dépasse largement notre propos.

Ainsi, pour en revenir au cas concret de la branche sidérurgique québécoise, il nous semble que l'analyse en termes de régionalisation nous permet de comprendre les orientations de SIDBEC ces dernières années, qui s'apparentent à celles des sidérurgies de zone périphérique. En négligeant les interrogations mentionnées plus haut, on pourrait avancer que le Québec et la sidérurgie québécoise sont le lieu d'une relocalisation au niveau national cette fois-ci, de certaines branches industrielles et financières, d'une situation de "zone périphérique" à l'intérieur du cadre national, pour les exigences de la cohérence sectorielle du système productif canadien.

C'est dans cette ligne que l'on peut éventuellement analyser en partie le phénomène du nationalisme québécois (dont SIDBEC semblait être le fait lors de sa création et pendant toute la phase de l'intégration verticale et du contrôle de ses matières premières, avant les tendances à long terme que l'on peut discerner actuellement), le nationalisme apparaissant comme une tentative de faire échec à la régionalisation orchestrée par le fédéral au profit de la cohérence sectorielle canadienne, comme une tentative de "sortir" du mouvement de régionalisation et de se fonder une cohérence régionale (ou éventuellement nationale...) relativement autonome ; c'est ce que SIDBEC semblait viser lors de sa création et par ses mandats initiaux. Il semble que cette tentative soit un échec, mais on ne pourra vraiment conclure avant quelques années. Pour le reste... est-ce qu'il est possible pour le Québec de casser le mouvement de régionalisation dans les termes où le problème est actuellement posé par le Parti Québécois, ou est-ce que les projets de "souveraineté-association" ne seraient pas comparables sur le plan international au projet de "Nouvel Ordre Économique Mondial", avec tout ce qu'il a en fait de positif, ou en tout cas de compatible, avec le système capitaliste parvenu au stade de l'internationalisation du cycle productif ?

[357]

Notes du chapitre X

Dans l’édition numérique de ce livre, les notes en fin de chapitre ont toutes été converties en notes de bas de page pour en faciliter la lecture. JMT.]

[358]



[1] Voir tout particulièrement : Palloix, Christian. L'internationalisation du capital. Paris, F. Maspero, Coll. Économie et Socialisme n° 23, 1975, ainsi que : Damian, M ; Gallego, I. ; Lenoir, Ph. : Procès d'internationalisation et analyse régionale. Application à la sidérurgie et à la grosse mécanique. Grenoble, texte ronéotypé, 1973, pp. 210.

[2] Palloix, Ch., op. cit., p. 113.

[3] Wittut, G.E., L'industrie minérale canadienne en 1970. Ottawa, Minerai Resources Branch, Department of Energy, Mines and Resources, 1971.

[4] Les Affaires, Journal, 9 octobre 1972.

[5] Ibid.

[6] Québec-Presse, Journal, 18 juin 1972.

[7] Le Devoir, Journal, 31 août 1973.

[8] À Propos, Journal, 21 juillet 1974.

[9] Le Soleil, Journal, 24 juillet 1974.

[10] St-Germain, Maurice. Une économie à libérer. Montréal, P.U.M., 1973,p. 112.

[11] Comité interministériel sur les investissements étrangers. Le cadre et les moyens d'une politique québécoise concernant les investissements étrangers. Québec, Éditeur officiel 1973, texte révisé 1974, p. 107.

[12] Ibid., p. 108.

[13] Le Devoir, Journal, 24 janvier 1974.

[14] Palloix, Ch., op. cit., p. 115.

[15] Ibid., p. 117 et 188.

[16] OCDE, L'industrie sidérurgique. Publication ; cf. tableau 6 : Production sidérurgique par catégories de produits, colonne "Feuillards à tubes".

[17] Minerai Resources Branch. Canadien Primary Ironand Steel Statistics to 1971. Ottawa, Ministère de l'énergie, mines et ressources 1972.

[18] Palloix, Ch., op. cit., p. 171.

[19] Ibid., p. 119.

[20] Ibid., p. 125.

[21] Ibid., p. 119.

[22] Ibid., p. 146.

[23] Ibid., p. 173.

[24] Sidbec, Rapport annuel, 1975, p. 15.

[25] La Presse, Journal, 11 juin 1977, p. A-11.

[26] Palloix, Ch., op. cit., p. 184.

[27] Ibid., p. 184.

[28] Ibid., p. 185.



Retour au texte de l'auteur: Pierre Fournier, ex-prof, science politique UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 20 décembre 2015 7:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref