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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition numérique réalisée à partir du texte de Colette Moreux, Remarques sur les fondements épistémologiques de l’antipsychiatrie”. in revue Cahiers internationaux de sociologie, vol. 56, nouvelle série, 21e année, janvier-juin 1974, pp. 5-38. Paris : P.U.F. [Autorisation accordée lundi le 21 novembre 2003 par l'époux de Mme Moreux, M. Bernard Moreux et par le propriétaire des droits d'auteur, l'historien-archiviste de Québec, M. Pierre-Louis Lapointe, le 30 janvier 2004] [Autorisation accordée lundi le 21 novembre 2003 par l'époux de Mme Moreux, M. Bernard Moreux].

[5]

Colette Moreux

Remarques sur
les fondements épistémologiques
de l’antipsychiatrie
”.

in revue Cahiers internationaux de sociologie, vol. 56, nouvelle série, 21e année, janvier-juin 1974, pp. 5-38. Paris : P.U.F.

Résumé / Summary [5]

I.  Aspects sociologiques de la folie [7]

II.  Le processus de la connaissance antipsychiatrique [15]

III.  Caractère idéologique de l'antipsychiatrie [24]

Conclusion [37]

Bibliographie [38]

RÉSUMÉ

L'épistémologie et l'histoire des sciences, physiques ou sociales, montrent que le passage d'un niveau théorique à un autre se fait essentiellement par « effraction », par « rupture » ; lorsque les nouvelles pratiques de la psychiatrie se définissent d'abord comme une antipsychiatrie, elles ne font donc que s'inscrire dans une dialectique normale. Mais, si nous sommes en face d'une révolution, s'agit-il d'une révolution scientifique ? Au cours de cet article nous essayerons de montrer que, loin d'être une science, l'antipsychiatrie prend place au rang des idéologies de notre époque, en particulier par ses conceptions de l'homme et de la société.

SUMMARY

Epistemology and the history of physical or social sciences show that the passage from one theoretical level to another is done essentially by « breaking-in », by « rupture » ; when new practices in psychiatry become evident in the first place as antipsychiatry, they do no more than enter into normal dialectics. But, if we are facing a revolution, is it a scientific one ? In the course of this article, we shall endeavour to demonstrate that, far from being a science, antipsychiatry takes its place among the ideologies of our lime, particularly through its conceptions of man and society.


Bachelard montrait déjà comment Y « effraction » ne pouvait être que le mode normal du passage d'un état d'esprit à un autre ; Kuhn, Foucault, ou Canguilhem nous ont assez persuadés que les idées ne progressent pas par une accumulation sereine des connaissances mais que les différentes epistèmè, qu'elles soient scientifiques, philosophiques ou sociales, sont autant de « révélations », de « ruptures », de « redistributions » par rapport à celle qui les précède. Lorsque les nouvelles pratiques de la [6] psychiatrie et les théorisations qui les accompagnent se situent d'abord comme une antipsychiatrie, elles ne font donc que s'inscrire dans une dialectique normale, soulignée seulement par une terminologie plus retentissante qu'il n'était naguère d'usage dans les milieux scientifiques.

Au cours de cet article nous nous interrogerons sur les postulats explicites ou sous-jacents de cette contestation psychiatrique, et nous tenterons d'apporter quelques éléments à un problème plus vaste : pour autant qu'il s'agisse d'une révolution, sommes-nous en présence d'une « révolution scientifique » ?

Les objectifs de ce travail seront réduits ; n'étant ni psychiatre, ni psychologue, ni même psychologue sociale, c'est avec les moyens et les limites de la réflexion socio-anthropologique que nous aborderons la question ; nous ne nous interrogerons pas sur le sens proprement psychiatrique du mouvement, sur sa valeur thérapeutique et sur le bien-fondé de ses conceptions de la folie. Mais il est évident que l'antipsychiatrie sort des cadres médicaux et que l'importance de ses implications socio-politiques, voire éthiques, n'a pas trompé les professionnels de la pensée philosophique et politique, énervés par un demi-siècle de freudo-marxisme dominant. Le « pourquoi pas ? » que l'école anglaise a, la première, osé lancer à la figure de l'Occident, « la raison n'est-elle pas que folie ? », atteint non seulement les racines de l'ordre social mais nos conceptions de la nature humaine et la légitimité même de tout discours « rationnel » émis sur ces différents points ; on comprend que le sociologue, menacé ainsi dans les fondements de sa discipline, cherche à voir clair et tente de se rassurer !

L'ampleur du mouvement, la diversité de ses expressions américaines, anglaises, françaises ou italiennes, chacune marquée au poinçon culturel de ses créateurs, nous ont forcée à rester au niveau des généralités, quitte, accessoirement, à désigner plus explicitement l'une ou l'autre école. Toutefois c'est l'école anglaise, Laing et Cooper en particulier, que nous aurons le plus souvent en vue, comme celle dont la pratique la plus conséquente s'allie à la théorisation la plus systématique.

Après avoir mis en parallèle les conceptions sociologique et antipsychiatrique de la folie, nous essayerons de montrer comment le relativisme, fort proche, sur lequel nous débouchons dans les deux cas, porte, à son insu, une atteinte à l'objectivité scientifique de l'antipsychiatrie. Au cours d'une seconde et d'une troisième partie nous nous appliquerons à montrer qu'en effet. loin d'être une « science », l'antipsychiatrie prend place au rang des idéologies de notre époque, en particulier par ses conceptions de l'Homme et de la Société.

[7]

I. — Aspects sociologiques de la folie

Même si quelques remarques, comme échappées de la plume de leurs auteurs, laissent des doutes sur l'absolu de leur conviction [1], l'antipsychiatrie rejette d'une manière générale l'existence de la folie comme réalité concrète, observable, mesurable et qui, pénétrant l'être humain d'une manière ou d'une autre à la façon d'un corps étranger, lui conférerait la qualité de « fou ». Pour l'antipsychiatre, la folie, comme le personnage du fou sont des créations idéologiques, c'est-à-dire arbitraires, de certains groupes sociaux pour obtenir et légitimer des privilèges matériels et psychologiques : dans la société occidentale, c'est la famille, parachevée par la société ambiante, l'hôpital psychiatrique essentiellement, qui assurent leur propre cohésion, le bien-être mental de certains de leurs membres au détriment de certains autres, plus jeunes, plus sensibles ; l'exercice répété du double bind, de pernicieuses manœuvres d'asservissement du groupe dominant poussent la victime désignée à des réactions de panique pour protéger sa personnalité ; le désordre de ses comportements, guetté sournoisement par l'entourage, autorise alors celui-ci à une conduite adéquate de soins hypocrites, de sadomasochisme et enfin au labelling-process et à l'enfermement ; parallèlement le malade, culpabilisé, intériorise sa folie et s'installe peu à peu dans les rôles du « fou de carrière ».

Ainsi, on ne se trouve pas à proprement parler devant une description génétique de la folie puisque, même pour le malade, elle n'est en fait qu'une illusion idéologique. Selon certains textes, le fou ne l'est qu'au niveau comportemental, comme pour satisfaire et donner le change à ses bourreaux, tandis que sa vraie personnalité, intacte, continue le combat à l'arrière-plan. D'une manière générale il n'y a pas de personnes « folles ». Sont, seules, folles les sociétés qui arrivent à faire croire à certains de leurs membres qu'ils le sont. La folie consiste donc en un état de crise, micro ou macro-social, selon qu'il implique la famille, l'hôpital ou la société globale ; la maladie n'est pas une entité qui affecte les individus, mais une façon d'être particulière des relations qu'ils ont entre eux ; au lieu d'être atteint dans sa logique, comme le pense la psychiatrie traditionnelle, le malade l'est par la maladie de la logique des relations.

[8]

L'école anglaise, qui a le plus cherché à opérationnaliser ce point de vue, nous propose donc un modèle structural de la folie, une analyse des conditions de sa possibilité, comme élément d'un système fonctionnel qui lui confère réalité et sens ; elle n'a pas, en soi, d'existence et de signification en dehors d'un tel système. L'individu, avec ses caractéristiques matérielles et psychologiques, n'est donc pas pertinent au concept de folie puisque seules les exigences des structures dont il est un élément lui octroieront le qualificatif d'homme sain ou fou, en toute ignorance de ses caractéristiques personnelles. Ni lui, ni ceux qui l'aliènent d'ailleurs n'ont conscience de leur fonctionnalité impuissante, et c'est souvent en toute bonne foi que les membres de la famille soignent et plaignent leur malade, comme porteur d'une entité presque tangible : la folie.

Le choc que donne une telle interprétation est singulièrement atténué par la lecture antérieure de Foucault, de Lévi-Strauss ou de Bastide, eux-mêmes inspirés par les positions plus larges de Durkheim et de Mauss à l'égard du problème du normal et du pathologique : grâce à ces derniers en effet, la sociologie a annexé depuis cinquante ans les questions de pathologies à première vue individuelles, qu'il s'agisse du suicide, de la magie et, par extension, de tout autre déviance par rapport à ce qu'un groupe donné considère comme normal, au niveau des comportements autant que des affects et des pensées.

Au cours de cette première partie nous essayerons de montrer comment les soi-disant révélations de l'antipsychiatrie se trouvent déjà sous une forme explicite dans des écrits antérieurs de l'Ecole française de Sociologie et de ses successeurs ; mais si les uns et les autres partent également de l'impossibilité de mettre sur pied un ou des critères objectifs de pathologie mentale et mutent le problème de la folie individuelle en un problème social, leur interprétation de l'origine et de la signification de celle-ci diverge irréductiblement ; à notre avis, la position sociologique, plus conséquente, révèle les contradictions épistémologiques de l'antipsychiatrie et porte atteinte à ses prétentions à l'objectivité.

Lorsque l'antipsychiatrie avance comme argument du caractère illusoire de la folie le fait que les malades manifestent des symptômes différents selon les lieux, les époques ou les différentes écoles psychiatriques dont relève leur médecin, c'est-à-dire qu'ils apprennent leur rôle du fou par conditionnement extérieur, nous savons bien depuis Mauss que le statut social des déviants n'échappe pas aux règles des déterminismes sociaux et que les caractéristiques de leur personnage sont aussi étroitement fixées par le groupe que celles des individus dits normaux. La description [9] maussienne des magiciens peut s'appliquer point par point au fou : chaque société se délimite, inconsciemment, un portrait des caractéristiques physiologiques et psychologiques de la personne du magicien, du sorcier ; elle indique aussi a priori quels objets « magiques » il utilisera, quels seront ses techniques, ses pouvoirs, quelles en seront les limites et sur quelles sortes de personnes ils s'exerceront ; elle statue enfin sur le sens de ses fonctions : pour certains groupes il sera valorisé à l'égal d'un prêtre, pour d'autres il sera rejeté dans la zone d'ombre du mal et il devra prendre en charge la mauvaise « conscience collective ». On voit donc bien que, là aussi, la personnalité native du magicien n'entre pas en ligne de compte, sans qu'il en ait conscience et quel qu'il puisse être au départ. Dans certains groupes il subira un apprentissage officiel du métier, dans d'autres il aura la révélation de ses dons par des crises, elles aussi stéréotypées, mais, de toute façon, il devra intérioriser les traits de personnalité que son milieu attend de lui. Enfin, comme c'est le cas pour la folie, la société ambiante n'a jamais conscience de la relativité du personnage et de l'institution qu'elle a créée ; pour elle, le sorcier l'est par nature ; plus spécifiquement il est porteur d'un « mana » presque substantiel qui, dès sa naissance, le désignait irrévocablement pour ce rôle ; le groupe estime n'avoir eu à son égard qu'un rôle de révélateur. L'arbitraire des décisions sociales n'a donc d'égale que leur prétention à l'absolu.

La théorie maussienne de la magie n'est qu'une extension brillante des conceptions plus générales de l'Ecole française concernant le normal et le pathologique. Même si, à ce niveau, on peut se refuser au substantialisme durkheimien et au théologisme de ses conceptions d'une société-système, force est bien de constater que les choses se passent comme si tout groupe se choisissait, au hasard, un certain nombre d'individus dont il fait une catégorie marginale ; ils sont, dit-on, « pas comme les autres », sans qu'il soit objectivement possible d'apprécier s'ils ont été sélectionnés parce qu'ils étaient effectivement différents, ou bien s'ils sont devenus différents par suite de ce traitement différentiel. La difficulté de démêler l'inné de l'acquis dans la personnalité humaine rend illusoire une solution scientifique de cette question ; socialement, aucune solution n'aurait d'ailleurs de sens puisque personne dans le groupe ne se pose de problème et que les attitudes collectives à l'égard de cette catégorie de personnes sont dictées par la conviction qu'elles sont différentes au départ.

Selon les cas, selon en particulier l'épistèmè magique, religieuse ou scientiste qui prévaut socialement, les critères de découpage entre ceux qui sont « comme les autres » et ceux qui [10] ne le sont pas varieront, de même que les caractéristiques des différentes catégories, le sens qui leur est reconnu, ou la force des ruptures qu'elles créent. Durkheim [2] fait, on le sait, reposer toutes les structurations sociales, symboliques ou institutionnelles, sur une différenciation binaire fondamentale entre le sacré et le profane. Lévi-Strauss [3], en poussant à fond cette idée, a montré comment les sociétés, des plus simples aux plus complexes, fonctionnent et se légitiment à partir de cette obsession classificatoire. Sensibles ou abstraits, stables ou changeants, les critères de classification peuvent varier à l'infini, leur fonction est universelle : ils ont toujours en vue la mise sur pied et la reconnaissance collective de différenciation entre les choses, entre les mots, entre les gens, et indépendamment d'une nature effective de ces éléments. Peu importe ce qu'on oppose, dira à peu près Lévi-Strauss, l'important c'est d'opposer.

Nous ne nous arrêterons pas ici sur les raisons profondes de cette hantise de l'indifférencié, dont participe le découpage entre « fous » et « non-fous », et qui semble effectivement à la base de la vie des groupes : on peut y voir selon Weber, Marx ou Marcuse une traduction intellectualisée de l'universel besoin de domination de l'homme sur l'homme et de l'homme sur la nature. La position des antipsychiatres se rattache à ce point de vue : les membres de la famille ou le personnel de l'hôpital psychiatrique se sécurisent en se donnant la preuve que leur personnalité est capable de dominer une autre personnalité. Freud notait déjà [4] que le malade mental en puissance que pouvait être le psychanalyste trouvait un équilibre dans la domination exercée sur ses patients. On peut aussi accepter une position plus intellectualisée, compatible d'ailleurs avec la première, si l'on admet la nature fondamentalement émotive de la rationalité : pour Lévi-Strauss, cette pratique de mise en catégorie correspondrait à une exigence d'ordre inscrite dans les cellules nerveuses centrales de l'espèce humaine, et réglant aussi bien ses rapports avec le monde physique qu'avec le monde humain. L'ordre dont il est ici question exclut l'idée d'une hiérarchie, d'une domination, il est de caractère intelligible voire existentiel ; rester sourd à cet impératif d'ordonnancement équivaut, aussi bien pour l'individu que pour la société, à rester dans le chaos, à ne pas dominer le flux démentiel du vécu immédiat, c'est-à-dire en d'autres termes, à sombrer, précisément, dans la folie. Dans un article [11] célèbre [5], Lévi-Strauss montre comment, toutes différences gardées, la cure shamanistique et la cure psychanalytique consistent à proposer aux patients une mise en ordre des éléments cognitifs de leur expérience, sans préjudice d'ailleurs de la nature réelle de ceux-ci. Encore plus profondément, pouvoir définir des catégories et savoir quels objets vont prendre place dans chacune d'elles, c'est pour l'individu se situer par rapport à l'ensemble, s'assurer ainsi du sens de son existence.

Ces quelques remarques témoignent donc qu'en première analyse le relativisme de la position sociologique s'accorde bien avec celui de l'antipsychiatrie : la société, qu'il s'agisse de la société globale, de la famille ou du centre asilaire, est aussi puissante qu'arbitraire quant à la désignation de qui est fou ou de qui ne l'est pas, et quant aux caractéristiques de ces deux catégories. Obsédés par la nécessité de dominer intellectuellement et émotivement le monde, les groupes vont ainsi, comme le dit encore Lévi-Strauss, « faire feu de tout bois », utiliser un peu au hasard pour leurs classifications les éléments naturels ou humains que l'histoire, la géographie, les structures déjà en place vont leur proposer ; on peut facilement imaginer une société qui, on l'a vu à propos de la magie, classe les grands agités dans les personnes « normales » eu égard à leur position sociale hautement fonctionnelle, et une autre qui les désigne comme « pathologiques » parce que incapables, par exemple, de s'astreindre à un travail suivi.

Mais c'est non seulement le contenu, ce sont aussi les principes, les règles mêmes des classifications qui sont relatifs : en plus de se servir de n'importe quoi pour se situer et situer leurs membres, les groupes classifient selon n'importe quels codes du moment que ceux-ci font l'objet d'un consensus au moins partiel ; les sociologues de l'Ecole française l'ont bien mis en évidence, les fondements logiques de l'être humain, ce que nous nommons catégories mentales, ou raison, n'ont rien d'absolu, d'universel ; ils nous sont eux aussi légués socialement, ils sont appris au même titre que la quasi-totalité de notre personnalité ; comme en fait foi l'exemple toujours repris des enfants-loups, l'individu isolé n'a pas de raison ; ce qu'il se plaît à nommer ainsi n'est que la résultante d'un héritage collectif, reçu par socialisation, de façons de penser et d'organiser les mots et les choses. Aussi n'est-il pas étonnant que les critères du vrai et du faux, du cohérent et du non-cohérent, du compatible et du contradictoire, qu'une société considère comme absolus à un moment donné [12] de son histoire, puissent toujours être remis en question par un autre groupe ou par ses propres membres à une époque ultérieure.

Ce relativisme de la raison, assez évident au niveau de l'activité sociale, contamine la spéculation intellectuelle, laquelle n'est aussi qu'une expression, plus élaborée que la première, de l'épistèmè en cours dans un milieu donné à un moment de son histoire. Les découpages que la psychiatrie opère, ou refuse d'opérer, entre le normal et le pathologique, le fou et le non-fou, les raffinements classificatoires spécifiques qu'elle introduit à l'intérieur de la dichotomie initiale, parce qu'ils sont pour elle évidents, logiques, procèdent à un niveau intellectuel plus poussé des mêmes principes que la logique concrète diffuse dans l'ensemble du groupe et de la même vision générale du monde. Les spécialistes, ici comme en d'autres domaines, ne sont guère que des révélateurs et des « rassureurs » [6] : leur tâche consiste moins à chercher une vérité, pour laquelle, nous l'avons vu, il n'existe pas de garantie absolue, qu'à sécuriser les groupes sur la significativité de leur choix et sur leur propre légitimité. Ils ne manquent pas de s'appliquer à répondre à ces attentes.

La liberté théorique d'une société dans la création des contenus et des codes classificatoires est ainsi totale. Mais en fait, l'imagination collective n'est pas illimitée ; dans le choix de ses principes différentiels elle se contentera de critères banalement quantitatifs et manifestera une adhésion avant la lettre aux principes probabilistes : ce qui est vrai, beau, bon, juste et, dans le cas qui nous occupe, normal correspond en général, tout simplement, à ce que le plus grand nombre considère comme tel. Cette réédition du vieil adage démocratique selon lequel « la majorité a toujours raison « n'est certes pas exclusive de l'action, concertée ou non, d'individus ou de groupes définisseurs qui, par la coercition ou la manipulation, parviennent à imprégner la collectivité de leurs convictions. Nous n'entamerons pas ici une discussion hors de propos sur l'origine spontanée ou provoquée des représentations collectives, nous nous bornerons à en constater les manifestations. Détentrice d'un pareil pouvoir, la majorité, ou ceux qui la manipulent, l'utilise évidemment à son profit, situant ses caractéristiques propres au pôle bénéfique de ses classifications : ainsi, dans le cas du normal et du pathologique, par exemple, une société blanche, catholique, rigide, monarchique, etc., considérera la blancheur, la catholicité, la rigidité et la royauté comme « normales » et verra dans ses minorités raciale, religieuse, éthique ou politique l'incarnation [13] évidente d'une anomalie fondamentale, dévoilée sans équivoque par des signes physiques, comportementaux, verbaux... C'est, les exemples historiques ne manquent pas, un jeu d'enfant pour le groupe de se prouver que ces suspects sont effectivement aussi méchants, immoraux, fous, que leurs « anomalies » extérieures pourraient le laisser supposer. Le processus de ségrégation et d'étiquetage des fous est un cheminement, parmi d'autres, grâce auxquels une collectivité prend avantage sur une minorité et subsume des anomalies psychologiques, voire ontologiques, à partir de critères comportementaux souvent peu précis et sans unité, mais suffisamment probants à ses yeux pour motiver la suspicion et le rejet.

L'anthropologie comme l'antipsychiatrie ont toutes deux décrit comment la victime choisie accepte le verdict, se conforme psychologiquement et physiquement à l'attente collective, jusqu'au délire, voire à la mort dans les sociétés où la somatisation est forte. Les expériences de petits groupes ont démontré de leur côté la difficulté presque insurmontable d'une résistance à la pression collective, même préjudiciable au sujet ; celui-ci n'imagine même pas que les convictions de la majorité puissent être contrebalancées par sa propre subjectivité.

Le processus de la fixation et du développement de l'anomalie individuelle montre bien à quel point il est indifférent à l'existence réelle et à la nature des caractéristiques attribuées aux sujets concernés, qu'elles soient physiologiques ou psychologiques ; dans de telles conditions la dérision des tentatives d'appréciation objective de la folie est flagrante puisqu'elles ne contribuent en rien à la formation des jugements synthétiques a priori d'une collectivité bien déterminée à sacrifier par n'importe quels moyens autant d'individus qu'elle en aura besoin pour assumer ses fins [7].

En fin de compte, le concept de folie, de pathologie, est toujours différentiel, il est inséparable de ceux de minorités, de cas particuliers : quel qu'il soit, un groupe arrivera toujours à prouver leur folie à ceux de ses membres qu'il désigne comme « autres », tandis qu'un individu ou un petit nombre d'individus ne pourront jamais démontrer sa folie à une collectivité ; face au groupe, l'individu a toujours tort. Selon les sociétés, selon les moments de leur histoire, le fait d'être différent conduira à des étiquetages et à des traitements plus ou moins draconiens ; [14] faire l'objet d'un jugement d'altérité ne mène pas nécessairement à l'enfermement ou à la mise à mort, mais il en est une des voies de prédilection. La rareté des caractéristiques dont un ou plusieurs individus sont porteurs constitue donc en dernière analyse le seul critère de pathologie utilisé dans la vie sociale ; dans un esprit et avec une terminologie différente, les sciences exactes ne procèdent pas différemment.

Comme Mauss et Freud l'ont montré, par exemple à propos de la religion, l'aval du collectif fait à lui seul passer un même élément comportemental du pathologique au normal selon qu'il est le fait d'individus isolés ou d'un groupe : individuels, les rites, les systèmes symboliques sont des symptômes névrotiques ; collectifs, ils comptent parmi les facteurs d'équilibration essentiels de l'espèce humaine ; ce qui constituait la folie de quelques-uns devient la raison de tous. C'est en ce sens aussi qu'on a pu dire que la religion est une névrose collective.

Ainsi, l'appréciation de la raison ou de la folie individuelle relève toujours d'une décision collective sans fondements objectifs ; à la limite, le délire collectif est indiscernable de l'état collectif de raison et les sociétés les plus folles seraient celles qui désigneraient leurs sujets les plus sains comme aliénés ; le concept même de folie n'est plus définissable, il se dissout. Lorsque l'anti-psychiatrie fait grief à la psychiatrie classique d'être en peine de donner des critères universellement recevables de la folie, elle met simplement le doigt sur l'impasse à laquelle nous sommes arrivés : nous y reviendrons plus tard, ce que l'on sait dire de nos jours sur la folie ne relève pas d'un discours à caractère scientifique mais à caractère social, c'est-à-dire fondé sur la subjectivité de la collectivité qui l'énonce. Il ne révèle rien d'un signifié, ici la folie, dont il ne sait rien dire, mais il prend seulement sa place sur la chaîne des signifiants avec lesquels il a noué des relations fonctionnelles : c'est une idéologie. L'histoire des sciences montre que les représentations collectives prennent ainsi provisoirement en charge les pans de la réalité physique et sociale qui ne font pas encore l'objet de la connaissance dite objective ; elles empruntaient traditionnellement le langage des mythologies, des théologies et des métaphysiques, elles font maintenant l'objet d'idéologies politiques, humanistes, scientistes. L'anti-psychiatrie relève de ce dernier groupe.

Une interprétation comme celle de l'Ecole française de Sociologie reconnaît le caractère seulement apparent du savoir social mais elle en constate aussi l'universalité c'est-à-dire, en d'autres termes, le caractère naturel ; la rationalité qui lui serait propre n'a rien de scientifique mais elle est à chercher, selon les auteurs, du côté d'une fonctionnalité collective ou d'une satisfaction individuelle, [15] logique ou émotive ; le caractère idéologique des systèmes de représentations collectives ruine donc leur prétention à l'objectivité mais fonde en même temps leur utilité pratique au sein de chaque groupe considéré. Ce relativisme peut agacer, mais il faut lui reconnaître le mérite de la prudence épistémologique ; de plus, les éclatants héritages qu'il permet, le structuralisme par exemple, sont une preuve de la fécondité de sa tradition. De son côté l'antipsychiatrie, après avoir aussi proclamé le caractère uniquement social de la folie et la relativité de la connaissance dont elle fait l'objet, refuse de prendre en considération l'universalité d'un tel état de choses et opère un renversement de la position fonctionnaliste : à la différence de l'interprétation sociologique pour laquelle le social est naturel parce que universel, pour l'antipsychiatrie il est artificiel parce que acquis. Puisque le savoir social est illusoire, il suffira, pour atteindre à la connaissance vraie, d'effacer en lui ce qui, précisément, est social ; connaître la folie c'est gommer les couches de socialisation accumulées sur la chose et sur les représentations auxquelles elles donnent lieu. Au cours des deux parties suivantes nous essayerons d'apprécier les résultats de cette prétention d'arriver à la connaissance vraie de l'homme vrai c'est-à-dire pré- ou asocial.

II. — Le processus de
la connaissance antipsychiatrique


Cette connaissance « vraie » de la folie, que l'antipsychiatrie projette, se définit par opposition à celles de la psychiatrie classique et de la psychanalyse : alors que celles-ci tendent vers une scientificité maximale, l'antipsychiatrie se veut résolument ascientifique ou plutôt antiscientifique puisqu'aussi bien, on vient de le voir, une approche objective de la maladie mentale n'est pas actuellement tenable ; se refusant à être une théorie, elle se conçoit comme la pratique spontanée de rapports interpersonnels, purs d'intellectualité et d'intentionnalité.

Au cours de cette seconde partie nous tenterons d'évaluer l'authenticité de cette prétention et ses résultats effectifs. En admettant que certains antipsychiatres aient cru à un moment donné à l'immédiateté de leurs pratiques, ont-ils pu agir sans connaître et connaître autrement que d'une manière discursive ? Existe-t-il un savoir qui ne se soumette, au moins clandestinement et partiellement, aux exigences de l'appréhension rationnelle des phénomènes ? La réponse négative que nous apporterons à ces questions nous conduira à la constatation suivante : les antipsychiatres n'ont pas été dupes de leur soi-disant spontanéisme, mais la véhémence de leur rejet apparent de la connaissance [16] discursive leur aura permis d'en utiliser les ressources sans se soumettre aux difficultés de son usage délibéré. Ce sont là les procédés tactiques courants propres à voiler le caractère idéologique des propos [8].

Si les conceptions des différentes écoles antipsychiatriques divergent par bien des points, toutes s'accordent sur un fait : il faut que les sciences humaines cessent de courir à la remorque des sciences exactes ; la spécificité de l'être humain, son irrationalité, son historicité condamnent toute approche qui tenterait de le réduire à un milieu physico-chimique, aussi complexe soit-il, appréhensible par les méthodes et à travers les postulats réservés aux sciences de la nature. À la différence des objets, l'homme est en particulier nanti d'une « intériorité » qui non seulement prime l'action des autres éléments constitutifs de son moi mais agit sur eux comme déterminant essentiel de la personnalité individuelle [9].

Cette opposition entre les sciences de la nature et les sciences de l'homme, les premières donnant matière à « explication », les secondes à « compréhension », n'est pas neuve ; mais tandis que les auteurs allemands, Freud, Weber par exemple, qui l'ont beaucoup exploitée, admettaient que l'appréhension de la vie intérieure du sujet passait nécessairement par l'observation préalable de symptômes comportementaux ou somatiques, pour les antipsychiatres la coupure est totale entre les deux niveaux, celui de l'intériorité et celui de l'extériorité, le premier abritant 1' « essence » libre de l'homme, le second obéissant, à son insu souvent, aux déterminismes de la matière : en admettant même qu'un comportement puisse être défini comme anormal, il ne s'ensuivrait pas que le sujet soit fou, que son « essence » soit atteinte. Au contraire, une conduite suspecte n'est, on l'a vu, qu'un moyen de défense du moi « intérieur » contre les intrusions pathogènes de l'entourage.

À ce niveau, l'interprétation des antipsychiatres s'éloigne d'un intuitionnisme assez habituel aux théories de l'intériorité ; inspirée, dans sa branche anglaise essentiellement, du pessimisme sartrien, elle ne reconnaît à l'être humain nulle faculté [17] particulière pour une appréhension immédiate des expériences psychiques de ses semblables ; ce qu'il croit tel n'est en fait qu'une projection sur autrui des siennes propres, à partir de déductions dépourvues de légitimité. Ainsi la partie intéressante de la personne, son âme pourrait-on dire, reste donc à tout jamais opaque ; celle qui pourrait peut-être faire l'objet d'une connaissance plus fondée, la partie physique, est sans importance parce que non significative de l'autre.

Ces prises de position héroïques et conséquentes équivalent donc à une démission sans retour devant les difficultés de la connaissance de l'homme auxquelles les chercheurs se heurtent depuis des millénaires. Les antipsychiatres, anglais surtout, ont honnêtement tenté de tenir ce pari de nihilisme cognitif, rejetant non seulement toute spéculation théorique sur l'origine et la nature de la folie mais jusqu'à l'appellation même de la chose, se contentant, presque comme en dérision, du concept minimal et passe-partout de schizophrénie ; le couple d'opposition « normal-pathologique » n'est pas retenu. Enfin, le langage, même porté à son niveau d'interprétabilité le plus bas, est lui aussi suspect comme instrument par excellence de ce délire rationalisateur caractéristique du scientisme occidental. Ne rien dire ou dire n'importe quoi, en un flot indifférencié de paroles, sont des conduites au moins aussi valables que renonciation du discours dit scientifique.

Ce rejet véhément par l'antipsychiatrie de la rationalité appliquée à la connaissance de l'homme déborde en fait le domaine de la spéculation intellectuelle. Si les soi-disant sciences humaines sont méprisables parce que inadéquates à leur objet, elles le sont plus encore par les fins inavouées qu'elles poursuivent ; un des aspects les plus intéressants de l'antipsychiatrie consiste en une dénonciation des formes insidieuses de domination qu'exerce celui qui sait sur celui qui ne sait pas et dont le destin dépend du bon vouloir du premier ; cette domination est particulièrement insultante lorsque, comme c'est le cas en psychiatrie, le savant ne sait à peu près rien, mais exerce d'autant plus aisément son autorité qu'il a d'abord persuadé le malade de son incapacité congénitale à jamais apprendre quoi que ce soit sur lui-même et sur les façons de recouvrer la santé.

Dans cette perspective, le nihilisme théorique se double alors d'un nihilisme pratique : pas plus qu'il ne s'autorise à parler sur la folie, l'antipsychiatre ne se permettra de parler au fou de sa folie, de le manipuler d'une manière ou d'une autre pour expérimenter sur lui l'efficacité d'élucubrations théoriques qui ne peuvent être que gratuites. En toute logique avec l'esprit du mouvement, les expériences de cure antipsychiatrique, au cours [18] desquelles la hantise de l'interprétation se conjugue avec celle de la domination, poussent le non-interventionnisme jusqu'aux limites soutenables de l'acceptation indifférenciée d'autrui. Le « pourquoi faire quelque chose » fait alors écho au « pourquoi dire quelque chose » du nihilisme théorique. La seule attitude licite consiste en une « confirmation » délibérée de toutes les manifestations de la personnalité du malade, soignés et soignants partageant démocratiquement les expériences éprouvantes d'une désocialisation qui côtoie parfois l'horrible. L'antipsychiatre peut alors se laisser aller à croire qu'en cet état de chaleur matricielle, l'état achevé de non-savoir auquel il est parvenu l'aura conduit aux frontières de la compréhension véritable de ses malades. La communication ne s'établit qu'avec la renonciation totale à la connaissance.

L'instauration active du climat de confiance et de liberté qui résulte d'une telle clôture théorique et pratique laisse au malade la faculté d'assumer intégralement une guérison « authentique », que l'antipsychiatrie oppose aux replâtrages fragiles de la reconformisation des psychiatries antérieures. Guidé par ses seuls désirs, sous les yeux étonnés mais fervents de l'entourage, le malade opère à son rythme et selon ses modalités propres la régression déstructurante des couches aliénées de sa personnalité, le voyage dans l'angoissante vacuité et enfin la reconstitution effective de sa personnalité. Personne ne sait ce qui s'est passé, personne ne veut le savoir ; au contraire, c'est l'absence de prétention cognitive (l'orgueil, la rigidité, qu'elle confère traditionnellement au personnel soignant) qui serait la condition nécessaire et suffisante de la guérison.

Si l'on juge de la valeur de vérité d'une thérapie par ses succès, celle de la cure antipsychiatrique n'est pas probante. D'une part, en effet, comme le montrent les statistiques publiées par l'école anglaise, le nombre des malades guéris est à peu près semblable à celui d'autres écoles ; on sait aussi que l'emploi de techniques classiques, l'usage « en quantité pas plus forte qu'ailleurs » des neuroleptiques, interfèrent constamment avec le traitement antipsychiatrique ; enfin, le concept même de guérison, sur lequel nous ne nous étendrons pas ici, prend chez les antipsychiatres des formes paradoxales qui limitent encore la portée des résultats.

Mais même en admettant que l'antipsychiatrie obtienne des résultats pratiques exceptionnels, ce qu'aucune comptabilité convaincante n'a encore démontré, il resterait à prouver qu'il faille en attribuer le mérite aux techniques utilisées et à l'esprit qui les a inspirées. Ici, comme pour toutes les thérapies, les voies de la guérison ne sont jamais claires : la foi, la suggestion [19] collective, le sentiment de porter la responsabilité d'une expérience, l'exaltation de vivre une étape historique peuvent biaiser, sans contrôle possible, l'effet des techniques utilisées. Plus qu'une doctrine préoccupée de rationalité et de rigueur expérimentale, l'antipsychiatrie et son parti pris de spontanéisme laissent grande ouverte la voie de ces biais méthodologiques. Elle sait les exploiter adroitement. La valeur intrinsèque des procédés thérapiques de l'antipsychiatrie n'est donc pas probante, pas plus que n'est déterminant l'a-théorisme fondamental qui les inspire.

Ces réserves d'ordre théorique et méthodologique nous paraissent pourtant moins graves qu'une critique de caractère épistémologique qui, nous semble-t-il, atteint l'antipsychiatrie au niveau de sa logique interne : elle concerne ses prétentions mêmes au spontanéisme de ses pratiques et, d'une façon plus générale, ses croyances en une possibilité de la suspension de la connaissance discursive dans l'appréhension d'autrui et dans les rapports interindividuels. A cet égard encore les positions de l'antipsychiatrie débordent le domaine de la pathologie mentale, elles concernent l'ensemble des relations entre l'action et la connaissance sociales.

Les expériences poussées du Pavillon XXI et de Kingsley Hall témoignent de la sincérité de leurs promoteurs : Laing, Cooper et leurs collaborateurs ont effectivement appliqué leurs principes d'ouverture inconditionnée et de confirmation totale d'autrui. Mais, tout d'abord, ce non-interventionnisme pratique et cognitif n'est pas lui-même spontané, il n'est jamais que le résultat de positions théoriques et méthodologiques préalables, qui en conditionnent l'existence et le déroulement de manière aussi « carcérale » que n'importe quel autre système interprétatif traditionnel : la non-action, la non-parole ne sont pas plus immédiates que leur contraire, comme eux ils s'apprennent, ils se concrétisent en comportements stéréotypés ; surtout, ils sont porteurs d'un sens qui découle de leur position à l'intérieur d'un système de pensée antérieur. La pratique antipsychiatrique n'est donc en fin de compte qu'une application rigoureusement logique d'une théorie, cohérente et rationnelle, de l'incohérence et de l'irrationalité. Elle émane de personnes parfaitement « raisonnables », plus précisément d'une élite surintellectualisée qui l'utilise, nous le verrons, à des fins idéologiques précises ; les antipsychiatres ne persuadent personne de leur ingénuité théorique et de leur résorption spontanée dans la folie de leurs clients : c'est toujours les premiers qui définissent et qui aident, les seconds qui sont définis et qui sont aidés. Lorsque, comme c'est le cas en France, les praticiens de la psychiatrie recherchent de surcroît le support théorique de philosophes professionnels, [20] l'hypocrisie de cette prétendue immédiateté devient flagrante. Sans nous étendre trop sur ces considérations épistémologiques, quelques exemples pris à différents niveaux stratégiques de l'antipsychiatrie montreront mieux comment elle transgresse continuellement ses postulats spontanéistes et antirationalistes, et comment, d'une manière plus ou moins licite, elle doit faire la part des exigences universelles de la production théorique et de sa communication. Mais, parallèlement, nous verrons comment ce refus de jouer le jeu de la connaissance discursive, cette dérobade devant ses limites et ses rigueurs, conjugués avec une utilisation clandestine de ses ressources, font de l'antipsychiatrie un modèle de production idéologique.

Tout d'abord, et quelles qu'aient pu être ses prétentions initiales à la communication immédiate, l'antipsychiatrie utilise, et avec quelle virtuosité, le langage conceptuel, c'est-à-dire qu'elle en admet la logique implicite et suppose de la part de ses usagers la reconnaissance et la permanence des conventions qu'il représente. Voici donc contrevenu un des postulats centraux de l'antipsychiatrie, celui de l'impossibilité de la communication interdividuelle cognitive. On sait comment, au moins à l'égal de leurs adversaires psychanalystes, les antipsychiatres couvrent l'édition de « flots de paroles » dont les formes agressivement révolutionnaires, les outrages à la syntaxe et aux règles de composition, les néologismes ne masquent guère les procédés rhétoriques très traditionnels.

Par ailleurs il est évident que le refus de désigner la folie autrement que par le terme désormais parodique de « schizophrénie », d'en classifier et d'en décrire les différentes formes, sous prétexte de ne pas étiqueter péjorativement les malades, de ne pas enfermer dans un compartiment conceptuel l'inexprimable unicité de chaque cas n'empêchent ni le fou ni sa folie de continuer à être marqués au poinçon d'une altérité inquiétante, plus inquiétante peut-être du fait de la mystérieuse opacité due à l'indifférenciation obstinée de ce concept unique. Quant au refus d'une typologie des folies, elle est illusoire : les sélections qu'opèrent les antipsychiatres, pour leurs expériences, de « beaux fous », de malades jeunes, en cours de premier ou de second épisode psychotique, présentant un environnement familial caractérisé, etc., n'équivaut-elle pas à une typologie pratique, même grossière ? Laing, d'ailleurs, à plusieurs reprises s'est explicitement préoccupé de classifications [10].

Enfin, de manière plus générale, l'antipsychiatrie se présente [21] comme un discours non interprétatif de la folie, comme, on l'a vu, une description « phénoménologique » d'expériences individuelles et d'expérimentations collectives sémantiquement neutres ; par son mépris de la spécificité irréductible de chaque être humain et de sa liberté existentielle fondamentale, la psychiatrie classique, comme toutes les sciences humaines, se mettrait en contravention avec la vérité lorsqu'elle introduit un ordre rationnel dans la conduite humaine, marquée en fait par l'indétermination. Or, si Laing, Cooper et Esterson ont honnêtement tenté dans leurs premiers ouvrages un compte rendu non explicitement interprétatif de cas individuels de folie, déjà à ce niveau la mise en place des éléments du modèle explicatif était faite : par la sélection des éléments de l'environnement du malade, de ses relations avec eux, par l'agencement des faits bruts et la composition même des histoires de vie, automatiquement le lecteur était conduit à la « bonne » interprétation. Puis, très vite, les auteurs passaient à un point de vue soi-disant « structural » sur la micro-société familiale, asilaire, où, là encore, se dessinaient en filigrane le sens et l'effet « vrais » des rapports de force supputés entre individus impliqués dans les différents systèmes. Enfin, chez Cooper essentiellement, on arrive rapidement à un modèle rigide d'interprétation, qui conjugue le déterminisme le plus étroit à la généralisation la plus totale : c'est la famille, l'hôpital psychiatrique et, par ses instances diverses, la société, qui est désignée comme la cause dominante, voire unique, de la folie de ses membres. Cette entreprise de dénonciation causaliste est, on le sait, encore plus violente chez les antipsychiatres français et italiens.

Il est inutile de démontrer davantage que toutes les écoles antipsychiatriques sont d'abord des milieux de productions théoriques, accessoirement assortis d'une pratique plus ou moins adéquate. L'exemple anglais, celui qui a le plus authentiquement tenté cette expérience athéorique, témoigne qu'il n'est pas de pratique sans théorie implicite sous-jacente, parce qu'il n'est pas d'action humaine qui n'ait un sens, aussi hasardeux soit-il d'en établir l'objectivité. Obscur et intuitif au départ, flottant, dans l'esprit des praticiens, il se précise, se fixe et devient rigidement univoque par les nécessités de la communication : la volonté d'expliquer à l'entourage, de le convaincre dessine fermement les contours d'une réalité qui n'était au départ que conviction émotive.

Les expériences antipsychiatriques apportent ainsi une pièce supplémentaire au dossier de la rationalité et de la connaissance discursive ; elles témoignent, s'il en était encore besoin, de l'impossible viabilité de la connaissance intuitive dès qu'il s'agit [22] de sortir des « prétendues évidences du moi » [11] et de la stérilité enchanteresse de l'expérience intérieure personnelle. Le langage conceptuel, avec les limites et les ressources de ses codes, est la voie nécessaire de ce déverrouillage. L'antipsychiatre qui « sent » intuitivement son fou et réussit avec lui des relations thérapeutiques efficaces, tente un jour ou l'autre de prouver le bien-fondé de son action, son ancrage dans une vision concertée de la maladie et la santé mentales. Cet inévitable aboutissement de la pratique réussie, cette rationalisation qui en est la fin normale, conduit alors immanquablement à la perte de la fraîcheur, de la coloration unique et de la plénitude de l'expérience première ; c'est cela que les antipsychiatres ne peuvent ni supporter, ni admettre. Pourtant cette détérioration du vécu, en quoi consiste précisément la construction d'un « objet » d'analyse, quel qu'il soit, cet arbitraire dans le choix des éléments retenus, ce découpage d'unités artificielles dans la nappe de la vie, la stérilisation, le statisme des modèles obtenus sont les contreparties certes désagréables mais inéluctables de l'accession à la connaissance ; elles paraissent encore plus insupportables lorsqu'elles s'appliquent à l'étude de l'homme et contribuent à sa « réification » mais elles n'en sont pas moins nécessaires. L'épistémologie des sciences humaines n'a certes pas attendu l'antipsychiatrie pour prendre conscience de tels impératifs ; mais depuis longtemps aussi elle sait que l'insurrection contre eux ou la dérobade n'ont jamais fait avancer les choses ; au contraire la désignation conceptuelle, la description, la classification des objets, la quantification, contre lesquelles l'antipsychiatrie se déchaîne, sont les étapes modestes [12] mais utiles vers des formes d'explications plus nobles mais plus problématiques, celles de la fonction et de la causalité.

Quelles que soient au départ les options métaphysiques du chercheur concernant l'être humain, conçu soit comme un système de réactions physico-chimiques complexes, soit comme l'enveloppe charnelle d'une âme immatérielle, dès que celui-ci devient objet d'étude, les lois de la connaissance imposent donc leur rigueur et le mettent sur un pied d'égalité avec n'importe quel autre objet matériel. On sait en particulier combien l'argument de l'irrationalité fondamentale de la nature humaine, sans cesse mis en avant par l'antipsychiatrie pour contrecarrer une approche scientifique de la maladie mentale, est faible, puisque l'introduction d'une rationalité dans l'objet de connaissance [23] est indépendante de sa rationalité intrinsèque. La seule connaissance qui mérite ce titre est la connaissance discursive c'est-à-dire rationnelle et faisant usage, dans la mesure du possible, d'une méthode systématique d'appréhension des faits et de preuve. Certes, les sciences humaines, qui n'échappent pas à ces obligations, ne sont, pour des raisons historiques ou congénitales, parvenues qu'à une étape inférieure de développement scientifique ; l'objectivité à laquelle elles peuvent prétendre est quantitativement et qualitativement inférieure à celle qui caractérise les sciences physiques : elle ne dispose pas, en particulier, d'une véritable méthode expérimentale. L'attitude la plus « scientifique » à leur égard consistera donc à se montrer d'une extrême prudence devant les résultats qu'elles obtiennent tout en cherchant incessamment à les améliorer par le fameux aller et retour dialectique entre le pensé et le vécu ; elle doit admettre les limites de la connaissance discursive appliquée à l'homme mais ne pas s'écarter d'un iota de la rigueur qu'elle commande. Or, la position antipsychiatrique est juste inverse : elle condamne, nous l'avons vu, la connaissance discursive mais elle y revient clandestinement de façon continue, puisqu'aussi bien le type d'appréhension immédiate qu'elle prône est intenable. En d'autres termes, elle utilise au gré de ses besoins et avec l'habileté que l'on sait les ressources d'un mode de connaissance, sans avoir à se plier aux exigences de l'objectivité qui lui est propre et sans se contraindre à demeurer à l'intérieur de ses limites. Elle jouit donc d'une grande liberté de manœuvre, passant en toute impunité des en-deçà du niveau épistémologique actuel des sciences humaines (entre autres par sa conception du facteur dominant et d'une causalité « magique ») à des au-delà utopiques (appréhension de totalités, et du mouvement par exemple). Cette utilisation sélective et occulte des armes d'un adversaire neutralisé au départ par des déclarations fracassantes de rupture caractérise précisément la production idéologique : elle permet d'avancer sans contrôle possible à peu près n'importe quelle proposition du moment que celle-ci s'articule de façon cohérente dans un système conceptuel garantissant à lui seul la légitimité de ses éléments.

Pas plus que n'importe quelle branche de la psychiatrie, l'antipsychiatrie n'est une science ; ni l'une ni l'autre n'auraient les moyens de l'être, nous l'avons vu au cours de la première partie. Mais alors que la plus grande objectivité consisterait à avouer ses tâtonnements tout en cherchant à se maintenir à l'intérieur d'une méthode qui a fait par ailleurs ses preuves, l'antipsychiatrie, jouant d'une rationalité à éclipse peinte aux armes d'une approche révolutionnaire, tire gloire de ses effractions [24] les plus voyantes à l'égard de l'objectivité. Les catégories du vrai et du faux ne lui sont pas pertinentes, elle fonctionne selon celles de l'efficacité et de l'inefficacité ; ses données théoriques ne précèdent pas les résultats de sa pratique, elles en sont seulement des « rationalisations » a posteriori. Au cours de la dernière partie nous situerons l'antipsychiatrie dans cette perspective idéologique.

III. — Caractère idéologique
de l'antipsychiatrie


M. Foucault l'avait montré avant l'antipsychiatrie, l'environnement cognitif de la folie, comme celui de la médecine, ont toujours relevé davantage de l'idéologie que de la science ; cette constatation nous est apparue comme toujours valable. Mais le style des langages tenus suit la courbe des épistèmè en vigueur dans les sociétés où ils ont cours ; c'est ainsi par exemple, en ce qui concerne la psychiatrie, qu'elle fut d'inspiration individualiste, rationaliste, élitiste, tant qu'une bourgeoisie intellectuelle et humaniste en guida les destins. De nos jours, elle est toujours entre les mains d'une classe bourgeoise surintellectualisée, dominatrice, mais qui, pour des raisons extérieures à notre propos, est en proie à des idéologies à caractère sociolo-gisant et autodestructeur. C'est ainsi, par exemple, que cette classe d'intellectuels raffinés s'élève contre l'usage de la raison, que ces parleurs et ces écrivains impénitents condamnent à jet continu le langage, et qu'enfin, assez bien servis en avantages matériels et symboliques par la société capitaliste, ils emploient l'essentiel de leur temps à travailler à sa désintégration. Enfin, ils excellent surtout dans l'analyse et la dénonciation de leurs propres tactiques de domination par le savoir et par le prestige. Ces idéologies des « anti », dont on a souvent montré déjà qu'elles sont moins révolutionnaires que nihilistes, pourraient être mises au nombre des contradictions de la société capitaliste à l'apogée de son développement matériel ; elle sécrète elle-même les systèmes de pensées qui lui seront les plus pernicieux et, pour leur assurer le maximum d'efficacité, elle utilise comme définisseurs ceux-là mêmes qu'elle a portés au pouvoir. Cet état de crise, au sein duquel l'antipsychiatrie joue un rôle de premier plan, s'inscrit dans un état général de désintégration culturelle au cours de laquelle, en particulier, les leaders traditionnels, aussi bien intellectuels que politiques ou économiques, perdent les premiers la croyance dans la légitimité des valeurs qui ont accompagné et soutenu la prise en main et l'exercice de leur autorité ; le spectacle permanent de leur mauvaise conscience, qu'ils livrent à un public étonné mais ravi, une tendance à [25] un masochisme exhibitionniste dénoncé par les plus lucides d'entre eux [13], témoignent de cette mise au rebut du principe même de la légitimité de leur statut social.

Le sens réel, les fonctions effectives de l'antipsychiatrie, que nous venons rapidement de situer parmi les mouvements idéologiques actuels, peut apparaître soit comme un additif au processus de détérioration du monde capitaliste occidental, soit comme une ultime tentative des classes intellectuelles bourgeoises pour sauvegarder leur audience, ou, encore, comme un essai par ces dernières de récupérer à leur profit le pouvoir branlant des autorités économiques ou politiques traditionnelles. Nous laisserons de côté ces différents points qui nous entraîneraient trop loin, pour montrer seulement comment ces fonctions ne s'avouent pas mais, consciemment ou non de la part de leurs agents, se dissimulent derrière un langage et des fonctions explicites, extérieurs au sens réel du mouvement, et destinés à apporter à sa clientèle des satisfactions d'ordre émotionnel, à la rassurer, la sécuriser ; à lui donner enfin la preuve du dévouement des définisseurs : de même qu'au point de vue de la connaissance, l'antipsychiatrie se voulait une nouvelle approche non cognitive de la maladie mentale, au point de vue social elle se définit comme une nouvelle éthique, propre à prévenir la folie, à améliorer le sort des malades mentaux et d'une certaine façon à les mieux guérir, par une révolution des relations interpersonnelles et sociales.

Or, pas plus que n'étaient fondées ses prétentions à une connaissance immédiate de l'Homme par l'Homme, n'apparaissent réalistes et effectives ses conceptions des rapports interindividuels et sociaux : les biais épistémologiques de l'antipsychiatrie laissaient prévoir le caractère idéologique de sa production théorique. Au cours de cette dernière partie nous cherchons à étayer ce jugement et à le préciser.

Tout d'abord, première caractéristique idéologique, les propos de l'antipsychiatrie ne sont que partiellement adéquats à leur objet. Nous l'avons constaté, elle n'utilise pas les moyens, et ne démontre pas la détermination caractéristique de la recherche de l'objectivité maximale ; ses préoccupations sont d'un autre ordre. S'il n'est pas de notre ressort de critiquer ses points de vue spécifiquement psychiatriques, nous pourrons mieux contester l'interprétation sinon la description qu'elle donne des milieux familiaux des malades et des sociétés asilaires : tandis que l'efficacité des neuroleptiques rend plus supportable [26] le sort des malades mentaux, risquant de vider en partie les hôpitaux psychiatriques et les cabinets des psychanalystes, c'est alors que l'antipsychiatrie accentue la virulence de ses attaques ; d'un autre côté, la peinture qu'elle fait des manœuvres coercitives des familles à l'égard de leurs jeunes, de celles des médecins et des infirmières envers leurs malades, arrive difficilement à faire naître l'image d'une domination insupportable ; si elle l'a été, elle ne l'est plus. L'opinion publique est bien trop sensibilisée à ces questions, parents, psychiatres et infirmières ont bien trop intériorisé leur culpabilité, et depuis longtemps déjà, pour avoir encore à apprendre quoi que ce soit de l'antipsychiatrie.

La fonctionnalité explicite d'un tel langage, évidente voici vingt ou trente ans, tandis que ses pionniers ne rencontraient aucune audience, n'est plus guère plausible actuellement, alors que l'emploi d'autres moyens a déjà modifié la situation qu'il dénonce. Mais, comme l'avait remarqué déjà Spencer, les vrais problèmes ne sont jamais conscients à ceux qui les vivent et ce n'est que lorsqu'ils sont en passe d'être enfin réglés que les idéologies dominantes les révèlent et les stigmatisent : elles sont ainsi toujours en retard par rapport à leur objet explicite [14].

Mais, nous l'avons vu aussi, le succès d'une idéologie est indifférent à sa valeur de vérité ; si elle réussit à persuader une clientèle, c'est par des cheminements extérieurs aux catégories du vrai et du faux. Parmi ceux-ci il en est un particulièrement bien exploité par l'antipsychiatrie, c'est l'harmonie avec les autres idéologies dominantes de l'époque ou, en termes structuralistes, sa relation fonctionnelle avec les autres éléments de la chaîne des signifiants collectivement appréciés à un moment donné. Nous laisserons de côté la question de savoir si ceux-ci répondent à des attentes antérieures du groupe ou s'ils créent des besoins ; s'ils sont l'expression adéquate d'un signifié objectif ou s'ils n'ont d'autre réalité que leur seule présence ; soulignons seulement l'effet de persuasion de ces faisceaux convergents de thèmes, qui répètent tous la même chose sous des formes à peine différentes.

Dans cette perspective, l'antipsychiatrie occupe une place de tout premier plan parmi les doctrines dites « contestataires » qui imprègnent actuellement aussi bien le monde pédagogique, que politique ou esthétique, et, plus généralement, social. Nous décrirons rapidement, et ce sera notre second point, l'adaptation qu'elle a fait de ces tendances à la psychiatrie, en faisant abstraction [27] des divergences de ses divers courants, les uns plus sensibilisés aux relations interpersonnelles, les autres plus orientés vers une interprétation politique.

D'une manière générale, il nous est déjà apparu que l'antipsychiatrie comme ses consœurs idéologiques prenait systématiquement le contre-pied des valeurs caractéristiques de la civilisation occidentale traditionnelle, valeurs que l'on pourrait assez bien résumer sous le concept weberien de rationalisation : se regroupent sous ce terme aussi bien le développement technologique, la bureaucratisation, voire la scientificité, qui, tous, ont eu pour effet de « désenchanter » un monde désormais soumis aux exigences de l'efficacité et à la réification cognitive ; enfin c'est à travers le même courant de rationalisation croissante que se seraient instaurées des formes de domination occulte et froide, plus néfaste qu'un leadership naturel, fondé sur la valeur personnelle des individus.

Face au règne du spécialiste, du bureaucrate, de l'institution, l'antipsychiatrie comme toutes les idéologies contestataires actuelles nous apparaît souvent, quoi qu'elle en ait, comme une tentative désespérée pour préserver une conception de l'homme apparentée par bien des côtés à celle de l'humanisme classique ; même ses attaques contre la raison s'adressent plus à celle qui s'exerce dans la science, et qui risque de réduire l'être humain à un complexe physico-chimique soumis aux mêmes déterminismes que le monde matériel, qu'à la raison essentiellement pratique, qui limite finalement les méfaits de la domination de l'homme sur l'homme. Face en particulier aux progrès de la médication chimique, de la recherche d'une causalité génétique de la folie, les antipsychiatres veulent encore réserver à l'homme une place déterminante aussi bien dans la formation ou la déformation de la personnalité de son semblable, que dans sa guérison.

Ainsi, ce sera le cautionnement par un autre être humain ou un groupe qui donnera au monde social ou physique sa valeur attractive : je n'aime X que parce que je m'aperçois que tu t'intéresses à lui et que tu le considères comme « valable » d'une manière ou d'une autre ; j'ai envie de tel bien matériel parce que tu le convoites, si personne ne le veut, il n'a plus de sens pour moi [15]. Plus précisément, Laing et Cooper expliquent longuement comment la confirmation répétée des actes et de toute la personne d'un individu par autrui est la condition sine qua non de la construction d'une personnalité normale. Je ne deviens moi qu'à travers les autres. Inversement, toute pathologie de la [28] personnalité peut être reliée à une action, négative cette fois, de l'autre sur moi. Cet entrelacs de relations positives ou négatives peut être direct, comme dans la famille de procréation par exemple, ou dans l'institution conjugale et psychiatrique ; mais il s'exerce aussi bien par le truchement d'institutions formelles ou non, jusqu'à englober l'ensemble de la société capitaliste et ses sécrétions infrastructurelles et structurelles, comme chez Deleuze, Guattari ou Basaglia, mais le principe fondamental est le même.

Cette personnalité de l'homme que les autres hommes avaient pour tâche de construire et que, dans le cas de la maladie mentale, ils ont ratée pour des motifs souvent indépendants de leur volonté, peut parfois être reprise en main par d'autres, plus « humains », c'est-à-dire plus aimants, plus « fous », que ceux que le malade a connus jusque-là ; même s'ils utilisent les neuroleptiques en quantité à peu près égale à celle des autres hôpitaux psychiatriques, les antipsychiatres anglais, américains ou français considèrent là encore l'action spécifiquement humaine comme déterminante dans la guérison du malade mental ; en effet, l'efficacité de la cure antipsychiatrique ou de la schizo-analyse serait, à les entendre, inversement proportionnelle aux connaissances médicales des soignants ; c'est l'être humain « nu », avec sa sensibilité native, sa compréhension intuitive de l'autre qui est le plus apte à laisser se dévider les fils emmêlés de la personnalité du schizophrène en régression vers une renaissance salvatrice ; le psychiatre, l'infirmier s'effaceront même devant ceux qui ont eu l'expérience personnelle de semblables voyages, les fous eux-mêmes, guéris ou non. On l'a vu, en réaction contre la psychanalyse, l'antipsychiatrie se montre enfin méfiante à l'égard de la parole, instrument conceptuel d'une domination trop aisée. La communication gestuelle, la participation silencieuse aux mêmes activités, si possible physiques, la disponibilité, le partage des expériences comptent parmi les principales techniques thérapeutiques, indemnes de rationalité et de volonté de puissance.

Cette profession de foi dans l'efficience de l'homme sur l'homme, nous a semblé pourtant incompatible avec d'autres moments des théories de Laing, et surtout de Cooper, marquées par le pessimisme sartrien ; la communication entre êtres humains est impossible, disent-ils, puisque nous jugeons toujours de l'intériorité d'autrui d'après la nôtre, sur la foi de comportements extérieurs dont il est impossible de connaître les relations à la motivation interne. Les limites de la connaissance d'autrui, qui ont hanté la philosophie puis les sciences humaines, et qui paraissent insurmontables selon certains passages de leurs ouvrages, ne sont finalement pas rédhibitoires pour les antipsychiatres ; [29] en effet, après avoir montré comment l'action de l'homme sur l'homme est prépondérante dans la formation ou la déformation de l'individu, ils réduisent finalement son rôle à celui d'une présence passive, muette et souriante, aussi bien lorsqu'il s'agit de former que de reformer une personnalité ; le meilleur, le seul appui non suspect que je puisse apporter à l'autre consiste à le laisser « être lui-même », sans risquer ainsi d'interférer avec une nature prédéterminée et assurée de ses fins et de ses moyens. On sait en particulier quelle prudence doit manifester l'entourage d'un malade qui, finalement, seul, fera le voyage de la mort et de la renaissance psychologiques.

Cette confiance inconditionnelle dans les vertus formatrices et réformatrices de la nature en général et de la nature humaine en particulier, aura donc permis aux antipsychiatres de faire le pont entre le pessimisme sartrien et leurs propres conceptions de F « identité complémentaire » inspirée de la théorie freudienne du fantasme. Le ton et le contenu de ces thèmes est, on le voit, en parfait accord avec les théories d'inspiration rousseauiste qui, aussi bien en pédagogie que dans le domaine éthique, imprègnent la pensée contemporaine. Leur optimisme concède à l'homme un rôle positif dans ses relations à autrui, mais seulement à la façon d'un révélateur, d'un catalyseur, comme une sorte de Socrate affectif chargé d'escorter l'autre, sain ou malade, dans sa quête du moi. « Etre soi-même », expression qui résume bien le caractère à la fois peu défini et ambitieux de cet idéal, c'est avoir d'abord la liberté d'une régression psychologique et physique pouvant aller jusqu'à la désocialisation totale, voire jusqu'au retour à la vie utérine.

Cette liberté pourrait à première vue être synonyme d'animalité ou d'existence fœtale, déboucher sur le néant. Mais en fait, cette destruction dramatique des couches d'une socialisation antérieure ratée, n'est pas une fin en soi ; elle ne représente jamais qu'un moyen pour renaître cette fois à la vraie vie d'une personnalité convenablement structurée. A cet égard les expériences du Pavillon XXI et de Kingsley Hall s'apparentent étroitement aux techniques de mort et de renaissance symboliques des rites shamanistiques et d'initiation. La « métanoia » représente un processus d'accumulation d'énergie en vue d'un rebondissement délibéré vers un état de santé positif qui n'a rien de hasardeux.

En effet, dans un diagramme célèbre, Laing situe la personnalité de celui qui, précisément, a réussi à devenir « soi-même » : à mi-chemin entre celle du fou dont il conserve la liberté créatrice et celle de l'homme dit normal, mais en fait aliéné de conformisme, auquel il emprunte un minimum raisonné d'adaptation [30] sociale. Ce personnage, dont on trouve plusieurs dizaines de variantes dans la littérature des sciences humaines nord-américaines, n'est pas original, lui non plus ; c'est à quelques particularités près l'homme « actualisé » de Rodgers, ou celui de l'open-mind de Rokeach, l'homme « humaniste » de Fromm, ou la « personnalité démocratique » d'Adorno.

Ainsi, même si la cure antipsychiatrique permet au malade des variations audacieuses et encore jamais admises socialement jusqu'ici sur le thème de la recherche du moi, en définitive les fins d'une telle thérapie ne sont ni indéterminées en soi ni originales ; surtout, elles ne peuvent en aucun cas représenter un retour à une problématique « nature ». « Etre soi-même » lorsqu'on a cessé d'être fou peut consister, peut-être, à être capable d'expériences intérieures rares de liberté et de communication au monde, mais extérieurement, c'est se remettre à vivre comme tout le monde, à travailler, à se réajuster à toutes les formes dites normales de socialisation. La fragile pureté de celui qui a vécu la merveilleuse et terrible aventure de la folie, n'est-elle pas alors menacée par la routine sociale, contre laquelle il est peut-être moins bien armé encore que le conformiste buté ? À l'égard de ce problème les écoles antipsychiatriques française et italienne prennent des positions brutales mais conséquentes : l'ex-malade mental n'a aucune chance de préserver sa personnalité neuve dans nos sociétés actuelles ; la solution, alors nettement politique, rejoint nos développements antérieurs concernant l'idéologie dominante de l'antipsychiatrie : elle préconise la création d'une antisociété où les droits à la folie de chacun seront assurés grâce à la généralisation de la culture antipsychiatrique. La théorie débouche donc ici sur une pratique révolutionnaire qui atteste, s'il en était besoin, le caractère idéologique du mouvement.

Par contre l'école anglaise, jusqu'à ces tout derniers temps tout au moins, ne propose guère de solution, se bornant au vœu d'une généralisation du type d'homme devenu « soi-même » décrit plus haut, c'est-à-dire essentiellement « libre » et « naturel ». Pourtant ses fonctions idéologiques, plus nuancées, n'en sont pas moins aisément saisissables et étiquetables. On remarque en effet que les attaques contre la famille ne débordent qu'accidentellement sur une remise en question d'un ordre social particulier dont elle n'est, somme toute, qu'un rouage ; d'une manière générale, pour les antipsychiatres anglais, la société est, nous a-t-il semblé, encore réductible à la somme des relations interindividuelles qu'elle abrite. Aussi on peut se demander si le fameux « être soi-même » n'équivaut pas en fin de compte à un remodelage de l'individu à un type nouveau de conformité : plus souple peut-être, plus complexe, se faisant plus d'illusion [31] au sujet de sa liberté et ses choix mais aussi étroitement fixé, impérieux. À son insu sans doute, l'antipsychiatrie, dans sa version anglaise essentiellement, ne fixe-t-elle pas les traits d'un nouvel « homme normal », vers lequel elle dirige adroitement le malade et auquel il devra bien s'adapter s'il veut mériter son label de guérison ? Même si, à la suite des psychologues américains de la liberté individuelle, l'antipsychiatrie a beaucoup travaillé à différencier l'homme « normal » de l'homme « adapté », ces raffinements conceptuels ne suffisent pas à écarter un doute qui nous est souvent venu à la lecture de leur programme : des mouvements comme l'antipsychiatrie, l'antipédagogie, l'anti-culture en général ne sont-ils pas fondamentalement hypocrites en procédant comme s'ils étaient dépourvus de finalités, même lointaines, comme s'ils laissaient véritablement à l'individu le loisir d'être et de faire n'importe quoi ? Or il n'est pas une pédagogie, une doctrine politique ou philosophique qui n'aient en arrière-plan une conception normative de l'homme et de la société, avec un arsenal de moyens, de tactiques propres à leur réalisation. Les manipulations auxquelles elles devront se livrer pour parvenir à leurs fins sont alors proportionnelles au caractère dissimulé de celles-ci. L'imprécision du type d'homme qu'elles proposent n'ôte rien à la pressante nécessité de s'y conformer. Contre celui qui se dérobe on ne portera plus les accusations désormais dépassées de « fou » mais celles de bourgeois, de fasciste, etc. L'immanquable dichotomie, le principe d'altérité analysés au cours de la première partie sont intacts.

Pour aussi antisociales qu'elles puissent se donner, ces idéologies de la liberté ne font-elles pas, à leur insu peut-être, le jeu d'une société ou de certains de ses segments qui, pour s'assurer de la conformité de ses membres, est obligée de leur chanter la chanson de la spontanéité individuelle poussée à ses limites extrêmes ? L'homme nouveau dont elle a précisément besoin n'est plus celui qui répondait présent aux ordres explicites dont elle enserrait toutes les formes de son existence par le truchement de la famille, de la religion ou de l'autorité institutionnelle, mais celui qui aime à considérer comme expression de sa liberté les déterminismes mêmes, sociaux ou naturels, qui le conditionnent. Le contenu des normes d'adhésion au groupe a pu changer, le fait de la conformité n'est guère remis en cause, même si c'est à des modèles de liberté individuelle. En définitive, seule la folie pourrait encore se permettre une liberté véritable, un « soi-même » authentique ; une semblable prétention appliquée à l'homme normal est fallacieuse et n'a qu'une signification idéologique.

Les partis pris naturalistes de l'antipsychiatrie trouvent donc [32] assez vite leur limite ; son « homme naturel » n'est somme toute qu'un type particulier d'homme social conditionné par des idéologies extrêmes de liberté individuelle.

Ces conceptions, reliées à des croyances libertaires plus larges concernant l'historicité, donc la réversibilité de la coercition sociale, sont évidemment communes à tous les mouvements contre-culturels contemporains. Elles nous acheminent vers une troisième caractéristique idéologique de l'antipsychiatrie : de même que la plupart des mouvements contestataires avec lesquels nous venons d'analyser sa parenté, elle est utopique. Nous constaterons par surcroît qu'elle présente certaines contradictions internes.

Tous les antipsychiatres s'entendent pour reconnaître et stigmatiser la domination brutale ou manipulatrice que la famille, l'hôpital, l'école et toutes les instances institutionnelles contemporaines, exaspérées par le système capitaliste, exercent sans répit sur l'individu ; dans une telle vision, chacun de nous, comme élément de collectifs variés, est le bourreau de tous les autres et de lui-même, pris individuellement. En d'autres termes, chaque individu est victime, en feed-back, des poussées de domination qu'il cherche à exercer sur tous les autres. Si l'on se reporte à la conception libertaire de l'homme vue plus haut, et de sa recherche individuelle du plus grand épanouissement, n'y a-t-il pas contradiction déjà entre la revendication d'un tel droit et l'indignation de l'antipsychiatrie devant le spectacle d'une société où chacun cherche d'abord son expansion matérielle et psychologique maximale ? Comme nous l'avons déjà constaté à d'autres niveaux, le problème de la coexistence des aspirations égoïstes et sociales de l'individu n'est jamais abordé de front par l'antipsychiatrie, il est tout de suite retaillé aux dimensions des différentes tendances du mouvement, et tranche dans le sens de leur argumentation. D'une façon générale, pour elle, les difficultés des relations de l'individu au groupe relèvent de la pathologie sociale et sont de ce fait guérissables : pour certains auteurs, on l'a vu, la solution est politique, pour d'autres, elle est philosophique, consistant en gros à un retour à l'indifférenciation chaude du Gemeinschaft quasi-utérin ; cette position n'est d'ailleurs pas sans filiation avec le fameux postulat du libéralisme économique de la correspondance des intérêts individuels et des intérêts collectifs.

En fait, si nous quittons le niveau des envolées verbales des antipsychiatres français pour observer plus attentivement les courageuses expériences anglaises, nous nous rendons vite compte qu'ils ont eux-mêmes pris conscience de la singulière difficulté qu'il y a à réaliser cet état de communisme anarchique, avec [33] des fous ou non comme protagonistes. Cooper, comme Hochmann, ont dénoncé les dangers de pareilles crises expérimentales, pour la santé mentale du personnel soignant autant que pour celle des malades, et le sentiment de bien-être que peut procurer le retour aux formes institutionnelles antérieures ; ni l'un ni l'autre n'a caché que les malades, les premiers, étaient las du désordre et de l'anarchie et qu'ils supportaient le plus mal l'ambiguïté de leurs relations avec les médecins et les infirmiers. Us ont parlé, certes, de « révolution trahie » et on peut admettre avec eux que les pressions contraires de la société ambiante ne favorisent pas la réussite de pareils bouillons de culture dissolvants. Mais il nous a semblé par ailleurs que les conditions internes de l'expérience ne correspondaient pas effectivement aux intentions de ses promoteurs. Au Pavillon XXI, comme à Kingsley Hall, le leadership reste toujours présent, même s'il n'est plus représenté que par la solidité institutionnelle d'un seul couple « normal », ou par des autorités en rupture de ban. Certaines remarques sans conséquences, et du même ton que celles que Neil peut faire à propos de Summerhill, montrent que si les fous, comme les enfants, sont naturellement braqués contre l'autorité explicite et officielle, celle des parents, des autorités, des éducateurs, ils la recherchent au contraire lorsqu'elle prend des formes parti-cipatoires ou de confirmation, et surtout si elle est exercée par des individus proches d'eux, par l'âge ou le statut social. Comme Neil utilisait abondamment le leadership des plus âgés de ses élèves pour contrôler les plus jeunes, Laing et Cooper comptent beaucoup sur l'ascendant de certains malades pour canaliser l'exubérance des autres ; au leader officiel dont on a appris à haïr le personnage à travers une tradition de relations difficiles, et qui avoue enfin correspondre aux pires accusations qu'on ait jamais osé porter contre lui, se substitue un leader charismatique, sécrétion spontanée du groupe, et d'autant plus prédestiné qu'il rayonne l'autorité du sein même de sa folie. Les liens affectifs qui lient désormais le nouveau leader à sa clientèle enferment celle-ci dans un bain d'émotivité peu propice à évaluation critique. Cette utilisation politique des corps intermédiaires, cette manipulation des individus par le démocratisme du peer-group font bien partie des caractéristiques modernes d'un leadership, qui, comme nous l'avons vu plus haut, réussit d'autant mieux qu'il s'immole publiquement. Plusieurs décennies seront sans doute nécessaires pour que de nouvelles idéologies dénoncent ce marché de dupe.

Enfin un dernier élément, le sens de leur importance historique, peut fausser aussi les conditions des expériences antipsychiatriques, surtout depuis le succès du mouvement. [34] Comme Neil l'a encore explicitement avoué pour Summerhill, les visites, les controverses publiques, le sentiment d'être en perpétuelle représentation, renforcent la conscience collective des membres de ces groupes et les portent immanquablement à se façonner une image de marque brillante. Rien n'est plus propice à assurer la cohésion sociale et à faire oublier les coercitions d'où qu'elles viennent, que le sentiment partagé d'un beau destin.

Les quelques points que nous venons d'énumérer remettent en cause le caractère absolument égalitaire des sociétés antipsychiatriques. Si celui-ci est aussi difficile à réaliser, la raison majeure ne tient-elle pas, comme nous l'avons évoqué plus haut, aux exigences mêmes de la socialisation, qui implique perte de liberté individuelle et fixation d'un immanquable leadership sur certains groupes ou certaines personnes ? Les certitudes de l'antipsychiatrie quant à une réponse négative à cette question sont en partie basées sur des références continuelles aux sociétés primitives, hauts lieux de liberté naturelle et de santé mentale. Or l'anthropologie a depuis longtemps redressé ce poncif et décrit ces sociétés comme bien plus coercitives, donc bien moins naturelles, que les nôtres. Parce que la sexualité, pôle d'attraction des idéologies libertaires, s'y exerce licitement à un âge plus précoce qu'en Occident, on oublie que le choix du partenaire sexuel, les limites spatiales et temporelles de la sexualité, les gestes mêmes de l'amour y subissent une réglementation à peine imaginable pour nous. Il en est de même de toutes les formes de relations sociales, entre les innombrables niveaux hiérarchiques que tressent les différences d'âge, de sexe, de prestige social, pour chacun des nombreux sous-groupes auxquels appartient l'individu et à l'occasion des manifestations apparemment les plus anodines des comportements quotidiens. La réputation, bien fondée semble-t-il, de santé mentale qui s'attache à ces sociétés, jusqu'à leur contamination par la culture occidentale tout au moins, signifierait-elle alors que les sociétés les plus coercitives sont les moins pathogènes ? Cette remarque s'accorderait avec le constat de la diminution des cas enregistrés de folie dans les sociétés occidentales momentanément revenues à la rigidité culturelle par suite de crises, la France de 1940 à 1945 par exemple : le nombre des fous y avait-il décru seulement parce qu'ils étaient morts de faim dans les asiles ?

La vérité n'est peut-être pas aussi catégorique ; dans le domaine connexe de la pédagogie encore, il n'est guère possible de démontrer si les familles autoritaires ou l'école traditionnelle « réussissaient » moins bien ou mieux l'éducation de leurs jeunes que les familles laxistes et les écoles modernistes. Nous l'avons [35] déjà vu plus haut, le bien-fondé de techniques pédagogiques ou thérapeutiques tient essentiellement à leur fonctionnalité par rapport à l'environnement culturel général, elles n'ont pas en soi une valeur intrinsèque ; dans le domaine de la psychiatrie par exemple, une société sacrale s'accommodera davantage de guérisons magiques et elle en favorisera la possibilité épistémologique et psychologique ; en accord avec sa foi dans les sciences exactes, l'Occident rationnel accorde plutôt sa confiance à une médication chimique ; il est fort possible qu'en réaction contre les accès de la rationalité contemporaine, les traitements psychiatriques qui réussissent effectivement le mieux sont ceux qui, sans négliger la chimiothérapie, laissent à l'individu le sentiment d'une liberté créative dont on lui aura préalablement démontré qu'il en manquait et qu'elle lui était nécessaire.

Mais, si nous laissons ouvert le débat concernant le caractère pathogène ou non d'une socialisation coercitive, un point nous semble incontestable, c'est la nécessité même de la socialisation, tête de turc de l'antipsychiatrie et des idéologies qui lui sont apparentées. L'antipsychiatrie a mis en évidence l'action pathogène des familles, elle a laissé dans l'ombre celle, encore plus probante, de l'absence de famille sur la pathologie infantile, puis adulte. En faisant le procès du double-bind et des contradictions perpétuelles qu'il impose au sujet, l'école anglaise ne met-elle pas, implicitement et à son insu, les carences de la socialisation à l'origine de la folie : caractère flou et incohérent des modèles proposés, système contradictoire des gratifications et des sanctions, rupture entre les normes explicites et les normes réelles ?

Si les sociétés dites primitives réalisent en général assez aisément la socialisation de leurs membres, peut-être n'est-ce pas tellement par la rigidité des sanctions qu'elles imposent que par le monisme et la permanence dont elles donnent une image intangible ; lorsque les rôles et le statut de chacun sont fixés sans bavure de la naissance à la mort, l'individu n'a qu'à endosser sans se poser de question une personnalité sociale standard, légitimée et soutenue par une vision du monde théologique, sans faille. De double-bind, d'élusion, de délusion, de collusion, point ou alors eux-mêmes si bien institutionnalisés que nul n'a à s'interroger sur leur signification ou leur limite. À l'inverse, l'importance des pathologies individuelles dans le monde occidental ne pourrait-elle être interprétée comme une difficulté congénitale qu'auraient nos sociétés à socialiser leurs sujets ; pluralistes, relativistes et changeantes, n'offrent-elles pas le spectacle d'un double-bind généralisé au sein duquel s'entrechoquent les visions du monde, sont remises en cause les valeurs [36] maîtresses, se contredisent des normes, éclatent des statuts, sans qu'aucune instance ou institution puisse ou ose prendre la responsabilité d'une interprétation unifiante de l'ensemble ? À la sécurité intellectuelle qu'offrent les rudes systèmes traditionnels s'est substituée une contingence que l'individu ballotté ne sait souvent comment dominer.

Nos sociétés, à l'inverse de ce qu'en pensent les antipsychiatres, sont sans doute moins coercitives qu'aucune société antérieure, mais elles ne savent plus assurer la socialisation de leurs membres ou tout au moins elles cherchent à la réaliser par des moyens ruineux pour l'équilibre des individus : en effet, après les conditionnements autoritaires du monde traditionnel, après l'intériorisation solide de normes abstraites de cultures intro-déterminées, les sociétés other-direcled proposent au sujet une adaptation épuisante à chacune des personnes avec lesquelles il entre en relation ; stratégie, diplomatie, souplesse, ouverture à l'autre deviennent alors ses mots d'ordre dans un climat d'instabilité, de relativisme continuel. La somme d'énergie demandée à l'individu est pesante et harassant l'effort qu'il doit faire pour préserver une zone personnelle, relativement stable et ordonnée, de certitudes morales et intellectuelles. Dans une telle perspective, la folie, avec ses normes, ses modèles, ses institutions, les réponses qu'elle donne à la quête individuelle, peut apparaître comme un havre, une sorte de monastère dérisoire du monde moderne. Comme l'a montré Hochmann, l'individu y deviendra le « personnage poli, sérieux, ennuyé et bien dressé » qu'on ne lui permet plus d'être dans la société libertaire « normale ». Face à un monde sous-socialisé ou mal socialisé, la maladie mentale représente donc en quelque sorte une sursocialisation ; en échange de sa liberté, le fou viendrait chercher à l'asile la sécurité et l'encadrement, même coercitifs, dont il a besoin et que son groupe refuse de lui donner.

Une question se pose alors : qui décide, inconsciemment certes, d'être fou ? Le poids du conditionnement familial joue sans doute un rôle dans ce choix, mais on peut raisonnablement penser que c'est sous des formes beaucoup plus complexes, moins unilatérales que ne l'imagine l'antipsychiatrie. Enfin, comme nous y avons plusieurs fois fait allusion, les conditions extérieures de la formation de la personnalité n'agissent jamais directement, elles sont toujours médiatisées, redéfinies par les couches de la subjectivité individuelle déjà en place ; par exemple, nous avons souvent pu observer au cours de nos enquêtes sociologiques combien la coercition sociale pouvait être perçue différemment selon les conditionnements antérieurs des individus qui la subissent. Or le premier type de conditionnement de la personnalité, celui [37] sur lequel se greffent tous les autres, n'est-il pas indubitablement génétique puisque, dès la cellule initiale, il est déjà en place, et qu'à la différence des conditionnements extérieurs il n'est pas susceptible de variation au cours de l'existence individuelle ? Un déterminisme d'une telle évidence ne peut d'un revers de main être balayé au profit de causes aussi discutables que les soi-disant sévices psychologiques auxquels les familles soumettraient leurs sujets malades : les conduites à la fois affectueuses et maladroites, les injonctions qui prennent les formes, le décalage permanent entre ce qui est dit et ce qui est pensé, ce qui est cru et ce qui est vécu, ne composent-ils pas la trame la plus courante des relations familiales, comme de la plupart des relations sociales ? Celui qui ne surmonte pas ces inconvénients, moins brutaux dans le milieu familial que partout ailleurs, n'est-il pas déjà, génétiquement, mal armé ? Celui qui ne résiste pas au milieu familial, n'est-il pas, a priori, une victime désignée de l'enfer social ? Les antipsychiatres anglais ne donnent-ils pas eux-mêmes une bonne description, presque physiologique, du schizophrène lorsqu'ils le comparent à peu près à une boule de cristal si sensible, si fragile que le frôlement, même caressant, d'un autre objet, la ferait éclater ?

Conclusion

L'antipsychiatrie, comme elle s'en défend elle-même, n'est donc pas une entreprise scientifique ; toutefois ses prétentions à instaurer ou approfondir un type spontané de connaissance et de guérison de l'homme par l'homme ne sont pas fondées. Elle est, sans le reconnaître cette fois, une idéologie homologue à celles que notre époque a vu naître dans les domaines pédagogique, politique ou éthique et que l'on peut regrouper sous les concepts d'anticultures, d'idéologies contestataires. Nous n'avons pas fait un catalogue des caractéristiques de ces mouvements, nous contentant d'un point de vue sociologique sur leurs conceptions de l'individu et de sa situation dans le groupe ; leur vision d'un homme naturel et sain dans une société libertaire nous a semblé aussi utopique qu'est partiale la critique de l'univers psychiatrique. Toutefois la valeur d'une idéologie ne doit pas, à l'inverse du discours scientifique, être mesurée à l'aune d'objectivité et de cohérence qu'elle représente ; son projet est de persuasion et d'efficacité. L'audience de l'antipsychiatrie montre que le premier des deux buts a déjà été atteint ; le caractère anarchique de son influence actuelle n'exclut pas qu'elle puisse en outre déclencher une révolution, scientifique cette fois, au [38] sein d'une psychiatrie dont elle a sapé le paradigme. Mais il y a gros à parier que les progrès décisifs dans cette discipline ne seront pas le fait direct des antipsychiatres.

Département de Sociologie,
Université de Montréal.



BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGES

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[1] Laing parlera par exemple de « vrais » et de « faux » fous ; les expériences antipsychiatriques sont faites sur des malades récents et pas trop fous ; un psychiatre qui a demeuré plusieurs années à Kingsley Hall en déménagera lorsqu'il aura un enfant, car on ne peut, dira-t-il, « élever un enfant au milieu de fous » (cité par Guy Baillon, Introduction à l'antipsychiatrie, La Nef, mai-juin 1971, n° 42.

[3] Cl. Lévi-Strauss : en particulier, La pensée sauvage.

[4] Par exemple dans Smiley Blanton, Journal de mon analyse avec Freud, Paris, Presses Universitaires de France, 1973, p. 46.

[5] Cl. Lévi-Strauss, L'efficacité symbolique, in L'anthropologie structurale, p. 205 à 255.

[6] Le terme est employé au sens où l'entend U. Eco, La structure absente, Paris, Mercure de France, 1972, p. 160.

[7] Ici encore nous ne prendrons pas position sur un problème aussi nettement idéologique et hors de notre propos immédiat : les Ans sociales pouvant être conçues soit comme immanentes au groupe qui les utilise, soit comme créées machiavéliquement par des groupes dominants ou même par des leaders individuels.

[8] Notons-le, c'est le caractère inachevé de la science psychiatrique, les controverses dont elle est l'objet dans ses fondements mêmes, qui permettent la naissance et le succès de mouvements comme l'antipsychiatrie ; même si les écoles mathématiques ou physiques présentent des divergences, leur caractère scientifique, l'accord qui s'est fait sur les postulats essentiels de ces disciplines rendent impensables une antimathématique ou une antiphysique ; comme le montre l'exemple de la biologie lissenkienne, même les biais idéologiques les plus contraignants n'ont qu'une influence momentanée sur l'orthodoxie scientifique.

[9] On trouvera un développement complet de ces différents points en particulier dans Cooper, Psychiatrie et antipsychiatrie.

[10] Par exemple dans Laing, Le moi divisé.

[11] Cl. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, p. 329.

[12] Comme l'ont montré par exemple A. Jacob, La Logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970, ou M. Foucault, Les mois et les choses, Paris, Gallimard, 1970, etc.

[13] En particulier Hochmann, Pour une psychiatrie communautaire (cf. chap. : « L'institution »).

[14] Qu'on ne nous fasse pas dire que les milieux psychiatriques sont à l'abri de toute critique ; nous cherchons seulement à souligner l'accentuation unilatérale des points de vue de l'antipsychiatrie.

[15] Laing, Soi et les autres (IIe Partie : « Les formes de l'action personnelle »).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 16 mars 2019 18:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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