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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Douceville en Québec. La modernisation d'une tradition (1982)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de livre de Mme Colette Moreux, (1982), Douceville en Québec. La modernisation d'une tradition (1982). Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 1982, 454 pages. [Autorisation accordée lundi le 21 novembre 2003 par l'époux de Mme Moreux, M. Bernard Moreux]. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi.

Avant-propos (1)

Lorsque avec une petite équipe d'étudiants je passai l'été 1969 à Douceville (2), mes préoccupations s'écartaient délibérément de la sociologie des petites communautés, lassée que j'étais par plusieurs années d'enseignement de cette discipline sans relief. Ce qui m'intéressait alors, comme aujourd'hui d'ailleurs (3), c'était la résistance au conformisme dans un milieu aussi homogène et résorbant que peut l'être une petite ville québécoise de 7 000 habitants. Mais tout en mettant sur pied un instrument de détection systématique de ces «résistants» au conformisme, en le testant, en l'administrant, nous jouions en même temps et presque malgré nous aux anthropologues: dès le jour même de notre arrivée nous étions repérés, reconnus, regardés et ne pas entrer dans le jeu des relations interpersonnelles avec nos observateurs-observés eût compromis à coup sûr les chances de succès de notre recherche. Il faut dire aussi que la méfiance de la plupart des membres de l'équipe à l'égard des techniques impersonnelles du questionnaire nous poussait inconsciemment à voir de plus près ceux que nous voulions connaître autrement que par le numéro de leur dossier. Nous voici donc, pour les plus jeunes d'entre nous, arpentant la «main*», buvant des «cokes*» ou des «drafts*» avec les «gars de bicycles*», tandis que mon âge respectable me désignait pour les rencontres avec Monsieur le curé ou Messieurs les maires (4). Ceux qui aimaient la campagne allaient le soir se bercer sur les galeries avec les fermiers, tandis que les séances colorées des différentes assemblées locales enthousiasmaient les amateurs de sociologie politique. Aussi curieuse de nous que nous pouvions l'être d'elle, la population d'abord réticente accepta apparemment les justifications «scientifiques» que nous lui donnâmes dans les journaux, en chaire, aux conseils municipaux, de nos prétentions à aller «jusque dans les maisons privées» la faire parler de ses grands problèmes et de ses petites affaires; l'idée d'une «enquête» l'effrayait un peu, mais l'assurance qu'un livre sortirait de nos activités les légitimèrent. Depuis, je reçois régulièrement chaque année des lettres d'informateurs impatients qui réclament «leur» livre.

Ce qui devait arriver arriva et après quinze jours de terrain nous étions séduits par Douceville au point que la recherche initiale avec ses pré-tests, ses échantillonnages, sa codification et ses codages devint un pensum auquel nous nous astreignions le matin pour, l'après-midi et le soir, nous envoler vers l'observation participante et l'entrevue informelle. La petite communauté, cette petite sœur des pauvres de la sociologie, se vengeait et insidieusement nous noyait de messages dont nous n'avions prévu ni l'intérêt ni l'utilisation.

L'obligation presque morale de rendre compte de cette richesse ainsi offerte s'imposa et nous pûmes bientôt dire à nos informateurs ravis que ce ne serait pas un mais deux livres qui paraîtraient sur Douceville. Pourtant la perspective d'une monographie classique débutant par la description des instruments aratoires et finissant par celle de la philosophie de la vie me rebutait. Douceville demandait autre chose, mais quoi ? D'un autre côté, mes positions sociologiques étaient tout aussi peu assurées ; convaincue de l'insuffisance théorique et méthodologique de la tradition de la sociologie des petites communautés, aussi bien du côté européen qu'américain, mais soucieuse de ne pas étouffer l'originalité des formulations qu'elle permet, bien avertie qu'« il n'est de science que du mesurable » mais ne renonçant pas aux ressources de l'intuition, voulant sauvegarder enfin l'approche du « phénomène social total » en échappant au reproche de superficialité lié à la monographie, allions-nous faire du Bernot, du Lefèvre, ou du Warner, du Redfield, peut-être encore du Lewis ?

À ce stade de mes réflexions, deux évidences prenaient corps : tout d'abord, puisque la sociologie des petites communautés s'était réimposée à moi, il fallait honnêtement m'installer face à elle et essayer de faire le point sur mes griefs et mes attentes à son égard : les apports de la tradition sociologique des petites communautés pouvaient-ils être de quelque utilité dans notre cas et comment ? Ensuite, il importait aussi de cesser de jouer avec le terrain et de penser à bricoler une monographie avec les retombées de la recherche principale. Si nous ne voulions pas nous décevoir nous-mêmes, il importait de nous fixer un objectif précis et de collecter non plus au hasard mais de façon systématique les matériaux propres a le réaliser. Au cours de cet avant propos nous allons essayer de développer les résultats de cette autoconsultation et les décisions théoriques, méthodologiques et épistémologiques auxquelles elle nous conduisit.

Une première constatation englobe toute la question de la petite communauté : ni elle, ni les spéculations auxquelles elle donne lieu ne sont à la mode. Une des causes de ce discrédit serait la disparition progressive et inéluctable de l'objet d'étude: il n'y aurait plus ou presque de «vraies» petites communautés, comme il n'y aurait plus de « vrais » paysans et de ces formes de cultures dites «raditionnelles» qui firent les beaux jours de l'École de Chicago. L'éparpillement actuel des communautés locales sur un continuum allant de l'urban village à l'urbs in rure rendrait artificielle la conservation pieuse du concept même de petite communauté et de ses attributs classiques: petitesse, isolement, homogénéité, etc. Le concept de « communauté », de teneur sémantique tout à fait différente, détrônerait définitivement celui de petite communauté, englobant dans sa dynamique propre les quelques reliquats de la première.

Or, si l'on se réfère au destin parallèle que connaissent actuellement les « vrais primitifs », on se rend compte que, loin de provoquer le désintérêt scientifique, la menace de disparition d'un objet sociologique lui donne plutôt un regain d'intérêt, en en faisant une véritable pièce de musée. Aussi, nous semble-t-il, cette première explication de discrédit ne pourra être retenue; l'abandon physique et l'indifférence intellectuelle qui affectent la petite communauté ne sont-ils pas plutôt des expressions diverses, sinon les conséquences, d'une cause identique, le caractère marginal de l'épistémè ruralisante par rapport aux idéologies dominantes de notre époque : idéologies urbaines et industrielles avec tout ce que ces termes impliquent de mépris à l'égard de la petite communauté.

Cette hypothèse à laquelle nous apporterons plus loin d'autres appuis, nous fait déboucher sur un second volet de critiques : la sociologie des petites communautés est peu valable scientifiquement et s'associe mal aux efforts généralisés des sciences sociales et humaines pour atteindre à l'objectivité. Souvent endormie dans le genre monographique avec laquelle on a fini par la confondre, la sociologie des petites communautés évoque ainsi une sociologie mineure, aux limites de la spontanéité désarmée; l'ingéniosité des aperçus auxquels elle donne lieu masque mal ses faiblesses théoriques, et ses carences méthodologiques s'ornent, en vain, du titre pompeux de méthode qualitative. Cette «petite Thérèse de Lisieux de la sociologie» (5) n'a pas même l'excuse d'offrir une lecture délassante et Lévi-Strauss exprime l'opinion générale lorsqu'il évoque le «morne ennui» des études de communauté. Nous ne contesterons pas la validité de ces jugements, remarquant seulement que les faiblesses et les grandeurs d'un genre doivent moins être rattachées à sa «nature» spécifique qu'aux conditions sociales de sa production. Or il est bien évident que la sociologie, d'une façon générale, n'aime pas les champs; fille de l'urbanisation, de l'industrialisation et de leurs logiques spécifiques, elle mit cent ans à s'apercevoir que les deux tiers de l'humanité étaient peuplés de paysans, apparemment sans problèmes et sans relief, et que, ni elle, ni l'anthropologie culturelle, braquée sur la «pureté originelle» des primitifs, ne désiraient prendre en charge.

Parce qu'elles ne forçaient l'attention ni par leur agitation ni par leur exotisme, les petites communautés se sont toujours vues frustrées, simultanément, et d'un statut sociologique et d'un statut social «nobles». Alors que les grands noms de la sociologie naissante et croissante s'illustraient dans des spéculations centrées sur les phénomènes urbains, le monde rural était abandonné aux mains du tout venant, ethnographes, folkloristes, historiographes dont les bonnes volontés dispersées ne surent lui donner ni méthodes, ni théories adéquates.

Pourtant, les nécessités économiques des années 30 et les efforts financiers du ministère fédéral de l'Agriculture des États-Unis concentrèrent sur le monde paysan des intérêts, plus ou moins purs, mais dont la sociologie tira un moment profit. L'École de Chicago, qui se situe au confluent de cette opportunité et de la tradition allemande de la «Gemeinschaft» alors florissante, représente l'Âge d'or de la sociologie des petites communautés. Mais le retour à la prospérité industrielle aussi bien que l'épuisement théorique de la veine redfieldienne, suffisent à expliquer une régression rapide vers l'indifférence à l'égard de la ruralité et de ses expressions sociologiques. Seuls quelques nostalgiques du mythe des origines, quelques sociologues-paysans au style rustique osent encore, après la Seconde Guerre mondiale, faire la chasse aux quelques vestiges de statisme ou de sacralisme égarés çà et là dans un paysage campagnard qui refuse lui-même de les percevoir.

On pourrait croire que les problèmes politiques et économiques, culturels aussi, que les petites communautés et leurs habitants posent depuis une décennie auraient de nouveau stimulé l'imagination et le goût des chercheurs. Or, paradoxalement, les écoles sociologiques qui s'intéressent à ces remous opèrent sur la lancée de leurs idéologies personnelles, c'est-à-dire dans un esprit tel que non seulement elles n'apportent guère de dynamisme à ce domaine, mais que leur action théorique et pratique contribue à accentuer ce mouvement vers une dissolution et de la petite communauté comme telle et de ses connotations. Par exemple, les sociologues du développement, même s'ils se sont un peu dégagés des fins abruptement rationalistes des économistes, visent pourtant aux mêmes effets: arriver d'une manière plus ou moins coercitive à corroder la vision du monde originelle des populations des petites communautés en vue d'activités sociales plus «adaptées» au monde moderne. Entre sa «vérité» et celle des ruraux, l'impérialisme urbain instaure et déplore des écarts qui lui permettent de justifier des activités missionnaires, explicitement ou implicitement dissolvantes à l'égard du monde traditionnel.

De leur côté, les sociologues marxisants, qui se confondent accessoirement avec les gens du développement, s'agacent de l'approche fonctionnaliste appliquée généralement aux cultures préindustrielles et s'évertuent à déceler chez celles-ci des embryons de «conflits de classe» derrière l'homogénéité culturelle apparente, ou des germes de «prise de conscience» sous l'acceptation fataliste des hiérarchies. Intégrant difficilement les sociétés paysannes à leur modèle, ils condamnent la petite communauté à une existence postiche, sorte d'appendice encombrant des convulsions urbaines (6).

Dans un cas comme dans l'autre des visées ouvertement pragmatiques, politiques la plupart du temps, prennent le pas sur les spéculations théoriques, qui ne sont alors là que pour légitimer des interventions déjà décidées antérieurement; de toutes manières, par des cheminements divers, ces doctrines arrivent aux mêmes conclusions: il faut détruire la petite communauté qui, par ses «irrationalités», son caractère bricoleur et inégalitaire, est une offense permanente à l'efficacité et au démocratisme modernes.

Une appréciation du bien-fondé de telles optiques n'est pas de notre ressort, nous déplorons seulement qu'elles prennent prétexte de l'urgence de fins pratiques pour escamoter ou biaiser leurs préalables théoriques. Leur action constitue à notre avis une sorte de trahison à l'égard de la sociologie des petites communautés, à laquelle ces courants ne s'intéressent que pour mieux l'anéantir.

Pourtant un courant théorique « pur » coexiste avec les précédents. Son fondateur, Redfield, avait fait de la petite communauté un terrain de choix pour l'évaluation de la corrélation entre variables écologiques et variables culturelles. Cependant, déjà prisonnier de cette « dictature du concept » propre aux sociologies idéal-typiques, il avait dû renoncer assez vite à ses ambitions comparatistes pour se forcer à des fignolages rhétoriques au sujet de l'adéquation des types historiques, observés, au type pur, conçu à priori. Mais, tandis qu'il parvenait à intégrer ses scrupules théoriques à une production de monographies de premier plan, la plupart de ses épigones disséquaient son héritage en deux tendances boiteuses: ou bien la monographie descriptive, sèche et plate, parce que dépourvue d'élan théorique, ou bien la spéculation théorique, stérile parce que privée de données concrètes; préoccupés essentiellement de «revisites», «réinterprétations» et «réestimations» des hauts lieux géographiques et conceptuels de l'École de Chicago, ces disciples sont enfermés dans une problématique vieille de trente ans et il ne leur paraît pas démodé de s'interroger encore sur la pertinence du continuum folk-urbain ou sur celle de tels ou tels traits constitutifs du «type» (7). Les raffinements méthodologiques et théoriques que l'on peut mettre à leur actif témoignent certes de leur sérieux mais aussi de leur impuissance à dépasser un langage usé et sans surprise. Au lieu de chercher à poser de nouvelles questions. ils tentent avec insistance de trouver la bonne réponse à des problèmes dont il s'est avéré depuis longtemps qu'ils n'en comportent pas.

Notre séjour à Douceville nous a semblé une occasion favorable pour remettre une bonne fois toutes ces interrogations sur le métier et essayer de prendre parti à leur sujet. Au départ notre position peut se résumer en trois points :

1) Tout d'abord le concept même de petite communauté n'autorise pas une croyance en une « nature » universelle de celle-ci, qui serait faite d'un faisceau d'éléments érigés en « type » quasi normatif, à partir duquel toutes les communautés concrètes se verraient ou non décerner un label d'orthodoxie. S'il existe une probabilité, plus ou moins forte, de retrouver dans la plupart des communautés un certain nombre d'éléments socioculturels identiques, ceux-ci ne sont ni nécessaires ni caractéristiques; et surtout ils ne découlent pas automatiquement d'une «essence» propre à cette formule de sociation. Leur existence éventuelle pourra certes guider les hypothèses de travail, mais elle devra chaque fois être testée ; enfin la détection de ces traits ne représente pas une fin en soi, mais seulement la première étape d'un processus explicatif orienté vers d'autres buts que l'obsession de l'adéquation ou de l'inadéquation d'une communauté particulière au type pur.

2) Une théorisation libérée du carcan idéal-typique peut alors s'ouvrir à d'autres perspectives: la petite communauté cessera alors d'être le cadre morose de la perpétuelle vérification de sa propre légitimité conceptuelle, pour s'aligner sur des problématiques et des méthodologies identiques à celles des autres secteurs de la sociologie. Elle n'apparaît plus alors que comme un cadre physique neutre, comme peuvent l'être une classe sociale, une Église, une administration, et qu'un traitement théorique et méthodologique amènera au niveau d'un objet d'analyse indemne de présupposés contraignants. Il n'y aura plus alors une sociologie des petites communautés mais une sociologie politique, religieuse, de l'organisation, etc., ayant pour cadre une petite communauté. Cette dissolution d'un champ de spécialisation n'aurait guère que des retombées administratives.

3) Cette spécificité perdue au niveau théorique devrait être récupérée sur le plan méthodologique. En effet, comme l'avait bien vu Warner, entre autres, la petite communauté offre à cet égard des avantages uniques mais pas assez délibérément exploités: sa matérialité presque tangible, son unité au moins spatiale et historique, son caractère de totalité politique, économique, culturelle, lui confèrent les privilèges d'un objet presque naturel, donné, dont sont dépourvues la plupart des autres entités sociologiques. De plus, suffisamment peuplée et complexifiée pour permettre une quantification significative, elle offre un champ d'exercice illimité aux qualités «humaines» du chercheur: intuition, coup d'œil, sens de la relation humaine. Elle concilie donc les avantages des recherches in vivo et in vitro.

Dans cette triple perspective, ce travail cherchera à apporter une réponse aux questions suivantes: Quel objet représente Douceville en tant que petite communauté? Est-il apte à devenir le lieu théorique d'un problème sociologique? lequel? et quelles sont les méthodes les plus adéquates à la fois à la saisie de l'objet et à la résolution du problème?

Notes:

1. Cet avant-propos ne présente pas d'intérêt pour le lecteur indifférent aux problèmes théoriques posés par la sociologie des petites communautés.

2. Nom fictif comme tous les noms de lieu et de personne cités dans ce volume.

3. Volume à paraître sous le titre : « La résistance au conformisme éthique et religieux. »

* La signification des termes marqués d'un astérisque (régionalismes québécois et termes anglais) est donnée dans le glossaire porté en fin de volume.

4. Il y a deux maires à Douceville, la population ne se décidant pas à fusionner la ville et la paroisse originelles.

5. Préface de Guy Rocher, Colette Moreux, Fin d'une religion ?, p. viii, Presses de l'Université de Montréal, 1969.

6. La valorisation de l'agriculture et de la ruralité dans les modèles chinois, cubain, etc., remet toutefois en cause le caractère bâtard du monde paysan dans la vision marxiste classique.

7. Voir par exemple R. E. Pahl et E. Lupri, « La controverse », dans Sociologia ruralis, no 3-4, 1966 et no 1, 1967.

Retour à l'auteure: Colette Moreux, sociologue, Université de Montréal (1928-2003) Dernière mise à jour de cette page le Samedi 19 mars 2005 14:45
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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