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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Paul MONTMINY, “L’univers du loisir.” Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 9: “La culture”, pp. 362-369. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp. [Autorisation formelle accordée le 4 mai 2010, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[362]

Jean-Paul Montminy

sociologue et doyen de la Faculté des sciences sociales,
Université Laval

L’univers du loisir.” [1]

Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 9: “La culture”, pp. 362-369. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp.


La révolution industrielle du siècle dernier et les découvertes scientifiques qui l'ont suivie depuis ont profondément modifié les relations de l'homme en face du travail. Avant l'avènement de la technique, le travail étaie, à quelques exceptions près, surtout de type artisanal. L'homme accomplissait alors sa tâche dans un milieu humain restreint, parfois domestique. De plus, les relations qu'il avait avec le produit de son travail se situaient dans un cadre plus à sa mesure. L'artisan était d'abord propriétaire de ses outils, et, surtout, il avait seul ou, à peu près, la responsabilité de commencer et de terminer l'œuvre entreprise. Le travail gardait ainsi toute sa dimension humaine. Il était vraiment l'expression de la personnalité de l'artisan, l'accomplissement et le prolongement de cette personnalité.

L'apparition et le perfectionnement de la machine vont tout bouleverser. Les nouvelles techniques de production, nécessitant la concentration des moyens de production (machines, matériaux), sortiront le travailleur de son cadre familial pour le placer dans de grandes usines où les relations deviendront très tôt impersonnelles. Bien plus, une division des tâches poussée à l'extrême conduira l'ouvrier à un travail de plus en plus parcellaire lui enlevant pratiquement toute vue d'ensemble sur l'œuvre à réaliser. Lié à la machine qu'il doit servir, comme un esclave sert son maître sans trop comprendre, l'ouvrier répétera à longueur de semaine et d'année des gestes devenus mécaniques et qui n'apporteront vraiment pas de réponses à ses besoins d'expression personnelle. Un nouveau type d'homme est né : l'homme du travail. Une nouvelle civilisation se développe : la civilisation de la technique.

Cependant, l'âge industriel n'a pas eu que des résultats négatifs. Puisque l'ouvrier ne parvenait plus à trouver dans son travail un moyen de s'exprimer totalement comme personne humaine responsable et créatrice, il devait chercher [363] ailleurs une compensation à ce besoin vital. Tout naturellement, l'homme du travail regardera de plus en plus ses heures de non-travail à l'usine comme devant lui apporter cette réponse. Il allait de soi alors qu'il voulût multiplier ces heures de non-travail obligatoire, ces heures de loisir.

Or, assez curieusement, la technique qui avait contribué, pour une large part, à déshumaniser le travailleur, permettra à ce dernier, par son progrès, d'avoir plus de temps libre à consacrer à des activités humaines. Notons ici que le problème du travail demeure entier puisque ce n'est pas à l'intérieur, mais à l'extérieur de son métier que l'ouvrier trouve maintenant l'occasion de s'exprimer comme personne humaine.

Que le développement de l'industrialisation ait amené la réduction des heures de travail, et, du coup, ait donné naissance à une réalité sociologique nouvelle, le loisir, cela apparaît dans de nombreuses enquêtes menées ici et là à travers le monde.

Les données du Bureau du Recensement des États-Unis indiquent, par exemple, que, en 1870, la durée moyenne de la semaine de travail était de 66 heures. En 1956, on nous dit que cette durée est réduite à 41 heures. Le plan septennal russe de 1959 prévoit l'évolution vers une semaine de travail de 35 heures avec 2 jours de repos pour tous les ouvriers. Déjà à Akron, aux États-Unis, l'industrie du caoutchouc a des semaines de 32 heures. Tous les ouvriers ne jouissent pas encore d'une répartition aussi avantageuse de leurs heures de travail. Mais, si nous pensons que, dans la moyenne des pays industrialisés, la semaine de travail est d'environ 50 heures, nous remarquons ainsi que l'ouvrier actuel travaille quelque 2,500 heures par année, soit presque 1,000 heures de moins que celui de 1900 [2].

La technique qui a ainsi permis un accroissement du temps à donner aux loisirs a également, en augmentant le niveau de vie des ouvriers, ouvert la voie à de nombreuses possibilités de s'accorder des loisirs. Il n'est donc pas surprenant de constater la place énorme qu'occupe le loisir dans la vie de nos contemporains. Une rapide évaluation de nos occupations personnelles nous permettrait à tous de saisir concrètement la place que nous lui donnons. À un point tel, que certains auteurs n’hésitent pas à parler aujourd'hui d'une civilisation du loisir et d'un type nouveau d'homme : l'homme du loisir. Mais le loisir, devenu pour nous tous une réalité bien familière, a-t-il été intégré dans les systèmes de pensée sur le social ? [364] Les sociologues commencent à peine à analyser les points d'impact de cette réalité sur la société globale.

Il est nécessaire de souligner d'abord une double distinction quand on parle du loisir. Celui-ci ne peut être identifié purement et simplement au repos. Bien sûr, le loisir n'exclut pas une certaine oisiveté, mais il est beaucoup plus que cela. Avant tout, le loisir est une occupation. Il est, très largement, l'occupation de l'homme lorsqu'il se trouve en dehors de son milieu de travail professionnel.

Par ailleurs, il faut aussi faire une différence entre le loisir et la fête ou le jeu. Ces deux derniers phénomènes sont aussi vieux que l'histoire de l'humanité. Là encore, le loisir englobe la fête ou le jeu, mais il est un fait social d'une autre nature. Nous le disions plus haut, le loisir est né, à l'époque moderne, des conditions de contrainte et de déshumanisation engendrées par l'avènement de la technologie.

Pas uniquement un repos, pas uniquement une fête ou un jeu, le loisir est avant tout caractérisé comme une activité, une occupation. Mais si nous allons plus loin dans l'analyse du loisir, nous voyons que cette activité se distingue de l'activité propre au travail par son caractère volontaire ou libre. Si un système social ou moral peut imposer le travail à ses membres, aucun de ces systèmes n'a le pouvoir de les obliger au loisir : une activité libre, non rémunérée et qui apporte une satisfaction immédiate.

1- Loisir et travail

L'analyse sociologique du loisir exige cependant que nous fassions un pas de plus dans notre réflexion. Si nous voulons situer ce fait social nouveau, il faut le voir dans sa double relation au travail, d'une part, et, à la culture vécue, d'autre part.

Nous avons vu que l'univers de l'usine dans lequel la technique avait plongé l'ouvrier était un univers impersonnel où le travailleur ne parvenait pas à s'exprimer totalement comme personne humaine. Dans cet univers sa liberté était comprimée, voire même annihilée. L'ouvrier fut ainsi conduit à chercher hors de son travail, dans ses heures de loisir, l'occasion de se retrouver. C'est pourquoi, nous pouvons dire que le loisir a été une conquête des revendications ouvrières. La conquête d'une liberté qui permettait au travailleur de trouver une compensation, sur le plan humain global, à la contrainte imposée par son milieu de travail. Parce que l'ouvrier est absorbé dans un travail imposé, répétitif et parcellaire dont il ne comprend qu'une partie, alors il cherche dans le loisir l'occasion de réfléchir seul, de devenir responsable et autonome, de pouvoir suivre une expérience dans toute son étendue pour en acquérir une connaissance entière. C'est là [365] ce qui découle du témoignage des ouvriers mineurs dans le nord de la France [3].

Face au travail, le loisir apparaît donc comme une compensation. Il permet à l'ouvrier de retrouver un rythme personnel d'expression en suppléance à la cadence impersonnelle que la machine lui a imposée pendant tout le jour. Le travail n'apportant plus de réponses satisfaisantes aux aspirations humaines du travailleur, celui-ci cherchera à s'en évader, à oublier.

Mais si le loisir est une façon d'oublier, il n'est pas que cela. Il y a là un phénomène social plein d'ambiguïtés. Le loisir est plus que la fête ou le jeu, plus que les différentes distractions auxquelles il peut donner naissance. Il est souvent une tierce activité distincte des activités qui seraient de l'ordre de la nécessité comme le travail, distincte aussi des activités qui seraient de l'ordre de l'obligation comme les devoirs familiaux et sociaux. Nous aurions ainsi trois univers bien distincts, mais également en étroites relations : l'univers du travail caractérisé par la nécessité ; l'univers du familial et du social caractérisé par l'obligation ; l'univers du loisir caractérisé par la liberté. Pour devenir vraiment générateur d'une satisfaction introuvable dans le milieu du travail, le loisir exige donc une certaine gratuité chez celui qui s'y livre, gratuité qui pose des problèmes et au travail nécessaire et aux obligations familiales et sociales. En ce sens, le loisir est pleinement un fait social nouveau qui aura de nombreuses répercussions sur la culture de la civilisation industrielle.

Nous pouvons maintenant donner une définition plus complète du loisir. Nous empruntons celle-ci à J. Dumazedier : "Le loisir, écrit-il, est un ensemble d'occupations auxquelles l'individu peut s'adonner de plein gré, soit pour se reposer, soit pour se divertir, soit pour développer son information ou sa formation désintéressées, sa participation sociale volontaire après s'être libéré de ses obligations professionnelles, familiales et sociales" [4].

Ainsi formulée, la définition du loisir nous permet de dégager les trois fonctions principales de ce dernier. Le loisir est d'abord un délassement. En ce sens, il est réparateur des détériorations physiques nerveuses consécutives au travail en général et, surtout, au travail parcellaire et répétitif de la grande usine. Le loisir a aussi pour fonction de divertir. Il apporte ainsi une compensation à l'ennui et à la monotonie du travail. L'ouvrier se livrera alors, soit à des activités réelles lui permettant de changer le lieu de son univers obligatoire du travail pour retrouver un rythme personnel d'expression humaine, soit à des activités fictives. Nous aurons ici tout le jeu des identifications et des projections dans [366] lesquelles l'individu s'associe aux personnages de l'écran ou du roman pour la recherche d'une satisfaction compensatoire à la tristesse de son réel quotidien. Enfin, la troisième fonction du loisir, et la plus importante, est le développement de la personnalité. C'est ainsi que dans le temps le loisir délivre des limites de la connaissance pratique issues du milieu quotidien et permet une participation sociale plus étendue, plus variée et plus libre par le biais, par exemple, des associations volontaires. De plus, le loisir incitera alors aux attitudes actives. L'ouvrier trouvera ainsi une première réponse aux besoins intimes, et de toujours, d'affirmation de soi. Parce que le développement de la technologie a de plus en plus accentué la séparation entre la réflexion personnelle et l'exécution dans l'accomplissement de sa tâche, l'ouvrier cherchera dans ses temps libres la possibilité d'exercer et de manifester sa personnalité profonde, bref, il y cherchera la possibilité de s'engager totalement puisque ses heures de travail ne lui permettent plus cet engagement.

Les trois fonctions énumérées apparaissent aussi comme solidaires. Dans toutes les situations de loisir, du moins actif au plus actif, nous les retrouverons à des degrés variables comme une compensation aux activités du travail.

Face au travail, le loisir n'est cependant pas que compensation. Car, en plus d'apporter une satisfaction aux frustrations nées du travail en usine, les activités de loisir se présentent également comme un prolongement et un complément du travail. On remarque, par exemple, que des ouvriers spécialisés ou semi-spécialisés chercheront à utiliser dans leur "hobbies" certaines compétences acquises dans leur milieu de travail. Ceci nous amène donc à un élargissement de notre visée première dans les relations travail-loisir. En même temps que le loisir apparaît comme une compensation à la fatigue et à la monotonie engendrées par le travail, il apparaît également comme conditionné, pour une large part, par le travail lui-même. A un travail donné correspondra un loisir donné. Ce n'est donc pas un hasard si les mineurs de fond dans le nord de la France se livrent en si grand nombre à la colombophilie. Aux dires mêmes des mineurs, la liberté d'action, la douceur du pigeon, par exemple, sont à mettre en étroite relation avec l'emprisonnement et la rudesse du travail dans les galeries de la mine. Il faut donc noter maintenant une certaine dialectique entre les deux éléments d'explication du loisir que représentent la compensation et le conditionnement. L'ouvrier cherche ainsi à fuir son univers du travail, mais en même temps, et dans le choix même de son moyen d'évasion, il tiendra plus ou moins consciemment compte de cet univers du travail.

II- Loisir et culture vécue

Puisque le loisir a comme fonction le développement de la personnalité du travailleur, on comprendra facilement qu'il déborde la seule relation avec le [367] travail. Si l'on se rappelle, en effet, que l'ouvrier peut maintenant consacrer environ 25 heures par semaine à ses activités de loisir, il n'est donc plus possible de négliger l'influence du loisir sur la culture globale ; il n'est plus possible de négliger aussi les relations que celui-ci entretient avec cette culture.

Il importe donc de regarder le loisir comme une composante majeure de notre culture contemporaine, comme un élément nouveau qui a profondément modifié le vécu. Dans son livre, Vers une civilisation du loisir, J. Dumazedier a dégagé cinq aspects de la "nouvelle" culture [5].

Le loisir, dit-il, a donné naissance à un nouvel homo faber. Nous avons tous pris connaissance, en effet, de la vogue du "faites-le vous-même" (do it yourself) dans notre monde actuel. Alors que nous vivons au milieu d'une civilisation marquée avant tout par une division du travail poussée parfois à l'extrême, le loisir développe chez le travailleur de toutes catégories des attitudes d'artisan qui l'orientent de plus en plus vers un travail qui n'est pas son travail professionnel. Devenu par là indépendant et libre en face des comportements imposés par les besoins de la production, l'ouvrier peut alors retrouver un rythme humain répondant davantage à ses aspirations profondes.

Le loisir a aussi développé un nouvel homo ludens. Autrefois, les jeux et les fêtes étaient intimement liés au travail. Il n'est que de se rappeler, en effet, les soirées du monde rural où tout en "jasant", le cultivateur accomplissait les mêmes travaux de réparation de ses instruments. Aujourd'hui, l'invitation au jeu est permanente, et bien peu cherchent vraiment à y échapper sitôt sortis de l'usine.

Le loisir a encore donné naissance à un nouvel homme imaginaire. C'est ainsi qu'on a vu se développer une demande accrue d'œuvres de fictions et de rêves, demande en partie satisfaite par l'imprimerie, la radio, le cinéma et la télévision. Le travailleur cherche par là à compenser les frustrations et les brimades imposées à sa personnalité propre par son activité professionnelle. Il y aura alors chez lui une confusion entre le monde réel et le monde imaginaire. Et, l'ouvrier se projettera dans le destin des stars et des "Olympiens" selon l'expression d'Edgar Morin [6].

Jadis, les longues heures de travail ne permettaient pas à l'ouvrier de s'ouvrir à un monde autre que celui de ses activités quotidiennes. Aujourd'hui, de l'augmentation du temps libre est né un nouvel homo sapiens. Le loisir et la [368] propagande des mass media ont suscité chez le travailleur un besoin sans cesse accru d'une information portant sur les secteurs les plus divers de la production intellectuelle, et du coup, sans lien, souvent, avec le milieu de travail. Les "Digests", les journaux et les nombreuses revues de vulgarisation constituent des fenêtres ouvertes, accessibles à tous, sur les domaines les plus disparates.

Enfin, le loisir a permis l'apparition d'un nouvel homo socius. Il a suscité une prolifération parfois excessive de formes nouvelles de sociabilité et de groupements. Une fois son tribut payé aux obligations du gagne-pain et de la famille, l'ouvrier distribuera ses temps libres dans l'une ou l'autre, et souvent dans plusieurs associations. Il est significatif de noter que 35% des Américains sont membres d'au moins une association volontaire.

Les cinq composantes de la "nouvelle culture" ainsi influencée par l'avènement du loisir transportent avec elles des dangers et des tentations auxquels le travailleur n'échappe pas toujours. Le nouvel homo faber, ludens, ou imaginaire peut facilement faire contribuer son bricolage, ses jeux, ses rêves à une évasion qui, alors, ne viserait plus le travail uniquement, mais atteindrait jusqu'à une fuite hors de la société. Il abandonne ainsi le social pour ne protéger égoïstement que l'individuel. De même, le nouvel homo sapiens et socius, s'il n'élimine pas l'engagement dans le social, réduit celui-ci aux petits groupements, aux sociétés marginales de son entourage immédiat. D'autant plus, et cela est sérieux, que l'appartenance, pour un individu, à de multiples associations risque de le faire vivre totalement en dehors de lui-même [7][8].

Ce n'est pas un hasard si les dangers qui guettent la vie sociale du nouvel homme du loisir n'ont pas été davantage éliminés. C'est que les tentatives faites par l'ouvrier pour s'évader hors de la contrainte déshumanisante de l'univers du travail ne visent finalement pas les seules compensations à l'ennui que la tâche quotidienne impose. Les dangers de la "nouvelle" culture soulignés par M. Dumazedier nous renvoient ainsi, de nouveau, à l'explication du phénomène social-loisir par la compensation, mais a un niveau beaucoup plus profond.

La compensation cherchée dans le loisir n'est pas la seule compensation à la monotonie de la vie d'usine. C'est une compensation à l'échec même de la technique qui n'a pu apporter à l'individu un épanouissement humain total dans et par le travail. L'ouvrier s'efforcera donc de trouver ailleurs des compensations sur le plan 'professionnel, affectif et social. Il a besoin de s'exprimer totalement et selon un rythme qu'il choisit lui-même comme personne humaine. D'où la place très grande prise par le loisir dans notre monde actuel.

*    *    *

[369]

Le loisir, en effet, parce qu'il est gratuit et libre, comme nous le disions plus haut, parce qu'il vise la totalité du vécu permet au travailleur de répondre à ses aspirations les plus profondes. Dans ses heures de loisir, l'ouvrier, et même le professionnel, peuvent vraiment s'orienter vers l'expression d'un moi intime qui corresponde à leur être. Ils peuvent, par là, réaliser leurs désirs d'être des humains complets. Notons que, en ce sens, le loisir s'apparente à la religion. Comme le loisir, en effet, la religion est un choix gratuit, libre ; comme le loisir, la religion vise le vécu total. Mais l'un et l'autre, loisir et religion affrontent les mêmes difficultés.

Car, dans le loisir, l'ouvrier cherche la possibilité de se retrouver totalement comme personne humaine. Or, cela demande une lente et laborieuse maturation où les risques d'erreur ne sont pas à minimiser. Aujourd'hui, nous constatons que l'homme s'est acquis du temps pour le loisir, mais ce temps, il n'a pas été préparé à l'utiliser dans toutes ses dimensions.

Le manque de préparation et d'orientation dans le choix des loisirs conduit trop souvent le travailleur à ne rechercher que des loisirs strictement passifs. Aidé en cela par la technique elle-même qui a commercialisé le loisir, l'ouvrier optera pour un loisir qui lui est finalement imposé. Nous avons là un curieux paradoxe. Car la liberté que l'homme voulait retrouver en fuyant son milieu de travail, il l'abandonne à l'intérieur même de ses heures de loisir. A l'aliénation causée par le travail succède l'aliénation nouvelle introduite par un loisir que l'homme ne choisit plus vraiment. Une idéologie nouvelle prend ainsi naissance : le travail en vue de permettre le loisir. L'ouvrier se contente alors de vendre sa force travail, comme on vend une marchandise, pour s'évader dans un loisir qu'il ne contrôle qu'en partie. L'ouvrier fuyait l'univers du travail pour se retrouver, et voilà que le loisir de la civilisation industrielle l'invite à une nouvelle fuite hors de l'humain réel et profond. Invitation d'autant plus attrayante que les contraintes qu'elle transporte avec elle sont camouflées sous des dehors de facilité.

Il revient donc, comme un besoin urgent, à la société d'éduquer ses membres pour qu'ils sachent donner au loisir sa visée originelle : la possibilité pour le travailleur d'une expression humaine totale. Autrement, il y a danger que nous retournions au "panem et circenses", du pain et des jeux, de la civilisation décadente de la Rome du IVe siècle.



[1] Jean-Paul MONTMINY, o. p. "L'univers du loisir", dans Education des adultes, cahier no 12, Montréal, 1962, p. 29-40.

[2] Nous empruntons la plupart des données statistiques de ce paragraphe à l'article de J. DUMAZEDIER, "Ambiguïté du loisir et dynamique socio-culturelle", dans les Cahiers Internationaux de Sociologie, 22 (1957) 75-96.

[3] J. FRISH-GAUTHIER, et P. LOUCHET, La colombophilie chez les mineurs du Nord, travaux du Centre d'Etudes sociologiques, CNRS, 1961.

[4] J. DUMAZEDIER, Vers une civilisation du loisir ? Ed., du Seuil, Paris, 1962, p. 29. L'auteur donne en appendice une bibliographie intéressante.

[5] Cf. pp. 29 ss. Lire aussi Le Loisir, numéro spécial de la revue Esprit, juin 1959. Egalement G. HOURDIN, Une civilisation des loisirs, Paris, Calmann-Lévy, 1961. Pour le contexte canadien, Voies nouvelles du loisir, Montréal, Ed. ACC, 1961.

[6] E. MORIN, L'Esprit du temps, Paris, Grasset, 1962.

[7] W.H. WHITE, L'homme de l'organisation, Paris, Plon, 1959.

[8]



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 12 novembre 2013 5:41
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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