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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Paul Montminy, “LES GRANDS THÈMES DE L’ÉTUDE DU POUVOIR AU QUÉBEC.” In ouvrage sous la direction de Fernand Dumont et Jean-Paul Montminy, Le pouvoir dans la société canadienne-française, pp. 245-250. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1966, 252 pp. Troisième colloque de la revue Recherches sociographiques du Département de sociologie et d'anthropologie de l’Université Laval. [Le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis Dion, nous a accordé, le 2 juillet 2017, son autorisation de diffuser en libre accès à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[245]

Le pouvoir dans la société canadienne-française.

VI. PERSPECTIVE

 “LES GRANDS THÈMES DE L’ÉTUDE
DU POUVOIR AU QUÉBEC
.”

par
Jean-Paul MONTMINY

Les invités à ce colloque ont voulu réfléchir sur les multiples aspects du pouvoir dans la société canadienne-française. L'ensemble des travaux qu'ils ont présentés constitue, à n’en pas douter, un acquis important pour la poursuite des recherches sur le pouvoir dans notre société.

Ma tâche est de résumer les conclusions principales auxquelles sont arrivés les participants du colloque. La synthèse que je tenterai sera loin d’être complète. Je m’attacherai plutôt à dégager les grands thèmes de l'étude du pouvoir au Québec et je le fais sous forme de questions.

Si nous nous arrêtons à méditer sur le pouvoir, nous nous rendons vite compte que ce concept est ambigu. Il en est du pouvoir comme de plusieurs autres réalités sociologiques. Nous les utilisons couramment, elles sont partie intégrante de notre vécu quotidien. Mais lorsque nous voulons les cerner de plus près, nous sentons rapidement naître les résistances à nos emprises intellectuelles. Qu’est-ce en définitive que le pouvoir ? Comment expliquer cet ensemble de relations qui fait qu’un homme ou un groupe d’hommes puissent exercer une influence sur d’autres hommes, leur proposer des objectifs et les obliger, d’une façon ou d’une autre, à y participer ?

Il ne m’appartient pas de tenter à mon tour une théorie du pouvoir. Remarquons plutôt que les nombreuses interrogations soulevées par les participants à ce colloque ont fait ressortir l’ambiguïté du concept de pouvoir. Il n’est d’ailleurs que de relire les travaux des spécialistes sur la question pour discerner l’ambiguïté et le caractère mystérieux de ce concept. C’est ainsi que l’un d'eux, Bertrand de Jouvenel en vient à écrire : « Nous trouvons le Pouvoir en naissant à la vie sociale, comme nous trouvons le père en naissant à la vie physique... Le Pouvoir est pour nous un fait de nature. Si loin que remonte la mémoire collective, il a toujours présidé aux vies humaines. Aussi son autorité présente rencontre en nous le secours de sentiments très anciens que, sous ses formes successives, il a successivement inspirés. » [1]

[246]

L’affirmation de Jouvenel ne doit cependant pas arrêter les efforts d’explication sur cette réalité qu’est le pouvoir. Et nous savons que, de fait, elle ne les a pas arrêtés. Pour sa part, Fernand Dumont nous a dit que pour parler du pouvoir il fallait examiner les comportements humains. S’inspirant du schéma behavioriste, il a montré que tout comportement s’inscrit dans un rapport valeurs globales — valeurs particulières : la personne qui agit situe son action entre des valeurs globales auxquelles elles se réfère et des valeurs particulières qui sont précisément l’aboutissant de son action. Or, les valeurs globales qui inspirent, pour une part, les conduites de l’individu sont nécessairement en relation avec les normes culturelles transmises et véhiculées par la société. Toujours selon Dumont, c’est au point d’impact de la rencontre entre les valeurs globales et les valeurs particulières qu’on pourrait situer le pouvoir. Ce dernier apparaîtrait alors comme une mise en ordre, pas la seule, bien sûr, des comportements et des valeurs des individus par rapport à un ordre plus total des valeurs. Ce qui laisserait supposer, si j’ai bien compris l’exposé de Dumont, que le pouvoir se propose, en définitive, d’orienter l’action des membres d’une collectivité. Et pour atteindre cet objectif, il utiliserait la contrainte extérieure. Le terme de « contrainte extérieure » pourrait faire ici difficulté. J'aurai l’occasion de préciser plus loin le sens que je lui donne. Contentons-nous, pour l’instant, de dire qu’il est pris dans son acception la plus large.

Si l’analyse de Dumont est exacte, ce que je crois pour ma part, il faut admettre que le pouvoir doit obligatoirement se référer à des valeurs. En effet, aucun pouvoir ne saurait être sérieux, avoir chance de succès, s’il n’appuyait sa légitimation dans un rapport à un ordre total des valeurs. Le pouvoir cherchera ainsi à identifier les objectifs qu’il poursuit à cet ordre total des valeurs présenté alors à la fois comme sa garantie et comme sa raison d’être.

À partir de ce premier résultat de notre réflexion, nous pouvons dégager trois thèmes principaux et trois groupes de questions dans l’étude du pouvoir pour les mettre en relation avec la situation québécoise. Nos interrogations porteront successivement : sur les valeurs ; sur ceux qui vont les proposer et les mettre en œuvre ; finalement sur les modèles d’autorité alors employés.

1. Les valeurs

Les études sociologiques ont montré que, dans les sociétés dites traditionnelles, les valeurs étaient bien intégrées et même soutenues par une valeur plus globale qui jouait alors le rôle d’un pôle d’attraction dans l’organisation de la vie sociale. Cette valeur globalisante a été, tour à tour, le sacré dans les sociétés théocratiques, la noblesse et le sang dans les sociétés aristocratiques, les vertus militaires dans les sociétés guerrières. Il est évident, par ailleurs, que pareilles sociétés n’ont pas établi de cloisonnement [247] étanche entre ces valeurs qui s’appelaient l’une l’autre. Ce qui expliquerait le phénomène de la collusion des pouvoirs et la constitution de véritables power elites. Il en résultait une cohérence et une unanimité sociales très fortes. Le pouvoir avait alors pour fonction moins de repenser les valeurs admises, et souvent venues d’ailleurs, comme on l’a rappelé, que de soutenir et de protéger le système existant.

On aura reconnu la situation du Québec d'il y a à peine quelques décennies. Dans notre société, on peut signaler que la valeur globalisante était le sacré ou, plus précisément, la religion catholique.

Mais le Québec contemporain est, lui aussi, devenu une société de type moderne, en passe de devenir une société technologique. Ici comme ailleurs, nous assistons présentement à la désintégration déjà largement réalisée de l’unanimité sociale auparavant existante. Au niveau des valeurs, les sociologues ont montré que la perte de l’unanimité sociale dans les sociétés modernes avaient pour caractéristique principale l’apparition d’un fossé de plus en plus large entre le social public et l’existence privée.

Or, dans toute société, il existe une opinion prépondérante qui attribue une signification particulièrement élevée à certaines valeurs. Maintenant devenues plus diversifiées, les valeurs s’organisent autour de pôles culturels qui permettent aux sociétés modernes de retrouver une certaine cohérence. Ce faisceau de valeurs plus globales constituent en fait un système auquel peuvent se rattacher les valeurs particulières des individus pour y prendre appui.

Le Québec d’aujourd’hui, société en transition, me paraît osciller entre plusieurs valeurs importantes : nationalisme, consommation de masse, pluralisme religieux, etc. Existe-il une rencontre possible entre ces valeurs dominantes ? Sinon, vers quelle nouvelle valeur la société québécoise semble-t-elle s’orienter pour garantir son destin ?

Dans le même ordre d’idées, Fernand Dumont parle dans son exposé d’une distinction de plus en plus marquée entre le social public et le social privé, entre les valeurs de celui-ci et les valeurs de celui-là. Pourrait-on penser alors que dans les sociétés modernes (et encore une fois, le Québec en est une), il y aurait deux grandes catégories de valeurs : celles du social public et celles de l’existence privée, et qu’entre ces deux catégories la distance sera de plus en plus considérable ?

Pour ma part, il me semble que les dernières, les valeurs de l’existence privée, doivent en quelque manière faire référence aux valeurs du social global. Autrement, n’y aurait-il pas le risque que nous assistions à un désintéressement de plus en plus marqué à l’égard des tâches requises pour l’aménagement de la société totale ; que le Québec devienne un vaste groupe d’individualistes où chacun utiliserait la société à son profit personnel ? Nous touchons ici aux nombreuses difficultés que soulève la participation sociale.

[248]

Nous devons donc nous interroger pour savoir d’abord si une relation est nécessaire entre les valeurs du social public et celles du social privé. Et si la réponse est affirmative, quel serait ce type de relation dans la société canadienne-française ?

Par ailleurs, comme le dit Jean Lhomme : « Les valeurs et les systèmes de valeurs n’ont pas à être exaltés au hasard ». [2] C’est que dans le choix des valeurs nouvelles qu’elle propose, dans sa reformulation d’une conscience collective ou d’une conscience sociale, une société ne peut procéder à priori. Les nouvelles valeurs, la société les redéfinit à partir des anciennes, même si, en définitive, c’est contre les anciennes qu’elle le fait.

Comment le phénomène se réalise-t-il au Québec ? Dans son exposé, Léon Dion a montré que les systèmes idéologiques québécois se sont organisés autour de deux pôles qu’il appelle le conservatisme et le progressisme. Selon lui, le phénomène décisif du Québec contemporain consisterait avant tout « dans la soudaineté avec laquelle s’est opérée la substitution du conservatisme par le progressisme comme formule politique dominante ».

Substitution ne veut pas dire nécessairement disparition. Il serait alors opportun de nous demander quel rôle jouent encore les idéologies conservatistes dans notre société et quelle est l’importance sociale de ce rôle ? L’exemple pris par Léon Dion au sujet des débats sur le Bill 60 devrait, à mon avis, retenir notre attention. Nous remarquerions sans doute avec lui que dans la mise en place des valeurs il faut tenir compte moins du pouvoir politique et davantage des agents sociaux.

2. Qui va proposer et mettre en œuvre les nouvelles valeurs ?

En effet, les exposés de Gérald Fortin, de Jean-Charles Bonenfant et de Jean-Charles Falardeau, ont montré que le Québec connaît un remplacement de ses élites traditionnelles par des élites nouvelles. La caractéristique fondamentale de ces nouveaux agents sociaux serait qu’ils possèdent la connaissance, comme on l’a dit. Le Québec contemporain assisterait ainsi à la naissance d’une technocratie. Or, nous savons que dans un monde technocratique, personne et fonction sont séparées : le rôle et la fonction sont déterminés à l’avance, indépendamment en quelque sorte de la personne qui est appelée à les remplir.

Pareille situation doit, à mon avis, susciter l’intérêt du spécialiste en sciences humaines. Est-ce que le mécanisme de la technocratie, la séparation qu’il opère entre la personne et la fonction ne risque pas de dévaloriser les pouvoirs sociaux politiques et économiques en faisant d’eux des pouvoirs qui deviennent uniquement une administration des choses et non également une administration des personnes, comme autrefois ? C’est là une question importante dans notre société. Nous retrouverions ainsi la vieille idée de [249] Saint-Simon qui, dans sa conception de l'évolution progressive du pouvoir, croyait que ce dernier devait passer graduellement de l’administration des personnes à l’administration des choses. La conception saint-simonienne nous semble irréalisable.

Cependant, en se voulant une administration des choses, les technocrates, dans l’exercice du pouvoir et dans les valeurs qu’ils proposent, peuvent en venir à administrer des personnes comme si elles étaient des choses. Ne serait-ce pas là une idéologie technocrate possible ?

Par ailleurs, le technocrate peut bien vouloir diriger sans référence aux valeurs officielles de la société. Je crois cependant qu’il s’y réfère d’une façon, disons, occulte. Quels seront alors les aménagements concrets de son action ? La mise sur pied des nouvelles structures de l’éducation au Québec fournit ici un cas intéressant à analyser.

3. Selon quels modèles d’autorité ?

Pour proposer leurs valeurs et les mettre en œuvre, le pouvoir et les titulaires du pouvoir devront faire usage de la contrainte. Par contrainte, j’entends ici quelque forme coercitive que ce soit et qui est extérieure à l’agent. La contrainte, propre au pouvoir, présente ainsi un très large éventail allant de la répression du crime par la mort ou l’emprisonnement, en passant par l’opinion publique jusqu’à se retrouver dans les petits groupes de discussion. Les spécialistes de ces derniers n’apprennent-ils pas précisément aux sujets participants à accepter la contrainte du groupe, comme l’a illustré l’exposé du P. Mailhiot ?

Cet exercice de la contrainte, on peut postuler qu’il est en relation profonde avec les normes culturelles de l’exercice de l’autorité dans l’ensemble de la société. « L’autorité du père, écrit François Bourricaud, n’est pas celle du patron, celle du patron n’est pas celle du fonctionnaire ou de l’homme politique. Pourtant, ces rapports sociaux qui sont d’abord perçus comme différents, pourraient bien se développer selon des lois comparables ». [3] Arrêtons-nous ici aux modèles d’autorité à l’état spontané dans la structure même de la personnalité ou dans les petits groupes.

Dans son exposé, Marc-Adélard Tremblay nous a rappelé les relations d’interdépendance qui existent entre la configuration culturelle globale et la communauté familiale. Il en serait de même pour l’exercice de l’autorité et la référence que celle-ci font aux valeurs. Or, nous avons dit plus haut que la société canadienne-française avait perdu son unanimité sociale et que nous étions en présence d’une nette distinction entre le social public et l’existence privée. Nous pouvons peut-être, sur ce point précis, oser un parallèle entre la société familiale actuelle et notre société globale.

[250]

Si nous assistons à une crise de la société familiale canadienne-française, plus particulièrement du point de vue des modèles d’autorité qui y sont exercés, ne serait-ce pas que nous verrions se creuser également, dans la famille, un fossé entre les valeurs familiales communes et les valeurs particulières à chacun de ses membres ? Là aussi, et comme pour la société globale, chacun des membres de la famille deviendrait individualiste par rapport aux valeurs communes acceptées par le groupe.

Cette question mérite notre attention. Car si le constat est exact, la situation qu’elle provoque me paraît plus sérieuse que dans le cas de la société globale, les valeurs communes du groupe familial ne présentant pas un pôle d’attraction suffisant pour préserver bien longtemps l’unité de la famille.

Conclusion

En guise de conclusion, je voudrais formuler une question plus vaste sur la relativité des pouvoirs dans nos sociétés modernes. Cette question est la suivante : dans les sociétés modernes, qu’est-ce qui distingue le pouvoir politique des autres pouvoirs ?

Si les autres pouvoirs sociaux, par exemple le pouvoir économique, sont fonctionnels ou dysfonctionnels par rapport au pouvoir politique, nous pouvons nous poser trois autres questions : le pouvoir politique doit-il intégrer les autres pouvoirs ? comment va-t-il les intégrer ? au nom de quelle légitimation ou de quelles valeurs ?

Jean-Paul Montminy
Département de sociologie et d’anthropologie,
Université Laval.


[1] Bertrand de Jouvenel, Du pouvoir, Histoire naturelle de sa croissance, Genève, Constant Bourquin, 1947, 34.

[2] Jean Lhomme, « La notion de pouvoir social », Revue économique, 4, juillet 1959, 498.

[3] François Bourricaud, Esquisse d’une théorie de l’autorité, Paris, Plon, 1961, 25.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 12 novembre 2017 18:18
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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