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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Denis Monière, “L'état de la nation : Continuité et changements dans la culture politique du Québec moderne.” Un article publié dans la revue L’Action nationale, vol. 84, no 1, janvier 1994, pp. 72-85. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 8 décembre 2010 de diffuser, en accès libre, ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[72]

Denis Monière

L'état de la nation :
Continuité et changements
dans la culture politique
du Québec moderne
.”

Un article publié dans la revue L’Action nationale, vol. 84, no 1, janvier 1994, pp. 72-85.

Introduction [72]
Les contradictions du nationalisme québécois [72]
De l'ambivalence à la cohérence [76]
La question linguistique [77]
Libertés individuelles et libertés collectives [79]
Le décrochage politique [82]
Une culture de tolérance [83]
Conclusion [84]

Introduction

Depuis trente ans la société québécoise vit un processus de modernisation qui a exacerbé son problème d'identité politique. Ce problème identitaire se manifeste par un conflit entre deux types de nationalisme qui définissent différemment le sens de la communauté et les structures politiques qui doivent la représenter. À ce premier niveau de conflit s'est greffé plus récemment, surtout à partir du début des années quatre-vingt, une autre dynamique qui oppose les libertés individuelles et les libertés collectives et qui met en jeu le rôle de l'État comme agent de développement. Enfin, la diversification de la composition ethnique de la population pose le défi de l'intégration qui, associée à une faible natalité des francophones, rend encore plus aiguës les contradictions de la société québécoise.

Les contradictions du nationalisme québécois

Depuis trente ans, le Québec a vécu une profonde mutation des valeurs et des croyances qui s'est répercutée sur les choix individuels et collectifs. La modernisation de la culture et des institutions politiques a eu pour effet de faire disparaître certaines particularités comme la fermeture aux changements et le rôle prédominant de la religion catholique qui distinguaient la société [73] québécoise de son environnement. Elle a en ce sens favorisé l'intégration de la société québécoise aux valeurs et aux attitudes qu'on retrouve dans les autres sociétés occidentales. Mais si la modernisation de la structure économique et de l'appareil d'État ont eu un effet d'homogénéisation en favorisant le rapprochement du mode de vie des Québécois de celui du reste de l'Amérique du Nord, ces phénomènes ont eu aussi des effets inattendus en accentuant la différenciation de la culture politique et en générant d'autres clivages qui ont conduit à la crise politique canadienne.

Depuis la Révolution tranquille, la question nationale occupe le devant de la scène politique. Discuter de constitution est devenu un sport national, et il y a un large consensus sur la nécessité de réformer la constitution canadienne. S'il y a consensus sur les dysfonctionnalités du système fédéral, comme l'a montré le rapport de la Commission Bélanger-Campeau, il y a toutefois des désaccords sur le statut politique du Québec ou sur l'étendue des nouveaux pouvoirs qui sont nécessaires au Québec pour assurer son identité nationale.

Les débats constitutionnels qui ont cours depuis trente ans au Québec traduisent des divergences profondes de valeurs et d'attitudes vis-à-vis le sens de l'appartenance, les Québécois ne partageant pas la même conception du pays. On peut dire que le principal trait de la culture politique québécoise est précisément le caractère conflictuel de l'identité.

Les Québécois, sont plus attachés au Québec qu'au Canada.

Les enquêtes d'opinions montrent que les Québécois, tout en ayant une double loyauté, sont plus attachés au Québec qu'au Canada et qu'ils s'identifient plus au gouvernement du Québec qu'au gouvernement fédéral canadien. Il y a, par exemple, deux fois plus de Québécois qui se disent plus intéressés par les élections québécoises que par les élections canadiennes [1]. Leur identité [74] première est québécoise, celle-ci étant soit exclusive ou partagée avec le sentiment d'appartenance au Canada.

Maurice Pinard a rassemblé les données sur l'évolution de l'identification ethnique des francophones de 1970 à 1990 [2].

Tableau 2

Évolution de l'identification des francophones

Canadien français

Québécois

Canadien

Autres

1970

44%

21%

34%

1%

1977

51%

31%

18%

0%

1984

48%

37%

13%

1%

1988

39%

49%

11%

1%

1990

28%

59%

9%

2%


Ce tableau montre clairement qu'au Québec, depuis la Révolution tranquille, la référence à l'identité canadienne a toujours été minoritaire et qu'elle l'est de plus en plus, que l'identité traditionnelle canadienne-française régresse et que l'identité québécoise progresse inéluctablement dans l'opinion publique. Enfin, c'est au Québec où le degré d'allégeance au Canada est le plus faible (voir Gallup Report) [3]. Mais ces données illustrent aussi à quel point, pour une proportion non négligeable de Québécois, le sens de l'appartenance est problématique et pourquoi ils vivent une double loyauté politique, ce qui les rend ambivalents et indécis dans le choix du pays.

Au Québec, la référence à l'identité canadienne a toujours été minoritaire.

[75]

Cette ambivalence se traduit par la concurrence entre deux types de nationalisme : le nationalisme canadien-français, qui définit la nation comme un groupe ethnique minoritaire à l'intérieur du système politique canadien, et le nationalisme québécois qui se réclame du statut de peuple majoritaire et qui définit la nation sur une base politique et territoriale. Si ces deux courants se rejoignent sur la volonté d'assurer la persistance du fait français en Amérique, ils se différencient toutefois quant aux structures politiques qui offrent les meilleures perspectives de progrès pour les francophones. Contrôler le pouvoir politique et en faire le levier du développement collectif est l'objectif des nationalistes québécois, alors que les nationalistes canadiens-français soutiennent que l'appartenance du Québec à la fédération canadienne est préférable à la condition que ce fédéralisme soit asymétrique et reconnaisse le caractère particulier du Québec. Le Québec doit-il être une société distincte à l'intérieur du Canada ou doit-il plutôt se comporter comme un peuple et s'auto-déterminer ? C'est entre ces deux options que navigue l'opinion publique québécoise.

Au référendum d'octobre 1992, les Québécois ont rejeté le projet d'entente élaboré à Charlottetown parce qu'il n'allait pas assez loin dans la reconnaissance de nouveaux pouvoirs pour le Québec, alors que le reste du Canada a aussi voté majoritairement NON parce que les Canadiens rejetaient l'idée d'un fédéralisme asymétrique au nom de l'égalité des individus et de l'égalité des provinces.

Les positions du Québec et du Canada semblent de moins en moins conciliables.

Dans la conjoncture actuelle, les positions du Québec et du Canada semblent de moins en moins conciliables, et les constants refus du Canada d'accéder aux demandes du Québec ont eu pour effet d'amplifier le soutien à la thèse des souverainistes qui ralliait 24% de l'opinion publique en 1970 et qui, depuis l'échec des négociations constitutionnelles de 1990, recueille plus de 50% de l'opinion publique. L’appui à la souveraineté recueillait, [76]en août 1993, 56% de la faveur populaire selon un sondage Léger-Léger. À la fin de son mandat, l'ancien premier ministre du Canada, Brian Mulroney, mettait son successeur en garde contre le non-règlement de la question constitutionnelle qui constituait à son avis une bombe à retardement pour le Canada. Il y a donc eu un changement majeur dans l'opinion publique québécoise à l'endroit de la souveraineté qui est maintenant considérée par la majorité comme une option sérieuse. Certains ont caractérisé cette évolution de l'opinion publique de « virage souverainiste des Québécois » [4].

De l'ambivalence à la cohérence

Sur le plan des comportements politiques, on doit relever un changement important en ce qui a trait au vote des Québécois dans les scrutins fédéraux. Cette mutation est symptomatique de la maturation et de la pénétration de l'idéologie souverainiste et traduit une désaffection envers les institutions et les partis fédéraux.

La souveraineté est maintenant considérée par la majorité comme une option sérieuse.

Dans les années soixante‑dix et quatre‑vingt, plusieurs analystes ont caractérisé le comportement électoral des Québécois de paradoxal ou de contradictoire, parce que les électeurs québécois soutenaient des partis aux orientations autonomistes ou souverainistes aux élections québécoises, tout en appuyant massivement sur la scène fédérale le Parti libéral du Canada qui combattait le nationalisme québécois. L'absence des souverainistes québécois sur la scène fédérale expliquait en partie cette anomalie, car les électeurs souverainistes ne pouvaient pas s'exprimer conformément à leur option et étaient forcés, soit de [77] s'abstenir, soit de voter pour un parti qui combattait objectivement leur option.

En 1976 et en 198 1, ils ont élu le Parti québécois qui préconisait la souveraineté du Québec, et aux élections fédérales de 1974, 1979 et 1980 ils ont donné une majorité absolue de votes au parti de Pierre Trudeau, ardent défenseur de l'unité canadienne. Ce comportement n'était contradictoire qu'en apparence ; il traduisait la prédominance idéologique du nationalisme canadien-français et la réaction de solidarité d'un groupe minoritaire qui, par nécessité stratégique, tend à soutenir les leaders politiques de même origine ethnique. Ce type de stratégie défensive induisait aussi une forme de monolithisme politique, c'est-à-dire que les Québécois ne dispersaient pas leurs votes entre les trois principaux partis qui se faisaient compétition, soit le Parti libéral, le Parti conservateur et le Nouveau Parti démocratique. Ils concentraient plutôt leurs votes sur un seul parti afin de faire élire le plus de députés possible et de maximiser ainsi leur influence au gouvernement fédéral. En 1980, ils ont élu 74 députés libéraux sur 75, et en 1984 et, en 1988, après que le Parti conservateur se soit donné un chef provenant du Québec et que le Parti libéral ait choisi un chef anglophone, ils ont transféré leur soutien en élisant respectivement 58 et 63 députés conservateurs sur 75.

Or, depuis l'échec du lac Meech en 1990, cette continuité de comportement a été brisée par la création du Bloc québécois qui a réussi a canaliser le soutien des nationalistes québécois et à devenir le parti qui recueille le plus d'intentions de vote au Québec. Cette nouvelle cohérence ou cette homologie entre le vote souverainiste au Québec et le vote pour le Bloc aux élections fédérales a été confirmée par l'élection de 54 députés du Bloc.

La question linguistique

La création du Bloc québécois a réussi à canaliser le soutien des nationalistes québécois.

Derrière le débat constitutionnel se profile un problème de fond qui est la gestion du conflit [78] linguistique. La sauvegarde de la langue française a toujours été au coeur de la conscience nationaliste. La peur de disparaître par effet d'assimilation a angoissé toutes les générations de Québécois. Ce sentiment d'insécurité s'appuie sur des faits têtus. Le Québec est la seule province où les francophones sont en majorité avec 82% de la population mais dans l'ensemble canadien, ils ne représentent que 24% de la population et leur nombre va en diminuant d'un recensement à l'autre en raison de la chute de la natalité, de l'arrivée massive d'immigrants qui choisissent de s'intégrer à la majorité anglophone et de l'assimilation des francophones qui vivent à l'extérieur du Québec. Dans un contexte de régression démographique et de minorisation dans l'ensemble canadien, le contrôle de la législation linguistique devient donc un enjeu capital.

Jusqu'au début des années soixante‑dix, le laisser‑faire prévalait, il n'y avait pas de législation linguistique et les immigrants s'anglicisaient. La langue des affaires, du travail, de l'affichage commercial, de la réussite sociale était celle de la minorité anglophone.

Dans un contexte de minorisation dans l'ensemble canadien, le contrôle de la législation linguistique devient un enjeu capital.

Après une décennie de conflits linguistiques, le gouvernement du Parti québécois fit adopter en 1977 la Charte de la langue française qui visait la francisation de la société québécoise. Ses principaux effets furent d'interdire aux francophones d'envoyer leurs enfants à l'école anglaise, d'obliger les nouveaux arrivants à envoyer leurs enfants à l'école française, d'obliger les entreprises de plus de 50 employés à se franciser et d'imposer l'affichage unilingue aux commerces. Les partisans de la loi 101 soutenaient que le Québec devait être aussi francophone que les autres provinces étaient anglophones, tout en protégeant les droits historiques de la minorité anglophone qui jouissait d'avantages considérables comparativement à la situation faite aux minorités francophones dans le reste du Canada.

[79]

Cette loi obtint un large appui dans la communauté francophone mais fut contestée par les anglophones qui ne pouvaient accepter l'hégémonie de la langue française au Québec et qui, au nom de la liberté d'expression, réclamaient plutôt une politique de bilinguisme allant jusqu'au libre choix de la langue d'enseignement. Une telle politique représentait pour les francophones une forme d'assimilation lente dans le contexte nord-américain où il y a seulement 2% de parlant français.

À l'occasion du rapatriement de la constitution canadienne en 1982, le gouvernement fédéral chercha à contrer la politique linguistique du Québec en introduisant une charte canadienne des droits qui faisait prévaloir les droits individuels sur les droits collectifs. Au nom de cette charte des droits, la Cour suprême du Canada invalida plusieurs chapitres de la Charte de la langue française et restreignit, de ce fait, le pouvoir de l'Assemblée nationale en matière législative en particulier en matière de langue d'affichage. Depuis lors, les forces politiques québécoises s'affrontent sur la question linguistique et cherchent un moyen de restaurer l'autorité de la loi québécoise sur la Charte canadienne des droits afin que le Québec soit maître de sa politique linguistique et que l'avenir du français ne soit pas soumis à la volonté du parlement canadien ou à celle de juges qui ne sont pas élus mais choisis par le premier ministre du Canada. La question linguistique est en ce sens un des enjeux majeurs du débat politique, et elle restera problématique tant que le Québec sera une province dans un pays majoritairement anglophone parce qu'une politique d'unilinguisme dans un pays légalement bilingue suscitera toujours la controverse et donnera une image sectaire à ceux qui la prônent.

Libertés individuelles
et libertés collectives


La question linguistique est un des enjeux majeurs du débat politique.

Dans les sociétés libérales, ces deux types de liberté ne sont pas antagoniques ; elles sont plutôt [80] liées et complémentaires : les deux servant à garantir les droits de la personne. Les libertés individuelles conformément à l'idéologie libérale protègent l'individu contre l'État et tendent à limiter son intervention, alors que les libertés collectives procèdent du pouvoir législatif et impliquent une action de l'État pour permettre aux individus d'exercer concrètement leurs libertés. [5] C'est le cas notamment des programmes d'accès à l'égalité en emploi.

Mais au Québec, cette relation est problématique car on évoque souvent les droits individuels pour s'opposer aux droits collectifs. Ce conflit de libertés découle de l'emploi de la Charte canadienne des droits pour restreindre les pouvoirs du Québec en matière linguistique. Ce conflit ne signifie pas que les Québécois sont moins attachés aux libertés individuelles puisque le Québec, bien avant le gouvernement fédéral, a adopté une charte des droits qui est par ailleurs plus complète que la charte canadienne [6]. Cette opposition traduit plutôt une lutte de pouvoir entre la majorité canadienne-anglaise et la majorité francophone du Québec. Si les Québécois s'opposent politiquement à la Charte canadienne des droits c'est principalement parce qu'elle a été promulguée dans le cadre du rapatriement unilatéral de la constitution en 1982 et non pas parce qu'ils rejettent les libertés qu'elle contient.

Les Québécois ont intériorisé les valeurs de la modernité et sont très attachés aux droits individuels.

Les Québécois ont intériorisé les valeurs de la modernité et sont très attachés aux droits individuels. Mais si les valeurs individuelles ont tissé de nouvelles normes de comportement, elles [81] n'ont pas éliminé le problème de l'identité et les incertitudes quant à la persistance collective. Les Québécois cherchent à concilier l'attachement à la collectivité et à la réalisation du moi. Cette dualité d'orientations les amène à soutenir des positions en apparence contradictoires.

Ils revendiquent des droits collectifs précisément parce qu'ils sont une minorité dans le cadre canadien où ils sont obligés de se servir du pouvoir politique pour assurer leur sécurité culturelle. Mais ils ne se comportent pas différemment des autres Canadiens lorsqu'il s'agit de défendre leurs intérêts. Ainsi, des organisations connues pour leur allégeance souverainiste n'ont pas hésité à recourir à la charte canadienne des droits pour contester des décisions du gouvernement du Québec. Ce fut le cas de la CEQ qui contesta la loi 111 qui imposait des amendes et des réductions de salaire de 20% aux syndiqués du secteur de l'éducation en 1983. La contestation de la constitutionnalité de cette loi s'appuyait sur le fait que les décisions du gouvernement du Québec n'avaient pas été traduites en anglais.

Les Québécois revendiquent des droits collectifs précisément parce qu'ils sont une minorité dans le cadre canadien.

Une étude récente a aussi montré que les Québécois invoquent autant que les autres Canadiens les clauses de la Charte devant les tribunaux et que les tribunaux québécois fondent autant leurs décisions sur la charte que les tribunaux des autres provinces [7]. Ce que les Québécois rejettent, ce n'est pas la Charte mais le fait que le tribunal étranger, dont les juges sont nommés par le gouvernement fédéral et proviennent en majorité des autres provinces canadiennes. Tout jugement est une interprétation et toute interprétation est fondée sur des valeurs. Or, tout naturellement, celles-ci tendent à refléter ce que pense la majorité canadienne qui n'est pas nécessairement favorable à l'affirmation de l'identité québécoise. Une charte [82] québécoise interprétée par un tribunal québécois ne soulèverait pas autant de controverses que celles engendrées par les décisions de la Cour suprême du Canada. Les Canadiens n'accepteraient sûrement pas qu'un tribunal arbitrant les différends commerciaux entre le Canada et les États-Unis soit composé en majorité de juges américains, car ils savent qu'à long terme ils y perdraient. À cet égard, les Québécois ne sont pas différents des Canadiens. En somme, c'est la légitimité de la Cour suprême et non pas les libertés individuelles qui est problématique pour bon nombre de Québécois.

Encore une fois, le conflit entre les droits individuels et les droits collectifs ne sera résolu que par un changement dans le statut politique du Québec, qui éliminera les contraintes inhérentes à la situation de groupe minoritaire et libérera les individus de la responsabilité du sort collectif en institutionnalisant l'existence nationale.

Le décrochage politique

Mais la réalisation du projet souverainiste ou encore la mobilisation sur la base d'objectifs nationalistes sont rendues plus difficiles dans le contexte actuel où se développe la tendance au décrochage politique. Depuis le début des années quatre‑vingt, avec le déferlement de la vague du néo‑libéralisme, le marché a remplacé l'État comme pôle de développement économique. Avec la crise des finances publiques, les États occidentaux ont montré leur vulnérabilité et leur incapacité à prendre en charge la gestion du social. Il en est résulté un affaiblissement de la légitimité de l'État, une augmentation du cynisme politique et une croissance de l'immoralité civique. Les citoyens pensent qu'il y a trop de gouvernements, trop de taxes, trop de fonctionnaires et trop de contraintes imposées par les syndicats.

Les États occidentaux ont montré leur vulnérabilité et leur incapacité à prendre en charge la gestion du social.

On constate qu'au Québec la résistance à cette idéologie est plus forte qu'ailleurs [8], en raison de la qualité de nos institutions démocratiques et de [83] la forte conscience nationaliste. Mais elle a malgré tout des effets délétères car elle mine les ressources de solidarité indispensables à la réalisation d'un projet collectif comme la souveraineté qui, par définition, suppose une forte participation politique et une identification à l'État. La mobilisation des soutiens nécessaires pour franchir les obstacles inhérents à un changement de statut politique devient problématique lorsque les ambitions individuelles tendent à se dissocier du projet collectif. À cette contrainte s'ajoutent les tensions générées par les changements démographiques.

Une culture de tolérance

Le Québec qui, il y a trente ans, était une société relativement repliée sur elle-même est devenu une société ouverte qui doit affronter les problèmes de toutes les sociétés développées dont celui de l'intégration des immigrants. Cet enjeu est particulièrement sensible pour un groupe qui est démographiquement minoritaire et qui ne contrôle pas la politique d'immigration, puisque c'est Ottawa qui fixe les quotas d'immigrants et que le Québec n'est pas maître politiquement de son territoire et de l'accès à ce territoire.

Le Québec est devenu une société ouverte qui doit affronter les problèmes de toutes les sociétés développées.

L'arrivée d'un plus grand nombre d'immigrants et leur plus grande diversité de provenance pouvaient mettre en cause la cohérence culturelle d'une société comme le Québec qui est déjà fragile sur le plan de son identité. Comment intégrer des immigrants qui, dans la très grande majorité des cas, ne connaissent pas le français et qui viennent s'établir dans un pays et sur un continent où la langue dominante, celle de la richesse, du succès [84] et de la promotion sociale est l'anglais ? Comment les amener à s'identifier aux aspirations d'une minorité linguistique qui est elle-même ambivalente quant à son statut et à son destin ? Comment se montrer tolérant et accueillant envers des personnes qui sont susceptibles de s'opposer à la volonté d'émancipation des Québécois par loyauté à leur pays d'accueil : le Canada ? Dans un tel contexte de tension politique et linguistique, les Québécois n'ont-ils pas manifesté un remarquable sang froid ?

Alors qu'ils auraient pu facilement verser dans la xénophobie, ils ont au contraire voulu relever le défi de l'intégration même s'ils étaient conscients de le faire dans une situation défavorable. Le nationalisme québécois, en raison de sa définition inclusive de la nation, a facilité ce changement de mentalité et cet esprit d'ouverture et de tolérance. Mais le dilemme évoqué ci-haut est profondément ressenti dans l'opinion publique. Le plus récent sondage réalisé sur les attitudes des Québécois à l'endroit des immigrants révèle que les Québécois se disent ouverts aux autres communautés culturelles mais qu'ils sont aussi exigeants à leur endroit, puisque 88% estiment que es immigrants doivent apprendre et utiliser le français [9]. Autrement dit, la libre concurrence des langues ou, ce qui revient au même, le libre choix de la langue d'enseignement et de travail pour les immigrants est incompatible avec leur intégration à la société québécoise. Le respect des autres semble passer par le respect que les autres portent à la culture de leur société d'accueil.

Conclusion

Le Québec a développé une culture politique originale qui tente de concilier l'affirmation de droits collectifs et la promotion des libertés individuelles.

En raison des contraintes imposées par l'histoire et la sociologie, le Québec a développé une culture politique originale qui tente de concilier l'affirmation de droits collectifs et la promotion des libertés individuelles. Les contradictions et les tensions qui émergent de cette dialectique découlent [85] du statut politique ambigu des Québécois qui sont incertains de leur propre identité et de leur vouloir-vivre collectif. Être une nation ou une minorité ethnique n'a pas les mêmes conséquences quant aux valeurs qui guident les choix collectifs. Et tant que la question nationale ne sera pas réglée, la primauté sera accordée aux droits collectifs.

Nationalisme et démocratie sont étroitement liés dans la culture politique du Québec moderne, et on peut dire que le Québec arrive en tête des sociétés occidentales pour la qualité de sa vie démocratique. Peu de sociétés ont vécu des changements aussi rapides et aussi profonds tout en maintenant un aussi haut niveau de tolérance. Même s'il y a des tensions entre les groupes ethniques et linguistiques, les relations sont cordiales et pacifiques. Les débats sur la question nationale et sur la politique linguistique, la tenue de deux référendums auraient pu dégénérer en conflit ouvert entre francophones et anglophones. Les mécanismes de socialisation ont réussi jusqu'à présent à éviter les débordements et les organisations politiques ont réussi à canaliser les mobilisations populaires. La modération et la patience peuvent être considérées comme les deux caractéristiques fondamentales de la culture politique des Québécois. Elles s'enracinent dans deux siècles de résistance à l'assimilation.

Nationalisme et démocratie sont étroitement liés dans la culture politique du Québec moderne.

Ces vertus seront mises à rude épreuve par les défis qui s'annoncent. Devenir une majorité, assumer les responsabilités inhérentes à la souveraineté politique exigera une grande maturité politique pour résister aux perturbations qu'entraîne tout changement politique. Cela supposera aussi que le système politique québécois aménage des relations harmonieuses, d'une part, avec les diverses communautés culturelles et avec les peuples autochtones, d'autre part. La culture politique québécoise devra devenir une culture nationale au plein sens du mot, c'est-à-dire une culture d'intégration politique.



[1] Voir J.-M. Léger et M. Léger, Le Québec en question, Montréal, Québécor, 1990, p. 169.

[2] Maurice Pinard, « The Quebec Independance Movement : A Dramatic pre-emergence » Journal of International Affairs, hiver 1992.

[3] Lorsqu'on demande aux individus de 18 ans et plus d'indiquer leur degré d'attachement au Canada sur une échelle de 1 à 10, on observe que c'est au Québec où cet attachement est le plus faible, 6,5 comparativement à 8,8 dans le reste du Canada. Voir Rapport Canadian Facts, 4-15 avril 1991.

[4] Voir E. Cloutier, J. H. Guay, D. Latouche, Le virage ou comment le Québec est devenu souverainiste, Montréal, Québec-Amérique, 1992. Richard Nadeau, « Le virage souverainiste des Québécois », Recherches sociographiques, vol33, no 1, 1992, p. 9-28.

[5] Pour une analyse détaillée de cette distinction, voir Henri Brun, « La charte des droits », L'Action nationale, septembre 1993, p. 894.

[6] La charte québécoise inclut tous les droits individuels couverts par la Convention européenne des droits, le Bill of Right américain et le Pacte international sur les droits civils et politiques. Elle comprend en plus des droits collectifs qualifiés d'économiques et de sociaux.

[7] Voir Andrew D. Heard, « Québec Courts and the Canadian Charter of Rights », Revue internationale d'Études canadiennes, 1993, p. 155.

[8] Une étude comparative sur les attitudes des Canadiens envers la politique et les politiciens a montré que c'est au Québec où le taux de cynisme politique est le plus faible au Canada, voir A. Blais et E. Gidengil, La démocratie représentative : perceptions des Canadiens et Canadiennes, Toronto, Dundern Press, vol. 17, 1991, p. 46.

[9] Voir La Presse, 1er septembre 1993.


Retour au texte de l'auteur: Denis Monière, politologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le lundi 3 novembre 2014 15:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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