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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Esdras Minville, NOTRE MILIEU. Aperçu général sur la province de Québec. (1942)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Esdras Minville, NOTRE MILIEU. Aperçu général sur la province de Québec. Montréal: Les Éditions Fides — l’École des Hautes Études Commerciales, 1942, 443 pp. Collection: Études sur notre milieu. Une édition numérique réalisée par mon épouse, Diane Brunet, bénévole, guide de musée retraitée du Musée de La Pulperie de Chicoutimi.

[15]

NOTRE MILIEU.
Aperçu général sur la Province de Québec

Introduction
LA NOTION DE MILIEU

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[17]

LE MILIEU

par Édouard MONTPETIT

— I —

Tous les économistes enseignent que la production résulte de plusieurs facteurs, mais sans s'accorder toujours sur ces facteurs.

Les uns considèrent que la production est le fait du travail humain appliqué à l'exploitation de la nature ; les autres font intervenir distinctement le capital qui leur paraît l'instrument dont l'homme se sert pour appliquer le travail au traitement des produits de la nature. Des produits naturels ne sont pas repris par l'industrie ; ce sont les biens que la terre fournit spontanément, comme il arrive dans nos régions où la cueillette des fruits sauvages est abondante ; mais, en règle générale, le produit naturel, auquel on donne le nom de matière première, est l'objet de transformations successives, de manipulations précises qui le rendent utile, mot qui signifie dans le langage des économistes : propre à satisfaire les besoins de l'homme.

Quoi qu'il en soit, la nature demeure dans les deux systèmes. Il n'est pas sûr qu'ainsi considérée, à part et opposée à l'homme, elle soit un simple agent « passif ». Les forces hydrauliques, par exemple,  captées,  assouplies  par  l'homme,  proviennent  de  la [18] nature : c'est la chute des eaux qui nous éclaire, nous chauffe ou nous seconde.

La nature apporte à l'homme l'immensité de ses ressources. C'est plutôt aux sciences naturelles de les énumérer, et à la géographie de les répartir sur le sol et dans le sous-sol. Mais l'économie politique ne peut pas en ignorer la puissance initiale.

La nature fournit, nous disait-on à l'École des Sciences politiques de Paris, la terre qui porte l'homme et le nourrit ; puis les forces vives dont nous avons appris à nous servir : air, lumière, chaleur, pesanteur ; enfin les règnes et les espèces. Innombrables espèces dont l'économiste aurait intérêt à dresser l'inventaire ; mais « la terre aurait cessé d'exister que l'économiste n'aurait pas fini ». Les chimistes accueillent des corps nouveaux, imaginent des combinaisons inédites. Combien aujourd'hui comptent-ils de corps simples ? Et combien plus de combinaisons ? J'ai laissé, il y a trente ans, les botanistes à cent cinquante mille types d'espèces végétales ; les biologistes à deux mille mammifères ; les ornithologues, à six mille espèces d'oiseaux ; et les entomologistes, à trois cent mille insectes. Combien, depuis, le microscope en a-t-il ajouté ?

La terre elle-même est extrêmement variée ; c'est « l'habitation la plus diverse ». A-t-elle deux points qui soient semblables ? Le sol, le relief, les eaux, les climats qui dépendent des latitudes, des altitudes, des courants, des bassins océaniques, du mouvement de la terre, offrent au regard ou à l'épiderme les sensations les plus disparates : masses, couleurs, forces, étendues, reflets, degrés. Ferdinand Brunetière commençait ainsi sa conférence de Fribourg sur l’Œuvre critique de Taine : « Les mêmes sujets ne s'offrent pas toujours à nous sous le même aspect, et l'une des raisons en est que — comme les sommets de vos Alpes neigeuses — ils ne s'éclairent pas toujours de la même lumière ». Et c'est qu'il y a les choses, et la lumière sur les choses, qui les fait scintiller infiniment aux heures de soleil ou d'embrun, car il n'y a pas de moment fixe, même dans un paysage, et les yeux ne sont pas encore lassés que le spectacle les a fuis.

Mais la nature nous donne surtout le milieu, qui nous touche de plus près, dont nous avons fait la patrie, et qui est, dit Charles [19] Gide très simplement, « l'endroit où nous vivons », où l'homme déploie son activité et mûrit ses idées et son sentiment.

Le milieu influence l'homme qui, par une réaction constante, transforme ou domine, « maîtrise » le milieu. En sorte que le milieu engendre le milieu, littéralement : le milieu naturel, géographique, provoque un milieu économique, et par une conséquence extrême un milieu social, sinon un milieu artistique ou littéraire. À moins que ce ne soit aller trop loin que de le prétendre pour ce qui est de la littérature et de l'art, si c'est là une vieille querelle par laquelle l'influence même du milieu s'est posée dans l'histoire de la pensée humaine.

*
*     *

La théorie n'est pas nouvelle. Déjà les anciens avaient indiqué comment l'homme, dans son corps et même dans son âme, est façonné par l'« environnement ». Hippocrate dégage l'action de la terre et du climat sur l'homme et sur les peuples ; Aristote explique la supériorité de ses concitoyens — déjà ! — par la situation de son pays entre les régions froides de l'Europe et les contrées chaudes de l'Asie. Au seizième siècle, Jean Bodin, qui semble avoir parlé de tout et fort bien, consacre des pages de sa République à cette question que Montesquieu devait reprendre avec insistance dans l'Esprit des Lois, qui est de 1748. Oles sine mettre creata pensait l'auteur : on voit qu'il n'a rien inventé. Mais c'est à Montesquieu que l'on se reporte — aux livres XIV, XV, XVI et XVII de son ouvrage — comme à l'autorité qui, en France, a donné à cette théorie une impulsion décisive. Nous verrons comment Hippolyte Taine a élargi et solidifié la doctrine qui était en germe dans l'œuvre de Montesquieu. Ces deux Français nous suffiront, quoique plusieurs Allemands depuis Hegel — Ratzel en particulier, inventeur du mot anthropogéographie — et des Anglais, et d'autres Français, le docteur Cabanès, Michelet, Vidal de la Blache, Élie de Beaumont, Jean Bruhnes aussi, aient fortement contribué à constituer et à répandre ce qu'on appelle aujourd'hui la « géographie humaine », science du milieu, transformé, enrichi par l'homme.

Montesquieu s'en tient surtout au climat ; mais que ne lui attribue-t-il pas !  La différence entre les hommes, naturellement ; [20] la législation, mauvaise si elle favorise « les vices du climat », bonne si elle s'y oppose ; la culture des terres, comme on devait s'y attendre ; la « sobriété des peuples » — c'est dans les pays froids qu'on se livre à l'alcoolisme, à cause de la variation des humeurs — ; certaines maladies ; le suicide ; l'esclavage, qui donne lieu à une dissertation bien dans la manière de Montesquieu ; la « servitude domestique » (!) des femmes et la polygamie ; la jalousie, le divorce et la répudiation ; la servitude politique, en Asie notamment, par opposition à la « liberté de l'Europe » ; la nature du terrain, ce qui, encore une fois, est tout indiqué, moins sans doute que « la longue chevelure des rois francs », car les Francs, les Wisigoths et les Bourguignons ne cultivant pas la terre n'avaient pas « l'idée du luxe » et leur diadème leur venait de la nature.

Voltaire protestait déjà contre cet excès. « Le climat a quelque puissance, disait-il, le Gouvernement en a cent fois plus, la religion jointe au Gouvernement en a encore davantage. » L'édition Garnier de l’Esprit des lois contient des notes de Voltaire, de Crevier, de Mably, de La Harpe et d'autres. Il est curieux de retenir les réactions de M. de Voltaire contre l'excessive tendance de Montesquieu à rattacher à la nature des faits qui résultent plutôt de l'action des hommes, ou qui peuvent être corrigés, orientés dirions-nous aujourd'hui, par la législation ou la constitution. Voici une de ces réflexions marginales, qui ne manque pas de saveur ni d'à-propos.

« Le climat étend son pouvoir sans doute sur la force et la beauté du corps, sur le génie, sur les inclinations. Nous n'avons jamais entendu parler ni d'une Phryné samoiède ou négresse, ni d'un Hercule lapon, ni d'un Newton topinambou, mais je ne crois pas que l'illustre auteur ait eu raison d'affirmer que les peuples du Nord ont toujours vaincu ceux du Midi ; car les Arabes acquirent par les armes, en très peu de temps, au nom de leur patrie, un empire aussi étendu que celui des Romains ; et les Romains eux-mêmes avaient subjugué les bords de la mer Noire, qui sont presque aussi froids que ceux de la mer Baltique...

« On a peut-être attribué trop d'influence au climat. Il paraît que partout la société humaine a été formée par de petites peuplades qui, après s'être plus ou moins civilisées, ont fini par se réunir ou par être absorbées dans de grands empires.  La différence la plus [21] réelle est celle qui existe entre les Européens et le reste du globe ; et cette différence est l'ouvrage des Grecs. Ce sont les philosophes d'Athènes, de Milet, de Syracuse, d'Alexandrie, qui ont rendu les habitants de l'Europe actuelle supérieurs aux autres hommes. Si Xerxès eut vaincu à Salamine, nous serions peut-être encore des barbares. »

Sainte-Beuve introduit dans la critique l'écrivain-homme avec ses idées sans doute et son expression, mais aussi avec ses goûts, ses habitudes, ses mœurs, ses tendances. Hippolyte Taine fait un pas de plus, convaincu de faire entrer la critique dans la voie illuminée de la science. L'écrivain ou l'homme — ou même un groupe d'hommes, un peuple, une race — sont déterminés par une « qualité maîtresse » qu'il s'agit de saisir et de dégager d'abord pour en suivre les effets. Ici, Taine fait intervenir sa théorie célèbre de la race, du moment et du milieu, qui constitue l'unité de son œuvre. Cette théorie, observe Ferdinand Brunetière, est un effort pour fonder l'histoire et la critique objectivement, pour déterminer une raison souveraine de juger, de distribuer l'éloge ou le blâme en dehors de toute impression bonne ou mauvaise, au nom d'une règle et par l'application de principes une fois reconnus et promulgués.

C'est dans l'introduction de l’Histoire de la littérature anglaise que Taine a formulé et longuement justifié sa théorie fameuse qui, si elle avait pu être mise en œuvre avec des moyens éprouvés et des sources complètes, eût suffi, pensait-il, à tout expliquer d'un homme ou d'un peuple : « Les États et les opérations de l'homme intérieur et invisible ont pour cause certaines façons de penser et de sentir. Trois sources différentes contribuent à produire cet état moral élémentaire, la race, le milieu et le moment... Lorsque nous avons considéré la race, le milieu, le moment, c'est-à-dire le ressort du dedans, la pression du dehors et l'impulsion déjà acquise, nous avons épuisé non seulement toutes les causes réelles, mais encore toutes les causes possibles du mouvement. »

C'est beaucoup dire. Trop ! Victor Giraud, dans son Essai sur Taine, si sympathique, empli d'une pieuse admiration, ne peut s'empêcher de souligner l'exagération où Taine a donné. À ce compte, explique-t-il, il y aurait plusieurs Racine ou plusieurs Napoléon, les deux frères Corneille, si inégaux, eussent, triomphé [22] tous deux, et la raison pour qu'ils ne l'aient pas fait est précisément cette chose qui s'ajoute à tout ce que peuvent apporter la race, le milieu et le moment, dont l'action, si sensible qu'on la suppose, s'exerce dans d'autres circonstances et sur un plan plus profond selon l'inclination ou les tendances — même innées — de l'individu.

Et voilà pourquoi il n'y a eu qu'un Shakespeare, du moins le croit-on, sûrement qu'un Descartes, et pourquoi il y a un Dickens, un Barrés ou un Valéry. Quand Taine s'en prend au fabuliste La Fontaine et tente — car, ayant relu son La Fontaine et ses Fables, je n'en suis même pas sûr — de l'expliquer par la Champagne, il reste qu'il y a des foules de Champenois et fort peu, sinon un seul La Fontaine.

On raconte que les élèves de l'École normale supérieure de Paris s'amusaient à choisir un pays, à supposer qu'un personnage illustre était né dans ce pays — Bossuet en Normandie ou La Bruyère en Auvergne — et à démontrer par son œuvre qu'il n'aurait pas pu naître ailleurs.

Guillaume Guizot disait à Taine : « Vous ne nous avez pas convaincus. Heureusement votre talent vous sauve en ruinant votre système. »  Que cela est joliment et justement exprimé !

N'exagérons donc pas le « milieusisme ». « Par un long détour et des cercles de plus en plus rapprochés, écrit encore Hippolyte Taine, nous avons suivi toutes les origines de la Statue, et nous voici arrivés à la place vide que l'on reconnaît encore, où s'élevait son piédestal et d'où sa forme auguste a disparu. » À quoi Victor Giraud ajoute : « J'ai peur que cette place vide ne soit aussi celle de la cause dernière que, jadis, on avait eu l'ambition et l'espoir d'étreindre, et qu'en nous quittant pour remonter auprès de Zeus, Pallas Athéné n'ait avec elle emporté son secret » (Victor Giraud, Essai sur Taine, 128). Le secret, voilà bien l'explication définitive du mouvement, de la couleur, de la force ou de la souplesse que le talent seul — quels que soient ses antécédents — donne à une œuvre comme s'il la scellait par un reflet de lui-même, énigmatique en définitive, mais humain et personnel.

De nos jours, et à l'Amérique même, André Siegfried a appliqué la méthode de Taine.  Il l'invoque formellement et s'y soumet, non  [23] pas dans Les États-Unis d'aujourd'hui, ni dans Le Canada, puissance internationale, mais au début d'une série de conférences qu'il a données à l'Université des Annales sur Le contraste du continent Europe et du continent Amérique. La théorie, rigide et trop voulue chez le philosophe, à cause de ses préoccupations scientifiques, s'épanouit chez André Siegfried qui la reprend à son compte et l'assouplit en tenant compte des facteurs psychologiques qui déterminent les groupes et l'individu. Si l'on avait à démontrer la fécondité de la méthode de Taine, c'est à André Siegfried qu'il faudrait recourir. Mais les sciences naturelles et sociales ont fait, depuis les Origines de la France contemporaine, d'immenses progrès et elles rendent, par des voies multiples, renouvelées, un singulier témoignage à l'intuition du maître qui les a soupçonnées fût-ce en les contraignant.

— II —

De Foville reconnaissait la valeur dynamique de la doctrine du milieu, de la race et du moment : projetée dans l'espace et le temps, elle expliquerait l'avance de la civilisation, son expansion géographique. De fait, le foyer de la civilisation semble se déplacer selon une double loi ou, si ce mot paraît trop fort, selon une double tendance : parti du sud, il se dirige vers le nord-ouest ; ou de l'orient vers le midi, puis vers le septentrion. De l'extrémité occidentale de l'Asie où il s'accroche, il gagne l'Egypte, la Grèce, l'Italie, la France, l'Angleterre, le nord de l'Europe. Deux lois dont l'une qui ordonne à l'homme de monter, l'autre de tourner.

Il y aurait à cela deux causes premières ajoutait De Foville : le climat et la situation géographique.

La civilisation court de la zone intertropicale à la zone tempérée. Dans la première zone vit une humanité encore ignorante, qui se trouve bien d'un milieu hospitalier dont elle requiert moins de ressources parce qu'elle éprouve moins de besoins. Elle s'habitue aux pays chauds où la nature donne ses biens : pour elle, un hectare de bananes vaut cinquante fois mieux qu'un hectare de blé, si l'hectare de bananes nourrit cinquante fois plus d'individus.

Puis, l'homme explore la terre. Il invente les arts, développe les lettres, conçoit la science. Il abandonne la patrie du farniente pour les pays tièdes qui le fouettent davantage, qui excitent, [24] provoquent ses énergies. Il accumule des biens. « Le climat commence à faire l'éducation de l'homme. » Plus celui-ci s'éloigne de l'équateur, plus il lui faut lutter. La civilisation s'installe et s'affermit dans la zone tempérée, plus dure mais plus féconde en résultats. Tous les peuples avancés y vivent aujourd'hui : les grandes capitales sont entre le 40ième et le 60ième degré de latitude. La civilisation tient en quelques degrés des lignes isothermes, où la température moyenne est la même, lignes sinueuses, non parallèles. Baumann dit des habitants de la Rivière à la Paix qu'ils ont su merveilleusement utiliser ces lignes isothermes. La zone tempérée n'est pas la plus aimable à habiter : il y faut des maisons, des vêtements, une nourriture appropriée. L'homme y progresse par une forte éducation, par le travail et l'épargne. « Qu'est-ce qui nous fait supérieurs, disait Thiers en 1851 ? — Tout est inférieur en Europe, excepté l'homme » ; et Flaubert écrivait à un ami : « Il n'y a véritablement que dans les pays bêtes que l'on a de l'esprit ».

En deuxième lieu, De Foville signalait l'influence géographique, celle de la terre et de l'eau. L'homme obéit à l'impulsion du climat et à l'attirance, à l'appel de la mer : l'eau couvre les trois quarts du globe et les lignes entre la terre et l'eau tracent de capricieuses démarcations. Aux premiers ancêtres il fallait la terre, mais l'eau servait au commerce. Victor Duruy disait : « La mer séparait moins les peuples autrefois qu'elle ne les unissait ». Les pays qui possédaient le plus de mers étaient les mieux partagés. L'Afrique a un kilomètre de côtes pour cent cinquante-six de superficie ; l'Asie, un kilomètre de côtes pour cent quinze de superficie ; l'Europe, un kilomètre de côtes pour quarante de superficie. L'Europe est quatre fois moins compacte que l'Afrique et trois fois moins que l'Asie. Elle a dû sa prédominance à cette présence de la mer. Enlever la Méditerranée, l'Atlantique, la Manche, c'est étendre la France sans doute, mais c'est l'étouffer. La civilisation européenne s'est formée autour de la Méditerranée et s'est portée vers le nord et l'ouest, et vers des mers encore : la Grèce a deux mers ; l'Italie, deux mers ; la France du XVIIe siècle, trois mers ; l'Angleterre en a quatre.

Tout cela confirme la double loi qui contraint les peuples à chercher le voisinage de la mer et la zone tempérée. La nature a conduit l'homme comme par la main.

[25]

Les deux lois ont perdu une partie de leur puissance. Les transports ont allégé les masses continentales : l'Allemagne, l'Autriche, la Hongrie, la Russie, l'Amérique, l'Afrique sont moins lourdes, moins compactes. Le risque, le coût, la durée des voyages ont diminué ; et la distance est presque « supprimée ». Il faut déjà appliquer aux continents ce que nous disions des régions, et aux océans ce que nous disions des mers intérieures.

La civilisation a tenté le saut gigantesque : elle a un pied en Amérique. Les États-Unis ont deux océans ; une énorme étendue de terre ; ils ont construit un vigoureux réseau de chemins de fer. Ils ont tous les climats, ils ont le maïs, le fer, le bois, la houille, l'or. Leur finance est puissante. Ils ont accueilli tous les sangs européens. Leur orgueil, qui n'est pas mince, s'explique et se justifie.

Il y a quelques années, Paul Valéry définissait, dans une conférence qu'il intitulait : Inspirations méditerranéennes, le rôle civilisateur de la mer romaine, de la mare nostrum des Romains. Que de choses je retiendrais de ce texte empli de jeunesse ! « La nature méditerranéenne, les ressources qu'elle offrait, les relations qu'elle a déterminées et imposées, sont à l'origine de l'étonnante transformation psychologique et technique qui, en peu de siècles, a si profondément distingué les Européens du reste des hommes, et les temps modernes des époques antérieures. Ce sont des Méditerranéens qui ont fait les premiers pas certains dans la voie de la précision des méthodes, dans la recherche de la nécessité des phénomènes par l'usage délibéré des puissances de l'esprit, et qui ont engagé le genre humain dans cette manière d'aventure extraordinaire que nous vivons, dont nul ne peut prévoir les développements, et dont le trait le plus remarquable — le plus inquiétant, peut-être — consiste dans un éloignement toujours plus marqué des conditions initiales ou naturelles de la vie. »

Ce qu'il y a de troublant, en effet, dans ce spectacle d'une mer apaisée, bornée dans ses confins, ramassée sur elle-même et nourrie des mêmes esprits, c'est qu'elle paraît aujourd'hui dépassée et que son charme conquérant menace d'être absorbé dans la rudesse d'un monde plus grand qu'elle ne réussit plus à posséder.

Que deviendra cette influence latine ? André Siegfried se pose la question devant la contraction de l'Atlantique née du progrès étonnant des transports.  Nos pères ont connu de lents voyages, [26] mis plusieurs mois à franchir l'océan. Il y a trente ans, une traversée de quinze ou seize jours n'était pas chose rare. Les navires du dernier type, bâtis pour la vitesse, passaient l'Atlantique, avant la guerre, en quatre ou cinq jours, surtout par la voie du nord, celle qui pénètre le Saint-Laurent. Et l'aéroplane n'y accorde plus que quelques heures : un coup d'aile ! La Mer océane devient ainsi une sorte de Méditerranée et l'Amérique, aussi bien du nord que du sud, une sorte d'Europe, tant les distances sont annihilées. Et se pose, pour l'avenir, un double problème : ou bien la liaison panaméricaine détachera l'Amérique de l'Europe, ou bien le rapprochement plus prononcé de l'Amérique vers l'Europe constituera un fort bloc anglo-saxon, fondé sur « une conception plus large de la civilisation occidentale ». Bref, l'Amérique — quoiqu'elle ait pensé, ou désiré —, n'est plus isolée, elle n'est plus protégée par l'Océan, pas plus que l'Angleterre par la Manche : du moins pouvait-on penser ainsi avant la guerre, qui semble bien prouver le contraire. « Il y a donc quelque chose de changé, conclut André Siegfried. Mais, après tout, est ce un mal ? Si l'Atlantique, au lieu d'être surtout une barrière, devient surtout un lien, un trait d'union, n'est-il pas susceptible de devenir l'axe de la civilisation occidentale elle-même, s'exprimant dans l'influence des grands pays libéraux de la race blanche ? Cette civilisation, que nous avons appelée européenne, que nous appelons occidentale, pourra peut-être, quelque jour, prendre le nom de civilisation atlantique. »

*
*     *

Tout est donc action et réaction. Le phénomène naturel provoque l'adaptation humaine. Des auteurs en font un diptyque : premier panneau, l'homme sollicite la nature, il la recherche et l'exploite ; deuxième panneau, l'homme subit son œuvre en quelque sorte, il obéit au milieu qu'il a créé, il se laisse entraîner par ses travaux.

À la vérité, ce n'est pas aussi simple que cela ; à coup sûr, pas stéréotypé à ce point. Certes, l'homme utilise le milieu et les forces que le milieu fournit : pour le démontrer, il suffit de jeter [27] autour de soi un regard, même inattentif. Partout des œuvres montrent la conquête du sol et du sous-sol, l'utilisation des forces naturelles, les transformations de la flore et de la faune, éléments premiers de tant de productions. « Économie destructive » disent les géographes humains ; entendez : économie constructive, vitale, fondée sur l'absorption, sur la disparition même de certaines formes, de certains corps, qui reparaissent dans un produit nouveau destiné à la consommation et au bien-être, sinon à l'exploitation d'autres produits.

La difficulté se dresse, le problème devient moins soluble et beaucoup moins apparent, si l'on recherche comment l'homme réagit à ses propres entreprises, au point d'en être lui-même modifié. « L'homme exploite, défriche, ensemence, construit, déboise, fouille le sol, perce des monts, discipline les eaux, importe des espèces », écrit Paul Valéry. « On peut observer ou reconstituer les travaux accomplis, les cultures entreprises, l'altération de la nature. Mais les modifications de l'homme par sa résidence sont obscures comme elles sont certaines. Les effets du ciel, de l'eau, de l'air qu'on respire, des vents qui règnent, des choses que l'on mange, etc., sur l'être vivant, vont se ranger dans l'ordre des phénomènes physiologiques ou psychologiques, cependant que les effets des actes sont pour la plupart de l'ordre physique ou mécanique. Le plus grand nombre de nos opérations sur la nature demeurent reconnaissables ; l'artificiel en général tranche sur le naturel ; mais l'action de la nature ambiante sur nous est une action sur elle-même, elle se fond et se compose avec nous-mêmes. Tout ce qui agit sur un vivant et qui ne le supprime pas, produit une forme de vie, ou une variation de la vie plus ou moins stable. »

Entre ces deux recherches ou ces deux connaissances à acquérir, il y a des différences qui provoquent la complexité des problèmes modernes. Il est difficile de pénétrer le génie d'un peuple, ses idées, son orientation ; de juger les fruits de son activité intellectuelle ou artistique, d'en dégager les raisons, les inspirations profondes ; d'établir avec quelque chance d'exactitude ses « conjonctures » sociales. « Voilà d'ailleurs, explique Valéry, pourquoi les peuples s'ignorent en profondeur et restent étrangers les uns aux autres, sinon adversaires les uns des autres. »

[28]

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*     *

L'homme désigne d'abord le territoire, en le peuplant de mots en même temps que de citoyens. Les noms, explique Romier à propos de ceux de France, expriment la durée du « territoire et des sites » au delà des hommes : ils sont une continuité. Nous n'en connaissons pas toujours l'origine, même nous qui sommes proches du baptême, mais ils fixent dans notre esprit la physionomie du sol humanisé.

Retenons cette idée de continuité, si elle est chère à notre esprit français et conforme à notre tempérament ; le territoire la soutient en quelque sorte, il la nourrit comme une végétation. Le territoire détermine la « permanence du peuplement » selon les ressources qu'il offre : « l'attachement des habitants à ces ressources et les mœurs qu'elles produisent ». Ainsi les hommes choisissent la terre qu'ils exploiteront, au moins parmi celles que le milieu leur livre, car elles ne sont pas toutes d'une même valeur, elles ne contiennent pas toutes les mêmes promesses, il en est de riches et de plus pauvres. Celles qui sont riches attirent et retiennent l'homme et « constituent des zones de stabilité en même temps que des lieux de rencontre ou de passage ». Ainsi disait-on de nos pères qui s'installaient au Canada qu'ils « s'habituaient » et j'ai toujours pensé que ce mot était à l'origine de notre « habitant ». Romier signale, aux portes de Paris, des familles qui n'ont pas bougé depuis des siècles ; on retrouve ici le même phénomène. S'il n'existe pas, au sens absolu, une « race française », il y en a cependant une si on considère l'action de « la terre et du climat » sur ces anciennes familles. L'histoire naît ainsi de la géographie et s'y ajoute pour constituer la nation.

Car on n'aperçoit pas toujours les forces qui façonnent un pays, du moins les forces humaines. Au premier plan de l'histoire apparaissent l'aristocratie et, plus largement encore, dès qu'elle s'est dégagée de l'emprise guerrière ou féodale, la bourgeoisie. Mais ce qui demeure sous cette action dont la puissance et l'éclat sont enregistrés, n'est-ce pas la poursuite vers la stabilité patiemment conduite par les petits, les obscurs, les « sans grade », — le nombre qui fait l'histoire. On ne les voit pas le plus souvent, du moins au premier plan, au plan de choix, où se trouvent les [29] plus cossus, les presque bourgeois ou les bourgeois, mais aux postes de constance. Et si le rôle de la bourgeoisie est changeant et divers, celui du peuple demeure en profondeur. Éloignons donc l'idée d'un « sang plus ou moins pur » pour retenir « l'immémoriale communion avec les forces du terroir ». Dans les pays plus anciens, c'est l'agriculteur qui résiste aux envahisseurs par sa fidélité. Romier cite l'exemple des Égyptiens ou celui, plus familier, du retour au sol, après 1918, des populations dépouillées du nord et de l'est de la France. Que n'a-t-il mentionné les Canadiens français, littéralement agrippés à la terre sous la tourmente, et l'immortelle ténacité des Acadiens ?

Le sol est donc le signe de la fidélité ; il est aussi la raison initiale de l'unité qui n'est pas non plus une question de race ni de sang, c'est-à-dire d'invasions, mais bien la conséquence de cristallisations successives sur le territoire. La variété de la France s'est fondue sous l'influence d'un esprit qui est un résultat politique. La libre circulation dans les limites du pays a formé peu à peu des groupements, au delà des familles ; elle les a liés les uns aux autres ; elle les a aplanis et confondus, quoiqu'ils gardent certains caractères. Ce procédé, très ancien en Europe, est d'hier, dans nos pays neufs ; mais il se poursuit sous les influences de l'histoire aux prises avec la terre, et l'on distingue ces deux forces déterminantes dans le lent assouplissement de la nation.

*
*     *

À une si faible superficie qu'on ramène le milieu statique, on s'aperçoit que tout y est mouvement, de la moindre cellule à l'universelle harmonie. Mais il faut bien imaginer un endroit stable, ou qui paraisse tel, où l'homme s'arrête, s'installe, bâtit sa maison, exerce son métier, conduit sa vie. C'est le territoire ou l'emplacement, que délimite la géographie et que l'histoire anime. Notre terre est immense, surtout si on la compare à des pays européens qui y tiendraient à l'aise plusieurs fois. Emile Miller rêvait de s'élever au-dessus d'elle pour l'embrasser dans son étonnante et splendide variété. Elle n'est pas riche complètement, sans doute, mais abondante en spectacles de toute nature : bordée de trois mers qui la rattachent à l'Occident et à l'Orient et la couchent sous le « grand silence blanc », sillonnée de rivières et de [30] lacs par où circulent une inépuisable puissance, marquée de plaines infinies et de monts méditatifs dont nous n'avons pas fini de poursuivre le mystère.

L'emplacement révèle des facilités ou des obstacles. C'est toute la géographie, « toute la terre », par opposition à l'histoire. L'emplacement sollicite l'homme et le conduit : ainsi s'est accomplie notre conquête, a mari usque ad mare. Il pose aussi le problème des frontières, qui sont des limites, et celui des transports qui relient le pays au monde. Joints par la terre au reste de l'Amérique, l'espace nous appelle et nous engageons des poursuites, amorcées ou définitives, vers l'ouest puis vers le nord.

L'emplacement, aussi bien, borne ou contraint l'homme. Phénomène sensible dans la province de Québec, immense mais dont le sol exploitable est limité. Liée au plan d'inclinaison de cette merveilleuse corne d'abondance qu'est le fleuve Saint-Laurent, elle est aussi amortie par des mois d'hiver. Une terre lointaine comme le Labrador repousse l'homme et laisse planer sur le silence de ses solitudes l'inquiétude de richesses que l'on soupçonne en se demandant comment on arriverait à les exploiter.

L'homme corrige, atténue, utilise les chances que lui donne le territoire. S'il ne déplace pas les masses, continent ou montagne, océan ou fleuve, il les plie à ses besoins, les transforme et surmonte les obstacles : il perce des tunnels, jette des ponts, creuse des mines, trace des routes. Il divise aussi la terre en provinces, en districts ou en comtés, par des lignes qui demeurent invisibles si ce n'est sur une carte politique, mais qui marquent des limites que relie une autorité centrale. Ainsi une réaction d'ordre administratif finit par imprimer un caractère à des régions qui fussent restées confondues dans le même horizon.

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Aussitôt qu'il touche le sol, l'homme veut le connaître pour l'exploiter. La rayonnante aventure des coureurs de bois, des trappeurs, des évangélisateurs aussi, épris d'âmes et d'espace, des premiers colons de la solitude, autant de réactions, imprécises, rapides et détachées ainsi que des prises de contact.

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L'exploitation prend d'abord le caractère d'une lutte ou d'une conquête. Il faut défaire la nature pour en tirer profit en la reconstituant ; au moins se soumettre à l'effort d'ouvrir la terre quand, dans la steppe, elle offre la promesse de sa nudité. On évoque l'attaque de la forêt par nos pères et, plus près de nous, par nos colons : un conte, Maria Chapdelaine, en a rempli l'univers.

Sous nos yeux, le pays s'humanise — encore un mot des géographes —, les prés s'alignent, les moissons reprennent chaque année leurs reflets, l'homme enjolive le décor de son activité que la peine des commencements n'accable plus. Cette tâche, poursuivie depuis des siècles en Europe, nous l'avons amorcée chez nous et nous la sentons naître et rayonner : ainsi notre pays offre le spectacle d'une œuvre humaine qui s'accomplit, d'une trouée, gravée dans la sauvagerie primitive. Mais, au delà d'une bande étroite où la civilisation poursuit son éclaircie, la forêt et la brousse règnent encore.

La forêt dans les pays européens est une sorte de jardin : on l'exploite avec méthode, on la cultive. Son action sur l'activité humaine n'est guère sensible parce qu'elle est cataloguée, mise en réserve et entretenue avec le même soin que le jardinier donne à son potager. Dans notre pays neuf, elle est, à l'origine, tout l'horizon. On imagine fort bien, si l'on s'enfonce un peu dans les terres, loin des centres colonisés, ce que devait être la forêt primitive ; en fait, on n'a pas à l'imaginer car elle est là, sous nos yeux, elle est la forêt primitive. Et l'on se prend à revivre la course de nos pères à travers bois, au fil des rivières, vers la chasse et l'enivrante poursuite de la nouveauté. Nous assistons donc à la réaction humaine contre la forêt.

Dès les premières tentatives de colonisation, elle est exploitée. Toute une population s'y porte. On en tire le bois nécessaire à la construction des maisons, puis des navires ; on utilise les essences pour l'industrie. Au cours des dernières années, la fabrication du papier assaille la forêt ; on craint même l'épuisement, et l'on prêche la préservation des espèces et leur renaissance par une culture raisonnée.

La forêt abattue, la terre apparaît, c'est-à-dire le sol des Européens mais qui reste pour nous la terre, la terre neuve. Cette conquête transforme la province en l'humanisant.  Près des villes, [32] l'espace s'élargit, l'arbre s'efface — trop, sans doute —, les prés dénudés subissent le pénétrant travail du paysan, les fermes marquent le cœur de ces éclaircies, la campagne revêt la figure que nos pères ont voulu lui donner. Les centres se précisent autour des clochers, ils se fortifient lentement, allongés le long des rivières, des routes ou des « montées ». La Nouvelle-France, imaginée par la Monarchie et confiée aux intendants, obéit à la volonté qui lui a insufflé la vie.  Même aujourd'hui que les maîtres ont changé.

Ainsi l'homme dessine le pays à son image. À même l'étendue vierge. Une figure se précise, si malhabile ou si jeune qu'elle soit. Elle se grave sous nos yeux : la route, le village, la petite ville, la cité, naissent, se développent et vivent. « La bourgade, le bourg, puis la ville — écrit Lucien Romier à propos de la France — marquent le triomphe des besoins de relations sur les besoins personnels ou familiaux, à quoi suffisent la ferme et le village. » Il est naturel qu'il en soit de même au Canada ; et ce n'est pas ici le lieu de se demander si tout est parfait dans cette similitude — c'est une autre question —, il suffit que cette action humaine révèle, de notre part, quelque chose de l'habitude ancestrale.

L'homme assouplit aussi le sol ; il l'amende et l'enrichit. Non pas toujours, non pas autant qu'il le faudrait, mais l'éveil est donné, l'idée en marche. Habitude de pays neuf, cette confiance aveugle faite au sol, cet épuisement que l'on a tendance à lui imposer sans autre souci que celui d'une exploitation rudimentaire et brutale. L'école est intervenue, l'école et l'expérience, la leçon et les conseils des spécialistes et l'exemple triomphant qu'apporte le succès. On sent au moins que l'agriculture peut faire des progrès, et cela seul est précieux.

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L'homme subit le sol. Il le choisit, mais il le subit. Si, par exemple, la vallée du Saint-Laurent lui offre, dans une bonne partie de son étendue, une terre généreuse, il n'hésite pas à s'y installer, à l'ouvrir et à l'ensemencer. Les premiers colons exploitent la terre accessible qui se trouve le long du fleuve, mais ils sont contraints de la « faire », comme ils disent : de la dépouiller de la forêt qui la recouvre, de détruire les souches profondes, d'écarter [33] les pierres et d'ameublir le sol afin de le livrer à l'action de l'atmosphère et des eaux. À ce point que, pour assurer ce premier travail qui s'impose, il faut attendre que viennent au pays les gens de l'ouest de la France habitués à la culture en « terre noire ». Ce sont eux qui s'agrippent au sol, qui fondent l'agriculture, quand d'autres se sentent attirés plutôt par les bois et les rivières, par l'enivrement de la découverte ou de la traite.

Ce travail initial, cet effort de colonisation, se poursuit partout où le sol s'y prête. D'anciennes mers, d'anciennes rivières ou des lacs asséchés ont laissé sur la terre des tufs qui conduisent encore l'homme le long de leurs courants morts ou sur leurs masses vidées. La vallée du Saint-Laurent, celles de l'Outaouais et du Saguenay, les retraits du lac Saint-Jean et de l'Abitibi, les merveilleux amphithéâtres où courent aujourd'hui, au fond de rives opulentes et nues, des rivières témoins, voilà autant de sols riches que nous devons aux glaciers et à l'afflux de leurs érosions.

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Le sous-sol attire aussi l'homme des commencements. Il flotte sur notre terre américaine une hantise du métal, surtout du métal précieux.  Cartier déjà s'en préoccupe ; Nicolas Denys en rêve. Les trésors du Pérou, on les cherchera en vain sur cette terre du nord dont on n'aperçoit pas tout de suite la vraie fécondité.  Il faut du temps avant que les mines ne soient découvertes et exploitées. Mais toujours l'homme en garde au moins le soupçon.  Il observe et compare les sites, les profils, les masses qui ont tenu ce qu'ils croyaient être leurs promesses : ceux de Californie ont été ainsi rapprochés des sites du nord, encore muets. Jusqu'à ce que la population se mette en marche vers le trésor enfin repéré, du côté du Yukon et de l'Alaska, dans les creuses vallées des Rocheuses, ou plus près, aux limites de l'Ontario et du Québec. D'autres milieux, plus obscurs, viennent enrichir la nation.

La mine coagule l'activité humaine. Elle se révèle sur le sol par des travaux ou par une sorte de désolation. La culture court sur la terre, la couvre et l'orne d'une éphémère splendeur ; la mine ne bouge pas, elle attire et retient l'homme sur place ; autour d'elle, [34] une ville s'amorce, grandit avec rapidité, dure le temps de l'exploitation, et meurt sans laisser d'autre trace que la trouée désormais vide. Mais si passagère que soit cette étrange fortune, intense comme la soif, elle ne laisse pas de faire naître et rayonner une activité dévorante et de grandir l'échelle des valeurs à des sommets inimaginables. Il faut relier ces centres d'un jour aux points vifs du pays, organiser des transports, alimenter, vêtir, loger, instruire, soigner la population qu'absorbe le métal ou le minerai : les routes se dessinent, puis les chemins de fer ; des bateaux de fortune glissent sur les eaux dangereuses ; la vie s'organise, les cloches tintent, des théâtres, des restaurants, des salles communes, s'élèvent et s'emplissent. La ville affermit son destin. Elle marque la région d'un reflet brutal que le voyageur distingue en passant pour s'en éloigner aussitôt, et reprendre sa marche vers la forêt scintillante de lacs ou la terre apaisée sous les moissons.

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Enfin, Montesquieu nous l'a plus que dit, le climat exerce sur l'homme une action déterminante. Il revêt le pays de son aspect extérieur en faisant chaque année le décor des saisons, comme un artiste, une toile, jamais la même.

Cette action du climat est fort sensible au Canada à cause des différences marquées entre le printemps, l'été et même l'automne d'une part, et l'hiver qui saisit tout le territoire, l'immobilise et l'isole. Sous l'ancien régime, la colonie, durant les longs mois de froid, se repliait sur elle-même. Nous avons sur cette transformation brutale des témoignages précis qui forment une sorte de météorologie historique. Il était tout naturel que nos pères fussent intéressés aux richesses et au climat du pays où ils venaient tenter fortune. Presque tous ceux qui ont écrit sur le Canada des débuts, en ont expliqué minutieusement les floraisons, comme ils ont noté les variations de la température. Ils suivent avec un intérêt de terrien le caractère et l'évolution des saisons qu'ils comparent aux saisons de France. Nulle vraie surprise : ils s'adaptent fort bien à un climat qui leur rappelle celui qu'ils ont connu, sauf évidemment l'hiver sur lequel ils ne laissent pas de s'étonner, avec bonne humeur.

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Car ils sont surtout saisis par le froid de l'hiver, que d'ailleurs ils ne détestent pas ; et ils invoquent volontiers la compensation des joies et des beautés des autres saisons. La Hontan qui a de l'imagination, rappelle ce propos d'un compagnon de voyage : « Il me dit qu'il fallait avoir le sang d'eau de vie, le corps d'airain et les yeux de verre pour résister au grand froid qu'il faisait ». Charlevoix se réjouit d'un hiver rempli de neige « depuis les pieds jusqu'à la tête » ; et il trouve dans la reprise de vie que le printemps suscite une promesse que bientôt l'été confirme avec éclat jusqu'à ce que l'automne colore les moissons de sa sérénité.

C'est donc l'hiver qui frappe nos pères. Les autres climats ne les inquiètent pas, celui de l'été ou de l'automne. En tout cas, ils n'en parlent guère. C'est que l'hiver impose des réactions : il faut solidifier l'habitation, accentuer le vêtement, enrichir l'alimentation. Et cela n'est rien, s'il faut aussi doubler en quelque sorte toute l'économie du pays : transformer les moyens de circulation, s'adapter à une vie toute différente pendant de longs mois, se faire une âme d'hiver, résistante, résignée.

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Il est un autre élément du milieu, c'est sa beauté. Les économistes en parlent peu, sauf lorsqu'ils traitent du tourisme, et encore n'est-ce qu'en passant. On les étonnerait, je pense, en leur demandant, à eux, gens pratiques, de décrire un paysage ou de monter un décor. La nature leur est une fournisseuse de forces et de biens, sans plus. Les géographes, en particulier les géographes humains, sont beaucoup plus sensibles au spectacle des choses, à l'évolution des formes et des couleurs. Jean Bruhnes, par exemple, dans sa Géographie humaine de la France, consacre au bocage, à la forêt, aussi bien qu'aux cathédrales des chapitres emplis d'une admirative tendresse. On sent qu'il s'arrête avec délices à ces manifestations d'un art disséminé, qui se glisse jusque dans le moindre détail et s'y attarde à la poursuite de l'œuvre bien faite, si chère à Péguy.

Nos pères, qui regardaient le pays et savaient l'apprécier, avaient le sentiment de sa beauté ou de sa grandeur, celle-ci eût-elle à leurs yeux quelque chose de troublant. On en recueillerait mille témoignages.

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Jacques Cartier s'exalte à la vue du paysage qui couvre les rives du Saint-Laurent, de Stadaconé à Hochelaga : « Toute la terre des deux côtés du fleuve jusqu'à Hochelaga et outre, est aussi belle terre et unie que jamais homme regarda. Il y a aucunes montagnes, assez loin du fleuve, que l'on voit par-dessus les terres, desquelles il descend plusieurs rivières qui entrent dans le fleuve. Toute cette terre est couverte de bois de plusieurs sortes et force vignes, excepté à l'entour des peuples lesquelles ils ont désertées pour faire leur demourance et labour. » Cette description résume celles que fait Cartier des rives du Saint-Laurent. Sauf quelques notes discordantes — sur Terre-Neuve par exemple, qui semble « mieux que autrement la Terre que Dieu donna à Caïn... à montagnes moultes hautes et effarables », — c'est toujours « beau pais », « terres unyes », bois et vignes, dont l'abondance le frappe. Il énumère longuement des sortes d'arbres, des animaux, des oiseaux, des poissons... qu'il compare souvent à ceux de France : « oiseaulx comme en France, éperlan aussi bon qu'en la ripvière de Saine ; chaisnes aussi beaulx qu'il y ait en forests de France ».

Des environs de ce qui sera Montréal, Champlain dit que si les terres étaient cultivées elles seraient aussi bonnes que les terres de France. Charlevoix qui s'effraie « des terres incultes et sauvages et des roches escarpées » de la Baie d'Hudson, trouve, au delà des îles Richelieu, le fleuve beau et riant : « Il semble, lorsqu'on a passé les îles Richelieu qu'on soit tout à coup transporté dans un autre climat. L'air est plus doux, le terrain plus uni, le fleuve plus beau ; ses bords ont je ne sais quoi de plus riant. On y rencontre de temps en temps des îles dont quelques-unes sont habitées, les autres dans leur état naturel, qui offrent aux yeux les plus beaux paysages du monde ; en un mot, c'est la Touraine et la Limagne d'Auvergne comparées avec le Maine et la Normandie. »

Boucher parle avec admiration des « rivières garnies de lacs », et du lac Érié. La Hontan écrit qu'il est « le plus beau lac qui soit sur la terre ».

Nos ancêtres savaient aussi soigner la ligne et l'aspect de leurs habitations. On en juge par ce qu'il en reste. Rien n'est plus révélateur qu'un voyage, même rapide, à l'Ile d'Orléans. Maisons de pierre, maisons de bois ajoutent à la sérénité du paysage et [37] gardent à ce coin de terre un caractère que des constructions moins heureuses, dans le goût du jour, n'ont pas encore trop atténué.

La beauté poursuivie dans les choses serait un singulier élément de richesse pour nous : richesse en traditions, richesse matérielle. Elle justifierait notre attitude fondée sur le souvenir de nos origines.

Tout cela n'est possible que s'il se constitue une élite prête à vivre certaines idées et à les défendre. En définitive, on aperçoit la nécessité d'un milieu où l'intelligence et l'art exerceraient leur précieuse influence. Ce milieu social ne naîtra que de l'école renouvelée dans ses méthodes et ses intentions, fondée sur l'observation de la réalité et sur l'adaptation de nos disciplines ethniques à notre milieu.

« En général, nous ne connaissons pas assez cette terre qui est la nôtre, écrivait Arthur Buyes, parce que notre éducation trop tournée vers les choses abstraites, vers un passé qui va de plus en plus s'évanouissant, ne nous apprend presque rien de ce qui est autour de nous, de ce qui est devant nous, de ce qui est sous nos pas. Aussi sommes-nous bien peu portés, pour le très grand nombre des Canadiens, à étudier notre propre pays, et, par suite, à le faire connaître... »

C'est l'ultime conseil, qui se dégagera des conférences que l'École des Hautes Études commerciales institue cette année : connaître notre milieu, tous nos milieux, relever la nature et supputer l'abondance de nos richesses, afin de les conserver et de les exploiter rationnellement et d'établir sur ce fondement une vie nationale qui, dépassant la théorie et les mots d'ordre, s'épanouira dans le sens de notre innéité et selon les exigences de notre terre et de notre histoire.


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Retour au texte des auteurs. Dernière mise à jour de cette page le mercredi 16 septembre 2015 19:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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