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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Esdras Minville, INVITATION À L’ÉTUDE. (1959)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir de livre d'Esdras Minville, INVITATION À L’ÉTUDE. Montréal: Les Éditions Fides, 1959, 176 pp. 4e édition révisée et augmentée.

[7]

INVITATION À L’ÉTUDE

Avant-propos

Destinées d'abord à une revue d'éducation [1], il était naturel que les pages qui suivent abordassent sous le même angle le fait canadien-français. Elles l'examinent par le dedans si l'on peut dire, le décomposent en ses données essentielles, s'efforcent de dégager les notions susceptibles d'orienter la pensée, de servir de points d'appui à de solides convictions nationales. Mais le fait canadien-français, s'il existe en lui-même, s'insère aussi dans un complexe plus vaste : le fait canadien. Ce serait en prendre une vue incomplète, s'exposer peut‑être à l'interpréter faussement que de l'isoler d'une association qui déjà le conditionne en bonne partie et qui, si les tendances actuelles se réalisaient, pourraient finir par le conditionner complètement. Essayons donc en guise d'avant-propos de le replacer dans son cadre canadien.

On l'a bien des fois répété, c'est poser improprement le principal problème politique de la Confédération canadienne que de le présenter comme un problème de races. L'idée de race implique une notion biologique extrêmement difficile à saisir dans la réalité sociale et politique comme nous pouvons l'observer de nos jours. À l'intérieur des grandes divisions que caractérisent et différencient certains traits anatomiques irréductibles : couleur de la peau, conformation du squelette, etc., et en particulier dans le cas de la race blanche, les brassages de population et les croisements au cours des âges ont tendu à fondre, à unifier les types que l'éparpillement [8] et l'isolement d'autrefois avaient fait apparaître. C'est aujourd'hui, au témoignage des hommes de science de toutes catégories qui ont scruté le problème, un mythe de parler de races particulières : nordique, slave, latine, ou autres. Ces distinctions, qui subsistent en fait, n'impliquent cependant plus différenciation irréductible des types physiques. Elles procèdent d'abord et avant tout des différences de culture.

La notion de race étant ainsi ramenée à ses données saisissables, il est évident que le Canada n'a pas de problème de race. Nous dirions même qu'il est un des rares, peut‑être le seul pays d'Amérique, à n'avoir pas un tel problème. Les États-Unis en ont un : les quelques millions de nègres implantés jadis dans les États du sud, répandus depuis dans la plupart des États de l'Union et dont la présence multiple fait l'horreur et le désespoir des Américains « bien pensants ». Les pays de l'Amérique du Sud ont aussi des problèmes de race : les millions d'Indiens qui subsistent encore dans les limites de leurs territoires respectifs et qui, inassimilés et inassimilables, posent pour chacun d'entre eux de graves problèmes sociaux et politiques.

Rien d'absolument semblable chez nous. Le pays appartient autant dire entièrement à la race blanche ; les quelques milliers d'indigènes qui vivent dans les réserves ou dans les régions du nord, les quelques centaines de noirs que l'immigration a laissés s'installer sur notre territoire, ne constituent pas un problème dont on doive s'inquiéter. Rappelons cependant l'existence d'un problème jaune dans la Colombie britannique.

Sauf cette exception locale, le problème canadien est d'une autre nature. Il résulte non pas, encore une fois, de la multiplicité des races, mais de la dualité des cultures et des religions. Deux cultures : la française et l'anglaise ; deux religions : le catholicisme et le protestantisme, les unes et les autres reconnues par la constitution, entendent vivre et s'épanouir librement dans les cadres d'un même État. Et c'est l'opposition spontanée de ces deux cultures et de ces deux religions, leurs tendances naturelles du seul fait qu'elles vivent à informer le plus largement possible la vie sociale et politique du pays qui crée le problème. S'il résultait plutôt de la dualité des races, ce problème serait-il plus simple ou plus grave ? Nous n'en savons rien et il est d'ailleurs inutile de nous [9] interroger sur ce point. Le problème est ce qu'il est. Mais en pareille matière, il est de la plus haute importance de s'entendre d'abord sur les mots si l'on veut éviter les confusions, les errements qui aggravent et multiplient les difficultés au lieu de les aplanir.

Or les deux données : culture et religion, sont, du point de vue où nous nous plaçons ici, d'égale importance, car chacune repose autant dire tout le problème pour son propre compte. Qu'un jour ou l'autre, par hypothèse, l'une des deux cultures disparaisse et le problème canadien se reposerait en termes de religion, c'est-à-dire en termes d'écoles séparées, de politique familiale et sociale, d'inspiration générale de la politique tout court. Qu'inversement l'une des deux religions disparaisse, et le problème subsisterait en termes de culture : bilinguisme, écoles, etc. C'est donc une erreur de penser ou de se comporter sur le plan politique comme si l'on pensait que la disparition de l'une ou l'autre de ces deux données résoudrait le problème si complexe de l'unité nationale. Et c'est une erreur de même sorte de penser que le sacrifice par l'un des groupes de sa culture, par exemple, renforcerait ses positions religieuses. Tout le problème tient, répétons-le, dans chacune de ses données. Et ce problème est d'autant plus délicat que, sur le plan sociologique, les lignes de démarcation religieuse et culturelle coïncident à peu près, et que toute atteinte au caractère religieux de l'un des groupes déclenche du même coup des réactions d'ordre culturel. Et inversement. C'est d'ailleurs parce qu'il en est ainsi, parce qu'une partie de la population est catholique et française et l'autre partie protestante et britannique, que le problème prend si facilement figure d'opposition de groupe et que, de part et d'autre, on est enclin à l'assimiler à un problème de races.

Or ce sont les quatre ou cinq millions de citoyens de culture française et de foi catholique qui donnent au problème canadien le caractère que nous venons de dire. Et ce sont eux qui le lui donnent parce que, bien que les plus anciens Canadiens, ils ont, un moment donné, été conquis et qu'ainsi assujettis par la force des armes à une puissance étrangère, de culture et de foi religieuse différentes, ils ont refusé l'assimilation. Si le problème canadien devait un jour ou l'autre se résoudre par la disparition de l'une des deux cultures et de l'une des deux religions, ce sont celles que [10] les Canadiens français représentent, savoir- la culture française et la religion catholique qui disparaîtraient. Personne chez ceux qui connaissent quelque peu l'histoire et la situation présente au Canada ne concevrait même l'idée du phénomène contraire. De sorte qu'on peut dire que le problème canadien de la dualité de culture et de religion, c'est, en définitive, le problème canadien-français lui-même.

À ce problème envisagé sous l'angle canadien, trois solutions sont possibles, en tout cas se présentent à l'esprit : l'assimilation, l'intégration ou la collaboration. Et la nation canadienne variera dans son caractère et sa physionomie selon la solution que les Canadiens français apporteront à leur propre problème national.

1) L'assimilation : après bientôt deux siècles de lutte, relâchant enfin toute résistance, les Canadiens français capituleraient, accepteraient de se fondre dans le grand tout culturel et religieux canadien. Et nous disons les Canadiens français, car, encore une fois, il n'entre dans l'esprit de personne, pour des raisons évidentes, que pareil geste puisse être attendu de l'autre élément. Ajoutons toutefois aussitôt qu'une telle solution n'est jamais entrée et n'entre pas encore dans l'esprit des Canadiens français eux-mêmes. Et si, à cause du désarroi profond de la pensée politique, il se rencontre parmi nous quelques individus à souhaiter dans leur cœur pareille éventualité, ils ne vont pas encore jusqu'à prendre le risque d'exprimer ouvertement leur désir. D'ailleurs, s'il est possible d'imaginer théoriquement une telle capitulation, il faut reconnaître qu'en pratique, elle serait irréalisable. Pourrait-on citer dans l'histoire du monde, l'exemple d'un peuple s'abandonnant volontairement et d'un mouvement unanime à l'assimilation étrangère ? Même si les chefs en décidaient ainsi un moment donné, il faudrait compter encore avec la résistance passive, les réactions instinctives de la multitude qui, en continuant tout bonnement sa petite vie quotidienne, entretiendrait le foyer de la vie collective et nationale, et donc, par sa seule présence, reposerait tout le problème. L'assimilation, si jamais elle se réalise, s'accomplira non par l'abdication, mais par la désagrégation lente, involontaire de la conscience nationale.

2) L'intégration ou canadianisme tout court : théorie politique qui, à notre époque, fascine certains esprits, surtout dans les [11] milieux politiques, le monde des affaires, voire certaines sphères religieuses. A venir jusqu'à la fin du siècle dernier, même jusqu'à la première grande guerre, les Canadiens français étaient virtuellement les seuls à se proclamer Canadiens. Le titre leur suffisait si bien qu'ils n'éprouvaient même pas le besoin de le compléter par le qualificatif de français. Ils inclinaient même à se considérer les seuls Canadiens - et leurs deux ou trois siècles d'histoire exclusivement canadienne, d'une part, les attitudes et les comportements politiques de la population d'origine britannique d'autre part, les en justifiaient dans une large mesure.

Mais un moment vint où le sentiment canadien commença à naître dans la population d'origine britannique, en particulier dans cette partie de la population britannique qui vit au pays depuis deux ou trois générations. L'expansion territoriale du Canada depuis la Confédération, ses grands progrès économiques, son évolution constitutionnelle dans l'Empire, sa participation aux guerres de 1914 et de 1939 et les appels réitérés à l'unité nationale, d'autres facteurs sans doute encore, contribuèrent à renforcer peu à peu ce sentiment canadien, jusqu'à faire apparaître chez les Britanniques comme chez les Canadiens français l'idéal d'une nation canadienne [2]. Depuis lors, il n'est personne chez les Anglo-Canadiens, même parmi ceux qui sont débarqués de la veille, qui ne se proclame hautement d'abord et avant tout Canadien. Nos participations « libres » aux guerres mondiales, les appels réitérés à l'unité nationale, indispensable à ces entreprises militaires, ont contribué encore à renforcer ce sentiment. Le canadianisme est à la mode, et l'idéal d'une nation canadienne unie et forte, proposé avec instance à la population tout entière, sans distinction d'origine ethnique ou de caractère culturel et religieux. Notons cependant que le canadianisme des Anglo-Canadiens est d'une nuance différente du canadianisme franco‑canadien. Nous espérons, nous, voir un jour le Canada maître de ses destinées, poursuivant sa carrière parmi les nations du monde comme nation indépendante en droit et en fait. L'Anglo-Canadien, lui, semble difficilement imaginer le Canada en dehors de l'Empire. La [12] grandeur du Canada l'intéresse comme facteur de la puissance de l'Empire et la puissance de l'Empire lui apparaît comme la condition même du progrès et du renforcement du Canada. Il ne dissocie ni ne souhaite dissocier lès deux réalités politiques. Le même mot ne recouvre donc pas la même idée - comme cela arrive si souvent entre Canadiens des deux groupes.

Depuis la dernière guerre, la fidélité impériale des Anglo‑Canadiens a cependant quelque peu changé de forme. D'une part, leur attachement sentimental à l'Empire s'est atténué, surtout dans les jeunes générations ; d'autre part, la pression économique, sociale et culturelle des États-Unis, sans cesse croissante, les effraie, et le rattachement au Commonwealth leur apparaît désormais comme une condition de sauvegarde de l'indépendance politique du Canada ; leur impérialisme britannique gagne ainsi en raison ce qu'il a perdu en ferveur sentimentale.

L'idée d'une nation canadienne correspond au sentiment profond, aux plus vives aspirations de l'élément d'origine française. Toute la question est cependant de savoir comment se réalisera l'union indispensable à la vitalité de la nation entière. Et c'est ici qu'apparaît la théorie que nous venons de mentionner : le canadianisme intégral ou canadianisme tout court.

Il n'y aurait plus désormais de Canadiens français, plus d'Anglo-Canadiens, mais seulement des Canadiens unis dans une nouvelle et uniforme nationalité canadienne.

C'est bientôt dit. Serait-ce aussi facilement réalisé ? Ou bien la nouvelle nationalité saisirait tout l'homme ou bien elle ne ferait que spécifier son statut politique. Dans le premier cas, elle impliquerait la fusion des groupes, des cultures, voire des religions et naîtrait elle‑même de l'apport des deux éléments repris et assimilés par l'idée de canadianisme. Il n'existerait désormais qu'une seule culture canadienne, héritière des deux cultures originelles du pays. Un nouveau type national serait apparu à la surface du globe.

Qui ne voit ce qu'une pareille hypothèse a de dangereux pour nous, quelle interminable résistance elle devrait vaincre et donc quels problèmes de toute nature elle soulèverait en cours même d'accomplissement. Pour se réaliser intégralement et dans la justice, elle supposerait abandons et apports réciproques. Or c'est une [13] grave illusion de penser que les Anglo-Canadiens sont ou seront éventuellement disposés à abandonner quoi que ce soit de leurs caractéristiques propres pour se fondre dans une nationalité hypothétique dont on ne saurait entrevoir ce qu'elle représentera en réalité. Rien ne peut les induire à pareil sacrifice, rien même ne les en justifierait. Leur filiation ethnique et culturelle avec leur pays d'origine est sans cesse rajeunie et fortifiée par de nouveaux apports ; ils ont la priorité numérique, la prépondérance politique, la suprématie économique ; au surplus, ils peuvent d'une certaine manière, s'appuyer sur le bloc américain de même extraction, de même culture, de même croyance religieuse et avec lequel, par le jeu d'échanges de plus en plus diversifiés et intensifiés, ils s'identifient d'un jour à l'autre plus profondément. Dans ces conditions, comment espérer qu'ils consentiront le moindre sacrifice à la nouvelle nationalité canadienne ? Aucun peuple dans des circonstances identiques n'en consentirait, et les peuples britanniques ne se sont jamais fait remarquer dans l'histoire du monde par leur disposition magnanime à céder leurs privilèges et leurs prérogatives. Cette fusion s'accomplirait donc en définitive par l'absorption du groupe franco-catholique dans le grand tout anglais et protestant du pays et du continent, par l'effacement graduel, avec tout ce que cela comporte de réactions et de frictions, de la culture française, la moins apte à la résistance. En pratique, ce serait cela, l'assimilation.

Il faut rendre cependant aux plus ardents partisans du canadianisme intégral – ceux-là même à qui il arrive d'évoquer parfois la nation de leur rêve, héritière des cultures, des qualités et des vertus des deux premières nations du monde - le témoignage qu'ils se refusent à toute idée de fusion des deux groupes. Ils insistent sur ceci que dans la nation canadienne chaque groupe doit garder son identité propre, donc sa religion, sa culture, sa langue, etc.

Mais ils demandent qu'on cesse de désigner les groupes par leur origine ethnique, qu'il n'y ait plus de solidarité particulière entre les membres d'un même groupe, que tous les Canadiens fassent abstraction de leurs origines, de leur langue, de tout ce qui les différencie, et se traitent entre eux sur le pied de parfaite égalité ; que les Canadiens français renoncent à ce qu'on appelle [14] leur étroit provincialisme et les Anglo-Canadiens à leur prétention que le Canada est pays anglais et que seul le Québec est province française ; que, pour assurer à tous les citoyens d'une frontière à l'autre des avantages matériels égaux, on renforce s'il le faut le pouvoir central au détriment des pouvoirs provinciaux ; bref, qu'on en vienne à une si parfaite intégration des intérêts économiques, sociaux, politiques des deux groupes dans l'ensemble du Canada, qu'il n'y ait plus pour différencier les Canadiens entre eux que la langue et la religion, traitées d'ailleurs elles‑mêmes partout avec une égale mesure de justice et de respect. La nationalité canadienne ne serait donc pas culturelle : elle ne ferait que spécifier le caractère politique du citoyen canadien.

Les Canadiens français jouiraient de droits identiques d'un bout à l'autre du pays usage de la langue française, exercice de la religion catholique garantis par des textes constitutionnels. Mais ils perdraient tout ou partie des prérogatives dont ils jouissent à l'heure actuelle dans la province de Québec. Ils seraient donc réduits à l'état de minorité ethnique, culturelle et religieuse sans les prérogatives économiques et sociales nécessaires à la conservation et à l'exercice de leurs libertés politiques. Plus que jamais leur sort national dépendrait d'un texte constitutionnel et de la volonté de l'autre partie de la population de le respecter. Bref ils seraient dans la situation où se trouvent à l'heure actuelle les minorités des provinces anglaises. Peu rassurant !

En fait, que se passerait-il ? Si désormais il n'y a plus de Canadiens français mais seulement des Canadiens, si le Canadien français ne se doit pas plus à son compatriote qu'à n'importe quel autre citoyen canadien, s'il n'a pas plus de sympathie pour l'un des siens que pour un Canadien d'autre origine, d'autre culture, s'il ne doit par conséquent tenter aucun effort particulier pour renforcer ses positions nationales ; s'il doit, au contraire, se confier entièrement à l'orientation du Canada tout entier, quelle place occupera-t-il dans le reclassement général de la population ?

Ne l'oublions pas, là où les droits moraux ou politiques n'existent plus, ne comptent plus, la force seule règne et si nous renonçons nous-mêmes aux prérogatives qui jusqu'ici ont préservé notre identité, qu'aurons-nous à dire si nous sommes assujettis. à la domination du plus fort ? Et remarquons que pareil assujettissement [15] pourrait s'accomplir sans la moindre intention d'hostilité de la part du bloc anglo‑canadien, par le seul fait qu'il vit à nos côtés et déploie librement son activité. La situation étant ce qu'elle est à l'heure actuelle, les Anglo-Canadiens dominant sur le plan fédéral et la vie politique et la vie économique, il n'y a certes pas lieu de penser que le reclassement dont nous venons de parler s'effectuerait à leur détriment. Au contraire, il faut plutôt s'attendre à ce que leur suprématie aille s'affermissant jusqu'à ce qu'ils régissent à fond tous les secteurs de la vie canadienne.

Et si pareille détérioration de nos positions économiques, sociales, politiques se produisait, qu'aurions-nous à dire, si nous avions renoncé nous‑mêmes au droit d'en défendre l'intégrité ? Si le Canadien français, par soi‑disant largeur d'esprit politique, ne se considère pas plus solidaire de son compatriote que de n'importe quel autre citoyen canadien, qu'importe si dans le reclassement général des forces, ce soit lui et les siens qui occupent les dernières places et les Canadiens d'autre origine et d'autre culture, les premières dans les affaires, la vie sociale, la vie politique ! En toute nation organisée, il faut des maîtres et des serviteurs, des hautes et des basses classes. Dès lors qu'aucune distinction d'ordre supérieur n'existe plus, qu'importe si les serviteurs c'est nous ?

Or on ne conçoit guère qu'un peuple parvienne à exprimer avec plénitude ses aspirations nationales, voire même conserve son identité culturelle s'il ne jouit d'une autonomie politique assez large pour qu'il lui soit possible d'organiser lui-même, selon ses propres conceptions, sa vie économique et sa vie sociale. Les libertés politiques n'ont de valeur, d'efficacité réelles que si elles s'appuient sur une suffisante organisation économique et sociale. Tout s'enchaîne. Que pour des considérations plus ou moins hypothétiques on brise cet enchaînement ou l'empêche de se nouer, et il n'y a plus de raisons pour que le plus faible ne subisse directement l'influence du plus fort et ne tende à s'identifier graduellement à lui. C'est dans la logique des choses, - un phénomène qui relève de ce que Romier appelle la physique des peuples. En abolissant les différences de devoirs et de droits entre les groupes, le canadianisme intégral conduirait, qu'on le veuille ou non, à l'affaiblissement, peut-être à la disparition du nôtre. À moins de [16] résistance de la part de celui-ci - et nous retombons dans le dilemme actuel.

Si le canadianisme doit respecter l'intégrité culturelle et religieuse des deux groupes, il faut qu'il respecte du même coup leurs libertés politiques et leur laisse assez d'initiative économique et sociale pour exercer et soutenir ces libertés. Le problème canadien de l'unité nationale se trouve ainsi reposé avec toutes ses données économique, sociale et politique. Le canadianisme intégral ne résout donc rien : il ne fait qu'emmêler les questions et embrouiller les esprits.

3) En fait, il n'y a qu'une solution au problème de l'unité canadienne, et il faut la chercher non dans l'assimilation, non dans l'intégration, mais dans la collaboration éclairée et généreuse des groupes. Cette solution, c'est précisément celle que la Confédération elle-même, par son effort équilibré de décentralisation et d'unification, s'est efforcée de faire prévaloir. Si le régime adopté il y aura bientôt cent ans ne s'ajuste plus exactement aux exigences d'un pays qui depuis lors s'est profondément transformé, il faut en le modifiant, en conserver l'esprit : diversité dans l'unité, ou si on le préfère, unité réalisée par la collaboration libre, volontaire des groupes.

Cela suppose que, de part et d'autre, on sait exactement ce que l'on désire, et sur quelle base ferme peut s'établir la collaboration - que nous en particulier, qui sommes le groupement le plus faible, le plus exposé, avons de notre problème national, des conditions de survie et de progrès de notre peuple, une vue claire, précise, fondée sur la connaissance exacte des faits, ceux du passé et ceux du présent, et qu'ainsi nous pouvons en toute liberté d'esprit et justesse de pensée juger des concessions à consentir ou à exiger. La Confédération est un compromis, et la nation canadienne naîtra et vivra de compromis. Or il ne suffit pas de nier les causes de division pour les abolir, ni d'en sous-estimer la force pour les rendre moins agissantes. Il importe, au contraire, de les repérer toutes, de les évaluer à leur pleine puissance, et de se comporter à leur endroit un peu comme le physicien à l'égard des lois naturelles : s'y soumettre pour les mieux dominer. L'attitude contraire est grosse de déceptions, ruine dans son principe même toute chance sérieuse de « bonne entente ». Car, répétons-le, un régime [17] de compromis comme l'est par définition le régime fédératif, ne fonctionne que dans la mesure où, de part et d'autre, on sait justifier, non par des sentiments, mais par des arguments logiques, rationnels, ses attitudes. Il suppose donc une haute et forte éducation politique, un sens élevé des valeurs à conserver d'une part, de la justice et des responsabilités mutuelles d'autre part. Il ne nous appartient pas à nous qui avons le plus à risquer dans cette grande aventure de rabaisser nos vues, de fixer à un plus bas niveau nos ambitions. Notre droit de participer à la création d'une nation canadienne nous impose le devoir d'y apporter le meilleur de nous-mêmes, par conséquent le devoir de nous mieux comprendre afin de vivre plus vigoureusement notre vie nationale, et de vivre une vie nationale plus intense, afin de contribuer plus efficacement et de la seule manière qu'on puisse attendre de nous à la vie canadienne. Notre contribution sera originale, c'est-à-dire d'esprit catholique et français, ou elle ne sera pas.

[18]


[1] L'Enseignement Secondaire, décembre 1942, janvier, février, mars, avril et mai 1943.

[2] Quelques données du problème politique au Canada français, appendice 1 ci-après.



Retour au texte des auteurs. Dernière mise à jour de cette page le dimanche 17 août 2014 20:18
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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