RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de texte d'Esdras Minville, “La forêt.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction d’Esdras Minville, NOTRE MILIEU. Aperçu général de la province de Québec, chapitre VI, pp. 153-186. Montréal: Les Éditions Fides — l’École des Hautes Études Commerciales, 1942, 443 pp. Collection: Études sur notre milieu. Une édition numérique réalisée par mon épouse, Diane Brunet, bénévole, guide de musée retraitée du Musée de La Pulperie de Chicoutimi.

[153]

Deuxième partie :
LE MILIEU ÉCONOMIQUE

Chapitre VI

“La forêt.”

par Esdras MINVILLE

Il nous est arrivé déjà de prétendre qu'étant donné la nature de ses grandes ressources naturelles, la province de Québec est appelée à un avenir surtout industriel. Cette affirmation a causé, paraît-il, quelque étonnement, voire un peu de discussion en certains milieux. Et pourtant elle n'a rien en soi d'audacieux ni de spéculatif. Quiconque embrasse d'un coup d'œil l'ensemble des ressources de la Province et compare l'importance en nombre et en volume des ressources industrielles et des ressources agricoles doit conclure à la prépondérance évidente des premières et donc à l'importance croissante de l'industrie dans notre expansion économique des années à venir.

Le présent article et ceux qui vont suivre sur les pêcheries, les mines, les combustibles, sans viser expressément à une démonstration de cette nature, confirmeront néanmoins, nous en sommes certain, les vues que nous venons d'énoncer.

On peut dire que par son volume, sa large répartition sur toute la surface du territoire, la nature des besoins auxquels répondent ses produits, et son action à la fois protectrice et régulatrice dans [154] l'économie physique de la Province, la forêt est une des plus importantes, probablement la plus importante de nos richesses naturelles. Pas un mille carré de notre territoire habitable qu'elle ne recouvre ou n'ait recouvert. En fait notre économie s'est édifiée à la fois contre elle et avec elle, et encore aujourd'hui, repose en grande partie sur elle. Si par quelque inimaginable accident elle disparaissait soudain, non seulement nous perdrions l'une de nos grandes sources de travail et de revenus, mais l'existence même de quelques-unes de nos autres richesses naturelles serait compromise et notre économie entière serait bouleversée.

Les forêts exploitables de la province de Québec s'étendent de la frontière des États-Unis et du Nouveau-Brunswick au sud, au 52e degré de latitude au nord, et de la frontière du Labrador à l'est, au bassin de la Rivière East-Main tributaire de la Baie-James, à l'ouest.

Notons, cependant, que le 52e degré de latitude ne correspond pas à l'extrême limite nord de l'aire forestière. Au delà de cette ligne plus ou moins arbitraire, on rencontre encore environ 100,000 milles carrés de terrain boisé. Mais ces forêts sont si éloignées, si difficiles d'accès, et dans l'ensemble d'une croissance si lente qu'au point de vue économique elles ne représentent pas — du moins pour le moment — un actif avec lequel on puisse vraiment compter.

Un simple coup d'œil sur la carte forestière du Canada permet de constater que, au point de vue de la nature des peuplements, les forêts de la province de Québec participent à trois grandes zones.

1° La zone dite septentrionale, qui coïncide à peu près avec le bouclier canadien et donc s'étend d'est en ouest, de l'Atlantique jusqu'au bassin du fleuve McKenzie, en contournant la Baie James et même à travers le Yukon et l'Alaska. En largeur, cette zone varie considérablement d'un bout à l'autre du pays selon les circonstances topographiques, géologiques et climatiques. Dans la province de Québec sa limite nord, ainsi que nous l'avons déjà dit, suit à peu près, en le chevauchant, le 52e degré de latitude. Quant à la limite sud, elle suit la rive nord du fleuve en remontant jusqu'aux environs de Québec, sauf une sorte d'intrusion de la zone voisine (dite du St-Laurent) dans le bassin de la rivière Saguenay et du lac Saint-Jean.  Des environs de Québec, par le [155] travers des terres, elle poursuit sa course vers l'ouest selon une ligne extrêmement capricieuse qui aboutit aux environs de Ville-Marie, puis à la rive nord du lac Supérieur et de là continue vers l'ouest et le nord-ouest. L'île d'Anticosti, la péninsule de Gaspé (sauf une étroite bande le long de la Baie-des-Chaleurs et quelques points sur le littoral du St-Laurent) et les hauteurs de la Matapédia, de l'arrière Rimouski et Témiscouata se rattachent à cette zone.

2° Au nord de la zone septentrionale que nous venons de décrire se développe la zone dite de transition du nord, qui va d'est en ouest, du Labrador à la Baie James, et du sud au nord, du 52e degré à la Baie de l'Ungava, où l'arbre cède définitivement la place à la toundra.

3° La zone du Saint-Laurent, au sud de la zone septentrionale, occupe le reste de notre territoire, c'est-à-dire les Laurentides au nord de Québec et de Montréal, les Cantons de l'Est et le Bas du fleuve jusqu'à la Matapédia.

Ce zonage procède des conditions du climat, alliées aux conditions topographiques, géologiques et pédologiques qui déterminent la nature de l'habitat. On pourrait, en détaillant davantage les mêmes influences, partager chacune des grandes zones ci-dessus en un certain nombre de régions plus ou moins particularisées. Cela nous retiendrait plus longtemps qu'il ne faut.

*
*     *

La zone de transition du nord, comme son nom l'indique, marque la transition entre les forêts ayant une valeur commerciale et les régions désertiques de l'extrême-nord. Les essences dominantes sont le sapin, les épinettes blanche et noire, le mélèze et, en quantité réduite à cause des rigueurs du climat, le bouleau. Dans les bassins des rivières et autres endroits protégés, on rencontre ça et là des futaies de dimensions raisonnables. Mais dans la plus grande partie du territoire, à mesure que l'on gagne vers le nord, la forêt est surtout constituée d'arbres rabougris, sans valeur commerciale. En supposant qu'un jour des moyens de communication améliorés permettent d'entreprendre l'exploitation des meilleurs de ces bois, la régénération forestière est si lente que le prélèvement annuel ne pourrait, si l'on voulait assurer [156] la conservation du capital forestier, représenter qu’une infime proportion de la matière ligneuse utilisable. Pour le moment, les forêts de cette zone fournissent du bois de construction et de chauffage aux rares habitants de la région et assurent un excellent habitat aux animaux à fourrure. C'est leur seule valeur économique.

La zone septentrionale, qui couvre la plus grande étendue de notre territoire, est peuplée surtout de conifères. Les essences dominantes sont l'épinette blanche, l'épinette noire et le sapin baumier, auxquelles se mêlent le bouleau blanc, les peupliers (quatre espèces) et le pin gris. D'autres essences y sont aussi représentées en volume plus ou moins considérable selon les régions : le pin rouge, le pin blanc, le cèdre, les frênes, l'érable à sucre et l'érable rouge. On les rencontre selon les régions, c'est-à-dire selon le climat et la nature des sols, en massifs plus ou moins étendus ou plus ou moins denses.

La majeure partie de cette région est caractérisée par des sols minces. Aussi les feux de forêt suivis de l'érosion ont-ils des effets désastreux, ainsi que l'attestent les immenses étendues de roches dénudées qui s'y rencontrent. Dans l'ensemble, ainsi que nous l'avons déjà dit, l'épinette et le sapin baumier dominent et forment notre grande source de bois à pâte.

Les forêts de la zone du Saint-Laurent sont plus diversifiées. Les essences caractéristiques sont le pin blanc, le pin rouge et la pruche, avec lesquelles cohabitent les érables (rouge, blanc et à sucre), le merisier et, dans quelques parties, le hêtre et le tilleul. Les peupliers, le cèdre et le pin gris y sont aussi très répandus. L'épinette et le sapin baumier sont communs en certains endroits. D'autres espèces de bois durs s'y rencontrent : le bouleau blanc, l'orme, les noyers durs, le frêne blanc, le frêne rouge et le frêne noir, le chêne à gros glands, le chêne rouge, le chêne blanc, le noyer cendré.

Autrefois, dans la région des Laurentides, qui comprend le bassin des rivières Gatineau et Saint-Maurice et une partie du territoire situé au nord de Québec et de Montréal, le pin blanc était l'essence caractéristique. Aujourd'hui, à cause des coupes extensives et des incendies, cette espèce a beaucoup diminué et la forêt présente en général un caractère mixte : les conifères, épinettes et sapin baumier, cohabitent avec les arbres à feuilles [157] caduques : merisier, tilleul, chêne, hêtre, frêne, érable, bouleau blanc, orme, etc. La même forêt mixte se rencontre dans les Cantons de l'Est. Le long du Saint-Laurent, dans la région dite Témiscouata-Restigouche (à l'exception encore une fois des hauteurs de Matapédia-Rimouski) croissent le pin gris, l'épinette noire, le mélèze, l'épinette blanche, le sapin baumier, le bouleau, l'érable à sucre et le merisier. Les mêmes essences, avec par-ci par-là des bouquets de pin rouge, se rencontrent dans le bassin du Saguenay et le pourtour du lac Saint-Jean, qui se rattachent, ainsi que nous l'avons noté déjà, à la zone du St-Laurent.

Les arbres de nos forêts se classent donc en deux groupes : les résineux et les arbres à feuilles caduques. Les essences principales, c'est-à-dire, du point de vue où nous nous plaçons, celles qu'utilisent le commerce et l'industrie sont : a) dans le groupe des résineux : les épinettes noires, blanches et rouges ; les pins blancs, rouges et gris ; le sapin, la pruche, le cèdre et le mélèze ; b) dans le groupe des arbres à feuilles caduques : le merisier, l'érable, le tremble, le bouleau et le peuplier.

D'après une étude de J.-D.-B. Harrison, publiée en 1938 par le ministère fédéral des Ressources naturelles (bulletin no 92), les terres boisées de la province de Québec pourraient se classifier ainsi :

I - Terres boisées productives

1) Bois tendres

(milles carrés)

a) d’exploitation commerciale

164,000

164,000

b) nouveaux peuplements

54,000

218,000

2)  Bois mélangés

a) d'exploitation commerciale

42,700

b) nouveaux peuplements

23,400

66,100

3)  Bois durs

a) d'exploitation commerciale

6,400

b) nouveaux peuplements

12,600 

19,000

Toutes catégories

a)  d'exploitation commerciale

213,500

b)  nouveaux peuplements

90,000

303,500

II - Terres boisées improductives

70,000

373,500

Soit 71.3 p.c. de la superficie totale de la Province.

 
[158]

L'auteur entend :

a) par terres boisées productives, les forêts qui peuvent produire maintenant ou pourront produire après quelques années de croissance un rendement commercial ;

b) par terres boisées improductives, celles qui, à cause de l'emplacement ou de la croissance insuffisante, ne produiront jamais un tel rendement ;

c) par régions de rendement commercial, les terres boisées pouvant fournir deux cordes à l'acre de bois de quatre pouces ou plus de diamètre ;

d) par nouveaux peuplements, les jeunes forêts qui donneront après un certain nombre d'années de croissance un rendement commercial.

Quant aux régions, celles dites de bois tendre comportent 75 p.c. ou plus de conifères ; celles dites de bois durs, 75 p.c. ou plus de feuillus, et celles dites de bois mélangés, moins de 75 p.c. de l'une et l'autre espèces.

D'après ce tableau, le domaine forestier de la Province comprendrait 213,500 milles carrés de forêts immédiatement exploitables sur une base économique et 90,000 milles carrés de jeunes peuplements dont l'exploitation commerciale sera éventuellement possible.

Pour donner une meilleure idée de l'importance de nos forêts, voici un tableau comparatif de l'étendue des forêts des neuf provinces canadiennes et du Dominion.

Terres boisées
productives

Terres boisées
improductives

Total

Superficie terrestre

p.c. de la superficie

Ile du Prince-Edouard

725

   —

725

   2,184

33.2

Nouvelle-Écosse

11,950

50

12,000

20,743

57.8

Nouveau-Brunswick

21,773

189

21,962

27,473

79.9

Québec

303,500

70,000

373,500

523,534

71.3

Ontario

170,000

70,000

240,000

412,582

66.1

Manitoba

30,500

62,500

93,000

219,723

42.3

Terres boisées
productives

Terres boisées improductives

Total

Superficie
terrestre

p.c. de la superficie

Saskatchewan

42,160

40,000

82,160

237,975

34.5

Alberta

93,075

37,560

130,635

248,800

52.5

Colombie-Britannique

85,780

123,760

209,540

359,279

58.0

Canada

769,463

454,059

1,223,522

3,466,556

35.3


Les terres boisées productives de la province de Québec représentent donc à peu près les deux cinquièmes du domaine forestier [159] productif du Dominion.  Aucune autre province ne possède de forêts aussi étendues.

*
*     *

Nous ne disposons pas de données très précises sur le volume de bois que renferment nos forêts. L'inventaire général qui nous les procurerait n'a été commencé qu'en 1938 ; il procède plutôt lentement et les données recueillies ne sont pas encore toutes disponibles, même pour la partie du territoire inventoriée. Cependant les inventaires d'exploitation et les plans d'aménagement exigés des grands concessionnaires et effectués de 1923 à 1937 sur plus de 80,000 milles carrés permettent une certaine évaluation de notre potentiel forestier.

Voici à ce point de vue des statistiques fédérales empruntées, comme les précédentes, au bulletin no 92 du ministère des Ressources naturelles (1938) :

Volume total de bois marchand
(en pieds cubes)

I. - Accessibles

a) conifères

43,870,425,000

b) feuillus

10,306,985,000

54,177,410,000

II. - Inaccessibles

a) conifères

19,277,775,000

b) feuillus

4,540,340,000

23,818,115,000

Totaux

a) conifères

63,148,200,000

b) feuillus

14,847,375,000

77,995,575,000


Par essence, les bois accessibles se répartissent de la façon suivante :

a) Bois tendres

b) Bois durs

pin blanc

617,250,000 p.c

merisier

2,367,000,000 p.c.

pin rouge

263,325,000

bouleau blanc

5,407,000,000

pin gris

3,450,000,000

érable

955,500,000

épinette

28,140,000,000

hêtre   

23,380,000

sapin baumier

10,746,000,000

tilleul

78,900,000

pruche

91,350,000

frêne

84,760,000

cèdre

562,500,000

orme

127,850,000

chêne

5,845,000

peuplier

1,256,750,000

Total

43,870,425,000

Total

10,306,985,000

Grand total

54,177,410,000


[160]

Au point de vue commercial, les totaux ci-dessus peuvent se partager en deux groupes : a) les bois marchands de 10 pouces de diamètre et plus, qui donnent lieu à la production de bois de construction, d'ébénisterie, etc. ; b) les bois de diamètre inférieur à 10 pouces, mais supérieur à 4 pouces, qui donnent lieu à la production des bois à pâte.

Approvisionnement accessible de bois de sciage
(en millions de pieds mesure de planche)

pin blanc

1,750

merisier

3,000

pin rouge

775

bouleau

3,000

pin gris

4,000

érable

1,500

épinette

35,000

hêtre

20

sapin baumier

9,000

tilleul

100

pruche

150

frêne

40

cèdre

1.500

orme

150

chêne

5

peuplier

750

Total bois tendre

52,175

Total bois dur

8,565

Grand total

60,740


Approvisionnement de bois marchand de dimension inférieure
à 10 pouces et supérieure à 4 pouces
(en milliers de cordes)

pin blanc

2,000

merisier

18,000

pin rouge

800

bouleau blanc

50,000

pin gris

22,000

érable

6,600

épinette

175,000

hêtre

200

sapin baumier

75,000

tilleul

600

pruche

500

frêne

800

cèdre

2,000

orme

1,000

chêne

50

peuplier

11,500

Total bois  tendre

277,300

Total bois dur

88,750

Grand total

366,050


Les données des deux derniers tableaux reproduites par Harrison dans l'étude déjà citée sont empruntées au 4e rapport annuel de la Commission des produits forestiers publié en 1935 [1].

[161]

D'autre part, d'après une compilation préparée en 1937 par M. J.-E. Guay, chef du service de l'Inventaire au ministère des Forêts à Québec, notre richesse forestière accessible, c'est-à-dire située au sud du 52e parallèle, s'établirait à 87,000,000,000 de pieds cubes et se répartirait entre les essences de la façon suivante :

(en millions de pieds cubes)

a) Résineux

b) Feuillus

épinette

44,635

bouleau

11,832

sapin

20,205

tremble

1,556

pin gris

4,634

merisier

1,464

pin blanc

1,067

érable

290

pruche

373

autres

626

mélèze

28

cèdre

609

Total

71,551

Total

16,778

Grand total

87,329


Tous ces chiffres sont présentés pour ce qu'ils valent. Ce sont des évaluations plutôt que des données définitives. Ils sont donc sujets à révision à mesure que des moyens plus perfectionnés d'exploration permettent d'obtenir des renseignements plus précis. En ces dernières années, cependant, de grands progrès ont été accomplis dans ce domaine : l'aéroplane et la cartographie aérienne ont rendu possible l'exploration à la fois rapide, précise et peu coûteuse de vastes territoires dans les régions les plus éloignées. On a mis au point une méthode d'évaluation des volumes d'après la photographie aérienne dont l'expérience tend à démontrer l'exactitude. De nombreuses cartes ont été ainsi préparées sur lesquelles figurent des renseignements d'une précision très satisfaisante. Grâce, par exemple, à ces moyens perfectionnés d'exploration, la vieille illusion a été dissipée d'après laquelle il aurait existé dans le nord de vastes ressources forestières inconnues. La ligne septentrionale au delà de laquelle on ne peut raisonnablement espérer rencontrer du bois utilisable a été exactement délimitée.

Tout cela rend à la fois plus facile et plus désirable l'inventaire général des forêts réclamé depuis longtemps déjà par tous ceux qui ont une idée nette de l'importance des ressources forestières dans notre économie — inventaire heureusement en marche et qui nous mettra en possession des renseignements précis dont nous  [162] avons tant besoin pour l'élaboration d'une politique forestière rationnelle. Car outre le volume de matière ligneuse disponible et sa répartition selon les régions et selon les espèces, il est bien d'autres renseignements touchant le climat, la nature des sols, les types de peuplement, le taux de croissance, les conditions de sylviculture, etc., dont une telle politique ne saurait absolument pas se passer. L'inventaire nous renseignera sur tous ces points et sur bien d'autres, et nous fournira la documentation nécessaire à l'établissement, sur une base solide, de la politique et de renseignement forestiers.

*
*     *

Au point de vue du mode d'appropriation, les forêts de la Province se répartissent de la façon suivante.

1° Les forêts privées qui comprennent :

a) les seigneuries, c'est-à-dire d'anciennes concessions de territoires faites sous le régime français ;

b) les terres concédées jadis aux colons par l'État et dont ils sont devenus propriétaires après avoir satisfait aux conditions de défrichement ;

c) les free-holds, c'est-à-dire les terres concédées sous forme de subsides à des sociétés de chemins de fer pour les aider à construire leurs réseaux.

Les forêts privées des différents types ci-dessus couvrent une superficie approximative de 10,987,000 acres ou de 17,080 milles carrés. Elles sont situées à proximité des centres agricoles et donc toutes facilement accessibles. On y rencontre des essences diverses dont l'exploitation comme bois de chauffage, de sciage ou de bois à pâte fournit partout un rendement élevé.

2° Les forêts des lots sous billets de location, qui deviendront propriétés privées lors de l'émission des lettres patentes. Ces lots boisés sont concédés, comme l'on sait, à des colons désireux de s'y établir en permanence et sont sujets aux conditions d'exploitation établies par le ministère de la Colonisation. Le colon utilise les bois coupés sur ses lots à ses propres fins : bâtiment, clôture, chauffage, ou les vend sous forme de bois de sciage ou de bois à [163] pâte. Les forêts de ces lots sont destinées à disparaître, du moins en grande partie, et à céder la place aux terres agricoles. L'étendue varie naturellement d'une année à l'autre selon, d'une part, le nombre de nouveaux lots cédés sous billets de location, et d'autre part, le nombre de lots qui deviennent propriétés privées par l'émission de lettres patentes. En 1938, elles couvraient une superficie approximative de 2,528,000 acres ou de 3,950 milles carrés.

3° Les forêts dites de la Couronne et appartenant à l'État fédéral : réserves indiennes et camps militaires, d'une superficie de 168,960 acres ou de 264 milles carrés.

4° Les forêts de l'État, qui appartiennent à la Province et comprennent :

a) Les réserves cantonales, couvrant de petites étendues de territoires et destinées à l'approvisionnement des villages circonvoisins. Elles sont naturellement à proximité des centres habités. On en estime l'étendue à 787,200 acres ou 1,230 milles carrés.

b) Les forêts domaniales, gardées en réserve pour les besoins futurs de l'industrie. Elles couvrent une superficie de 1,852,160 acres ou de 2,864 milles carrés.

c) Les forêts de colonisation, c'est-à-dire les terrains boisés, taillés à même les forêts affermées ou les forêts vacantes, mais non encore cédées sous billets de location. En 1938, on évaluait à 1,856,000 acres ou 2,900 milles carrés la superficie de ces forêts.

d) Les forêts affermées, c'est-à-dire louées à divers concessionnaires. Ce sont, comme l'expliquait naguère l'ancien ministre des terres et forêts, M. Honoré Mercier, « des territoires boisés de forme fort irrégulière coïncidant généralement avec le bassin d'une rivière et dont l'affermage est fait par voie d'enchères publiques à une entreprise d'exploitation forestière ou un commerçant de bois. À cette enchère le concessionnaire acquiert le droit exclusif d'exploiter, dans le territoire en question, les bois de commerce qui s'y rencontrent pourvu que ces bois aient les dimensions spécifiées dans les règlements. » Les forêts affermées jusqu'ici sont généralement parmi les plus commodément accessibles de notre domaine forestier et les plus riches en bois de toutes natures, surtout de bois à pâte. Elles occupent au nord et au sud du Saint-Laurent et au delà des régions de colonisation et [164] d'agriculture une étendue que l'on estime à 49,520,000 acres ou 77,375 milles carrés.

e) Enfin les forêts vacantes, c'est-à-dire non encore affermées ou concédées à quelque titre que ce soit et qui ne donnent par conséquent lieu à aucune exploitation. Elles couvrent le reste de notre domaine forestier et représentent par conséquent une superficie de 98,213,760 acres ou de 153,459 milles carrés.

Au total, les forêts de la province de Québec couvriraient une superficie de 249,162 milles carrés. Ces données diffèrent donc sensiblement de celles que nous avons reproduites plus haut des statistiques fédérales. Il y a là une question d'ajustement statistique que nous n'avons pas pour notre part les moyens d'entreprendre.

*
*     *

L'administration des terres réservées à l'exploitation forestière relève comme chacun sait du ministère des Terres et des Forêts. Ce ministère se divise, quant à l'administration des forêts, en deux services qui eux-mêmes se partagent en un certain nombre de sous-services. Le Service forestier à qui sont confiés les travaux techniques : inventaire, reboisement, surveillance des coupes et du mesurage ; et le Service de protection des forêts dont nous dirons un mot un peu plus loin.

L'exploitation des ressources forestières est régie par la Loi des terres et forêts, chapitre 44 des Statuts refondus de 1925. L'Annuaire statistique de la Province donne un aperçu des dispositions contenues dans la 3e partie de la loi et ayant trait à l'aliénation et à l'exploitation des réserves forestières.

On sait que les réserves forestières sont louées à l'enchère, après avis public. Toute personne ou société qui le désire est admise à l'enchère si elle effectue entre les mains du Ministre le dépôt requis par la loi. Ce dépôt sera confisqué si le déposant n'enchérit pas au moment de l'affermage ou refuse de signer le contrat ou de s'y conformer.

L'adjudicataire obtient le privilège de pratiquer des coupes dans la partie du territoire mise à l'enchère, et dont une description  [165] précise est donnée dans le permis de coupe lui-même. La prime d'affermage est fixée lors de l'adjudication. Elle est payable en trois versements, dont le premier comptant et les deux autres, avec intérêt à 6 p.c, à une année d'intervalle chacun.

Dans certains cas, l'enchère ne porte pas sur la prime d'affermage, mais sur le droit de coupe : l'enchérisseur s'engage à payer un taux plus élevé que le tarif en vigueur.

Le privilège du concessionnaire ne concerne que l'exploitation des bois et il est sujet aux restrictions imposées par le ministère. Le gouvernement se réserve le droit de disposer des chutes d'eau situées dans le territoire affermé, ainsi que du terrain nécessaire à l'aménagement. Le ministère peut faire délimiter les réserves aux frais du concessionnaire. Le coût de l'arpentage est alors payable de la même façon que la prime d'affermage. Le concessionnaire doit dans un temps déterminé commencer l'exploitation, construire une fabrique à pâte ou à papier et installer la force motrice nécessaire. Si à cette fin il loue une chute d'eau, le loyer est assujetti à certaines conditions : bail emphytéotique, loyer annuel ou redevance.

Le permis de coupe est accordé pour un an. Il est renouvelable si le concessionnaire a rempli les conditions imposées. Ce permis est traité comme effet de commerce et, avec l'autorisation du ministère, peut être transféré moyennant des honoraires équivalant à 20 dollars le mille carré. Outre la prime d'affermage au taux fixé à l'enchère, l'adjudicataire doit verser une rente foncière de huit dollars par mille carré. Il doit transmettre avant décembre de chaque année un exposé des opérations projetées, avec mention de l'endroit où seront pratiquées les coupes et du nombre de personnes employées. Le bois est mesuré par un mesureur qualifié et à la fin de la saison d'opération le concessionnaire remet un état assermenté des coupes effectuées [2].

Ce n'est pas le moment de discuter ce régime, pas plus d'ailleurs que d'analyser les résultats qu'il a produits. On peut admettre qu'il a facilité l'expansion de la grande industrie forestière, mais on peut aussi se demander s'il impose à celle-ci les règles rigides auxquelles elle devrait être soumise pour produire, en même temps  [166] que de bons résultats financiers, les meilleurs résultats économiques et sociaux. Par exemple, la loi a beau spécifier que le permis de coupe est renouvelable annuellement, lorsqu'une société d'exploitation a établi une usine, voire qu'elle a été forcée, pour bénéficier de son privilège, d'établir cette usine, le permis dont elle jouit doit être à toute fin pratique considéré comme permanent. Le gouvernement ne lui refusera le renouvellement que pour de très graves raisons, plus graves par exemple que de simples effractions aux règlements de coupe. Et c'est peut-être ce qui explique l'extrême liberté avec laquelle certaines sociétés d'exploitation en prennent avec nos forêts.

*
*     *

Dès le début de la colonie, les colons canadiens ont emprunté à la forêt encore intacte qui les entourait de toute part et qui, en un sens, représentait le grand obstacle à vaincre dans leur tentative d'établissement, les matériaux nécessaires à la construction de leurs habitations. Ce n'est cependant que plusieurs années après la fondation de Québec que s'érige la première scierie : celle des Pères Jésuites, vers 1646. Quant à l'exploitation méthodique de la forêt pour les besoins de la colonie et l'exportation en France et aux Antilles, elle ne commence guère avant l'arrivée de Jean Talon. Colbert avait attiré l'attention de l'Intendant sur le double avantage que les Canadiens retireraient de l'exportation du merrain en France : le bénéfice de la vente et l'accélération du défrichement. Le merrain (planche courte et étroite découpée ou fendue en diverses sortes de bois et surtout de chêne et servant à la fabrication des douves, panneaux, etc.) fut donc l'une des premières variétés de bois marchand que l'on tira de nos forêts. Talon songea aussi à l'exploitation des chênes comme bois de mâture. Dès son arrivée, il entreprend des excursions en forêt afin de se rendre compte par lui-même de la qualité et de la quantité des bois disponibles. Dans la suite, il ne concédera pas de seigneurie sans réserver les bois de chêne, que ni les seigneurs ni les colons ne devaient abattre sans sa permission.

C'est Talon également qui songea à organiser le commerce d'exportation du bois en France et aux Antilles.  Dès son premier [167] séjour au Canada, il inaugure une sorte d'échange triangulaire entre la Nouvelle-France, les Antilles et le Royaume, les chargements qui quittaient le Canada étant composés surtout de bois.

Les seigneurs entrèrent dans le mouvement. En 1670 les Sulpiciens, seigneurs de l'île de Montréal, mettent sur pied la première scierie de la région ; en quelques années les trois gouvernements (Québec, Montréal, les Trois-Rivières) possèdent chacun un certain nombre de scieries de puissance variable, mais nécessairement limitée. L'une des plus grandes entreprises du temps fut lancée à La Malbaie par un marchand de Québec, François Hazeur, associé à deux marchands français de Larochelle.

Les exportations en France connurent un sort variable : 1° parce que la France possédait elle-même d'importantes réserves de bois ; 2° parce que les bois exportés du Canada n'étaient pas toujours de la qualité qui convenait aux usages qu'on avait en vue, notamment aux besoins des ateliers de la marine ; 3° parce que le coût d'exploitation et de transport était élevé. Les exportations les plus suivies étaient celles qui prenaient le chemin des Antilles, mais ici encore la distance était un obstacle sérieux : les producteurs de la Nouvelle-France pouvaient difficilement concurrencer ceux de la Nouvelle-Angleterre.

Le nombre des scieries augmente cependant assez ; rapidement à la fois dans la région de Montréal, dans celle des Trois-Rivières et dans celle de Québec. En 1717, un recensement en relève dix. En 1719, on en compte 19, 23 en 1720, 30 en 1721 et 52 en 1734. Ces scieries travaillaient surtout pour la colonie.

Les richesses de nos forêts donnèrent lieu à une industrie qui, une des plus importantes du régime français, restera longtemps l'une des plus actives du pays : la construction navale. Cette initiative est due encore à Jean Talon qui, en ceci comme en tant d'autres choses, exécute avec docilité, mais aussi avec intelligence, les désirs de son maître Colbert. Il tenait en effet de celui-ci des instructions précises : préserver les bois propres à la construction des bâtiments et engager les habitants les mieux établis à entreprendre de telles constructions. Dans son budget de 1665, il prévoit une certaine somme pour l'entretien et la construction de petits navires.  Il entreprend lui-même la construction d'un [168] bateau de 120 tonneaux, établissant son chantier sur la rivière Saint-Charles à Québec. Durant son deuxième séjour au Canada, il obtiendra du Ministre le paiement d'une prime de 4 francs par tonneau pour ceux qui achèteraient et de 6 francs par tonneau pour ceux qui construiraient des vaisseaux.

Grâce aux efforts persévérants de Talon, la construction navale connut bientôt une activité considérable qui se maintiendra et même s'intensifiera, avec des fluctuations inévitables, tout au long du régime français et même jusqu'à la fin du dernier siècle, alors que l'acier supplante le bois dans la construction des navires.

Sous le régime anglais, l'exploitation forestière continue de progresser à peu près au rythme de la colonie. Pour qu'elle prît un véritable essor, il fallait qu'une grande demande vînt de l'extérieur. Or l'Angleterre, le seul marché possible étant donné les exigences de la politique coloniale du temps, s'approvisionne dans les pays baltes, et ne songe guère, le coût de transport du Canada étant trop élevé, à modifier ses habitudes commerciales. Elle accorde bien une certaine préférence douanière aux bois canadiens, mais qui ne va pas jusqu'à compenser le désavantage dont souffre la colonie quant au prix du transport.

Les circonstances vont cependant l'obliger à modifier son attitude. Durant les guerres de la Révolution, le Blocus continental lui coupe l'accès de ses propres sources traditionnelles d'approvisionnement.  Elle se retourne alors vers ses colonies d'Amérique.

La légère préférence douanière dont bénéficiaient déjà les bois canadiens est augmentée et le gouvernement anglais incite ses nationaux à engager des capitaux au Canada dans l'exploitation des bois. L'industrie forestière entre, à partir de ce moment-là, dans une ère d'activité croissante. La préférence dont nos bois sont gratifiés est augmentée d'une année à l'autre jusqu'en 1815, c'est-à-dire jusqu'à la fin de la guerre. Mais dès les années qui suivent, une réaction se dessine sur le marché anglais, désireux de renouer des relations avec les pays baltes. À partir de 1820, les droits de préférence sont peu à peu diminués jusqu'à suppression durant les années 40, alors que l'Angleterre passe, comme chacun sait, au libre-échange.

[169]

Mais à cette époque le marché anglais, conséquence de la révolution industrielle alors en plein déploiement, a pris une telle ampleur qu'il est en état d'absorber à la fois les bois de la Baltique et ceux du Canada.  Nos exportations vont donc continuer.

Le bois de charpente représente au début le gros de nos ventes en Angleterre. Bientôt vient s'y ajouter le bois de sciage. Nos exportations de pièces de charpente ou bois d'équarrissage croissent d'une année à l'autre jusqu'en 1863, alors qu'elles atteignent leur plus fort volume avec 23,500,000 pieds cubes. Pour la production de ces bois on abattait surtout, autant dire exclusivement, les pins. L'équarrissage donnait lieu à un gaspillage considérable, et de plus les forêts de pins s'épuisaient vite. À partir de 1863, nos exportations de bois de charpente diminuent, jusqu'à disparaître à peu près complètement vers 1900.

Le recul des exportations de bois de charpente est compensé par l'augmentation des exportations de bois de sciage. Dès 1804, une grande scierie s'établit pour la production de madriers et de planches en vue de l'exportation. D'autres s'établirent bientôt. Ces scieries, d'un type différent de celles qui travaillaient pour les besoins locaux, utilisaient le pin et aussi certaines autres essences, surtout l'épinette. Vers 1860, le pin étant devenu partout difficilement accessible, elles exploitent presque uniquement l'épinette. Les exportations de bois de sciage vers l'Angleterre comme les exportations de bois de charpente résistent à la suppression de la préférence, et continuent, avec des fluctuations plus ou moins considérables, jusqu'à la fin du siècle.

Vers 1830, les États-Unis commencent à acheter un peu de nos bois. Durant le siècle qui va suivre, avec des vicissitudes nombreuses, dans le détail desquelles ce n'est pas le moment d'entrer, nos exportations de ce côté vont augmenter considérablement. C'est que les forêts de l'Est américain sont tôt en voie d'épuisement, et que l'expansion du pays vers l'ouest et la croissance rapide des villes de l'est créent une demande de plus en plus grande de matériaux de construction. Ce marché, au surplus, n'a pas, au point de vue qualité, les exigences du marché anglais : il absorbe tous les bois qu'on est en état d'offrir. De 1830 à 1837 des capitalistes américains commencent à s'établir au Canada. Puis il y a crise à partir de 1837, et ce n'est que dix ans plus tard [170] que l'activité reprendra à son allure antérieure. De grands industriels américains aux noms familiers encore aujourd'hui, comme par exemple E. B. Eddy, fondent au Canada vers 1848 et 1850 les grandes scieries et les vastes ateliers de façonnage qui sont à l'époque l'une des caractéristiques de l'industrie canadienne. Le traité de 1854 donne une nouvelle et très sérieuse impulsion à un mouvement qui ne cessera de croître qu'avec l'abrogation du traité en 1866. Nous ne nous arrêterons pas ici sur la façon dont l'exploitation de nos forêts était conduite dès cette époque et qui a eu subséquemment les conséquences économiques et sociales que chacun sait. Nous ne nous sommes pas d'ailleurs entièrement défaits de l'idée qui présidait alors à l'expansion industrielle, et qui se ramenait à ceci : monnayer le plus vite possible une richesse naturelle que l'on prétendait inépuisable pour mieux se justifier de la dilapider.

Après l'abrogation du Traité de réciprocité, les besoins du marché américain sont tels que les vastes forêts du Michigan et du Wisconsin sont bientôt menacées à leur tour d'épuisement. Les producteurs de bois américains font pression sur leur gouvernement pour écarter la concurrence canadienne et se réserver le marché national. Au début de cette période, la demande de bois est si considérable outre-frontière que le tarif n'affecte guère la production canadienne. Mais vers 1873, lorsque commence la crise qui devait durer jusqu'à la fin du 19e siècle, le tarif produit tous ses effets. Le gouvernement canadien n'était pas de taille, il va sans dire, à engager une guerre douanière avec son déjà puissant voisin. La politique nationale de 1878, en augmentant le coût des machines importées, ne fit d'ailleurs qu'aggraver la situation de nos producteurs de bois. Néanmoins nos exportations vers les États-Unis ne cessent de croître. Ainsi la valeur moyenne de nos exportations annuelles de bois pour les cinq années finissant en 1870 s'établit à 10,218,000 dollars pour les exportations vers l'Angleterre, et à 7,785,000 dollars pour les exportations vers les États-Unis. Pour les cinq années finissant en 1900 cette valeur s'établit comme suit :

Exportations en Angleterre 14,111,000 dollars
Exportations aux États-Unis 12,165,000 dollars

[171]

Le retour de la prospérité à la fin du dernier siècle atténua encore les effets du tarif américain. Jusqu'à la guerre de 1914, le marché voisin absorbe tout le bois que le Canada est en état de lui offrir. En même temps, d'ailleurs, le marché canadien lui-même prend de l'importance.

Durant cette période, l'industrie des bois de sciage des provinces de l'est voit apparaître un concurrent qui ne tardera pas à la supplanter sur les marchés extérieurs et même à prendre une part de son propre marché local : c'est la Colombie britannique.

Depuis la dernière guerre, notre industrie des bois de sciage n'a pas connu les grands déploiements des époques antérieures. Les meilleurs de nos bois utilisables à cette fin ont disparu ou sont si éloignés que l'exploitation n'en est guère rémunératrice. La concurrence des bois baltes, du moins jusqu'aux accords de 1932, a pour ainsi dire écarté les bois canadiens du marché anglais. L'ouverture du canal de Panama a permis l'accès du marché américain aux bois de la côte du Pacifique. Enfin, l'industrie de la pâte de bois s'est emparée d'immenses étendues de terrains boisés. Si bien que dans l'ensemble, sauf peut-être en valeur, à cause du relèvement du niveau des prix, notre production de bois de sciage a plutôt eu tendance à diminuer.

Mais au déclin de l'industrie du bois de sciage correspond la montée de l'industrie de la pâte de bois et du papier. Deux facteurs ont contribué surtout à sa rapide expansion : 1° les vastes réserves de matières premières laissées intactes par l'industrie des bois de sciage, et 2° la présence sur notre territoire de nombreuses et puissantes sources d'énergie hydro-électrique. Nous savons qu'à ce double point de vue la province de Québec est la mieux partagée des neuf provinces canadiennes. D'une part, l'épuisement de vastes étendues des forêts américaines, d'autre part l'expansion phénoménale partout dans le monde et surtout aux États-Unis de la presse et l'augmentation de la consommation du papier sous toutes ses formes ont rendu possibles les rapides progrès de cette industrie, qui se classe aujourd'hui au premier rang des industries manufacturières de notre province et de notre pays. Nos pouvoirs publics ont d'ailleurs contribué par tous les moyens à ce progrès. C'est ainsi par exemple qu'en 1910, en vue d'assurer à la Province tout le bénéfice possible de l'exploitation de ses forêts, le gouvernement [172] interdisait l'exportation, sauf sur permis exprès, des bois à pâte coupés sur les terres de la Couronne.

La première fabrique canadienne de pâte de bois fut organisée à Valleyfield en 1866, et la seconde, l'année suivante à Windsor Mills. En 1907, s'établissait à East-Angus la première fabrique canadienne de pâte chimique au sulfate.

Or en 1938 — la situation n'a pas changé depuis à notre connaissance — il y avait dans la Province dix fabriques de pâte, neuf papeteries et vingt fabriques combinées de pâte et de papier. Ces usines réunies représentaient une mise de capital de 310 millions, la production s'élevait à 89 millions, valeur brute, ou à plus de 41 millions, valeur nette.

Nous n'entreprendrons pas de retracer par des statistiques le développement de notre production forestière depuis l'origine. Quelques données nous permettront cependant une vue rétrospective. Il est assez difficile, cependant, notons-le tout de suite, d'établir une démarcation nette entre les diverses branches de la production.

On sait, par exemple, que la fabrication du papier se développe en trois phases successives : l'abatage en forêt, la fabrication de la pâte et finalement la fabrication du papier — ces deux dernières phases s'effectuant dans la plupart des cas dans la même usine. Or il n'est guère plus facile de distinguer ces trois phases, qu'il n'est facile de distinguer l'industrie de la pâte et du papier de celle du bois de sciage. De nombreuses entreprises de pâte et papier exploitent en même temps des scieries et cela afin d'assurer l'utilisation la plus avantageuse des bois. De même, certains propriétaires de scieries selon les circonstances convertissent en pâtes une partie plus ou moins considérable des bois abattus. Il est donc difficile de dire dans quelle proportion exacte les bois qui sortent chaque année de nos forêts serviront à telle fin plutôt qu'à telle autre.

Quoi qu'il en soit, d'après un petit ouvrage publié en 1900 par le gouvernement de la Province (sorte d'ancêtre de notre actuel annuaire statistique), les forêts affermées pour fin d'exploitation ne couvraient en 1868 qu'une superficie de 17,997 milles carrés ; trente ans plus tard, en 1898, cette superficie avait plus [173] que doublé, s'étendant sur 46,864 milles carrés. Or nous avons vu il y a un instant que, outre les forêts privées et les réserves cantonales, qui contribuent pour une forte proportion à notre production de bois, les forêts affermées pour fin d'exploitation couvrent aujourd'hui une superficie de plus de 80,000 milles carrés. Cela donne une première idée de l'importance acquise par notre industrie forestière.

Quant à la valeur des bois coupés d'une année à l'autre avant 1900, le petit ouvrage dont nous venons de parler ne donne aucune précision. Il se contente d'estimer la valeur globale de la production canadienne à 80,000,000 de dollars en 1891, dont 67 millions attribuables aux quatre grandes provinces de l'est. Ni l'Annuaire statistique du Canada, ni celui de Québec, ni les recensements ne fournissent de chiffres à ce sujet pour la période antérieure à 1901. Pour cette année-là, la valeur des produits forestiers de la Province est évaluée à 18,969,716 dollars. Les mêmes publications fournissent les statistiques de 1911 et ne nous procurent les statistiques annuelles qu'à partir de 1914.

Outre la valeur, nous reproduisons dans le tableau (page 174) la production en volume et les prix moyens à partir de 1924. Cela afin de donner une idée de la crise subie par l'industrie forestière au cours des dix ou douze dernières années. La production maximum de 1927, tant en volume qu'en valeur (bien que cette année-là le prix moyen fut légèrement inférieur à celui de 1924) n'a pu être maintenue. Dès 1928 il y a fléchissement sérieux du volume de la production et deux ans plus tard les prix commencent une chute verticale. Ils toucheront, comme d'ailleurs le volume de la production, leur plus bas niveau en 1933, soit au plus profond de la crise économique. À partir de 1934, les prix remontent et la production croît. Celle-ci dépasse en 1937 le niveau de 1929, mais les prix restent inférieurs de 5 dollars le mille pieds. Les chiffres de 1938 sont donnés en pieds cubes. Si l'on veut bien se rappeler qu'un pied cube de bois vaut cinq pieds mesure de planche, il est facile d'établir la comparaison. En p.m.p. notre production (cette année-là) se serait établie à 3,164,770,970 pieds, soit le plus fort volume jamais encore produit. Voici donc un tableau de la production de 1901 à 1938 inclusivement.

[174]

Valeur du bois coupé et autres produits forestiers
dans la province de Québec, de 1901 à 1938

Années

Volume en p.m.p.

Prix moyen
Par 1000 p.m.p.

Valeur
(dollars)

1901

18,969,716.

1911

13,122,287.

1914

26,239,068.

1915

29,452,810.

1916

27,500,492.

1917

35,585,195.

1918

40,761,730.

1919

58,328,477.

1920

86,422,728.

1921

70,773,745.

1922

46,829,316.

1923

52,390,625.

1924

2,426,944,370

24.81

60,216,383.

1925

2,045,093,980

24.46

50,036,681.

1926

2,838,031,943

23.63

67,065,982.

1927

3,077,046,629

24.28

74,719,988.

1928

2,196,299,555           

23.96

52,630,648.

1929

2,507,265,617

24.86

62,330,263.

1930

2,739,966,396

21.21

58,102,453.

1931

1,835,239,168

19.47

35,742,966.

1932

426,599,632

13.46

19,216,197.

1933

1,308,242,827

12.16

15,904,010.

1934

1,875,210,541

13.59

25,483,108.

1935

2,307,225,805

14.86

34,298,143.

1936

2,386,320,439

16.43

39,218,843.

1937 [3]

2,641,765,740

19.76

52,993,433.

1938

634,954,194 [4]

96.27

61,125,628.


Nous n'avons pas de données précises sur !e nombre de personnes affectées directement dune année à l'autre à l'exploitation forestière. D'après le tableau 40 du Vile volume du dernier recensement qui classe la population des provinces par occupations, il y aurait eu en 1931, dans la province de Québec, 15,557 personnes affectées à l'abatage du bois, soit 781 propriétaires, 339 contremaîtres, 1,174 sylviculteurs et explorateurs, et 13,323 bûcherons.

Nous devons avouer que ces chiffres, du moins celui des bûcherons, ne nous semblent pas correspondre à la réalité. En premier lieu, remarquons qu'en 1931, le volume de la production forestière accusait déjà une diminution de 40 p.c. sur celui de 1927, avec une [175] diminution probablement correspondante du personnel. En deuxième lieu, le recensement ne rend compte, selon toute apparence, que des personnes qui n'ont d'autres occupations ou métier que celui de bûcherons et se sont expressément données comme tels. Or les bûcherons de cette catégorie ne représentent pas tous les ouvriers forestiers, nous croyons même qu'ils n'en représentent que la minorité. Chacun sait que les chantiers recrutent le gros de leurs effectifs chez les agriculteurs et fils d'agriculteurs. C'est ainsi que cette année, on estime qu'environ 80,000 personnes travaillaient en forêt.

Si au personnel affecté à l'abatage du bois on ajoute celui des scieries, ateliers, fabriques de pâte et de papier, les chiffres, il va sans dire, augmentent considérablement. En 1931, l'industrie de la pâte et du papier employait à elle seule plus de 8,000 personnes.

Des fluctuations d'aussi grande amplitude que celles de 1930-1935 ne vont pas, il va sans dire, sans de sérieuses conséquences économiques et sociales. Non seulement à cause du grand nombre de personnes qu'elles affectent directement, mais aussi à cause de la place prépondérante que l'industrie du bois et des dérivés occupe dans notre économie. Et cela nous amène à examiner deux des principaux problèmes que notre caractère de pays forestier pose à notre attention.

*
*     *

Le premier c'est la conservation de notre capital forestier. Inutile d'insister : nous le répétons, la forêt, notre grande richesse naturelle, joue dans notre économie un rôle de tout premier ordre, et le dépeuplement entraînerait des conséquences proprement inimaginables.

Ce qui ne veut pas dire qu'on doive redouter l'exploitation méthodique et rationnelle. Dans une forêt vierge, il s'est établi une sorte d'équilibre entre la croissance et le dépeuplement naturel. Mais, organisme vivant, la forêt, comme tous les organismes vivants, parcourt le cycle entier de la vie : jeunesse, maturité, décadence. L'exploitation pratiquée au bon moment et selon des méthodes raisonnables, loin de l'appauvrir en accélère la croissance et donc [176] en augmente le rendement économique. Il peut même arriver que la non-exploitation, en laissant la forêt atteindre le stage de la décadence, crée les conditions propres à l'éclosion et à la propagation de certains fléaux naturels, causes directes de dépeuplement. Ainsi par exemple, en ces dernières années, les ravages de la mouche à scie dans les vieilles forêts d'épinettes de la péninsule de Gaspé.

Nous voulons plutôt parler ici du gaspillage qui résulte des coupes désordonnées et de certains fléaux comme le feu, les maladies et les insectes.

Nous l'avons noté il y a un instant, l'un des deux grands services du ministère des Terres et des Forêts a pour objet la conservation des forêts par la protection contre le feu et autres causes de destruction, et le reboisement.

Les incendies sont le fléau contre lequel on a d'abord tenté de se prémunir. C'est que le feu a déjà causé ici et là dans nos forêts des dégâts énormes, et d'autant plus à déplorer qu'en bien des cas ils sont définitifs. Ainsi, pour ne donner qu'un chiffre, on estime qu'en 1938 1,150 incendies ont dévasté 126,535 acres ou à peu près 200 milles carrés de forêt, représentant une perte évaluée à environ un demi-million de dollars [5]. De 1925 à 1936, la moyenne annuelle des superficies dévastées par le feu dans l'ensemble du Canada a été évaluée à 3,162 milles carrés, représentant ainsi chaque année la perte de 508 millions de pieds cubes de bois.

Mais dans un cas comme celui-ci les statistiques sont loin de rendre compte de tout. Ainsi il peut arriver et il arrive que des incendies répétés, par la destruction ou l'appauvrissement des sols forestiers, font passer des régions entières de la catégorie des terres forestières à la catégorie des terres arides, et cela, pour de longues périodes, si longues qu'elles équivalent à la permanence. Les statistiques ne rendent pas compte non plus des pertes qu'entraîne la fermeture d'usines ou d'ateliers dont la matière première a été détruite, ni du manque à gagner des populations privées, du jour au lendemain et pour des générations, de tout ou partie de l'un de leurs principaux moyens de subsistance.

[177]

Pour fin de protection contre le feu, notre domaine forestier est divisé en douze régions, munies chacune d'un personnel et d'un outillage appropriés. Des postes d'observation reliés entre eux par des lignes téléphoniques facilitent la surveillance. L'aviation, depuis quelques années, est mise à contribution et l'usage de la radio-téléphonie a déjà produit de bons résultats.

De leur côté, la plupart des concessionnaires se sont organisés pour collaborer avec le Service de protection à la surveillance des forêts affermées. Ils ont formé cinq sociétés de protection, qui partagent, moitié moitié, avec le gouvernement, les dépenses encourues pour l'extinction des feux.

Le Service de protection s'est assuré le concours des services publics, notamment des chemins de fer. Ainsi aujourd'hui, les locomotives qui circulent dans les régions boisées sont munies d'appareils destinés à empêcher la dispersion des étincelles. On a imposé certains règlements : personne ne peut circuler en forêt sans un permis. Partout le long des routes, dans les lieux publics à la lisière des bois, le Service de protection fait placer des affiches attirant l'attention sur le danger des feux allumés en forêt. Toute une campagne d'éducation a été ainsi montée qui finira, espérons-le, par rendre chaque citoyen de la Province conscient de son intérêt et de ses devoirs à ce point de vue.

Bien que le plus apparent et peut-être aussi, pour ceux qui ont déjà été témoins d'un incendie forestier, le plus impressionnant de tous, le feu n'est pas le seul ennemi des forêts ; les maladies et les insectes causent aussi chaque année des dégâts importants. Malheureusement nous ne possédons aucune donnée certaines permettant d'en évaluer l'étendue. Il est vrai que les relevés des pertes subies de ce chef est très difficile, étant donné l'énorme superficie du domaine forestier. De plus l'activité des insectes n'est pas toujours nuisible : la destruction des vieux arbres, en favorisant la croissance des jeunes pousses, bénéficie en définitive à la forêt tout entière. Harrison, dans le bulletin que nous avons déjà cité, évalue pour l'ensemble du Canada à 700,000,000 de pieds cube de bois (soit 550,000,000 de pieds cube de bois tendre et 150,000,000 de pieds cube de bois dur) les dommages causés chaque année par les insectes. C'est, comme on le voit, un chiffre considérable.

[178]

Quant au gaspillage résultant des coupes désordonnées, il n'a pas sa raison d'être. On peut l'éliminer complètement par l’application rigoureuse de règlements de coupe. Si, sous prétexte que le marché du bois est un moment donné avantageux, on laisse l'exploitation dépasser le taux de reproduction normale de la forêt, les bénéfices apparents se traduisent en fait par une perte, et d'autant plus considérable que les coupes ont été plus exagérées.  En effet, les conséquences de la mauvaise exploitation peuvent dans une certaine mesure se comparer à celles des incendies forestiers. On parle de reboisement, mais le reboisement naturel est encore le plus efficace et le moins coûteux.  Or dans les forêts « rasées à blanc », comme on dit, la reconstitution est lente et, de plus, cette reconstitution est faite souvent d'essences sans  beaucoup  de  valeur économique. Il faut ensuite de longues périodes d'années pour que les essences de bonne valeur reprennent le dessus, se réinstallent  à. l'état  de  forêt  économiquement exploitable. D'où  la nécessité pour assurer la prédominance des essences de grande valeur économique de coupes organisées de façon à protéger les jeunes pousses, et ainsi à rendre possible le réensemencement. Et nous ne parlons pas de la grande utilité de nettoyer le terrain afin d'éliminer les foyers d'incendie et de propagation des insectes nuisibles ; d'abattre les arbres atteints de vétusté afin de faciliter la croissance des autres, de pratiquer au besoin des éclaircis, etc., toutes opérations élémentaires de sylviculture que la technique forestière moderne a mis parfaitement au point.

Mais le reboisement ne peut pas toujours être abandonné à la régénération naturelle. Outre que dans les forêts dévastées, les essences qui se propagent ne sont pas toujours les plus désirables, il est des cas où la reconstitution par les seules forces de la nature est à peu près impossible. C'est particulièrement vrai des terrains formés de sables mouvants et qui, par leur mobilité même, détruisent au fur et à mesure les ébauches de régénération naturelle. Il y a donc en pareilles circonstances intérêt pour l'homme à intervenir au moyen de la régénération artificielle.

À cette fin, le gouvernement de la Province a établi en 1908 à Berthierville une pépinière, où sont cultivés des arbres destinés au reboisement, et où l'on poursuit en même temps des expériences d'acclimatation d'essences étrangères.  Les opérations de la pépinière [179] peuvent se résumer ainsi : 1° culture des plants d'essences indigènes ; 2° acclimatation des espèces exotiques ; 3° récolte et extraction des semences forestières ; 4° étude des maladies des jeunes plants ; 5° recherche sur la germination des semences et la croissance des jeunes arbres ; 6° étude des terrains forestiers ; 7° travaux spéciaux pour la propagation des plants et recherche sur l'utilisation des bois.

Des pépinières secondaires ont été établies dans les comtés de Kamouraska, de Rimouski, du lac Saint-Jean, d'Abitibi et récemment de Bonaventure. Elles sont ou seront bientôt en état de fournir des plants de bonne qualité, acclimatés aux régions où il y a du reboisement à effectuer.

Est-ce à dire que tout a été entrepris qui intéresse la conservation et l'amélioration de notre capital forestier ? Il serait certes exagéré de le prétendre. Depuis un grand nombre d'années déjà la loi des terres et forêts prévoit l'organisation d'un centre de recherche forestière. Malheureusement, si nous sommes bien informé, les fonds nécessaires n'ont jamais été votés. Il ne faudrait pas négliger plus longtemps une entreprise aussi utile. Dans tous les pays forestiers, notamment dans les pays du nord de l'Europe et aux États-Unis, de grands centres de recherche fonctionnent qui ont déjà produit des résultats magnifiques. Nous sommes arrivés à un moment de notre évolution économique où il va falloir stabiliser notre production et pour cela la diversifier. Cela ne sera possible que si nous tirons parti en les adaptant des recherches effectuées à l'étranger, et entreprenons nous-mêmes celles que les circonstances particulières de notre milieu rendent nécessaires. L'Association des Ingénieurs forestiers a publié il y a deux ans un vaste programme d'action et de politique forestières, s'étendant de l'enseignement à l'utilisation des bois, et qui prévoit précisément la création d'un institut de recherche forestière pour l'étude des problèmes d'écologie, de sylviculture, de technologie et de protection que présente l'exploitation de nos forêts. À notre avis il importerait de donner suite le plus tôt possible à ce projet.

*
*     *

Le deuxième problème dont il convient de dire un mot en terminant, c'est l'utilisation rationnelle de nos richesses forestières. Nous [180] n'entendons pas par là l'utilisation des bois, problème technique qui relève de la recherche scientifique et donc échappe à notre sujet, comme d'ailleurs à notre compétence. Ce à quoi nous pensons, c'est à l'utilisation des forêts considérées comme source de travail et moyen de subsistance collectif — problème politico-économique auquel ne sauraient demeurer indifférents ceux qui ont véritablement à cœur  la prospérité et le progrès de notre province.

Par l'utilisation rationnelle des forêts, nous entendons l'organisation forestière la plus propre à assurer non seulement de bons résultats financiers aux sociétés d'exploitation, mais aussi les meilleurs résultats sociaux et humains. Car en définitive, c'est à cela que doit aboutir l'exploitation des richesses naturelles.

Envisagé sous cet aspect, le problème forestier intéresse toute la Province ; mais il intéresse d'une manière directe et tout à fait particulière les régions dont l'économie repose sur la forêt, comme sur l'un de ses éléments fondamentaux. Or on peut dire que ces régions représentent ensemble au moins les deux-tiers de notre territoire habité. En effet, sauf certaines régions entièrement déboisées — il faut parfois le déplorer — comme la plaine de Montréal, certaines parties des Cantons de l'Est, partout ailleurs dans la Province, la forêt est autant et en bien des endroits plus que le sol, le grand moyen de subsistance de la population.

Nous ne chercherons pas à préciser dans quelle mesure l'exploitation forestière comme nous l'avons pratiquée dans le passé a été cause de désordre économique et social, en particulier du grand désordre social dont nous sommes tous à même de constater aujourd'hui les fâcheuses conséquences : la désertion des campagnes et le congestionnement des villes. Mais elle paraît bien y avoir eu une part variable d'une région à l'autre, et dans l'ensemble assez ; grande.

Nous songeons ici en particulier au sort de la population gaspésienne, vouée pendant de longues années à la pauvreté chronique, avec les maux qui s'en suivent, et à l'émigration, à cause de l'impossibilité où elle a été placée d'exploiter méthodiquement les forêts de son territoire, sa grande richesse ; nous songeons encore à la vallée de la Matapédia où, à cause cette fois de l'exploitation excessive des forêts, se prépare pour d'ici quelques années une crise de [181] rajustement économique dont il est facile d'entrevoir déjà les conséquences sociales ; nous songeons aussi à certaines régions du voisinage de Québec dont l'équilibre économique fondamental est ruiné par la disparition du bois et où, sur des terres pierreuses, vit une population dont les perspectives de progrès sont désormais plus que limitées ; nous songeons, enfin, aux Laurentides ouvertes jadis à la colonisation dans une pensée généreuse d'inspiration, mais mal avertie des exigences particulières de ce milieu économique, et qui se voient aujourd'hui en grande partie dépouillées de la richesse naturelle qui était et aurait dû demeurer le fond solide, la base permanente de leur économie.

Nous pourrions continuer ainsi, faire le tour de la Province et constater que d'une façon générale nous avons manqué de clairvoyance, de sens social, voire simplement humain dans l'utilisation de notre principale richesse, que nous avons rarement su l'organiser au bénéfice de la population — ce qui était pourtant la fin à rechercher avant tout.

Nous pouvons en outre nous demander si les modalités d'organisation, les méthodes employées d'une façon générale dans l'exploitation forestière étaient les plus propres à produire les meilleurs résultats sociaux et humains. Les richesses matérielles ont sans doute pour fin première la satisfaction des besoins physiques, mais n'y a-t-il pas lieu de s'assurer, en outre, que les modalités d'exploitation ne sont pas elles-mêmes causes au moins indirectes d'amoindrissement intellectuel et moral de la population ? Or on nous concédera volontiers, nous en sommes sûr, que le « chantier », comme il sévit chez nous depuis des générations, n'est ni une école de moralisation ni un facteur de progrès intellectuel.

Dans les régions mi-agricoles, mi-forestières, on est par exemple unanime à déclarer que l'industrie forestière tue l'agriculture. À quoi attribuer ce résultat paradoxal ? Apparemment à deux causes principales.

Certaines opérations en forêt coûtent moins cher en été qu'en hiver. Aussi les sociétés d'exploitation, les entrepreneurs de toute taille ont-ils tendance à commencer l'abatage le plus tôt possible en été, dès le mois d'août, afin de le terminer avant la chute des neiges. Résultats ?  L'industrie forestière, sur laquelle [182] nous devrions le plus naturellement compter pour compléter l'agriculture et consolider l'économie de la plupart des régions de la Province, se dresse désormais et de plus en plus en concurrente de l'agriculture.  En effet, étant donné la brièveté relative de notre saison agricole, la dispersion des centres de culture et l'éloignement de la plupart d'entre eux des grands marchés, il est peu de nos régions où l'agriculteur ne doive pas compter sur une occupation complémentaire. Si l'on ajoute que chez nous l'agriculteur est généralement à la tête d'une famille nombreuse et donc dispose d'une main-d'œuvre familiale que la ferme ne saurait employer lucrativement en hiver, la nécessité de cette occupation complémentaire apparaît avec encore plus d'évidence. L'industrie forestière la fournit.  Mais si les opérations forestières se pratiquent en été, l'agriculteur est forcé d'abandonner sa ferme ou de se priver de sa main-d'oeuvre au beau milieu de la saison agricole.  D'où la tendance à la désaffection agricole au profit de l'industrie forestière.

Surtout, l'exploitation forestière comme nous l'avons pratiquée jusqu'ici a implanté et largement répandu à la campagne ce qu'on nous permettra d'appeler l'esprit ouvrier, c'est-à-dire, d'une part, le goût du salariat ou de la tâche rémunérée à échéance fixe, et d'autre part, l'habitude du travail conçu, organisé, dirigé par autrui et dont on n'a soi-même ni l'initiative, ni la responsabilité, sauf celle de l'exécution de telle partie donnée. Le produit humain du « chantier », c'est le bûcheron, et le bûcheron c'est le prolétaire de la campagne — et un prolétaire moins bien placé peut-être encore que son congénère des villes, parce qu'isolé, éparpillé, pour réagir et améliorer son état. Et si l'on songe aux conditions de vie en forêt où tout est sommaire, réduit à sa plus simple expression : à la promiscuité insolite, aux conditions d'hygiène physique et morale, à l'atmosphère « intellectuelle » du camp de bûcheron, on aura une idée de l'influence débilitante que le chantier, généralisé comme il l'a été dans notre province, ne peut pas ne pas avoir eue d'une génération à l'autre sur les esprits.  Ce qui est certain, c'est qu'entre le tour d'esprit du bûcheron et celui de l'agriculteur progressif, il y a disparité, voire incompatibilité, et que si un bûcheron peut devenir bon agriculteur, c'est à la condition de se défaire de son esprit bûcheron.  Et nous touchons là, croyons-nous, [183] à l'explication principale de la langueur de l'agriculture dans les régions à vocation mi-agricole, mi-forestière.

Le problème est donc double :

a) Réorganiser notre industrie forestière de façon à prévenir autant que possible les grandes fluctuations dont notre province a eu tant à souffrir dans le passé ; et pour cela, tout entreprendre pour éviter que ne se reproduisent des situations locales et régionales comme celles que nous avons énumérées il y a un instant — car du point de vue où nous nous plaçons, c'est la situation locale et régionale qui fait foi de tout. En effet, partir, pour déterminer le volume global de la production annuelle, du fait que notre domaine forestier renferme tant de millions ou de milliards de pieds cubes de bois sur pied et que, par conséquent, étant donné le taux moyen de croissance, on peut prélever chaque année tel ou tel volume de bois sans affecter le capital forestier, c'est partir d'une donnée théorique dénuée de toute valeur pratique, et donc s'exposer à de sérieux mécomptes. C'est sur l'unité d'exploitation locale ou régionale qu'il faut s'appuyer. La forêt, ressource permanente, étant de reconstitution plus ou moins lente d'une région à l'autre, voire d'un bassin à l'autre, chaque bassin doit être organisé industriellement sur son propre fonds, indépendamment du reste de la Province — quitte, si l'on veut s'assurer les avantages de la grande installation, à coordonner les exploitations plus ou moins étroitement entre elles.

b) Substituer au « chantier » d'où est sorti le prolétariat rural, une formule d'exploitation qui laisse à l'ouvrier de la forêt sa part d'initiative et de responsabilité et suppose chez lui une intelligence aussi poussée que possible des techniques modernes de production, de conservation et d'utilisation des bois ; en un mot, réorganiser l'industrie forestière selon une formule qui tende à substituer le forestier au bûcheron.

Par conséquent, il ne devrait désormais plus être permis aux industriels de quelque taille qu'ils soient de raser en quelques années les ressources forestières d'un bassin ou d'une région donnée, et de se transporter ensuite ailleurs en laissant derrière eux le vide économique et le désarroi social ; pas plus qu'il ne devrait être permis aux grandes sociétés d'exploitation, sous prétexte qu'elles [184] doivent s'assurer des réserves, d'immobiliser ici ou là dans la Province des blocs énormes de forêt dont la population adjacente a absolument besoin pour vivre. Excès en sens contraire qui produisent les mêmes désastreux résultats sociaux.

Par sa large distribution à la surface de notre territoire, la forêt est de toutes nos ressources naturelles celle qui prête le mieux à la décentralisation. Or, la décentralisation économique est un des besoins de notre province.  Il faudrait voir à tirer tout le parti possible des grands avantages que la forêt nous offre à ce point de vue ; donc, ne pas laisser s'établir de scieries, fabriques, usines ou ateliers de puissance proportionnée  à  la capacité d'absorption momentanée  du  marché,  mais  disproportionnée  au  rendement permanent de la forêt dans le secteur où ils s'organisent. Car c'est cela qui a entraîné chez nous les excès dans un sens ou dans l'autre dont nous venons de parler. Refuser des commandes plutôt que d'entamer le capital forestier non pas encore une fois de l'ensemble de la Province, mais de tel ou tel secteur représentant une unité d'exploitation : c'est la règle apparemment austère, mais en fait éminemment fructueuse, à laquelle en sont venus certains pays du nord de l'Europe qui, après avoir connu les difficultés identiques à celles que nous connaissons, ont remodelé leur industrie forestière et sont parvenus à lui assurer le minimum indispensable de stabilité. D'ailleurs, si nous savons coordonner nos divers établissements forestiers, il n'y a pas lieu de craindre que la Province ait de sitôt à refuser des commandes. Car une organisation conçue de façon à produire les meilleurs résultats humains et sociaux, produirait en fin de compte les meilleurs résultats commerciaux.

Les mêmes pays nous donnent aussi un bel exemple quant au deuxième problème que nous avons signalé, à savoir l'introduction chez nous d'une formule d'exploitation qui élimine le bûcheron au profit du forestier. C'est l'exploitation coopérative des forêts, formule d'organisation qui ne prive d'aucun privilège, droit ou avantage, les grandes entreprises industrielles tirant leur matière première de la forêt, mais laisse à l'ouvrier forestier le maximum d'initiative et de responsabilité, ainsi que le souci de perfectionnement technique propres à faire de lui plus et mieux qu'un mercenaire. À ce point de vue, une expérience est en cours chez nous qui, bien que très jeune, a déjà produit de bons résultats et [185] qui, nous l'espérons, méritera avant longtemps d'être donnée en exemple au reste de la Province.

Enfin, dernier point, la forêt se présente partout chez nous non seulement comme une incomparable richesse en elle-même, mais comme la grande ressource de coordination de toute notre économie rurale, et donc de stabilisation économique et sociale des campagnes. Notre malheur a été, faute de deviner le parti que nous en pouvions tirer à ce point de vue, d'en laisser organiser l'exploitation en concurrence des autres modes d'activité rurale. L'industrie forestière n'est pas quoi qu'on dise l'ennemi de l'agriculture. Elle en est le complément économique, le plus ferme appui et, dans une large mesure, la suite technique. Il suffit pour le comprendre de se faire une idée exacte de ce qu'est l'agriculture dans la plus grande partie de notre Province : une occupation saisonnière qui ne retient et ne rémunère effectivement son homme que cinq ou six mois par année ; les six ou sept autres mois étant consacrés au simple entretien du domaine. Dans ces conditions, étant donné les exigences du monde économique moderne, il n'y a pas lieu de compter que l'agriculture puisse seule assurer à la population des campagnes un niveau de vie comparable à celui des populations urbaines ou semi-urbaines qui travaillent et produisent douze mois sur douze. Or les différences de niveau de vie sont à l'origine des grands mouvements démographiques.

Il importe donc de procurer à l'agriculteur une occupation supplémentaire, de mettre à contribution, pour lui fournir un programme de travail et de revenus annuels, une autre ressource. La forêt se présente naturellement comme cette ressource complémentaire. C'est le « chantier » qu'il faut dénoncer, non l'exploitation intelligente de la forêt, car bien comprise et organisée en fonction des besoins sociaux de telle ou telle région, l'exploitation forestière fournit à l'agriculteur l'occasion non seulement de consolider sa situation matérielle, mais même de se perfectionner dans ses propres techniques. Il ne saurait y avoir incompatibilité entre l'art de faire pousser et d'utiliser les arbres et l'art de produire de beaux blés et de belles pommes de terre. Le mal est dans la formule. Il est donc facile à corriger pour peu que nous nous y mettions.

[186]

Et puis, il y a la guerre et les inimaginables bouleversements qui raccompagnent, le désordre quelle jette dans toutes les branches de l'activité économique et sociale. Pour le moment l'industrie forestière bénéficie largement de l'activité qu'engendrent les impérieux besoins de guerre, et le président de l'Association des Manufacturiers de pâte et de papier déclarait il y a quelques jours que la production atteindra cette année les 9,500,000 tonnes soit 1,500,000 tonnes de plus qu'en 1939. Cela donne une idée de l'activité qui doit régner en forêt. Mais en la même occasion, le même personnage invitait ses auditeurs à songer dès maintenant aux difficultés de toute sorte auxquelles l'industrie forestière aura à faire face après la guerre. À nous aussi d'y réfléchir et de nous y préparer, car cela ne concerne pas seulement les industriels eux-mêmes ; cela concerne chacun d'entre nous comme citoyen de la Province. Nos préoccupations, à notre avis, devraient même dépasser l'après-guerre immédiat pour envisager l'avenir dans son plus lointain prolongement. Car la stabilité et le progrès économiques de notre province sont intimement liés à la stabilité et au progrès de sa principale industrie.



[1] On voudra bien se rappeler, pour comparer ces données, que mille pieds mesure de planche équivalent à 219 pieds cubes de bois sur pied, qu'une corde de bois tendre équivaut à 117 pieds cubes de bois sur pied et qu'une corde de bois dur équivaut à 95 pieds cubes de bois sur pied.

[2] Annuaire statistique 1939, Québec, p. 317.

[3] Depuis 1937, les chiffres ne sont pas comparables à ceux des années antérieures.

[4] Pieds cubes.

[5] On estime à 2,000 milles carrés l'étendue des forêts dévastées par les incendies de la fin de mai et du début de juin 1941.



Retour au texte des auteurs. Dernière mise à jour de cette page le jeudi 17 septembre 2015 7:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref