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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Horace MINER, Saint-Denis: un village québécois. (1939)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Horace MINER (1912 - 1993), Saint-Denis: un village québécois. (1939). Présentation de Jean-Charles Falardeau. Traduit de l'anglais par Edouard Barsamian et Jean-Charles Falardeau. Montréal: Les Éditions Hurtubise HMH ltée, 1985, 392 pp. Collection: Sciences de l'homme et humanisme, no 11. Titre original: St-Denis - A French Canadian Parish (1939). Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi.

Introduction


Robert REDFIELD
University of Chicago

Pour l'étude comparée des sociétés, les populations paysannes occupent une position stratégique. Elles représentent en quelque sorte un moyen terme dans l'équation de la culture et de la civilisation. D'une part, elles ressemblent aux peuples primitifs auxquels s'intéresse tout particulièrement l'ethnologue ; d'autre part, elles font partie de ce monde moderne urbanisé dont l'étude constitue la préoccupation principale de la plupart des sociologues américains. Choisir d'étudier les sociétés paysannes, c'est ainsi contribuer à faire entrer dans la même perspective de recherche toutes les sociétés de la terre, des plus simples aux plus complexes. Il faut reconnaître cette unité de l'objet d'étude pour parvenir à construire la science de la société et de la culture, quel que soit le nom que l'on retiendra pour désigner cette science. Eu égard à leur importance, les sociétés paysannes ont été relativement négligées jusqu'ici ; les monographies sérieuses consacrées à de tels groupes ne peuvent erre accueillies qu'avec un vif intérêt. 

Le lecteur du livre excellent de Monsieur Miner apercevra en quoi cette société paysanne canadienne-française ressemble aux peuples primitifs. Les « habitants » y vivent selon des règles et des valeurs collectives enracinées dans la tradition et qui ont fini par constituer un ensemble cohérent. Presque tous partagent les mêmes idées fondamentales sur la vie ; ces idées trouvent leur expression concrète dans les croyances, les institutions, les rites et les mœurs des gens. Bref, les « habitants » ont leur culture propre. En outre, les sanctions qui contrôlent les conduites ont un caractère éminemment sacré : la foi que tous partagent fournit les critères qui permettent d'approuver certains comportements et d'en condamner d'autres. Le prêtre détermine ce qui est bien et ce qui est mal ; mais le fait est que les gens ont d'eux-mêmes le sentiment de ce qui est bien et de ce qui ne l'est pas, et c'est en fonction de ce sentiment qu'ils agissent, non pas par pur conformisme. C'est, par ailleurs, une société où domine la famille, comme c'est le cas dans bien d'autres sociétés plus primitives, extérieures au monde européen. Tout l'édifice social repose en effet sur un réseau de relations consanguines et conjugales. Le système familial y est fort, omniprésent ; il exerce une influence décisive. Ce que fera l'individu - au travail, dans le choix d'un conjoint et d'une carrière, en politique - est largement déterminé par la place particulière qu'il occupe dans sa famille. Cette organisation familiale qu'a analysée Horace Miner, même si elle n'a rien d'exotique mais évoque plutôt des coutumes et des expressions que la plupart des lecteurs connaissent bien, présente, par sa structure même, par l'importance de sa fonction dans la société globale, par les relations étroites qu'elle entretient avec les autres éléments de la structure sociale, des traits semblables à ceux que révèle habituellement l'étude des sociétés aborigènes simples. Il y a peu de désorganisation, peu de criminalité. « La seule mort violente dans la paroisse remonte à si loin dans le passé que même la légende en a été oubliée. » D'un certain point de vue, donc, ce groupe paysan isolé se compare à des sociétés comme celles des Indiens d'Amérique ou des indigènes africains. Même le comportement politique des gens de Saint-Denis peut souffrir cette comparaison ; la division en deux partis politiques, dont les membres, de part et d'autre, montrent beaucoup de conviction et de combativité, rappelle la structure dualiste de certaines sociétés plus simples. 

Mais considérer ces « habitants » comme une société de même type que celles des Mélanésiens ou des Indiens d'Amérique impliquerait évidemment que l'on ne tint pas compte du fait qu'ils font aussi partie d'un monde moderne et urbanisé. Le paysan participe à une économie d'argent, écoule le surplus de sa production sur les marchés urbains, paie des taxes, fréquente quelquefois l'école, vote et participe de bien d'autres façons à une structure économique et politique plus vaste qui réunit paysans et citadins. Le paysan connaît l'écriture et en fait un certain usage, ce qui n'est pas le cas chez l'aborigène. De plus, les ruraux et les urbains constituent une société globale unique possédant une seule hiérarchie de statuts. Chacun est conscient de la présence de l'autre ; chacun situe l'autre dans le réseau de ses relations sociales ; chacun reconnaît l'autre comme membre de la même société globale que lui-même. Pour le paysan, il est tout naturel de reconnaître du prestige aux gens des villes de même qu'aux plus cultivés des membres de son groupe. Grâce à l'éducation, le paysan peut accéder au monde urbain ; de son coté, le citadin conserve des parents parmi les paysans. Dans le cas de Saint-Denis, la liaison directe entre l'« habitant » et la ville de Québec se fait par l'intermédiaire de certains résidents de la communauté locale : le curé et ses parents, le sénateur et les membres de sa famille. Un graphique de Monsieur Miner au chapitre XI décrit cette situation. Ces personnes, issues du milieu, « jouissent d'un statut social à tel point différent de celui de l'ensemble de la communauté qu'elles ne peuvent entretenir de relations sociales normales avec les autres paroissiens... (Leur) statut particulier... ne saurait aucunement s'expliquer par référence au milieu immédiat ; il tient plutôt à leurs contacts avec le monde extérieur à la paroisse d'où ils ont tire un prestige beaucoup plus grand que tout ce que la paroisse peut offrir sur ce plan. » Les paysans reconnaissent simplement le prestige que ces personnes cultivées ont acquis à la ville. 

Selon la terminologie de Durkheim, la société paysanne représente une sorte de compromis assez stable entre le « segment social » et l'« organe social ». Ce compromis résulte de l'adaptation d'une culture locale à la civilisation urbaine. La solidarité du groupe paysan se maintient, bien que celui-ci participe à une économie de marché et à la vie d'une société plus vaste. 

On considère souvent la condition paysanne comme un état auquel il faut échapper, comme une honte à éviter. La lecture de cette étude sur les Canadiens français, à peu près les seuls paysans d'Amérique du Nord, risque fort de remettre cette opinion en question. Certes, on est tenté de comparer leur genre de vie à celui d'autres groupes d'agriculteurs dont le niveau de vie est bas. Si l'on pense au métayer par exemple, la différence entre son mode de vie et celui de l'« habitant » est évidente, mais qui dirait que la comparaison n'est pas à l'avantage de ce dernier ? Si l'« habitant » présente l'image de l'ordre, de la sécurité, de la bonne foi et de la confiance, c'est avant tout parce qu'il possède une culture. On ne peut soutenir sérieusement que ces avantages viennent de ce que la région qu'il habite soit plus riche en ressources naturelles ; il serait difficile de le prouver. La différence entre les deux ne tient pas à ce que l'un est propriétaire de la terre et l'autre pas. Si la vie de l'« habitant » est bien réglée, si elle implique une relative stabilité, c'est en grande partie parce qu'elle est vécue en référence à un ensemble d'idées et de valeurs collectives qui gouvernent les conduites, qui fondent et justifient les attitudes de chacun. Ce qu'il faut entendre par la notion de culture ne se limite pas au type d'objets que fabrique telle tribu ou à l'outillage qu'utilise tel groupe agricole. L'« habitant » possède une culture propre, non pas parce qu'il dispose de certains moyens particuliers d'assurer son existence, mais bien parce que l'existence a pour lui un sens particulier. 

En raison des traits que nous avons reconnus à ces groupements, l'étude des sociétés paysannes offre, pour l'analyse sociale, un ensemble d'avantages dont Monsieur Miner, dans le présent ouvrage, n'a pas manqué de tirer profit. À l'instar des sociétés primitives ou traditionnelles, les sociétés paysannes constituent des ensembles nettement circonscrits et relativement simples : le travail d'observation et d'analyse s'en trouve évidemment facilité. On peut arriver à bien saisir la nature de leurs institutions, à déterminer les traits essentiels de leur culture ; on peut même, sur plusieurs points, identifier les facteurs de changement. D'autre part, parce qu'elles appartiennent à une collectivité alphabétisée, ces sociétés possèdent une histoire écrite. On peut ainsi consulter des documents et apprendre par là comment elles sont devenues ce qu'elles sont ; l'histoire des peuples sans écriture est bien moins facile à établit. Si l'on peut disposer de renseignements valables sur le passe, le présent s'en trouve éclairé d'une lumière nouvelle et, dès lors, il devient possible de prévoir l'orientation à venir de l'évolution observée. 

Dans le cas des communautés rurales canadiennes-françaises, l'analyse de H. Miner fait bien ressortir certaines des circonstances particulières qui pouvaient favoriser le maintien de l'organisation locale traditionnelle, de même que les facteurs susceptibles de menacer cette organisation. Comme les membres d'autres sociétés situées à la périphérie de l'aire d'expansion de la civilisation moderne, l'« habitant », par ses contacts avec des étrangers et des personnes ayant acquis une mentalité urbaine, a subi des influences qui ont affecté l'organisation sociale traditionnelle de son milieu. Selon le schéma habituel, il tend à délaisser les vieilles coutumes locales pour adopter les manières de penser et les manières de faire de l'étranger. Mais ici, il faut tenir compte de la fonction régulatrice qu'exerce l'Église catholique. Celle-ci s'est interposée entre le monde extérieur et l'« habitant », empêchant l'adoption d'éléments qu'elle condamnait et justifiant l'adoption des éléments acceptables en fonction des critères de la foi et de la culture locale. Le lecteur ne pourra manquer d'être frappé par les liens étroits qui relient cette culture locale aux doctrines et aux pratiques de l'Église. Celle-ci fournit les justifications surnaturelles du travail, elle administre les rites qui marquent les étapes de la vie de l'individu de sa naissance à sa mort, elle encourage et bénit les familles nombreuses. Les institutions de l'Église constituent les cadres de l'administration de la collectivité et la présence du curé assure celle-ci d'un leadership moral. Quand les normes locales sont menacées par un danger tel que l'exemple qu'offrent les estivants, l'Église intervient, par la voix du curé, pour tenter de limiter les effets de cette menace. Elle a graduellement éliminé de l'esprit de ses ouailles les formes de pensée magiques incompatibles avec le christianisme, tout en favorisant par ailleurs l'adoption de nouveautés comme, par exemple, l'agriculture scientifique. On pourrait être tenté de croire que, sous une telle tutelle, les traits essentiels de la culture traditionnelle des Canadiens français pourraient demeurer pour l'essentiel intacts plusieurs siècles encore. 

L'analyse de Monsieur Miner met en évidence certains indices importants à partir desquels il faut pourtant conclure que l'organisation traditionnelle est menacée. Le système, en tant qu'ensemble de croyances et de pratiques, est statique ; mais si on le considère dans la perspective d'un équilibre entre les ressources et les modes d'exploitation, il implique un certain dynamisme. Le système exige, en effet, qu'on pourvoie de terres nouvelles ceux des enfants qui n'héritent pas du domaine familial. Les familles étant nombreuses, le nombre des enfants a rapidement dépassé le nombre des terres disponibles dans la localité même. Aussi longtemps que l'on a pu trouver des lots disponibles dans des régions nouvelles, la culture locale n'a pas subi de transformations notables. Comme le dit Miner, « la culture canadienne-française se caractérisait par un fort degré de cohésion sociale interne tenant à un mode d'adaptation à court terme au milieu ». Une fois épuisées les réserves de terres disponibles, un rajustement s'est imposé. Dans l'ancienne France, la famille restreinte a remplacé la famille nombreuse. jusqu'ici, au Québec, ce type d'ajustement ne s'est pas produit ; ce sont d'autres changements qui sont survenus. Parmi les enfants, quelques-uns ont été orientés vers les professions, d'autres ont émigré vers les centres manufacturiers. Mais l'éducation des enfants coûte cher : ce besoin d'argent a entraîné des changements sur le plan de la technologie, de même qu'une plus grande dépendance par rapport à l'économie générale de la province et du pays. Par ailleurs, ceux des enfants qui travaillent en usine introduisent dans leur communauté d'origine, quand ils y reviennent, les moeurs de la ville. On sait que l'organisation traditionnelle était fondée sur l'Église et l'agriculture ; les nouveaux débouchés qui s'offrent aux enfants qui ne restent pas sur la terre en font des ouvriers d'usine à l'extérieur ou des journaliers dans la localité, ce qui contribue évidemment à détruire le système traditionnel. Le même phénomène se produit lorsque l'indigène d'Océanie devient salarié dans une plantation : la vie tribale est dès lors disloquée. Dans le cas qui nous occupe, il n'y a eu ni conquérants, ni plantations ; le système, basé sur l'exploitation progressive de terres nouvelles, devait tôt ou tard poser des problèmes particuliers. L'« habitant » avait une culture traditionnelle mais c'est à la manière d'un pionnier qu'il se retrouva dans un monde nouveau. On se trouve ici en présence d'une société qui possède une culture autonome et cohérente et, en même temps, d'un milieu neuf dont les ressources sont encore à exploiter : c'est ce qui rend particulièrement intéressante l'étude de la situation des Canadiens français. Une étude comme celle que présente Monsieur Miner démontre bien que le changement social peut faire l'objet d'analyses méthodiques et qu'il n'est pas vain d'espérer atteindre à une connaissance plus systématique de ce phénomène.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 3 janvier 2008 18:15
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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