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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Caroline L. Mineau, “Survivre pour des idées : Commentaire sur Les Confessions de Rousseau.” In revue PHARES, vol. 4, automne 2003, pp. 108-121. Québec: Université Laval.

Caroline L. Mineau

Professeure de philosophie au Cégep de Sainte-Foy
doctorante en philosophie à l’Université Laval

Survivre pour des idées:
Commentaire sur
Les Confessions de Rousseau”.

Un article publié dans la revue électronique PHARES, vol. 4, 2003. Québec: Université Laval.

Introduction

1. La position de Rousseau quant à la connaissance de l'homme
2. L'objet et le but des Confessions
3. La vérité que Rousseau veut protéger
4. L'aspect éducatif des Confessions


Introduction

L'individu est ineffable. L'intelligence ne peut pas le saisir parce qu'il n'est pas susceptible de recevoir une définition… La philosophie, pour s'élever toujours plus haut vers l'universel, a souvent refusé de s'arrêter à regarder l'individu, l'abandonnant aux autres disciplines, pour ne parler elle-même que de l'Homme. Or, voilà qu'au XVIIIe siècle, un philosophe a l'audace de consacrer des centaines de pages à peindre un individu, passant des années de sa vie à écrire ses mémoires sous la forme de confessions qu'il présente devant hommes, comme il le ferait devant Dieu. Allant contre le mouvement qui veut qu'on ferme complètement les yeux sur l'auteur de chair et d'os pour se consacrer à sa pensée pure au nom d'une volonté, légitime il est vrai, d'éviter de « psychologiser » ou d'« historiciser » ce que les idées ont d'universel, cet auteur nous offre librement son autobiographie. Pourquoi Rousseau s'est-il livré ainsi aux loups en jetant Les Confessions à la postérité ?

L'histoire des idées montre qu'on a en effet souvent utilisé Les Confessions pour juger de sa pensée [1], refusant en général d'accorder une valeur philosophique à cet ouvrage pour n'y voir qu'un effort de justification, et ce, d'autant plus que certains passages donnent à penser que Rousseau ressentait un besoin excessif, sinon maladif de se justifier. Est-il juste de réduire à cela la portée des Confessions ? Il semble, au contraire, que, malgré certains éléments apologétiques ou justificateurs, Les Confessions soient un ouvrage dont l'apport est essentiel à une étude de l'homme telle que la conçoit Rousseau, ce qui implique que, de son point de vue, une autobiographie comme la sienne ait sa place en philosophie.

À travers un commentaire sur Les Confessions de Rousseau, nous tenterons d'éclairer quelque peu la question qui consiste à savoir si un discours sur un individu est susceptible de révéler quelque chose à propos d'une vérité philosophique, problème qui, à nos yeux, dépasse le strict cadre d'une question de forme, car si cette forme de discours est nécessaire pour véhiculer un certain type de contenu, on peut supposer que cette forme révèle quelque chose quant au contenu, et donc qu'elle nous en apprend possiblement un peu plus sur l'Homme.

1. La position de Rousseau
quant à la connaissance de l'homme


Rousseau n'est certainement ni le premier ni le seul à avoir vu en l'inscription de Delphes la question la plus importante et la plus difficile de toutes. À l'époque où il écrit, de nombreux moralistes ont, de fait, déjà tenté de rendre justice au poids de ce problème en lui proportionnant celui de leurs livres. C'est donc en adressant un pied de nez à tous ces pesants raisonneurs que Rousseau affirme que, bien qu'importante et utile, la science de l'homme est néanmoins la moins avancée de toutes, et ce, parce que l'humain s'est lui-même rendu méconnaissable à force d'acquérir de nouvelles connaissances, si bien que « c'est, en un sens, à force d'étudier l'homme que nous nous sommes mis hors d'état de le connaître [2]. »

Cette position s'explique par sa notion particulière de nature, un terme difficile à interpréter en raison des divers usages qu'en fait Rousseau dans ses textes, mais qui fait toujours référence à de l' originaire, un originaire non pas compris en un sens temporel, mais au sens où il est l'opposé d'« artificiel ». C'est à cause de cette notion que Rousseau, au début de son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, avertit le lecteur qu'il écarte les vérités historiques comme ne touchant pas à la véritable question posée par l'Académie, soit celle de la nature des choses. Dans ce texte, il adopte donc une méthode introspective : il plonge dans son cœur, tente d'écarter tout ce qui est acquis pour parvenir aux sentiments simples et originaires qui devaient être ceux de l'homme à l'état de nature, puis il remonte de conjectures en hypothèses jusqu'à l'état de l'homme civilisé.

On voit bien, et Rousseau le reconnaît lui-même au début de son discours, que cette méthode comporte certains dangers. Il y a, entre autres, la difficulté où se trouve le philosophe de bien distinguer entre l'individuel et l'universel, de même qu'entre l'acquis et l'originaire [3]. Aussi, la vérité du Second Discours, c'est-à-dire sa valeur pour l'étude de l'Homme, dépend-elle de la capacité de son auteur de bien voir en son cœur pour pouvoir faire ces distinctions adéquatement.

2. L'objet et le but des Confessions

C'est ce cœur, ce laboratoire où Rousseau a retrouvé les caractéristiques qu'il affirme constituer l'état de nature de l'homme, que cherchent à peindre Les Confessions et, comme le Second Discours, elles sont principalement le fruit de la méthode introspective dont nous venons de parler [4]. Les Confessions ne constituent donc pas tant le récit fidèle des événements de la vie de Rousseau que l'histoire de son âme et elles trouvent leur intérêt non pas dans les faits qu'elles relatent, mais bien dans la sincérité de leur auteur, qui dit vouloir produire « un ouvrage unique par sa véracité sans exemple, afin qu'au moins une fois on put voir un homme tel qu'il était du dedans [5]. »

C'est au nom de cette sincérité et de cette véracité que Rousseau, malgré la conviction grandissante qu'il a d'être traité avec injustice par ses contemporains, se défend de faire son apologie ou de produire un livre visant à le venger de ses ennemis. Au contraire, il veut ériger un monument sûr de son caractère, c'est-à-dire un tableau présentant à la fois ses élans grandioses et ses aspects odieux, mais également un « ouvrage utile et unique, lequel peut servir de première pièce de comparaison pour l'étude des hommes [6] », donnant à son projet un but personnel de justice doublé d'un but philosophique. Le résultat final est toutefois entremêlé de tellement d'éléments justificateurs, que certains commentateurs prétendront qu'« il a écrit moins pour se peindre que pour se défendre et se disculper [7]. »

Cette interprétation n'est certes pas complètement gratuite. Elle s'appuie, par exemple, sur le fait que dans la deuxième partie de l'ouvrage, l'emphase sur le mystérieux complot s'accentue au fur et à mesure que le texte avance, et l'effort de Rousseau pour essayer de se peindre avec sincérité se double d'un effort pour montrer les « causes secrètes » (doit-on comprendre les auteurs cachés ?) de ce complot au lecteur [8], faute qui s'aggrave par le fait que bien qu'il n'ait pas publié son livre de son vivant, il en ait fait de nombreuses lectures publiques.

Toutefois, prise textuellement et sans explication, une telle interprétation fait complètement abstraction de ce que Rousseau affirme être ses intentions : produire une peinture de son âme d'une sincérité sans exemple dans le but de laisser un monument sûr de son caractère pouvant également servir à l'étude des hommes. Comment peut-on être absolument sincère quand on se peint pour se disculper ? Comment se prétendre sincère lorsque notre intention réelle est autre que celle que l'on affiche ? Autant dire alors ou bien que Rousseau a lamentablement échoué dans son projet, ou bien qu'il a tenté d'abuser son lecteur en annonçant un tel but, faisant des Confessions une habile (ou maladroite, car les jurys sont partagés) plaidoirie.

Mais si cette idée fait planer un doute quant à l'intérêt philosophique des Confessions, elle est encore plus critique en ce qu'elle force à remettre en question la valeur de la méthode introspective de Rousseau et, donc, des conclusions du Discours sur l'inégalité. S'il ne peut, dans Les Confessions, séparer en son cœur ce qui est acquis, par exemple le besoin de se justifier que les circonstances lui ont fait développer, de ce qui est originaire, c'est-à-dire son caractère, comment peut-on croire que Rousseau soit parvenu à discerner le naturel et l'universel de l'acquis et du personnel ? Comment un individu qui ne peut pas voir clair en son propre cœur peut-il y trouver une vérité valant pour tous les humains ? Comment un homme qui ne se connaît pas lui-même peut-il connaître l'Homme ? Tous ceux qui voient un philosophe en Rousseau résisteront à admettre les prémisses qui mènent à de telles conclusions, mais il faut reconnaître que ce doute est justifié pour des raisons comme celles que nous avons mentionnées.

Il reste donc à chercher à comprendre ce qu'il faut entendre par « se défendre et se disculper ». Y a-t-il une différence entre se faire justice de son vivant et protéger sa mémoire ? Peut-il y avoir des raisons « philosophiques » pour protéger sa mémoire ?

3. La vérité que Rousseau veut protéger

De l'avis de Rousseau, à tout le moins, Les Confessions comportent certainement une dimension philosophique en ce qu'elles constituent un « ouvrage utile et unique, lequel peut servir de première pièce de comparaison pour l'étude des hommes, qui certainement est encore à commencer », affirmation qui nous révèle deux aspects importants de son approche.

D'une part, il faut comprendre par là que l'étude des hommes se fait par le moyen de la comparaison. En effet, dans le Second Discours, Rousseau compare l'homme moderne avec l'homme à l'état de nature. Or, puisque c'est dans son cœur que Rousseau a retrouvé la nature, en effectuant cette comparaison entre l'homme à l'état de nature et l'homme moderne, il se compare en fait lui-même, tel qu'il se sent une fois son processus de distinction terminé, avec ses contemporains. Dans Les Confessions, Rousseau exprime ce rapprochement entre sa connaissance de lui-même et celle qu'il a des hommes encore plus explicitement : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi. Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes [9]. » C'est sur une vérité sentie que s'appuie ce que Rousseau connaît du genre humain, et comme le sentiment se ressent individuellement, pour connaître l'Homme, il faut connaître son cœur, ce qui implique que pour parler de l'universel, il faut parler de l'individuel. Vues sous cet angle, Les Confessions sont non seulement un parallèle méthodologique du Discours sur l'inégalité, mais elles en sont un complément nécessaire.

D'autre part, Rousseau estime que ses mémoires sont la première pièce de comparaison dont nous disposions pour cette étude, et ajoutons qu'elles sont sans doute la seule, car il croit que son entreprise n'aura jamais son pareil. Cette prétention s'explique en partie par la sincérité sans exemple dont Rousseau se targue, mais également par le fait que malgré ce que son caractère peut avoir de sordide, Rousseau se présente comme le meilleur des hommes. Étant donné tous les détails humiliants qu'il nous donne sur diverses situations de son passé, on se doute que ce ne sont pas les événements de sa vie qui placent Rousseau au-dessus de ses semblables. Il faut donc supposer que c'est selon la vérité de la nature que Rousseau s'estime le meilleur, c'est-à-dire selon ce qu'il a d'originaire, selon son caractère que l'on découvre à l'état presque pur dans sa jeunesse et qui transparaît dans ses actes et ses sentiments tout au long de sa vie. Puisque, lorsqu'on juge par comparaison, il est toujours préférable d'avoir un modèle le plus parfait possible, on comprend donc qu'il importait pour l'étude des hommes, qu'il existât un monument sûr de ce caractère.

Par ailleurs, Rousseau, en produisant ce monument, réclame constamment de son lecteur un amour de la justice et de la vérité. Étant donné l'importance qu'il accorde à ces termes, il convient de tenter d'en éclairer le sens afin de déterminer s'ils doivent être compris de manière « pragmatique », c'est-à-dire comme la vérité et la justice dans ce qui s'est passé, dans les événements, ou de façon plus générale, comme la vérité et la justice valides pour l'humanité dans son ensemble.

Le texte des Confessions montre un homme déçu et désillusionné en ce qui a trait à ses rapports avec les autres. Trahi par ses amis, harcelé par des inconnus curieux de voir l'homme devenu célèbre pour avoir écrit ces livres qu'ils n'ont pas lus, Rousseau dit ne plus aspirer à l'amitié, mais seulement espérer qu'on le laisse tranquille et oisif dans un asile agréable qu'il aura choisi. Cette résignation qu'il a quant au sort réservé à sa personne se double toutefois d'une inquiétude extrême quant au traitement qu'on fera de ses livres et aux médisances que l'on répandra dans le monde à son sujet après sa mort. Aussi, semble-t-il que ce ne soit pas tant la vie que la mémoire qui importe à l'auteur des Confessions.

Si ma mémoire devait s'éteindre avec moi, plutôt que de compromettre personne, je souffrirais un opprobre injuste et passager sans murmure ; mais puisque mon nom doit vivre, je dois tâcher de transmettre avec lui le souvenir de l'homme infortuné qui le porta, tel qu'il fut réellement, et non tel que d'injustes ennemis travaillent sans relâche à le peindre [10].

Ainsi, semble-t-il, la vie de Rousseau est importante parce que ses écrits lui survivront. À une époque où les caméras n'existent pas, cet homme se sent surveillé. On dira que c'est là un symptôme de sa paranoïa et on aura certainement partiellement raison [11], mais il est également possible que Rousseau ressente avec une acuité extrême (et peut-être maladive) un phénomène bien réel, qui n'en deviendra que plus sensible à mesure que les médias se développeront : la surveillance constante du public sur l'homme célèbre. Il a conscience du regard de tous braqué sur lui, regard indiscret qui juge non seulement sa vie, mais également ses écrits par cette vie telle qu'elle aura été jugée. Si Rousseau n'a que peu de pouvoir contre ces médisances de son vivant, qu'en sera-t-il après sa mort, lorsque ses ennemis tiendront ses livres d'une main et toute une série de calomnies de l'autre ? Ce philosophe semble avoir compris douloureusement le phénomène de l'immortalité profane à laquelle sont confrontés les célébrités, phénomène que, plus tard, Kundera décrira comme un « éternel procès » que les hommes font à la mémoire des illustres trépassés, procès par nature injuste et arbitraire puisque les accusés ne peuvent plus s'y défendre [12].

Les Confessions constitueraient donc un ultime effort de Rousseau pour participer à son procès posthume, pour que les hommes qui ne l'ont pas connu aient entre les mains un « monument sûr » de son caractère, pour que son nom survive intact. Kundera dirait que cet effort est inutile, car nul ne peut prévoir le sens que les générations à venir donneront aux révélations du trépassé. Selon lui, « même s'il est possible de façonner l'immortalité, de la modeler à l'avance, de la manipuler, elle ne se réalisera jamais telle qu'elle a été planifiée [13] », réflexion des plus adéquates dans le cas des Confessions, que l'on a utilisées à de multiples reprises pour tenter d'interpréter, de psychanalyser, de catégoriser Rousseau.

L'auteur des Confessions, malgré certains doutes qu'il exprime surtout dans la deuxième partie de cet ouvrage [14], semble toutefois avoir conservé assez de confiance dans le genre humain pour espérer que sa démarche aura un effet positif, d'où le fait qu'il implore constamment du lecteur un amour de la justice et de la vérité.

On peut donc supposer que la justice à laquelle Rousseau fait référence soit davantage celle requise à son « éternel procès » que celle qui mettrait fin aux souffrances qu'il vit au moment où il écrit le livre. Cette nuance a de l'importance, puisqu'elle rend plus désintéressée sa démarche dans Les Confessions : qu'est-ce que l'individu Rousseau, le Rousseau vivant, aurait à gagner à ce que l'on fasse justice au Rousseau mort ? Il cherche peut-être en partie à calmer cette peur irrationnelle, que plusieurs d'entre nous avons, de continuer à ressentir l'outrage dans l'au-delà, mais puisque c'est en tant qu'il se sait célèbre que Rousseau veut protéger sa mémoire, il faut reconnaître qu'il y a une possibilité qu'il soit mû par la vérité qu'il dit être son devoir de conserver et de transmettre [15].

De quelle nature est cette vérité ? Le texte n'est jamais clair sur ce point, si bien qu'on a tantôt l'impression qu'il s'agit de celle qui concerne les événements de sa vie, tantôt que c'est la vérité philosophique de ses écrits. Toutefois, comme l'auteur en parle comme d'un « devoir », on peut croire qu'il s'agit ou bien d'une vérité philosophique, ou bien de la vérité « pragmatique », mais en vue d'autre chose.

Rousseau se défend à plusieurs reprises dans Les Confessions d'avoir jamais écrit pour gagner sa vie. « Rien de vigoureux, rien de grand ne peut partir d'une plume toute vénale. [...] Pour pouvoir, pour oser dire de grandes vérités, il ne faut pas dépendre de son succès [16] », écrit-il, laissant entendre que les vérités qu'il a à transmettre sont certes utiles, mais également dures et sévères. Il serait de toute évidence hors de propos et de proportion de tenter de retracer ici le contenu intégral de cette « vérité », mais mentionnons tout de même un exemple. Dans le Discours sur l'inégalité, Rousseau cherche à montrer que ce n'est pas la nature, mais le prétendu perfectionnement de l'homme qui se trouve à la source de ses misères, rendant ainsi l'homme seul responsable de ses maux [17]. Par ce discours, et plus tard dans l' Émile, il montre à ses contemporains que ce n'est qu'en se libérant du joug de l'opinion et de la soif de richesse qu'ils retrouveront l'unité originaire entre désirs et devoirs. Or, puisque c'est cette unité seule qui peut les rendre heureux, on comprend que cette affirmation ne peut manquer de porter un dur coup à la société parisienne justement mue par ces deux ressorts.

C'est dans cet esprit, et voulant faire de sa conduite un exemple de ses principes, que Rousseau, rompant avec les maximes de son siècle, entreprend sa réforme morale personnelle, laquelle, selon lui, est la véritable cause des attaques que l'on portera contre lui. « Ils m'auraient pardonné de briller dans l'art d'écrire, mais ils ne purent me pardonner de donner par ma conduite un exemple qui semblait les importuner [18] [18]. » Le grand cas qu'ont fait certaines de ses connaissances parisiennes de son départ de la capitale pour l'Hermitage est un indice en ce sens. Ces gens n'avaient rien dit lorsqu'il prônait un mode de vie plus simple dans ses discours (et c'est d'ailleurs la célébrité acquise par ces discours qui a ouvert à Rousseau la porte de leur société), mais au moment où il a voulu quitter leur ville pour vivre simplement à la campagne, ils ont crié sur tous les toits qu'il s'y ennuierait tellement qu'il n'y resterait pas deux semaines. Par la suite, constatant qu'il y demeurait sans montrer aucun désir de retourner à Paris, ils ont expliqué sa conduite par de l'obstination et lui ont fait une réputation de misanthropie. Une part des Confessions est donc certainement vouée à clarifier, voire à justifier de telles conduites, ce qui explique l'accusation à l'effet que Rousseau, malgré ce qu'il en dit, écrit pour se défendre et se disculper. Toutefois, étant donné le lien étroit entre ces conduites et les principes véhiculés par ses livres, n'est-il pas permis de supposer qu'en plaidant sa cause, il défend la vérité de ses livres et non l'inverse ? Il pourrait en fait difficilement soutenir ses principes si lui-même, le meilleur des hommes, n'était pas capable de les assumer, ou si l'on faisait croire cela à la postérité. Cette hypothèse expliquerait en tout cas le sentiment de devoir qu'il ressent envers les hommes lorsqu'il écrit ses Confessions.

De plus, il est à noter que si les principes sévères véhiculés dans les textes de Rousseau dérangent ses contemporains, ils sont encore plus dérangeants lorsqu'ils sont exemplifiés par le comportement du philosophe. De fait, par une étrange inconséquence de la psychologie humaine, on a tendance à aimer lire des textes dont les principes attaquent les nôtres, mais on déteste voir ces principes mis en pratique, parce qu'on les ressent alors comme une attaque personnelle contre quiconque adopte un comportement différent. Il semble donc que l'impact de l'exemple concret, c'est-à-dire le contact d'une personne dont le comportement est en accord avec ses principes, soit plus fort que celui du discours littéraire.

4. L'aspect éducatif des Confessions

L'exemple concret, s'il a été trop attaquant pour avoir une influence positive dans le cas de Rousseau face aux Parisiens, peut toutefois être utile et bénéfique, d'où l'aspect éducatif que l'on peut voir dans Les Confessions.

D'une part, il apparaît que Rousseau ait ressenti cette force dans plusieurs moments décisifs de sa vie. En effet, ce n'est pas des livres mais de sa gracieuse et spirituelle amie, Mlle du Chatelet, que Rousseau découvre ce « goût de morale observatrice qui porte à étudier les hommes [19] », qui guidera plus tard sa vie et ses travaux. De même, il développe son penchant pour la philosophie lors de ses entretiens avec son ami M. de Conzié à propos de la correspondance entre Voltaire et le prince royal de Prusse qu'ils lisent tous deux. « L'intérêt que nous prenions à l'un et à l'autre s'étendait à tout ce qui s'y rapportait », se rappelle Rousseau, si bien que plaignant les malheurs de Voltaire alors décrié, il développe le désir d'écrire comme lui avec élégance et passe de sa correspondance aux Lettres philosophiques, l'ouvrage qui, selon lui, l'attira vers l'étude de la philosophie [20].

D'autre part, il semble que la raison pour laquelle les Parisiennes furent si enthousiastes à la lecture de Julie ou la Nouvelle Héloïse est qu'elles croyaient fermement que Rousseau y avait écrit sa propre histoire [21]. Ainsi, de même que Rousseau s'est entiché de philosophie en plaignant les malheurs de Voltaire ; de même, les Parisiennes se sont mises à s'intéresser à la vertu en pleurant sur les maux des personnages d'un roman qu'elles croyaient autobiographique.

Ces exemples révèlent que ce ne sont pas tant les discours ou les traités qui parlent et se font entendre des hommes, ce sont les hommes eux-mêmes, ceux pour qui on a de l'affection, de la pitié ou quelque intérêt. « Jamais toute la morale d'un pédagogue ne vaudra le bavardage affectueux et tendre d'une femme sensée pour qui l'on a de l'attachement [22]. »

Fort de ces expériences et sachant que pour soumettre sa vie à de sévères principes, il faut y prendre goût, on comprend que Rousseau ait choisi de faire de la philosophie autrement que par de longs traités. Aussi peut-on supposer que dans cette optique, il était nécessaire à la philosophie de Rousseau qu'il écrivit sur lui-même, qu'il se présentât lui-même comme exemple concret, comme un individu réel que l'on puisse sinon aimer, du moins plaindre.

Cela explique à la fois son besoin de montrer son intériorité dans toutes les situations de sa vie, et principalement dans celles qui peuvent être interprétées de manière à prouver qu'il n'est pas à la hauteur de ses principes, et son extrême souci d'exactitude. En effet, s'il trompe ou se trompe, le personnage devient fictif et n'a plus le même impact.

*

Rousseau devait, en somme, survivre d'une manière ou d'une autre pour que ses idées restent vivantes et ce, pour trois raisons principales, l'une touchant sa méthode, l'autre le contenu de sa philosophie, la troisième la transmission de ce contenu.

Puisque, en raison de sa méthode introspective, les principes de la philosophie de Rousseau trouvent leur source dans son cœur, il fallait prouver à ceux qui ne l'ont pas connu que ce cœur est sincère, que Rousseau a pu y voir clair. Il s'agit donc, en quelque sorte, de montrer par Les Confessions que le Second Discours est valable et qu'il peut révéler quelque chose sur l'Homme.

La question de savoir si cette preuve est concluante est certes plus épineuse, car on dira, et on aura raison, qu'on ne peut jamais tout dire, parce que la mémoire est une faculté qui trie et qui oublie, de même qu'on ne peut jamais être complètement transparent, car la mémoire est une faculté qui biaise. Toutefois, le fait que la transparence et la sincérité soient les intentions réelles de Rousseau montre qu'il pointe au moins vers cette direction et donc, qu'il est déjà un peu plus près du but qu'un autre. On pourrait, à ce propos, appliquer aux Confessions ce que Rousseau a écrit à propos du Discours sur l'inégalité :

Que mes lecteurs ne s'imaginent donc pas que j'ose me flatter d'avoir vu ce qui me paraît si difficile à voir. J'ai commencé quelques raisonnements, j'ai hasardé quelques conjectures, moins dans l'espoir de résoudre la question que dans l'intention de l'éclaircir et de la réduire à son véritable état [23].

Ce rapprochement est conséquent en raison du parallélisme de méthode entre les deux textes. Rousseau, dans Les Confessions, ne parvient peut-être pas à mettre son cœur sur son visage ainsi qu'il l'aurait souhaité, mais il éclaire tout de même le problème qui le préoccupe : pour connaître Rousseau, il faut connaître son caractère, il faut savoir qui il était dans sa jeunesse et quelle a été la chaîne de ses sentiments à travers les diverses situations de sa vie. Comme dans le Second Discours, c'est la vérité de la nature, autrement dit de l'originaire, qui compte, et en éclairant cela, Rousseau ouvre la voie à un nouveau mode de questionnement sur l'homme, au niveau de l'espèce comme à celui de l'individu, un questionnement de l'intérieur.

Par ailleurs, malgré ce que son caractère peut avoir de sordide, Rousseau se présente comme le meilleur des hommes, non pas, sans doute, par ses actions, mais par nature, par ce qu'il a d'originaire. Il s'offre pour cette raison à titre d'exemple pouvant servir éventuellement de point de comparaison dans l'étude des hommes, de sorte que, s'il a raison, s'il est vraiment le meilleur des hommes, connaître Rousseau permet d'en apprendre un peu plus sur la nature. Les Confessions constitueraient, de ce fait, un complément du Second Discours en ce que, en faisant découvrir un homme dans la vérité de la nature, elles nous révèlent un autre aspect de la nature elle-même.

Elles complètent également les discours en ce qu'elles intéressent plus directement le lecteur. En effet, Rousseau semble convaincu que pour se faire entendre des hommes, il faut s'adresser à leur cœur. Les Confessions possèdent ainsi une valeur en quelque sorte éducative et visent peut-être à jouer le rôle que la correspondance de Voltaire avec le prince de Prusse a joué dans le cheminement de Rousseau vers la philosophie.

Il semble donc que la teneur philosophique des Confessions soit défendable. Reconnaissons toutefois que la validité des arguments jusqu'ici avancés dépend de la réponse à une question que nous n'avons pas abordée et qui mériterait d'être approfondie. Rousseau est-il dans le vrai lorsqu'il place le sentiment au centre de l'homme, au centre de la philosophie ? Cette question ne se résout certes pas en cherchant les failles logiques de ses raisonnements comme on le ferait pour une philosophie purement rationaliste. On peut tout au plus observer sa propre expérience et, à travers elle, celle des autres. Et puisque, comme Rousseau, on n'est jamais assuré de réussir parfaitement à y voir clair, on ne peut que se résigner à tenter de collectionner les indices pour voir si cette vision de l'homme a du sens.

Nous avons tenté de montrer que Les Confessions de Rousseau sont d'une grande importance dans le cadre de sa philosophie, mais notre problème de départ reste pratiquement entier. Une philosophie ainsi axée sur l'individu a-t-elle réellement sa place malgré toutes les difficultés qu'elle soulève ? Disons, à tout le moins, qu'elle permet d'atteindre ce qui est inaccessible à une philosophie qui serait purement rationnelle : le sentiment humain. Au lieu d'utiliser la voie du raisonnement qui se veut « pur », le Rousseau autobiographe use de celle du double miroir. Il regarde les hommes en lui-même et se regarde dans les hommes, pour ensuite peindre par ses écrits ce qu'il a vu. Ce faisant, il arrive, en quelque sorte, à penser ce qui est inconcevable par les voies purement logiques et à le montrer. C'est l'ineffable que Rousseau tente de dire, ce qui ne se définit pas rationnellement, et le fait que son discours fasse écho chez ses lecteurs suggère qu'en parlant de lui-même, il dépasse son individualité et pointe vers ce qu'il y a de commun chez tous les hommes.



[1] Par exemple, C.H. Dobinson estime qu'il faut utiliser la vie de cet auteur comme pierre de touche pour séparer ses idées valides sur l'éducation de celles qui seraient ou bien dictées par son époque, ou bien nées en raison de ses infirmités physiques ou de sa détresse morale, abordant Les Confessions comme une étude de cas (C. H. Dobinson, Jean-Jacques Rousseau, Londres, Methuen & CO LTD, 1969).

[3] Ibid., p. 40.

[4] Un indice de cela est l'emphase que met Rousseau sur le fait que son récit sera rempli d'erreurs quant aux événements, mais qu'en ce qui concerne le sujet, c'est-à-dire la peinture de son caractère, il sera toujours exact, car il lui suffit de rentrer en dedans de lui-même (Les Confessions, I, 3, Lausanne, Éditions Rencontre, 1968, pp. 163-164 et II, 7, pp. 9-10).

[5] Rousseau, Les Confessions, II, 10, p. 277.

[6] Ibid., I, 1, p. 21.

[7] Gilbert Sigaux, « Préface », dans Les Confessions, I, p. 9.

[8] Rousseau, Les Confessions, II, 11, p. 356. (Il est à noter que la deuxième partie, écrite plusieurs années après la première, n'était pas prévue au départ.)

[9] Ibid., I, 1, p. 25.

[10] Ibid., II, 8, p. 146.

[11] Rousseau reconnaît lui-même avoir « une imagination déréglée, prête à s'effaroucher sur tout et à porter tout à l'extrême » (Rousseau, Première lettre à M. de Malesherbes, dans Société Nord-Américaine d'étude Jean-Jacques Rousseau,http://rousseau.unige.ch/indexsites.htm).

[12] Milan Kundera, L'Immortalité, Paris, Gallimard, 1993, pp. 79 et 126.

[13] Ibid., p. 125.

[14] Par exemple, le passage où il dit être certain de l'incrédulité des lecteurs auxquels « rien d'absurde ne [...] paraît incroyable dès qu'il tend à [le] noircir ; rien d'extraordinaire ne [...] paraît possible dès qu'il tend à [l']honorer. » Les Confessions, II, 12, p. 419.

[15] Ibid., II, 8, pp. 145-146.

[16] Ibid., II, 9, pp. 148-149.

[17] Ibid., II, 8, p. 133.

[18] Ibid., II, 8, p. 104.

[19] Ibid., I, 4, p. 209.

[20] Ibid., I, 5, p. 257.

[21] Ibid., II, 11, p. 312.

[22] Ibid., I, 5, p. 241.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 17 novembre 2013 11:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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