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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-René MILOT, “La polygamie au nom de la religion au Canada: l’islam est-il en cause ?” Un article publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique, no 46, septembre 2008, pp. 123-133. Montréal: Département de sociologie, UQAM. Liber, Éditeur. Un numéro intitulé: “L’islam, l’Empire et la République.” [Autorisation formelle accordée le 7 septembre 2010 par Monsieur Rachad Antonius, directeur du numéro, de diffuser tous les articles de ce numéro de la revue dans Les Classiques des sciences sociales.]


[123]

Jean-René MILOT

Professeur associé, département de sciences des religions, UQÀM.

La polygamie
au nom de la religion au Canada:
l’islam est-il en cause ?


Un article publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique, no 46, septembre 2008, pp. 123-133. Montréal : Département de sociologie, UQAM. Liber, Éditeur. Un numéro intitulé : “L’islam, l’Empire et la République.”


Introduction
La polygamie dans l’islam
La redéfinition légale du mariage et le spectre de la polygamie
La polygamie et l’esclavage dans l’islam
La polygamie au nom de la liberté de religion
Résumé / Abstract / Resumen


Introduction

Dans Orientalism, publié en 1978, le regretté Edward Said dénonçait la tendance des Occidentaux à chercher dans l’islam une explication à tout ce que disent et font les musulmans, comme si les musulmans n’étaient pas d’abord et avant tout des êtres humains semblables aux autres [1]. Encore aujourd’hui cette tendance persiste, comme le rappelait récemment un Québécois musulman : « Oublie-t-on que nous, musulmans d’Occident et du Québec ne sommes pas que des croyants pratiquants en position de prosternation, mais aussi des êtres ordinairement humains, porteurs d’une spiritualité qui intègre autant David et Moïse que Jésus et la Vierge Marie, et que nous ne supportons plus d’être victimes d’un réductionnisme qui nie notre rationalité, notre citoyenneté, nos préoccupations, notre mal de vivre, nos joies et notre espérance d’hommes et de femmes ni pires ni meilleurs que vous [2]. »

Alors que cette réaction est majoritaire chez les musulmans du Québec, une frange minoritaire mais surreprésentée dans les médias vient corroborer — bien involontairement — le bien-fondé de la tendance ici dénoncée qui se réclame de l’islam pour justifier des pratiques et des institutions qui sont perçues comme discriminatoires non seulement par des Occidentaux, mais aussi par la majorité des musulmans.

L’une de ces pratiques ou institutions controversées est la polygamie. Nous allons d’abord nous demander dans quelle mesure on peut invoquer [124] l’islam, dans le cadre de la liberté de religion, pour demander la légalisation — ou à tout le moins la décriminalisation — de la polygamie [3]. Ensuite, nous tenterons de déterminer les motifs qui sous-tendent l’attachement de certains musulmans à la polygamie en comparant ce cas avec celui de l’esclavage, qui fait, lui aussi, l’objet de révélations coraniques. Enfin, en évoquant, sous l’angle de la liberté de religion, la saga de la secte mormone polygame de Bountiful, nous verrons comment le traitement politico-juridique de la polygamie risque de stigmatiser les minorités musulmanes du Canada.


La polygamie dans l’islam

Tout d’abord — faut-il le rappeler ? — l’islam n’a pas inventé la polygamie, qui est une institution presque aussi vieille que le monde. Elle était présente dans l’Arabie du septième siècle après Jésus-Christ, au moment où l’islam a fait son apparition dans l’histoire. C’était l’une des pratiques sociales que le Coran et l’action du prophète Mohammed se sont appliqués à gérer à l’intérieur des paramètres de l’époque. Le livre ne contient d’ailleurs qu’un seul verset évoquant directement la question de la polygamie : « Si vous craignez de ne pas être équitables à l’égard des orphelins… Épousez, comme il vous plaira, deux, trois ou quatre femmes. Mais si vous craignez de n’être pas équitables, prenez une seule femme ou vos captives de guerre. Cela vaut mieux pour vous, que de ne pas pouvoir subvenir aux besoins d’une famille nombreuse [4]. »

Traduisant l’interprétation courante de ce passage, un commentateur autorisé nous dit que ce verset a été révélé au lendemain de la bataille d’Ohoud, au cours de laquelle les sept cents combattants musulmans avaient été littéralement décimés par les Mecquois [5]. Cela veut dire qu’au moins 10% des femmes musulmanes de Médine se retrouvaient veuves, sans revenu et avec des enfants à charge. C’est dans ce contexte précis que le verset coranique est venu inviter les hommes musulmans à la solidarité envers les veuves et les orphelins. Le commentateur souligne en même temps le caractère conditionnel de l’invitation coranique : « Si vous craignez de ne pas être équitables à l’égard des orphelins… » Autrement dit, le but visé est d’abord la justice envers les orphelins, et le fait de marier une veuve devient un moyen d’être juste et non une fin en soi.

Cette même justice doit également s’appliquer aux épouses, si bien que si le croyant craint de ne pas pouvoir traiter équitablement ses épouses, il est mieux de n’en avoir qu’une, dit le verset coranique. Or, par ailleurs, le [125] verset 129 du chapitre 4 affirme : « Vous ne pouvez pas être parfaitement équitables à l’égard de chacune de vos femmes, même si vous en avez le désir. » La conclusion logique à tirer de ces deux versets, c’est que le Coran privilégie la monogamie tout en permettant ou en tolérant l’exercice de la polygamie dans un contexte historique particulier et à une condition claire, celle d’être juste.

Cette conclusion est partagée par la majorité des musulmans et des docteurs de la religion islamique. Cette interprétation a servi à légitimer l’abolition de la polygamie en Tunisie en 1957. Au fil des années, la plupart des pays musulmans ont adopté des mesures pour restreindre et décourager la polygamie. Au Maroc, par exemple, depuis la révision du code de la famille, la Moudawana, sous l’égide du roi Mohammed vi en 2004, à la signature du contrat de mariage, la femme peut exiger de son mari qu’il renonce à la polygamie. De plus, un homme qui veut épouser une seconde femme doit en informer la première et expliquer devant un juge, pour obtenir son autorisation explicite, les « raisons objectives et exceptionnelles [6] » qui le motivent.


La redéfinition légale du mariage
et le spectre de la polygamie


Au Canada, on reconnaît que certains musulmans — moins de 1% — pratiquent la polygamie [7]. En dépit du fait que l’article 293 du Code criminel canadien interdise la polygamie, dans le droit de la famille en Ontario, la « définition légale de conjoint inclut le mariage polygame s’il a été célébré dans un pays où la polygamie est reconnue juridiquement [8] ». C’est là une mesure limitée qui vise à protéger les femmes et les enfants issus de telles unions. Toutefois, en 2003, à l’occasion du débat sur le mariage homosexuel, dans un autre registre, Mohamed Elmasry, président du Congrès islamique canadien, demandait publiquement, en invoquant la tolérance et la liberté de religion : puisqu’il faut redéfinir le mariage, pourquoi ne pas remettre aussi en question la monogamie [9] ? Il n’en fallait [126] pas plus pour que quelques musulmans de Toronto aient cru que, avec l’adoption de la nouvelle loi sur le mariage homosexuel, la porte s’ouvrait pour la décriminalisation et la légalisation de la polygamie. Toutefois, ayant sans doute revu sa position, M. Elmasry prenait alors la tête d’organismes musulmans au sein desquels on déclarait ne pas y faire la promotion de la polygamie et ne pas revendiquer le droit à la polygamie au nom de la liberté de religion [10].

Un imam de Toronto, Mubin Shaykh, qui était pourtant un ardent promoteur du projet de tribunaux d’arbitrage islamiques, et qu’on peut difficilement soupçonner de laxisme religieux, a rappelé que la polygamie n’est pas un des piliers de l’islam, c’est-à-dire un des cinq devoirs fondamentaux qui incombent aux musulmans. Pour lui, comme pour la plupart des juristes de la loi islamique, la polygamie n’est même pas recommandée, contrairement au hidjab [11]. Ici, quand M. Mubin Shaykh dit « recommandé », on peut comprendre qu’il fait référence techniquement à l’une des cinq catégories de la qualification religieuse des actes dans la loi islamique (charia) : ce qui est obligatoire (wadjib, fard), ce qui est recommandé (sounna, mandoub, moustahabb), ce qui est indifférent (moubah), ce qui est répréhensible (makrouh), ce qui est défendu (haram).

Concrètement, cela veut dire que la polygamie se situe au point neutre de cette classification : elle n’est ni obligatoire ni défendue, ni recommandée ni répréhensible. On est donc loin du concept de devoir religieux, d’obligation religieuse, puisque selon cette classification traditionnelle, la polygamie ne comporte objectivement aucune forme d’obligation. Il reste que des individus, même s’ils ne sont pas représentatifs de l’ensemble de la communauté musulmane, pourraient demander la légalisation de la polygamie au nom de la liberté de religion. Nous examinerons plus loin cette hypothèse sous l’angle juridique et social en comparant le cas des musulmans et celui de la secte mormone dissidente de Bountiful. Pour [127] l’instant, nous allons comparer le cas de la polygamie avec celui de l’esclavage dans l’islam pour tenter de déterminer les motifs qui pourraient pousser certains musulmans à demander la légalisation de la polygamie.


La polygamie et l’esclavage dans l’islam

Au moment où le Coran a été révélé, dans l’Arabie du septième siècle, l’esclavage était pratiqué en Arabie, comme à peu près partout dans la région. Le Coran n’a pas aboli cette pratique, ce qui aurait été impensable à l’époque. Toutefois, plusieurs versets coraniques viennent encadrer et restreindre l’esclavage tout en incitant les croyants à affranchir des esclaves [12]. Il reste tout de même que le Coran autorise l’esclavage, tout comme il autorise la polygamie.

Alors, comment se fait-il qu’aujourd’hui, dans les pays musulmans, l’esclavage est illégal, même là où, de fait, il est pratiqué ? Personne n’oserait réclamer sa légalisation en alléguant que le Coran le permet et que l’homme ne peut interdire ce que Dieu permet, comme le souligne le sociologue Mamadou Moustapha Wone : « Dans tous les pays musulmans, aucun ne s’aviserait maintenant à dire de l’esclavage que ce n’est pas une atteinte contre la dignité d’une personne, d’une société. Aucun des pays musulmans, même la Mauritanie, ne reconnaît officiellement l’esclavage sous toutes ses formes. Et au sommet de Durban (Afrique du Sud), quand on avait tenté de faire de l’esclavage “un crime contre l’humanité”, il n’y a pas eu opposition des pays musulmans, en arguant logiquement que c’était permis ou toléré par Dieu [13]. » Cela met en relief le fait que les musulmans, comme le reste de l’humanité, ont graduellement pris conscience que l’esclavage constituait une atteinte à la dignité d’une personne et que l’on ne pouvait pas s’approprier un être humain comme on s’approprie un objet ou une marchandise.

Alors, pourquoi y aurait-il encore des gens, musulmans ou non musulmans, qui réclameraient la légalisation de la polygamie en alléguant que leur religion l’autorise ? Est-ce parce qu’ils sont plus religieux que leurs coreligionnaires ? Peut-être… Est-ce parce que c’est vraiment leur croyance qui leur dicte une ligne de conduite socioculturelle ? Peut-être… Mais on peut tout aussi bien faire l’hypothèse inverse, à savoir qu’une composante de leur culture leur dicte en quelque sorte une ligne de croyance. Autrement dit, leur penchant socioculturel pour la polygamie cherche à se légitimer par une interprétation particulière d’un texte réputé sacré.

[128]

Dans cette optique, on peut penser que si certains musulmans défendent la polygamie, c’est parce qu’ils lisent le Coran à partir de la culture patriarcale où ils se situent. Autrement dit, ce n’est pas leur interprétation du Coran qui les amène à défendre la polygamie mais, à l’inverse, le choix de la polygamie qui les amène à lire le Coran dans un sens qui légitime la culture patriarcale. Pour eux, comme pour bien des croyants de diverses religions, ce n’est pas nécessairement la religion qui dicte un comportement socioculturel comme la polygamie. Souvent, c’est plutôt une posture socioculturelle qui instrumentalise la religion pour se légitimer sur les plans individuel et collectif.

Évidemment, il ne s’agit pas ici de faire un procès d’intention à ceux et celles qui défendent la polygamie. Il s’agit tout simplement de reconnaître que les humains ont fait beaucoup de progrès — à tout le moins sur le plan du droit — dans la lutte contre le racisme qui fait des uns des maîtres et des autres des esclaves. Par contre, ces mêmes humains ont encore énormément de progrès à faire pour débusquer le sexisme qui fait des hommes les détenteurs exclusifs de l’autorité matrimoniale et des femmes d’éternelles mineures soumises à cette autorité. « À l’analyse différenciée selon les sexes ou encore du point de vue de l’égalité des sexes, il apparaît sans conteste que la polygamie est une partie intégrante du système patriarcal, dit la sociologue Aoua Bocar Ly. […] En effet, la polygamie est un élément constitutif du système patriarcal mondial, qui permet l’exercice du pouvoir des hommes sur les femmes. […] Il est approprié d’appliquer l’analyse de l’entreprise familiale en Europe de la féministe française Collette Guillaumin au cas de la polygamie. Comme elle disait, c’est un rapport de pouvoir entre les hommes et les femmes qui permet aux hommes de s’approprier le corps des femmes comme moyen de travail et pour un usage sexuel [14]. » Ly ne donne pas de référence précise à Guillaumin, mais on peut penser à un passage où la sociologue française utilise le terme « sexage », néologisme qui peut également s’appliquer au lien entre la polygamie et l’esclavage : « Ce qui nous concernera ici est l’appropriation physique elle-même, le rapport où c’est l’unité maternelle productrice de force de travail qui est prise en main, et non la seule force de travail. Nommé “esclavage” et “ servage” dans l’économie foncière, ce type de rapport pourrait être désigné sous le terme de “ sexage” pour ce qui concerne l’économie domestique moderne, lorsqu’il concerne les rapports de classes de sexe [15]. » Vue sous cet angle, la polygamie n’est donc qu’une des nombreuses facettes de la culture patriarcale. À notre avis, quand cette culture se couvre du manteau de la religion, elle ne rend service ni à la religion ni à une société comme la nôtre, qui essaie lentement — et parfois [129] péniblement — de traduire dans les faits la reconnaissance constitutionnelle de l’égalité entre hommes et femmes.

Cette instrumentalisation de la religion par la culture patriarcale a comme effet pervers d’accréditer l’idée que la marche vers l’égalité entre hommes et femmes, droit garanti par nos chartes, est sérieusement entravée par un autre droit également garanti par ces mêmes chartes, à savoir la liberté de religion. De là à réclamer que ces droits soient hiérarchisés pour donner préséance à l’égalité entre hommes et femmes, il n’y a qu’un pas, et le Conseil du statut de la femme du Québec l’a franchi dans son avis de septembre 2007 à la ministre de la Condition féminine [16]. Le premier ministre du Québec a rapidement répondu à cette demande en annonçant son intention de présenter un projet de loi pour amender la Charte québécoise, chose qui a été faite [17]. La commission parlementaire concernée a maintenant complété sa consultation, et le projet de loi devrait être soumis à l’Assemblée nationale.

On peut discuter de la pertinence théorique et de l’impact réel d’articles supplémentaires dans la charte pour réaffirmer la prise en compte de l’égalité entre hommes et femmes. Quel que soit le sort de ces ajouts, il faut reconnaître que la conception et l’exercice de la liberté de religion posent actuellement problème, en particulier en ce qui a trait à la polygamie, au Canada aussi bien qu’au Québec, et pas seulement dans le cas de l’islam, comme nous allons maintenant le voir.


La polygamie au nom de la liberté de religion

Il faut se rappeler que, dans le cas de l’islam, la polygamie n’est pas, à proprement parler, un devoir religieux. Elle ne peut donc faire l’objet d’un accommodement raisonnable en vertu du droit à la liberté de religion. Ici, on peut prendre comme point de repère la distinction que propose le constitutionnaliste José Woehrling : « Une première distinction doit donc être faite entre, d’une part, les cas où la règle de droit empêche ou rend plus difficile de faire ce que la croyance prescrit ou encore oblige à faire ce que la croyance interdit, et, d’autre part, les cas où la règle de droit empêche de faire ce que la croyance permet. Seules les deux premières situations devraient être considérées comme entraînant une restriction de la liberté de religion. Dans la dernière situation, comme le précepte religieux est purement permissif, il n’entre pas en conflit avec la règle de droit qui prohibe ce qu’il autorise [18]. »

[130]

Dans le cas de la polygamie permise par le Coran mais interdite par la loi canadienne, comme la norme du Coran est purement permissive, il n’y a pas d’incompatibilité avec la loi canadienne, pas de conflit de normes et, par conséquent, pas d’atteinte à la liberté de religion. Autrement dit, pour respecter la loi canadienne qui interdit la polygamie, un musulman n’a pas à enfreindre un devoir religieux. Il peut avoir l’impression que sa liberté de religion est limitée par la norme canadienne, mais il y a lieu de rappeler que la liberté de religion garantie par les chartes vise à empêcher que quelqu’un soit forcé de faire ce que sa religion lui interdit ou de ne pas faire ce que sa religion l’oblige à faire. De plus — il faut le souligner —, la liberté de religion, comme tous les autres droits et libertés, n’est pas un absolu. Elle doit s’exercer dans le respect des autres valeurs garanties par les chartes, à commencer par l’égalité entre hommes et femmes. À cet égard, la polygamie, telle qu’elle est inscrite dans la loi islamique, comporte à tout le moins une inégalité systémique parce qu’elle n’est permise qu’aux hommes. La plupart des musulmans du Canada le reconnaissent et ne songeraient même pas à revendiquer l’exercice de la polygamie au nom de la liberté de religion.

Bien qu’il existe des cas de pratique polygamique dans certains milieux musulmans au Canada [19], ce qui retient actuellement l’attention et qui met en cause les limites à la liberté de religion, c’est bien plutôt la saga de la secte mormone dissidente de Bountiful. En 1890, l’Église mormone interdisait les mariages polygames, ce qui a suscité l’apparition de sectes dissidentes, dont l’une a trouvé refuge au Canada. Cette communauté établie dans le sud-est de la Colombie-Britannique, non loin de la frontière américaine, pratique la polygamie depuis presque soixante ans, et ce, au vu et au su des autorités étatiques. Pourtant, l’article 293 du Code criminel canadien fait de la polygamie un acte criminel passible d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans. On peut néanmoins noter que la dernière poursuite remonte à 1935, ce qui dénote une tolérance à l’égard des délinquants.

Cette tolérance a toutefois été mise à l’épreuve depuis quelques années à la suite de plaintes et de pétitions de citoyens et de groupes dénonçant, entre autres choses, le sort fait, d’une part, aux adolescentes et aux fillettes données en mariage à des hommes beaucoup plus âgés qu’elles et, d’autre part, aux adolescents qui sont expulsés de la communauté pour permettre aux hommes plus vieux d’avoir le monopole des femmes. Cela a donné lieu à une enquête de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), enquête qui n’était pas la première : « Scène de déjà vu. En 1990, la GRC avait enquêté à Bountiful, à la suite d’allégations de violence sexuelle. Elle avait recommandé aux autorités judiciaires de poursuivre deux membres de la secte pour polygamie. Mais le procureur général de la Colombie-Britannique, s’appuyant sur un avis juridique, n’avait pas cru bon d’aller plus loin. Il craignait que la liberté religieuse garantie par la Charte des droits et [131] libertés soustraie les prévenus à la justice [20]. » Sous l’angle de la liberté religieuse, la différence entre le cas de Bountiful et celui de l’islam est que, pour ces mormons dissidents, la polygamie est non seulement permise mais considérée comme une obligation religieuse dont l’accomplis­sement relève de la liberté de religion : « Ces mormons dissidents croient que les esprits des humains à venir existent dans l’éther et qu’ils ne peuvent atteindre le salut que s’ils prennent une enveloppe charnelle. Un homme qui épouse plusieurs femmes multiplie les procréations et accélère ainsi la venue d’un règne messianique [21]. »

À première vue, cela semble pousser un peu loin l’exercice de la liberté de religion. Ce n’est toutefois pas — à première vue toujours — l’avis de la Cour suprême du Canada qui a donné à la notion de liberté de religion une extension impressionnante dans l’arrêt Amselem (l’affaire de la souccah), en 2004 [22]. En accord avec le principe qu’il faut donner aux chartes des droits et libertés une interprétation large et généreuse, la cour a adopté une conception subjective de la liberté de religion que l’on peut résumer comme suit : « La liberté de religion garantie par la Charte québécoise (et la Charte canadienne) s’entend de la liberté de se livrer à des pratiques et d’entretenir des croyances ayant un lien avec une religion, pratiques et croyances que l’intéressé exerce ou manifeste sincèrement, selon le cas, dans le but de communiquer avec une entité divine ou dans le cadre de sa foi spirituelle, indépendamment de la question de savoir si la pratique ou la croyance est prescrite par un dogme religieux officiel ou conforme à la position de représentants religieux. […] Par conséquent, le demandeur qui invoque cette liberté n’est pas tenu de prouver l’existence de quelque obligation, exigence ou précepte religieux objectif [23]. »

En fin de compte, ce que le tribunal doit vérifier, c’est la sincérité de la croyance. Si, dès 1990, le procureur général de la Colombie-Britannique craignait que la liberté de religion n’empêche de poursuivre les polygames délinquants, on comprend qu’il soit encore beaucoup plus réticent aujourd’hui après la prise de position de la Cour suprême. De fait, c’est précisément en raison de cette conception subjective de la liberté de religion que le ministre de la Justice de la Colombie-Britannique, même soumis à une forte pression de l’opinion publique, n’a pas osé jusqu’ici intenter une poursuite contre des membres de la secte de Bountiful, par crainte que ces derniers ne s’adressent aux tribunaux pour faire déclarer inconstitutionnel l’article du Code criminel qui interdit la polygamie. Le gouvernement de la Colombie-Britannique va donc plutôt s’adresser à la [132] Cour suprême du Canada pour vérifier la constitutionnalité de l’article 293 du Code criminel.

Sans préjuger de la réponse que la Cour suprême formulera dans ce cas, nous croyons, pour notre part, que, dans les arrêts en question, elle a confondu la liberté de religion et la liberté de conscience. Cela pourrait avoir pour effet de confirmer l’idée que la religion est quelque chose de purement subjectif et individuel, qui sert d’alibi aux lubies, aux superstitions et aux croyances les plus discutables, sans égard aux conséquences sociales. À cet égard, une telle perception peut stigmatiser la masse des croyants d’une tradition donnée à cause d’une frange très minoritaire qui invoque cette religion pour justifier des choix personnels qui relèvent en réalité de la liberté de conscience. Il vaudrait donc mieux, à notre avis, invoquer la liberté de conscience — également garantie par les chartes — qui est affaire purement individuelle et qui n’engage pas la collectivité des croyants d’une religion particulière.

Quoi qu’il en soit des mérites et démérites de cette position de la Cour suprême [24], force est de reconnaître que les appréhensions du gouvernement de la Colombie-Britannique ne sont pas sans fondement. En effet, même si l’Église mormone officielle a interdit les mariages polygames dès 1890, cette donnée objective ne devrait avoir aucun poids devant un tribunal qui entendrait le recours d’un mormon dissident de Bountiful pour faire invalider la criminalisation de la polygamie. Il en serait de même dans le cas d’un musulman qui exercerait le même recours en cas de poursuite : même si la très grande majorité des musulmans estiment que la polygamie n’est pas une obligation religieuse découlant de l’islam mais une simple permission liée à un contexte particulier et sujet à des conditions strictes, il suffirait d’un seul individu pour mettre en cause l’islam et l’ensemble des musulmans en affirmant devant la cour qu’en toute sincérité il croit que la polygamie est une obligation découlant du fait que le prophète Mohammed était polygame et que son exemple est un modèle à suivre pour les musulmans. Quant à savoir s’il est souhaitable que l’on évite la voie judiciaire et que le législateur, en l’occurrence le Parlement du Canada, décriminalise et même légalise la polygamie, c’est là un autre débat — pertinent et actuellement très animé — qui déborde notre propos. Cette question mériterait une étude approfondie, à tout le moins en raison des divisions profondes qu’elle suscite, même chez les féministes [25].

[133]

Dans l’état actuel des choses et quelle que soit la réponse de la Cour suprême au gouvernement de la Colombie-Britannique, on peut se demander ce qui pousse ce gouvernement à envisager maintenant une intervention à Bountiful après une si longue période d’inaction. On peut sans doute évoquer une pression accrue de l’opinion publique à la suite d’allégations de traite de mineures et de violation des droits des enfants. On peut aussi évoquer la pression qu’exerce l’exemple de l’État du Texas, qui est intervenu le 3 avril 2008 dans un ranch d’Eldorado pour évacuer des centaines d’enfants qui auraient été victimes d’agression [26].

Par ailleurs, compte tenu du fait que, pendant des années, la pratique de la polygamie était surtout le fait d’un groupe mormon dissident assez restreint et très localisé, on peut se demander si la croissance de la population musulmane ne sera pas un élément déterminant dans le débat constitutionnel, social et politique sur la polygamie. En effet, dans l’imaginaire populaire — tout comme dans la « logique de l’Empire » —, l’image de la polygamie est souvent associée à celle d’un islam médiatique virtuel global qui n’est pas l’islam réel de la majorité des musulmans d’ici mais qui leur est couramment imputée avec les vexations que cela peut engendrer.

Dans ce contexte, il importe de se rappeler ce que nous avons essayé d’établir ici : pour le Coran et pour l’islam, la polygamie n’est pas un devoir, c’est une permission soumise à des conditions claires et de moins en moins réalisables. Dans la « logique de la République », une conception un tant soit peu objective de la liberté de religion couperait donc court à une demande de décriminalisation de la polygamie qui s’appuierait sur l’islam. Toutefois, dans la logique d’un certain « multiculturalisme », la conception subjective et individualiste de la liberté de religion adoptée par la Cour suprême du Canada devient une sorte de cheval de Troie qui abrite en son flanc des relents de culture patriarcale. L’islam, comme toutes les autres traditions religieuses, risque alors d’être mis en cause par le fait de quelques polygames qui instrumentalisent la religion pour légitimer une pratique qui met en péril les droits fondamentaux des femmes et des enfants.

[139]

Résumé

Jean-René Milot

La polygamie au nom de la religion au Canada :
l’islam est-il en cause ?

Cet article se pose d’abord la question de savoir dans quelle mesure on peut invoquer l’islam, dans le cadre de la liberté de religion, pour demander la légalisation — ou à tout le moins la décriminalisation — de la polygamie. Ensuite, il tente d’identifier les motifs qui sous-tendent l’attachement de certains musulmans à la polygamie en comparant le cas de la polygamie avec celui de l’esclavage, qui fait lui aussi l’objet de révélations coraniques. Puis, en évoquant, sous l’angle de la liberté de religion, la saga de la secte dissidente mormone polygame de Bountiful (Colombie-Britannique), il montre comment le traitement politicojuridique de la polygamie risque de stigmatiser les minorités musulmanes du Canada.

mots clés : polygamie, islam, Coran, liberté de religion, Bountiful (Colombie-Britannique)

[142]

Abstract

Jean-René Milot

La polygamie au nom de la religion au Canada :
l’islam est-il en cause ?

In this article, we shall first assess to what extent islam may be put forward, on the basis of freedom of religion, to claim the legalization — or at least the decriminalization — of polygamy. Then, we shall try to identify the motives behind the attachment of some Muslims to polygamy by comparing the case of polygamie to that of slavery which is also a subject of Quranic revelations. Finally, by evoking the saga of the renegade Mormon sect of Bountiful (B. C.) with regards to religious freedom, we shall see how the politico-juridical treatment of polygamy might stigmatize the Muslim minorities of Canada.

keywords : polygamy, islam, Quran, freedom of religion, Bountiful (B.C.)

[145]

Resumen

Jean-René Milot

La polygamie au nom de la religion au Canada :
l’islam est-il en cause ?

En este artículo vamos primeramente, a cuestionarnos sobre hasta que punto se puede invocar el islam, en el marco de la libertad de religión, para pedir la legalización — o por lo menos la descriminalización — de la poligamia. Después, vamos a intentar identificar los motivos por los cuales ciertos musulmanes apoyan la poligamia comparando ésta última a la esclavitud, la cual también se menciona en las revelaciones coránicas. Además, evocando, desde la perspectiva de la libertad de religión, la saga de la secta disidente mormona polígama de Bountiful (C.-B.), veremos cómo el tratamiento político-jurídico de la poligamia corre el riesgo de estigmatizar a las minorías musulmanas en Canadá.

palabras clave : poligamia, islam, Corán, libertad de religión, Bountiful (C.-B)



[1] E. Said, Orientalism, New York, Pantheon Press, 1978 (L’orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 2005).

[2] T. R. Raffa, communication à la table ronde « Accommodants ou déraisonnables, les journalistes ? », au congrès de la fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), le 24 novembre 2007, http://presencemusulmane.org, p. 3.

[3] Dans cet article, nous utilisons le terme « polygamie » au sens de « polygynie », c’est-à-dire le fait pour un homme d’avoir plusieurs femmes.

[4] Le Coran, trad. D. Masson, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, chap. 4, v. 3.

[5] Moustapha Elhalougi, professeur à l’université d’Al-Azhar, a fait une étude contextuelle et grammaticale de ce verset dans « L’islam autorise-t-il la polygamie ? », 26 février 2002, URL.

[6] M.-C. Foblets, Le Code marocain de la famille : incidences au regard du droit international privé en Europe, Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 32.

[7] K. Marceau, « Polygamie ici aussi ! », Gazette des femmes, vol. 28, no 3, novembre-décembre 2006, p. 17. On retrouve, en substance, plusieurs éléments de ce dossier dans B. Lévesque, « Le casse-tête juridique de la polygamie », Le Bulletin du Sodrus, vol. 2, no 2, automne 2006, URL, et dans L. Hirtzmann, « Canada : le Canada ouvre un débat sur la polygamie », Femmes sous lois musulmanes, 22 août 2007, URL.

[8]  K. Marceau, art. cité, p. 20.

[9] M.-F. Léger, « Et maintenant, la polygamie ? », La Presse, 23 août 2003, p. B4. Deux ans plus tard, en 2005, lors de la redéfinition du mariage, Stephen Harper, alors chef de l’opposition et farouche adversaire du projet de loi qui donnait une reconnaissance légale au mariage homosexuel, a repris — sciemment ou non — le raisonnement de M. Elmasry, en y voyant le risque de la pente glissante : si l’on cesse de définir le mariage comme l’union d’un homme et d’une femme, on finira par en arriver à la légalisation de la polygamie. Voir M. Cornellier, « Après les mariages gais, la polygamie ? », Le Devoir, 21 janvier 2005, URL. Dans les deux cas, le lien entre mariage homosexuel et polygamie était le fondement de l’argument, mais pour M. Elmasry ce lien menait au havre de la polygamie tandis que pour M. Harper ce même lien signalait un écueil à éviter si bien qu’il ne fallait pas quitter l’ancrage du mariage traditionnel. De plus, dans un cas comme dans l’autre, ce raisonnement manifestait un déni de la différence flagrante entre le mariage homosexuel et la polygamie en termes de droits de la personne, comme le souligne le juriste Alain-Robert Nadeau : « [E]n pratique, la polygamie est essentiellement un régime matrimonial qui prévoit la sujétion des femmes aux hommes. Tout le contraire donc de l’idée d’égalité qui sous-tend la reconnaissance du mariage des personnes de même sexe » (« Mariage et polygamie », Le Devoir, 25 janvier 2005, URL).

[10] L.-J. Perreault, « La polygamie écartée par les leaders musulmans », La Presse, 22 janvier 2005, p. A3.

[11] Ibid.

[12] Sur l’encadrement de l’esclavage, voir chap. 2, v. 178, 221 ; chap. 4, v. 36 ; chap. 16, v. 71, 75 ; chap. 24, v. 33, 58 ; chap. 30, v. 28 ; sur l’affranchissement des esclaves, chap. 4, v. 92 ; chap. 5, v. 89 ; chap. 58, v. 3-4.

[13] M. M. Wone, « Faudrait-il supprimer la polygamie ? », 2005, URL, p. 4.

[14] A. B. Ly, communication présentée au débat-midi « Polygamie : criminalisation ou légalisation », le 7 novembre 2006, URL, p. 1-2 et 5.

[15] C. Guillaumin, « Pratique du pouvoir et idée de Nature : (1) L’appropriation des femmes », Questions féministes, no 2, février 1978, p. 9. Souligné dans le texte.

[16] Conseil du statut de la femme, Droit à l’égalité entre les femmes et les hommes et liberté religieuse — Avis, Québec, septembre 2007.

[17] Loi modifiant la Charte des droits et libertés de la personne, projet de loi 63, 1re session, 38e législature (Québec), Éditeur officiel du Québec, 2007.

[18] J. Woehrling, « L’obligation d’accommodement raisonnable et l’adaptation de la société à la diversité religieuse », Revue de droit de McGill, vol. 43, 1998, p. 395 ; les italiques sont de nous.

[19] K. Marceau, art. cité, p. 18.

[20] Ibid., p. 22-23.

[21] Ibid., p. 18.

[22] Syndicat Northcrest c. Amselem, 2004 CSC 47.

[23] Ibid., p. 2 (résumé de l’arrêt). À peine majoritaire (5 juges contre 4) pour cet arrêt, cette interprétation semble avoir été consolidée deux ans plus tard par un jugement unanime pour l’arrêt Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeois, 2006 CSC 6 (l’affaire du kirpan).

[24] À ce sujet, on peut se reporter à l’étude nuancée de José Woehrling, publiée à l’annexe G du rapport du Comité consultatif sur l’intégration et l’accommodement raisonnable en milieu scolaire, Une école québécoise inclusive : dialogue, valeurs et repères communs, Québec, 15 novembre 2007, p. 111-120 ; particulièrement pertinente, la section 4 : « Les conséquences de l’interprétation individualiste et subjective de la liberté de religion retenue par la majorité dans l’affaire Amselem », p. 118-120.

[25] On en a un aperçu dans K. Marceau, art. cit., p. 20-23 ; K. Macqueen, « Polygamy : Legal in Canada. Without Really Trying, We’ve Reinvented Marriage Again, with Help from the Charter », Maclean’s, 25 juin 2007, <http ://www.macleans.ca>. Dans un autre registre, voir la volumineuse étude de A. Campbell, N. Bala, K. Duvall-Antonacopoulos, L. MacRae, J. J. Paetsch, M. Bailey, B. Baines, B. Amani et A. Kaufman, La polygamie au Canada : conséquences juridiques et sociales pour les femmes et les enfants. Recueil de rapports de recherche en matière de politiques, The Alberta Civil Liberties Research Centre, novembre 2005.

[26] Time, 5 mai 2008, p. 22-25.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 14 décembre 2011 14:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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