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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de M. Henry Milner, “Il est temps que la gauche québécoise prononce un « oui » retentissant” (1980). Un article publié dans la revue Les Cahiers du Socialisme, no 5, Printemps 1980, pp. 50-59. [Autorisation accordée par l'auteur le 28 mai 2006.]

Texte de l'article

Ce n'est un secret pour personne que tout ce qui est à gauche au Québec - à l'exception des maoïstes, de quelques néo-démocrates et membres du P.C. et d'une minorité de trotskystes - est favorable à l'indépendance du Québec. Presque tout le monde, malgré leurs réserves particulières, voteront oui le jour du référendum. Mais pour la plupart, cela sera apparemment un geste purement privé. En soi, il n'y a pas là de quoi inquiéter ; ce qui m'inquiète c'est le fait que l'appui de la gauche au principe de l'indépendance du Québec n'est presque jamais déclaré publiquement. Vu cette absence d'appui public, les réserves touchant la question, la stratégie référendaire en général, ou les politiques des architectes de la souveraineté-association (le P.Q.) sont tout naturellement interprétées, surtout par les Canadiens anglais, comme une absence d'appui à l'indépendance du Québec et même comme un appui au fédéralisme. Pierre Vallières est l'exception qui confirme la règle. Sa décision de s'abstenir devant une question dont il trouve la formulation inacceptable est légitime, précisément parce que son engagement à l'égard de l'indépendance du Québec est au-delà de tout soupçon. 

Mais d'autres intellectuels et syndicalistes, dont les points de vue s'expriment fréquemment dans des publications comme celle-ci, limitent presque invariablement leurs interventions à d'amères dénonciations des politiques du P.Q. ou des stratégies référendaires, reléguant leur appui à l'indépendance à des phrases incidentes. Un cas typique de cette tendance est Gilles Bourque, qui termine sa longue et plus récente attaque théorique contre les politiques et la stratégie référendaire du PQ par l'affirmation : « Ainsi ne sera pas résolue la question nationale. Ainsi ne sera pas faite l'indépendance » [1], laissant ainsi entendre, il semble, qu'il aimerait voir une véritable indépendance. (Le fait que Bourque, et d'autres, ne nous disent d'aucune façon comment, en fait, ainsi, elle devrait être faite, est une autre question à laquelle nous reviendrons.) 

Une autre tendance, légèrement plus encourageante, se trouve par exemple dans les déclarations du Centre de formation populaire (CFP) et les écrits de P.Y. Soucy et d'autres [2]. Leur but est de voir le projet d'indépendance nationale pris en mains par les syndicats ou un parti des travailleurs. Malheureusement, comme il n'y a rien de concret à l'horizon dans ce sens-là, ces paroles demeurent plutôt vides. 

Cela étant dans la situation présente, je prétends que le temps est venu pour la gauche de déclarer fortement, clairement, et sans ambiguïté son appui à l'indépendance du Québec. Si cela amène des individus à admettre qu'ils voteront oui en juin, qu'il en soit ainsi. Il est simplement inadmissible que dans cette étape de la lutte pour l'indépendance du Québec, la gauche se tienne volontairement à l'écart. 

Traditionnellement, les intellectuels de gauche ont été la « con­science » des mouvements sociaux, y compris des mouvements nationaux, rappelant aux militants les buts ultimes du mouvement et résistant aux tendances chauvines ou autres qui en restreindraient les perspectives. On ne peut nier que la période référendaire est une période exceptionnelle. Au minimum, c'est un moment quand beaucoup de gens qui sont habituellement passifs sont motivés à s'engager politiquement -à cause à la fois de l'intérêt accru dans les média et, comme je l'ai vu personnellement comme président du Comité anglophone pour la souveraineté-association, de la profonde réaction émotive que la question suscite des deux côtés. Mais ce pourrait être plus que cela. Ce pourrait être un moment important dans la création d'un nouvel État-nation. Le projet ou la vision qui sous-tendent la conception d'un nouvel État-nation ne font pas qu'inspirer les actions de la période immédiate mais constituent inévitablement un élément culturel fondamental dans l'évolution de la société en cause. Les Québécois de l'avenir (si la souveraineté-association est acquise) se rappelleront la vision fondatrice et, en partie, jugeront leurs réalisations sociales et motiveront leurs convictions politiques en fonction des objectifs et de l'inspiration de départ. 

Mais les intellectuels de gauche refusent d'utiliser leur influence en ce moment, alors qu'ils ne peuvent ignorer les indices d'un défi à leur prédominance intellectuelle. [3] Par exemple, plus de 25% des étudiants universitaires québécois sont maintenant inscrits en commerce ou en administration, une proportion non seulement plus élevée qu'avant, mais plus élevée que dans toute autre province. 

Si on pouvait peut-être soutenir que les syndicats comme tels font mieux de se tenir à l'écart du débat référendaire pour des raisons stratégiques, on ne peut en dire autant des intellectuels qui se situent à gauche du P.Q. Leur silence de fait est inacceptable ; il est inacceptable parce qu'il est facilement interprété comme un appui au fédéralisme dans les cercles intellectuels de gauche à l'extérieur du Québec francophone ; il est inacceptable parce que, comme il a été noté ci-dessus, la gauche ne joue pas son rôle historique de conscience d'une campagne de libération nationale. 

Mais surtout, il est inacceptable parce qu'il rétrécit le projet et restreint les possibilités. Il faut mettre de l'avant un projet concret d'un Québec indépendant socialiste. 

Mais les intellectuels de gauche s'en tiennent à des allusions à ce besoin réservant toutes leurs analyses concrètes à des attaques contre l'option du PQ et ses politiques comme gouvernement. Ainsi, au lieu d'avoir un choix entre deux projets indépendantistes - le projet minimaliste du PQ et un projet de Québec indépendant et socialiste à gauche - le travailleur intellectuel québécois se trouve devant un seul concept, celui du PQ tel qu'exprimé dans le Livre Blanc et ailleurs, accompagné de longues critiques, souvent amères, par des gens de gauche qui n'offrent pas d'alternative mais servent uniquement à éteindre l'enthousiasme. 

Comment expliquer tout cela ? D'abord par une tendance malheureuse à ne pas distinguer une analyse socialiste de la défense des intérêts à court terme des syndicats qui se disent socialistes, particulièrement quand beaucoup d'intellectuels de gauche sont eux-mêmes membres de ces syndicats ; et plus généralement, par une tendance type des intellectuels à confondre l'action politique concrète avec les déclarations théoriques, à oublier la complexité du réel afin de mieux le classer dans des catégories théoriques ; et, en général, par un cadre théorique qui, trop souvent, au lieu d'éclairer la réalité la masque avec parfois le résultat que la tautologie passe pour la théorie. 

« Parti québécois, parti bourgeois » est un slogan qui relève de telles conceptions exprimées par exemple dans le travail du politicologue Pierre Fournier de l'UQÀM. [4] Sa thèse centrale est que le projet de souveraineté-association est l'aboutissement logique des aspirations économiques et politiques de la « bourgeoisie locale » Pour le prouver, Fournier soutient que certains individus et organismes haut placés ont pu profiter des réformes économiques, particulièrement celles qui ont soutenu la croissance de l'État québécois depuis 1960 ; ou, dans d'autres cas, ont pu éviter que ces réformes aient sur eux les effets qu'on aurait pu attendre. Les compagnies dirigées par des francophones, notamment la Banque Provinciale, la Banque Canadienne Nationale, Provigo, Bombardier, sont présentées comme ayant profité des projets économiques de l'État québécois dans les années 60 et 70. 

Malheureusement son argument est tautologique. Puisque nous savons que l'économie du Québec est capitaliste, par définition il y aura des gens en position économique de profiter des réformes ou du moins s'en protéger quelle que soit la motivation ou la base économique de ces réformes. Et puisque ni la révolution tranquille ni le projet du P.Q. ne sont socialistes révolutionnaires, Fournier ne fait que donner des exemples d'un phénomène universel, à savoir la récupération par la classe dominante, mais sans prouver de quelque façon, ni même tenter de prouver sa thèse centrale. 

S'il tentait de le faire, il aurait peut-être un peu de mal à expliquer certains faits. Par exemple, parmi les gros bailleurs de fonds de la compagnie de publicité Pro-Canada qui s'oppose farouchement à la souveraineté-association sont la BCN avec $50 000 (21è rang parmi les souscripteurs), la Banque Provinciale et Provigo avec $25 000 chacun (26è rang) et Bombardier avec $10 000. On pourrait aussi croire que les marxistes intéressés au caractère de classe du PQ pourraient par exemple examiner les appuis financiers au parti ou à son option. Où sont et qui sont les anges du parti, de ses journaux comme le défunt Le Jour et d'autres organisations indépendantes comme le Mouvement National des Québécois [5] ? Ils pourraient peut-être avoir la surprise de découvrir qu'il n'y en a pas. Même s'il fallait élargir la définition de la « bourgeoisie locale » pour inclure les dirigeants des sociétés d'État, des coopératives, etc., comme le fait Bourque, nous trouverions que non seulement le parti n'est pas entre leurs mains, mais qu'ils sont presque universellement et rigoureusement neutres en politique. 

Les quelques cas de péquistes qui ont été nommés sous-ministres ou dirigeants de sociétés d'État sont des exceptions. Mais l'argument de Bourque repose sur ceux-là : que parce que certaines personnalités clef du parti occupent maintenant certains hauts postes gouvernementaux et para-gouvernementaux fait du parti, en partie, un parti bourgeois. Une autre tautologie qui peut à la limite se réduire à l'affirmation qu'un parti au pouvoir dans une société capitaliste est par définition un parti bourgeois. 

Une myopie similaire est évidente dans le traitement du rapport entre le PQ et la classe ouvrière. Même si le parti constitue une coalition de la petite-bourgeoisie et bourgeoisie québécoise, dit Bourque, la version minimaliste de l'indépendance présentée par le PQ constitue une décision de servir les intérêts des capitalistes québécois. « Il faut l'écrire en clair, la thèse de la souveraineté-association implique une reproduction sur une nouvelle base de l'État canadien lui-même. L'association et le parlement délégué ne sont pas des concessions au « réalisme » politique. Ils visent à ouvrir un marché aux intérêts capitalistes québécois. On comprend dès lors mieux la vocation à l'étapisme permanent d'un tel discours. » [6] 

Le fait qu'il y a peu de capitalistes qui vont voter lors du référendum (et qu'ils voteront tous non) et que beaucoup de travailleurs, inquiets à juste titre par les descriptions que fait l'opposition des perspectives économiques sans marché commun avec le Canada, cherchent à être rassurés, ce fait est rejeté. Aucune possibilité ici de « concessions au réalisme politique ». Certes Bourque aurait peut-être raison si tous les travailleurs analysaient les choses à partir de la même perspective socialiste révolutionnaire que lui mais il sait que ce n'est pas le cas. Cependant, étant donné qu'aucune étude concrète de la classe ouvrière ni de ses préoccupations et intérêts immédiats n'est faite en parallèle de l'analyse des capitalistes, une image implicitement idéalisée des travailleurs s'infiltre ainsi dans ces analyses matérialistes. 

La même logique tordue s'applique aux analyses des conflits ouvriers et des politiques du travail. Par exemple, quand le gouvernement utilise la force de la loi contre des grévistes du secteur public - disons les enseignants - on prend pour acquis que c'est pour satisfaire à des penchants bourgeois. Peut-être que c'est le cas à long terme, mais dans l'immédiat (et par définition tous les gouvernements travaillent dans l'immédiat) c'est pour répondre surtout aux demandes de travailleurs en colère, privés du service, et non pas de capitalistes qui ont des écoles privés, des tuteurs, etc. Et ce sont les travailleurs, non pas les capitalistes, qui punissent les gouvernements aux urnes. Le cas de Maisonneuve en est un exemple éclatant. Les sondages à l'époque montraient que 80% des Québécois voulaient l'abolition du droit de grève dans le secteur public. 

Cela peut sembler être un point mineur, mais en fait c'est le contraire. Les intellectuels de gauche (comme tous les intellectuels) vivent dans un monde où le verbe se substitue à l'action. L'action d'un intellectuel consiste à prendre position par la parole. Pour les gouvernements et les acteurs politiques, il y a une tension fondamentale entre le verbe - les programmes, les objectifs, les espoirs -et les actions. Une tension causée par le fait qu'il y a une série de couches dans le réel, chacun réclamant l'attention. Les gouvernements font face à des bureaucrates assis sur leur sécurité d'emploi, à des éditorialistes « réputés », à des dettes politiques, des pressions partisanes, des syndicats de fonctionnaires (v.g. en ce moment les professionnels du gouvernement refusent la décentralisation des services), des difficultés avec les cours (on ne pourrait imaginer un meilleur exemple qu'Asbestos Corp.), des personnalités individuelles avec leurs limites, des dynamiques de groupes petits et grands etc., etc. en même temps qu'à des considérations de programme. Les intellectuels sont les seuls à pouvoir se préoccuper uniquement de ce dernier aspect. 

Par exemple on souligne toujours que la nationalisation d'Asbestos Corp. ne satisfait pas les attentes qu'on avait au sujet de l'intervention économique de l'État sous un gouvernement du PQ. Par contre, l'effet débilitant des procédures dilatoires utilisées contre cette première tentative n'est jamais considéré. 

Quelle analyse faut-il donc faire du PQ et de son projet ? La réponse est assez simple au départ. En termes de classe, c'est un mélange, un mélange dans lequel des intellectuels salariés et des semi-professionnels souvent à l'emploi de l'État et syndicats sont de loin le plus important élément actif. [7] Il n'est pas révolutionnaire, il accepte la démocratie parlementaire et respecte profondément le gouvernement par majorité. C'est aussi le parti au pouvoir dans une province d'un pays capitaliste. Les meilleures et trop rares analyses de gauche [8] nous disent ça, mais hélas, s'arrêtent là. Ils oublient encore un élément capital. Car l'aspect le plus important du PQ est ce qui l'unit : une volonté de bâtir ici une société nouvelle et qualitativement différente, qui tiendrait compte des Québécois comme nation. C'est cette dimension qui est entièrement exclue de l'analyse structuraliste qui règne parmi les socialistes québécois. 

Si les intellectuels de gauche devaient s'appliquer une analyse strictement structuraliste à eux-mêmes, ils trouveraient qu'objectivement, comme professeurs d'université et autres, ils forment une strate privilégiée. Leurs convictions socialistes ne peuvent être qu'une aberration plus ou moins en contradiction avec leur position objective de classe. Pourtant, ces convictions sont néanmoins réelles [9]. De la même façon, ce sont les objectifs du mouvement d'indépendance - même compromis par l'exercice du pouvoir d'État - qui fondent sa réalité la plus centrale. Mais la gauche feint de l'ignorer. Pourtant le socialisme aussi est un projet, un but, un idéal. Sans cette réalité, il se réduit à rien d'autre que la rhétorique complaisante d'organisations. 

Non pas que l'analyse matérialiste/objective n'ait pas sa place, au contraire. Simplement elle n'est pas suffisante. Une analyse plus appropriée tient compte d'autres éléments et facteurs àdivers niveaux de la réalité. Elle notera que selon l'expérience historique les travailleurs dans les États bi- ou multi-nationaux sont beaucoup moins portés à développer une conscience de classe même au point d'appuyer des partis « travaillistes » sociaux-démocrates que ceux des États uninationaux, et que l'irrédentisme est un obstacle efficace au développement d'une conscience de classe. Elle admettra que le Québec a atteint un point où son expression nationale ne peut être brimée qu'au détriment de l'évolution de la conscience de classe et conséquemment du progrès du « socialisme par la base ». 

Prenons les syndicats. Même dans le peu de cas où les syndicats fonctionnent consciemment sur une base de classe, cette identification s'étend rarement au-delà des frontières québécoises, dans l'une ou l'autre direction. Et il ne faut pas s'y attendre. Ou prenons les partis politiques fédéraux. Le fait même que les classes ouvrières des deux nations ont été forcées à travailler politiquement à l'intérieur du système fédéral a servi à freiner le développement d'une conscience de classe, permettant ainsi à l'État libéral de poursuivre une stratégie continue quoique le plus souvent subtile du « diviser pour régner ». La faillite de la social-démocratie dans sa tentative de pénétrer le système politique fédéral est une preuve éclatante de ce fait. L'échec cuisant de la social-démocratie au Québec -sauf sous sa forme indépendantiste actuelle - est une preuve additionnelle. 

La bourgeoisie canadienne a trouvé que ses intérêts a long terme étaient mieux servis par le parti libéral - un parti dont la raison d'être est l'intégration des Canadiens français au système fédéral canadien, allant jusqu'à accueillir des chefs iconoclastes comme Trudeau et Ryan pour maintenir le système. Les libéraux, comme Trudeau, pour qui la meilleure société du point de vue de l'individu est celle où il y a absence d'une conscience de masse sont tout à fait cohérents quand ils appuient le fédéralisme. Pour les socialistes démocratiques, comme moi, le changement qui mène à une société meilleure se fonde sur la présence d'un certain type de conscience de masse. 

Une société socialiste démocratique est fondée sur la prémisse que tous les citoyens prendront librement des décisions conformes au bien collectif. Pour citer une récente déclaration en ce sens tirée du manifeste du Mouvement Écologique Québécois : « La société écologique serait donc une société égalitaire, de participation, dans laquelle l'individu, conscient du pouvoir politique réel qu'il exerce, serait appelé à donner la pleine mesure de ses talents et de son énergie pour réaliser un monde juste et meilleur. » Ce sont là de bien belles paroles mais où aller à partir de là ? Il doit maintenant être clair au moins que nous allons au-delà des analyses habituelles. 

Nous devons prendre soin de ne pas confondre un accroissement du militantisme syndical visant des gains économiques avec un mouvement des travailleurs - ayant en vue le changement politique - vers le socialisme. Une telle confusion ferait oublier le faible développement de la conscience de masse par rapport aux préoccupations écologiques ou au contrôle ouvrier du quartier par les conseils communautaires ou au contrôle du travail - de façon générale tous ces aspects de l'existence qui ne sont pas quantifiables. La visée « utopique » du socialisme c'est la synthèse de la liberté individuelle et de l'égalité sociale et économique ce qui ne peut se faire que d'une seule façon : par le choix libre et ouvert que font les individus et les groupes de soumettre leurs intérêts privés immédiats à ceux des autres membres de la collectivité parce qu'en fait ils identifient leur propre bien à celui de la collectivité. 

Formulée de cette façon, la question inhérente à une analyse socialiste conduit dans des voies plus ténues, des voies où l'accent est mis sur des espoirs, des intentions et des Possibilités plutôt que sur des intérêts « objectifs ». Cela exige avant tout le rejet des communautés politiques énormes qu'on trouve à l'ouest et à l'est qui, soit ont un tel pouvoir monolithique qu'elles submergent ou déforment la collectivité ouverte et librement active, soit sont si pluralistes qu'elles la fragmentent et la divisent. 

Le socialisme authentique devient une aspiration utopique réalisable dans un autre genre de communauté politique. De telles communautés auraient une population relativement réduite, seraient assez bien développées économiquement et munies des ressources nécessaires à un certain niveau d'auto-suffisance et grouperait une population relativement homogène - mais pas trop, afin de ne pas rétrécir leurs horizons - du point de vue de la langue et de la culture. 

Il est évident que le Québec correspond à ce modèle, de même qu'y correspondent les social-démocraties du nord de l'Europe. L'aspect central de cette question est que s'il y a le moindre espoir que les individus et les organisations choisissent d'identifier leur bien avec celui d'une collectivité plus large, cette collectivité doit en être une avec laquelle ils ont des liens réels et assez directs pour ne pas être manipulés par des élites isolées. C'est aussi une question de responsabilité. Les socialistes visent à offrir au peuple une vision différente des rapports économiques, sociaux et politiques, autour desquels il est possible de bâtir une société et à mener la campagne pour la réaliser. Pourtant, le fédéralisme, ou tout autre arrangement qui fait perdre de vue l'existence d'une communauté, empêche l'articulation même d'une telle vision en rendant diffuses les responsabilités du leadership à des niveaux de juridiction concurrents. 

Le nationalisme est une force dangereuse dans les États gigantesques. Il prend facilement un caractère racial comme sublimation de l'aliénation et de la frustration causées par le caractère impersonnel du système. Et ainsi il est facilement manipulé par les élites à leurs fins d'impérialisme et de domination. Dans les grands états, il est naturel que les socialistes soient instinctivement anti-nationalistes. Mais le nationalisme au sens de l'identification à une communauté plus large aux dimensions repérables est un phénomène naturel chez les humains (à l'exception possible des cadres des multinationales et des intellectuels qui se font les porte-parole de l'une ou l'autre « internationale »). C'est seulement dans les petits États que le nationalisme est tout naturellement canalisé vers des causes humaines plutôt qu'anti-humaines. 

C'est ce qui rend le projet québécois si exaltant. Si nous voulons bâtir le socialisme démocratiquement, il nous faudra certainement commencer avec une communauté politique dans laquelle nous pourrons agir collectivement. Pour des socialistes non-démocratiques (si une telle chose est possible), l'absence de sympathie pour l'indépendance du Québec est au moins cohérente. Pour des socialistes démocratiques ou libertaires, toute attitude autre qu'un appui ouvert et actif à l'indépendance du Québec est incompréhensible. 

Ainsi je termine là où j'ai commencé. Les socialistes québécois, plutôt que de nier leurs espoirs d'un Québec indépendant et de se cacher derrière l'analyse « objective », devraient les exprimer franchement et clairement dans l'arène publique. En ce moment, malgré les parlotes, non seulement les Québécois appuient de plus en plus l'argument du gouvernement selon lequel la lutte nationale exige certains sacrifices et certains compromis, mais souvent ils sont prêts à laisser le gouvernement choisir la nature et l'espèce de ces sacrifices. Et le gouvernement agit dans un contexte où il fait face à une pression politique continue de la droite, surtout de l'opposition parlementaire libérale, qui le pousse à restreindre ses horizons encore davantage. 

Les intellectuels de gauche alliés aux syndicats sont les seuls qui puissent réaligner et raviver le débat public. Ils doivent offrir un projet alternatif concret au peuple québécois liant les réformes immédiates, la souveraineté nationale et les objectifs socialistes à long terme, soumettant ainsi à l'examen public et critique les politiques et les décisions courantes qui constituent les compromis inhérents au processus actuel d'évolution. 

Une telle volte-face de la gauche exigerait des réévaluations. Cela amènerait au moins quelques-uns à admettre qu'ils sont allés trop loin dans la rhétorique ou l'idéologie. Et cela voudrait dire qu'on est prêt à prêcher aux non-convertis, à porter ses idées au-delà des murs de son propre environnement culturel sous la lumière de discours intellectuel sans écarter d'avance la position de l'adversaire.


[1] Gilles Bourque, « Petite bourgeoisie envahissante et bourgeoisie ténébreuse ». Les Cahiers du Socialisme, No. 3, p. 157. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[2] Voir, par exemple, Thierry Hentsch et Pierre Yves Soucy, « Le Parti Québécois et la politique étrangère, in Ibid ou la prise de position du Centre de Formation Populaire, Les Cahiers du Socialisme, No. 4.

[3] Voir Henry Milner, Politics in the New Quebec, (Toronto : McClelland and Stewart, 1978), chapitres 3 et 4. [Texte bientôt disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[4] Voir par exemple. Pierre Fournier, in Quebec and the Parti Québécois, a special issue of Synthesis magazine, 1979. [Voir les travaux de l’auteur disponibles dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[5] Je n'ai pas encore vu de référence, dans les travaux de Fournier ou des autres, au CHAQ (Conseil des Hommes d'Affaires québécois), le groupe d'hommes d'affaires favorables à l'indépendance. Mais cela n'est peut-être pas un accident, car le CHAQ est faible, formé de petits hommes d'affaires et présidé par l'avocat André Bélanger qui, à ma connaissance, n'a aucun lien avec les grands milieux d'affaires.

[6] Ibid, p. 152.

[7] Voir Henry Milner, op. cit., chapitres 4 et 7.

[8] Par exemple, celle de Jorge Niosi « Le Gouvernement du P.Q. deux ans après. », Cahiers du Socialisme, No. 2.

[9] Cet argument est développé dans Henry Milner « The Referendum, the Trade Unions, Marxist Intellectuals and all that, » The Montreal Review, No. 2, automne 1979.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 15 août 2006 11:37
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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