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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Les règles de l'interaction. Essais en philosophie sociologique (2001)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Roberto MIGUELEZ, sociologue, Les règles de l'interaction. Essais en philosophie sociologique (2001). Québec: Les Presses de l'Université Laval, 2001, 344 pp. Collection: Zêtêsis. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, professeure retraitée de l'enseignement à l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation accordée par le professeur Miguelez, le 3 septembre 2003, de diffuser toutes ses oeuvres.]

Introduction [1] 

 

À la différence d'autres sciences sociales, comme la science politique par exemple, la sociologie semble ne pas avoir de dettes majeures envers la réflexion philosophique, et ceci dans la mesure où la philosophie semble ne pas avoir réfléchi sur le noyau problématique de la sociologie, à savoir la question de la socialité. Certes, cette affirmation doit être nuancée si l'on tient compte surtout des apports de la réflexion philosophique contemporaine, en particulier de la recherche phénoménologique. Dans des manuscrits restés inédits à sa mort, Husserl soulève nombre de problèmes fondamentaux pour la sociologie, et cette exploration trouvera un aboutissement décisif dans les travaux d'Alfred Schutz. Mais elle doit être nuancée aussi à la lumière des apports de la philosophie à la réflexion épistémologique et méthodologique en sociologie. La problématique néo-kantienne des « sciences de l'esprit » a eu, on le sait, une influence déterminante dans la sociologie, grâce notamment aux travaux de Max Weber. On pourrait, enfin, signaler des contributions quelque peu indirectes mais pourtant fort importantes de la philosophie à la théorie sociologique, comme par exemple celle de la problématique hégélienne de l'aliénation pour la théorie marxiste du fétichisme de la marchandise et, au-delà de celle-ci, en particulier chez Georg Lukács, des caractéristiques structurelles des sociétés capitalistes. Pourtant, malgré ces reconnaissances, on pourrait encore penser que la réflexion philosophique semble bel et bien avoir thématisé de préférence deux dimensions, certes fondamentales des sociétés, à savoir le politique et le juridique – et, par le biais de celui-ci, la pénalité –, sans s’attaquer au moins de manière directe à la question cruciale de la socialité elle-même. En fait, deux grandes conceptions de la socialité paraissent avoir emporté l'adhésion des philosophes : la socialité comme nature, et la socialité comme production. Depuis Aristote tout un courant de la pensée philosophique appréhende l'être humain comme un être social par nature, comme une variante ou un exemple des espèces sociales. Pour un tout autre courant de pensée, la société est le résultat d'un accord, d'un pacte ou d'un contrat – la socialité « naturelle » comme celle fondée sur les besoins biologiques de la reproduction n'étant pas, à proprement parler, societas, ni même, pour certains, l'antécédent nécessaire de celle-ci. Si les théories contractualistes ont thématisé surtout, sinon parfois exclusivement, le contrat comme contrat politique – pactum subjectionis – au lieu de le thématiser surtout comme contrat de société – pactum associationis –, c'est parce que la société comme communauté fondée sur des liens autres que biologiques, la socialité « non naturelle », est conçue comme étant avant tout production d'un ordre – ordre qui est, par principe, radicalement différent de celui qu'engendre la légalité des choses ou de la nature. D'où l'importance du politique, mais aussi du juridique, car un tel ordre se réalise aussi bien dans les structures d'organisation du pouvoir que dans celles d'organisation de l'obéissance aux lois que la société se donne. La science sociologique ne pouvait naître et se développer que sur le fond du rejet d'une telle conception – pour autant, en tout cas, qu'elle adopte, comme elle l'a fait avec le positivisme, les présupposés nomologiques des sciences de la nature, autrement dit leur conception naturaliste de la légalité. En fait, c'est bien à la sociologie qu'est revenue la tâche, lors de son émergence comme science au XIXe siècle, de développer la notion de l'être humain comme espèce sociale dans la problématique de la division du travail – même si la philosophie, y compris chez Aristote, avait pris note de ce phénomène social fondamental.

 

Cet ouvrage ne se propose nullement de remettre en question ces observations, ces constats ou ces hypothèses. Il veut seulement apporter une autre nuance à cette affirmation concernant la dette ou, plutôt, l'extension de la dette de la sociologie à la réflexion philosophique. Il tente de montrer que l'on trouve dans cette réflexion une matière première sans laquelle une thématisation des fondements mêmes de la sociologie n'est pas possible ou, tout au moins, n'est pas féconde. C'est pourquoi l'ouvrage se développe comme une exploration de cette matière première chez un certain nombre de philosophes modernes : Machiavel, Hobbes, Leibniz, Rousseau et Kant. À la fin de cette exploration, et dans la logique interne de son développement, l'ouvrage consacre un chapitre à certains thèmes discutés par Marx et Habermas. Enfin, l'ouvrage se termine par l'esquisse d'une théorie que l'on pourrait qualifier de métasociologique – au sens d'une théorie qui se veut « première » ou « principielle » dans son rapport possible à des théories particulières ou « ponctuelles ». La structure générale de l'ouvrage est donc celle d'une série d'études ou d'essais qui entretiennent, pourtant, entre eux, des rapports très précis. Il s'agit, en fait, d'une double articulation axée, d'une part, sur une hypothèse ayant une fonction essentiellement heuristique, d'autre part sur l'examen du traitement de quelques thèmes ayant une valeur stratégique pour une théorie métasociologique. L'hypothèse heuristique se laisse formuler ainsi : il est possible de trouver dans certaines conceptions philosophiques des réflexions qui supposent, impliquent ou suggèrent une perspective de la socialité telle que définie ou, mieux, caractérisée par des règles de socialité ou d'interaction d'un certain type. Je ne m'attacherai pas dans cette introduction à la justification de l'énoncé de cette possibilité, car c'est aux études ou essais qui suivent de l'offrir. Je m'attarderai par contre à l'idée suivant laquelle des règles que l'on peut appeler de socialité ou d'interaction peuvent servir à définir ou, en tout cas, à caractériser d'une manière satisfaisante les perspectives (métasociologiques) de la socialité.

 

Je justifierai d'abord l'utilisation du mot « socialité » – plutôt que « sociabilité ». Ce dernier renvoie, dans son acception la plus courante, à l'idée d'une certaine aptitude à vivre en société, tandis que dans la notion de « règle de socialité » l'idée qui est visée est celle, générale, du vivre ensemble. Dans ce contexte définitionnel, la sociabilité ne serait qu'une aptitude à la socialité – le dictionnaire caractérise cette aptitude comme celle du « commerce facile », voire de la « mondanité ». La notion de « règle », pour sa part, sera utilisée dans l'ouvrage au sens large de formule imposée ou adoptée qui indique ce qui doit être fait dans les circonstances. La règle de socialité se laisse donc définir comme formule qui énonce ce qu'il faudrait faire au cours des interactions avec autrui – ou des interactions sociales, c'est pourquoi elle peut aussi être dite « règle d'interaction ». La notion de règle, je m'empresse de le signaler, ne s'applique qu'à des actions, c'est-à-dire, dans ce contexte définitionnel, qu'à l'agir intentionnel. Si, de ce point de vue, les règles ne se retrouvent que dans les actions, d'un autre point de vue les actions peuvent aussi être définies comme des comportements qui suivent des normes ou des règles ou, d'une manière plus générale, pour lesquels il est possible de trouver la norme ou la règle. Il s'ensuit que l'univers des règles coïncide avec celui des êtres humains – pour autant, évidemment, que cet univers des êtres humains soit le seul univers d'êtres intentionnels. D'autre part, et bien entendu, cet univers des êtres humains déborde celui des règles puisque tout comportement dont le site est l'être humain n'est pas intentionnel. L'on pourrait donc dire que les règles de socialité ou d'interaction constituent une sous-classe dans l'univers des règles, car elles norment seulement l'agir d'un sujet humain vis-à-vis d'un autre sujet humain, autrement dit les rapports qu'entretiennent entre eux des êtres intentionnels ou des êtres humains qua intentionnels.

 

Je m'empresse aussi de signaler, et il s'agit d'une remarque méthodologique cruciale pour les analyses qui suivront, qu'il n'est certainement pas question d'affirmer que toutes les actions sociales sont explicitement normées, voire qu'elles le sont implicitement. En d'autres termes, il n'est nullement affirmé que l'ordre normatif institutionnel recoupe l'univers des règles de socialité, encore moins que les sujets ont toujours conscience de la règle d'interaction de leur agir social. L'ordre normatif institutionnel constitue une dimension essentielle de la socialité, et la recherche ethnologique et sociologique s'est depuis toujours attachée à l'examen de cet ordre. D'autre part, la sociologie, du moins dans certaines de ses variantes ou certains paradigmes, a reconnu comme un fait fondamental que l'agir des sujets n'est pas régi par les caractères objectifs des choses – ou n'est pas seulement régi par ces caractères, mais aussi, et même parfois décisivement, par la représentation consciente de ces choses. Le célèbre théorème de Thomas exprime bien ce présupposé : « Quand les hommes considèrent certaines situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences ». La problématique des règles de socialité que j'explorerai dans cet ouvrage n'est pas, si l'on veut, empirique, car elle ne porte ni sur l'ordre normatif institutionnel ni sur les représentations ou significations qui font partie ou peuvent faire partie des actions sociales. Le postulat méthodologique qui commande cette exploration affirme seulement qu'il est possible, et philosophiquement fécond, d'analyser la nature d'une action sociale à partir de la règle à laquelle l'action pourrait répondre – si on lui demandait de répondre. En d'autres termes, ou d'un autre point de vue, le postulat affirme que des règles peuvent être attribuées à des actions et que l'examen de ces règles est une voie féconde pour l'analyse de ces actions. Les études qui vont suivre cherchent à dévoiler la règle de socialité privilégiée par les conceptions de Machiavel, Hobbes, Leibniz, Rousseau et Kant. Par là même, elles portent sur l'idée de la socialité que ces conceptions supposent. La première articulation de ces essais repose donc sur la notion de « règle de socialité » ou « d'interaction ». Le choix de ces conceptions ne devrait acquérir sa validité qu'a posteriori. Car, en effet, si nous pouvons démontrer que celles-ci suffisent à construire un paradigme fécond des formes possibles de l'interaction, le choix se trouvera justifié. Ce paradigme constituera la pièce centrale de la théorie que nous proposons dans la dernière partie de l'ouvrage.

 

La deuxième articulation repose sur l'examen, chez ces auteurs, de deux thèmes ou problématiques que cet ouvrage considère comme stratégiques dans une réflexion métasociologique, à savoir ceux de la nature humaine et du langage. L’agir humain tel qu'appréhendé via la règle privilégiée de socialité thématisée ne trouve sa raison, on le verra, que dans une anthropologie. Ce qui veut dire que toute réflexion métasociologique suppose une réflexion philosophique sur la nature humaine. Je signale déjà que dans cette réflexion anthropologique la dialectique passion/raison s'avère déterminante. Mais l'interaction humaine, à la différence des interactions qui caractérisent la vie sociale d'autres espèces, ne se développe que grâce au médium qu'est le langage symbolique. C'est pourquoi la problématique du langage, et plus particulièrement celle des fonctions du langage, constitue l'autre fil conducteur de l'analyse de ces conceptions philosophiques. Je signale aussi maintenant que cette question se laissera organiser notamment autour des fonctions ou des dimensions perlocutoire et illocutoire.

 

Le noyau de cette étude porte donc sur les formes du vivre ensemble telles que les règles de la socialité dégagées dans l'analyse de quelques sites privilégiés de la philosophie moderne permettent de repérer. À la suite de ce travail de repérage, le texte examine deux conditions nécessaires de la socialité humaine. La première, nous venons de le voir, est le langage. La deuxième, postulera ce texte, est l'économie. L’examen de ces deux conditions dans les travaux de Jürgen Habermas et de Karl Marx, respectivement, vise à dégager deux modèles de socialité, l'un politique fondé sur le dialogue, l'autre économique fondé sur la propriété collective des moyens de production. Dans ce double examen, la question de l'autonomie du sujet constituera l'axe central de la réflexion. Enfin, comme il a déjà été avancé, l'ouvrage propose dans son dernier chapitre une théorie métasociologique de la socialité ou, si l'on veut, une philosophie de la socialité élaborée à partir des acquis de la réflexion philosophique. Cette élaboration est faite à la lumière d'un principe dont la meilleure formulation est due à Leibniz : 

J'ai trouvé que la plupart des Sectes ont raison dans une bonne partie de ce qu'elles avancent, mais non pas tant en ce qu'elles nient.

[1] Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération canadienne des sciences humaines et sociales, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.



Retour au texte de l'auteur: Roberto Miguelez, sociologue, Université d'Ottawa Dernière mise à jour de cette page le mercredi 6 juin 2007 11:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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