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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Roberto MIGUELEZ, “Présentation. Anthropologie et méthodologie”. Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 13 no 3, 1989, pp. 5-12. Numéro intitulé : “Méthodologies et univers de recherche.” Québec : Département d'anthropologie, Université Laval. [Autorisation accordée par le professeur Miguelez, le 3 septembre 2003, de diffuser toutes ses oeuvres dans Les Classiques des sciences sociales.]

Roberto MIGUELEZ
Université d'Ottawa 

Présentation. Anthropologie et méthodologie”.

 

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 13 no 3, 1989, pp. 5-12. Numéro intitulé : “Méthodologies et univers de recherche. ”Québec : Département d'anthropologie, Université Laval.

 

 Vers la fin des années soixante-dix du siècle dernier, on pouvait déjà considérer l'ethnologie comme une science, la plus jeune peut-être des sciences humaines, puisque son existence et même son nom étaient le fait de la génération contemporaine, et l'on pouvait aussi déjà soupçonner dans le travail des ethnologues un apport fondamental à la connaissance sociale : 

Ethnologists are pioneers in a new field of inquiry - squatters in the Far West of learning [...] They throw up now a log cabin, and now a wooden shanty, leaving to their successors the work of building substantial houses of brick, and in the far future stately edifices of enduring marble.
 
                                   Encyclopaedia Britannica 1878, VIII : 614

 

C'est dans ce langage où l'enthousiasme emprunte à la métaphore sa force poétique que l'Encyclopaedia Britannica, dans sa neuvième édition de 1878, décrit l'état de l'ethnologie. 

Et comment l'Encyclopaedia définit-elle cette toute nouvelle science ou, plus précisément, ces deux sciences inséparables que sont l'ethnographie et l'ethnologie ? 

Ethnography embraces the descriptive details, and ethnology the rational exposition, of the human aggregates and organizations known as hordes, clans, tribes, and nations, especially in the earlier, the savage and barbarous, stages of their progress. Both belong to the general science of anthropology or the natural history of mankind, being related to it as parts to a whole [...] No very sharp line can be drawn between these two sciences themselves, their differences being mainly those between the particular and the general [...]
 
                                   Encyclopaedia Britannica 1878, VIII : 613

 

Soixante-dix ans plus tard, ethnographie et ethnologie trouveront leurs rapports définis presque dans les mêmes termes : 

[...] l'ethnographie consiste dans l'observation et l'analyse des groupes humains considérés dans leur particularité (souvent choisis, pour des raisons théoriques et pratiques, mais qui ne tiennent nullement à la nature de la recherche, parmi ceux qui diffèrent le plus du nôtre), et visant à la restitution, aussi fidèle que possible, de la vie de chacun d'eux ; tandis que l'ethnologie utilise de façon comparative les documents présentés par l'ethnographe.
 
                                   Lévi-Strauss 1958 : 4

 

Ce qui diffère, ce n'est pas tant l'objet de ces sciences que la nuance avec laquelle celui-ci est appréhendé : les agrégats humains considérés « especially in the earlier, the savage and barbarous, stages of their progress » se voient dorénavant définis comme des groupes humains choisis « parmi ceux qui diffèrent le plus du nôtre ». 

On connaît la portée de cette nuance : pour l'évolutionnisme ethnologique du XIXe siècle, l'altérité n'est contemporaine que sous la forme de trace - mais toujours vivante - d'un passé qui est le nôtre, alors que pour l'ethnologie contemporaine l'altérité est, tout simplement, l'autre toujours présent. La nuance, si importante soit-elle, n'efface cependant pas l'essentiel : l'altérité comme objet. Demeure aussi une relative indétermination dans la référence à cet objet (« especially in the earlier... », « souvent choisis... »), comme si une incertitude continuait d'affecter la distance qui marque la vraie altérité. Nous y reviendrons. 

Et la méthode pour la saisir ? Les commentaires de l'Encyclopaedia témoignent encore de ce qui n'est que l'intention constitutive et jamais démentie de la discipline : 

Astronomy starts from the principle that the laws of mathematics and those of light and matter are universal - that they are true not only on the earth but throughout the universe. Ethnology takes its stand on the assumption that the laws of intelligence have always been what they are, and have always operated as they do now [...]
 
                                   Encyclopaedia Britannica 1878, VIII : 614

 

En fait, il n'y est pas encore question de la méthode, mais plutôt, d'une part, du présupposé de la méthode, d'autre part, de la valeur pour nous d'une connaissance de l'altérité. Car le principe ontologique de l'unité de l'esprit humain à travers le temps et les pratiques fonde la possibilité de l'appréhension de l'altérité, et ce qui sera affirmé est la valeur stratégique de la connaissance de l'altérité pour la compréhension de nous-mêmes : « the less the people are civilized, the richer the harvest he [the ethnographer] may gather in » (idem : 616). Il n'en sera pas autrement soixante-dix ans plus tard, bien que toujours avec une nuance ou une précision pleine d'intérêt : 

Si [...] l'activité inconsciente de l'esprit consiste à imposer des formes à un contenu, et si ces formes sont fondamentalement les mêmes pour tous les esprits, anciens et modernes, primitifs et civilisés [...] il faut et il suffit d'atteindre la structure inconsciente, sous-jacente à chaque institution ou à chaque coutume, pour obtenir un principe d'interprétation valide pour d'autres institutions ou d'autres coutumes [...].
 
                                   Lévis-Strauss 1958 : 28

 

La nuance ou la précision, bien entendu, porte sur la nature « inconsciente » de l'opération de l'esprit ou, plus exactement, sur le mode inconscient de l'opération de l'esprit qui intéresse et fonde le regard ethnologique. Et pour cause, nous le savons, puisque la notion d'« inconscient » sera un acquis du XXe siècle. L'idée que le sens de chaque institution et de chaque coutume que l'ethnologue se propose d'atteindre ne se trouve jamais à la surface des choses et est à découvrir à travers ses multiples manifestations était pourtant déjà exprimée dans l'Encyclopaedia - encore que dans une perspective évolutionniste : 

Survivals are habits, ideas, or expressions which are senseless and perfectly inexplicable by the light of our present modes of life and thought, but can be explained by reference to similar customs or prejudices which are still to be found among distant tribes, or which are mentioned by ancient writers.
 
                                   Encyclopaedia Britannica 1878, VIII : 615

 

À condition, et c'est le point fondamental, de n'écarter strictement rien de l'observation, tout comme dans l'exploration scientifique des cavernes préhistoriques : 

The explorers did not leave an inch of soil untouched ; all the mound was dug out yard by yard, and carefully sifted ; nothing was taken up, nothing thrown away without good reason, the objects collected were labelled with care, and even the nature and the condition of the refuse recorded. So the main work of the ethnographer consists [...] in picking up everything that has lived, or that has been touched by living hands, and not rejecting as valueless anything as long as he is not perfectly cognizant of its nature.
 
                                   Encyclopaedia Britannica 1978, VIII : 616

 

Ensuite, ou en même temps, et [...] whatever be the study, the first rule will always be to observe the facts with unprejudiced eyes » (ibidem). 

Nul besoin de montrer que les trois règles méthodologiques formulées par l'Encyclopaedia en 1878 continuent bel et bien à présider au travail ethnologique : minutie, neutralité et comparaison contextuelle. Appliquées à la connaissance sociale, elles n'ont rien de banal. Bien au contraire, elles font porter à l'ethnologie une charge dont elle ne mesure pas toujours la lourdeur ni l'extension de ses implications. La règle de la minutie commande, comme le dit si bien l'Encyclopaedia, qu'aucune parcelle de la vie sociale ne demeure intouchée par l'observation - comme si une observation complète était possible. La règle de la comparaison postule que le sens sous-tend la variation et, donc, est à dégager dans son analyse - comme si la variation renvoyait toujours à des invariants. La règle de la neutralité, enfin, suppose qu'un regard est possible qui ne dépende pas d'un appareil optique particulier - d'un système particulier de catégories. L'impossibilité épistémologique de ces trois règles dessine, en fait, l'espace de trois hypothèses. La règle de la minutie repose sur la conviction que le détail ignoré ou dédaigné est plus important et plus parlant que le grand événement. La règle de la comparaison exprime l'hypothèse que c'est dans la différence que se réalise la ressemblance. La règle de la neutralité, enfin, avance le principe crucial de la décentration d'une compréhension égocentrée du monde. C'est à la règle en apparence la plus banale de la neutralité, mais qui s'avère la plus lourde de conséquences - y compris méthodologiques - dès qu'elle est saisie dans son principe crucial, que nous aimerions réfléchir. 

Le phénomène que Jürgen Habermas (1987) appelle la « décen­tration d'une compréhension égocentrée du monde » [1] n'implique pas un principe de neutralité, puisqu'il s'agit toujours d'une compréhension égocentrée, mais se définit par le déplacement de point de vue qu'effectue le sujet. Le premier phénomène de décentration, qui peut caractériser le dépassement de la compréhension mythique du monde, a pour effet ou pour condition de substituer un système catégoriel objectif, indépendant du sujet, aux catégories relevant de l'action de celui-ci. Les pratiques magiques et l'animisme de la pensée mythique supposent l'assimilation de la nature à la culture, une nature anthropomorphique - et, certes, corrélativement, une assimilation de la culture à la nature dans la mesure où la culture est absorbée dans le système des effets produits par des forces anonymes. La différenciation entre nature et culture, entre choses et personnes, bref entre relations externes de faits et relations internes de sens (Habermas 1987 : 63), voilà ce qui est effectué dans ce premier phénomène de décentration de la compréhension du monde. Il préside sans doute à la naissance des sciences de la nature. 

L'irruption de l'anthropologie - que nous allons considérer, sans discussion, comme l'articulation de l'ethnologie et de l'ethnographie - doit être envisagée comme une deuxième et décisive opération de décentration de la compréhension égocentrée du monde. À la différence de la sociologie, qui se définit toujours comme compréhension égocentrée d'un monde qui ne peut dès lors qu'être le nôtre, l'anthropologie suppose la substitution de relations internes objectives de sens à des relations significatives subjectives. La condition de possibilité de cette substitution est donc une théorie de la signification en vertu de laquelle le sens, même s'il est produit par l'activité (symbolique) de l'ego, ne peut être atteint que dans sa sédimentation dans les choses - objets et pratiques culturels -pour autant qu'elles « font (objectivement) système » et dans cette mesure même. 

La première décentration de la compréhension égocentrée du monde, qui donne lieu au passage de la vision mythique de la nature à une vision scientifique objective, commence par s'exercer sur les relations des faits qui se trouvent être les plus éloignés de l'activité de l'ego et continue à s'exercer dans un mouvement de rapprochement progressif et systématique de l'activité de l'ego. Concrètement, de l'astronomie à la psychologie en passant successivement par la physique, la chimie et la biologie. Cette stratégie n'a rien d'arbitraire même si elle est paradoxale en apparence car les opérations que ce processus de décentrement suppose, puisqu'elles consistent en une substitution progressive de catégories objectives aux catégories subjectives de l'action de l'ego, n'ont une chance de réussir qu'en allant du plus lointain au plus proche de cette activité. 

Dès lors, il n'est pas non plus surprenant que dans l'opération de décentrement constitutive de l'anthropologie, l'appréhension de relations de sens objectives ait débuté là où l'activité symbolique apparaissait comme la plus éloignée, la plus étrange à celle de l'ego : parmi les groupes humains « qui diffèrent le plus du nôtre », « especially in the earlier, the savage and barbarous, stages of their progress ». C'est, d'ailleurs, pourquoi ils sont choisis : « pour des raisons théoriques et pratiques, mais qui ne tiennent nullement à la nature de la recherche », comme le dit Lévi-Strauss. Car « la nature de la recherche » est justement l'opération de décentrement, et elle s'exercera dorénavant dans un mouvement progressif du plus éloigné au plus proche. 

Si l'ego qui effectue la décentration anthropologique s'est trouvé historiquement être l'anthropologue situé dans l'intersection d'une série de variables précises (il est moderne, Occidental, habitant de la ville, universitaire et plus souvent homme que femme), la décentration se définit par rapport à ces variables. C'est pourquoi l'altérité sera d'abord et avant tout perçue comme celle du « sauvage » ou « primitif ». C'est pourquoi aussi le mouvement de décentration en quoi consiste dès lors le progrès de l'anthropologie pourra répondre à ces variables prises maintenant dans leur (relative) succession. 

Si l'anthropologie ne s'est plus dorénavant concentrée dans l'étude des « sauvages » ou des « primitifs », ce n'est donc pas exactement à la suite et comme conséquence de la disparition de ces peuples. Certes, l'altérité qu'ils représentaient était à épuiser dans la stratégie du décentrement qui commandait de commencer par ceux qui diffèrent le plus de nous. Mais le mouvement qui fait l'essence de l'anthropologie ou, pour mieux dire, son intention constitutive tire son principe de la conviction qu'autrui n'est pas seulement loin de nous, même pas face ànous, mais qu'autrui est, à la limite mais en vérité, nous-mêmes. C'est pourquoi l'aboutissement logique de l'anthropologie est l'anthropologie de nos propres sociétés. Ce qui ne signifie nullement, on peut alors le voir, la coïncidence avec la sociologie, ni réelle ni éventuelle, puisque la sociologie demeure - si elle demeure fidèle à elle-même - compréhension égocentrée de notre monde. 

On voit aussi alors que la question méthodologique constitue, à proprement parier, l'enjeu de l'anthropologie. Celui-ci se formule ainsi : comment pratiquer le décentrement de la compréhension égocentrée de mondes qui se rapprochent de plus en plus du nôtre afin de substituer, progressivement et systématiquement, des relations objectives de sens aux relations significatives qui constituent le vécu de notre pratique ? Comment, à la limite, nous saisir nous-mêmes comme altérité de sens ? 

Le panorama actuel de l'anthropologie témoigne de cette quête et de ce questionnement. L'« éclatement » de l'anthropologie qui ne se reconnaît pratiquement plus de frontières thématiques n'est ni le désordre ni la dispersion qui découlent de la confusion des intentions ou de la perte de direction. Il exprime et réalise ce mouvement de décentration constitutif de la discipline. Et il s'accompagne, et ne pouvait pas ne pas s'accompagner, de la recherche d'une adéquation méthodologique aux nouveaux domaines thématiques ainsi ouverts. 

Ce numéro d'Anthropologie et Sociétés, loin de vouloir être un précis de méthodologie, offre plutôt des comptes rendus de cette recherche dans un certain nombre de domaines qui, certes, n'épuisent pas la diversité thématique en quoi se manifeste ce processus de décentration à l'heure actuelle, mais l'illustrent néanmoins. 

Marc Abélès reprend la question de J'éparpillement croissant des intérêts théoriques, de l'extrême diversification des terrains, de la discussion des perspectives théoriques qui faisaient autrefois autorité et, surtout, de ce phénomène qu'est l'« ethnologie rapprochée » qui semble, sinon marquer, au moins susciter aujourd'hui l'engouement des anthropologues - et que nous voyons comme l'aboutissement d'une démarche inhérente à l'intention constitutive de la discipline. Il remarque de manière on ne peut plus pertinente que tout se joue sur l'interprétation de la distanciation ethnologique : réquisit cognitif ou qualité ontologique. Dès que la distanciation est saisie comme décentration, comme qualité de l'approche et nullement comme simple qualité de l'objet, l'on peut comprendre l'éclatement thématique de l'ethnologie car aucune limite ne vient alors fixer de l'extérieur l'intérêt de l'ethnologue. Mais l'on peut aussi comprendre que, plus que jamais, se pose avec acuité la question méthodologique qui fait l'enjeu de la discipline : comment traiter ce qui nous est proche comme si c'était éloigné ? À la limite - mais c'est la limite vers laquelle tend la discipline -, la pratique de ce traitement définit l'art de l'anthropologie : celui de la distanciation au cœur même du quotidien. Et le quotidien, c'est cette platitude des évidences que crée non pas la proximité (ontologique) aveuglante de l'objet, mais l'absence - inexorable dans le monde vécu parce que sa condition même - de décentration. C'est pourquoi l'expression « pour une anthropologie de la platitude » qu'utilise Marc Abélès, loin d'être une provocation, renvoie bien à un programme ou à une tâche de la discipline. 

Mais si l'anthropologie est l'art de la distanciation, elle est connaissance de l'altérité, donc de l'opposition du moi et d'autrui, voire de l'autrui qui se trouve au cœur de moi-même. Et puisque l'anthropologie est, en tant que connaissance, une pratique sociale, il faut bien se demander si l'intention de cette connaissance, qui ne peut être autre qu'articuler l'opposition du moi et d'autrui dans un schéma cohérent, ne va pas bien au delà ou n'est pas bien en deçà de l'intention disciplinaire, si elle n'est pas une exigence sociale, voire une exigence constitutive de la socialité au niveau symbolique ou idéel. Si tel était le cas, par quel moyen cette articulation pourrait-elle se réaliser ? Si le social se fonde sur l'échange et s'il recèle le problème de l'intégration de l'opposition du moi et d'autrui, c'est-à-dire l'articulation d'éléments incompatibles en un tout cohérent, alors, avance Alain Côté dans son article, le procédé analogique s'avère non seulement être celui qui réalise cette articulation, mais, du même coup, celui donné avec l'instauration sociale. La formule canonique de Lévi-Strauss, dans la mesure où elle exprime le procédé analogique, permettrait de représenter toute transformation mythique et se trouverait donc partout où travaille l'esprit humain. 

L'utilisation de récits de vie constitue une modalité de décentration de la compréhension égocentrée du monde et, par là, elle appartient de plein droit à l'arsenal méthodologique de l'ethnologue, même si elle est relativement récente dans la recherche anthropologique. Cependant, elle soulève des questions qui touchent d'une manière directe l'imputation causale et, par là, l'explication - pour autant que l'on considère celle-là comme une exigence de celle-ci. En effet, les récits de vie semblent peu propices à une analyse causale dans laquelle la causalité est conçue, suivant la théorie classique d'origine humienne, de manière restreinte (principe de la nécessité de la séquelle temporelle d'événements matériels) et partielle (caractère non vécu du lien causal). L'article d'Alvaro Pires vise à fonder méthodologiquement l'utilisation des récits de vie via la discussion de ces problèmes qu'y rencontre l'imputation causale. 

Si l'approche monographique fait partie, dès le début même de l'ethnologie, et à titre privilégié, de son arsenal méthodologique, c'est parce qu'elle répond à cette exigence de minutie qui constitue une des règles fondamentales de la discipline. Mais là encore, et tout comme pour les récits de vie, la nature particularisante de l'approche monographique semblait la rendre inapte à l'opération de généralisation exigée par la structure même de l'explication. La difficulté pouvait être contournée lorsque l'unité d'analyse soumise à l'approche monographique pouvait jouir, comme dans le cas des sociétés de petite taille fortement intégrées, d'un statut de représentativité « naturelle ». Il en va à première vue autrement lorsque, dans le mouvement de l'ethnologie « rapprochée », ces unités d'analyse cessent de jouir de cette représentativité « naturelle » parce qu'elles font partie de sociétés vastes et faiblement intégrées. Fallait-il en conclure à la déchéance, par inadéquation, de l'approche monographique ? Pourtant, comme le rappelle Jacques Hamel, cette approche connaît présentement un regain de faveur après avoir subi un recul considérable. Repenser la question de la représentativité s'impose alors comme exigence de validation de la méthode. L'article de Jacques Hamel revendique la valeur de généralité des résultats de l'approche monographique dans la mesure où le « local » stratégiquement choisi comme objet de l'analyse monographique « concentre » des propriétés du « global ». 

Le besoin d'utiliser une approche de type monographique est né, dans les recherches de Jean-Michel Labatut, des insuffisances du grand questionnaire pour l'étude du secteur dit « informel » de l'économie africaine. L'étude de ce secteur se prête, par ailleurs, particulièrement bien à la révélation de bon nombre de problèmes méthodologiques que pose l'utilisation d'une approche de ce genre. L'article de Jean-Michel Labatut les passe en revue de manière systématique. À la question de savoir sur quelle base légitimer cette utilisation, vu que l'approche ne s'exerce plus sur des unités sociales homogènes et fortement autocentrées, mais, comme dans le cas de l'étude du secteur « informel » de l'économie urbaine africaine, sur des unités socialement très hétérogènes et, bien entendu, fort dépendantes, Jean-Michel Labatut trouve la réponse dans la médiation de la théorie : celle-ci prend dès lors à sa charge d'établir le lien entre la « totalité » et le spécifique. À notre avis, loin d'être différente de celle de Jacques Hamel, la réponse de Jean-Michel Labatut y ajoute une précision de la plus grande importance : si le « local » est censé concentrer des propriétés du « global » et, donc, jouir d'un statut stratégique de représentativité, ce n'est qu'en vertu d'une théorie. D'où la face double que présente l'utilisation de l'approche monographique : rendue possible par la théorie, elle lui sert de technique de vérification. 

L'article de Paul Sabourin propose de distinguer l'économie comme forme de connaissance de l'économie comme forme sociale afin de saisir des pratiques qui, du point de vue de l'économie comme forme de connaissance, présentent un caractère paradoxal qui se dissout pourtant dès qu'elles sont saisies du point de vue de l'économie comme forme sociale. La distinction n'a pourtant pas qu'une valeur méthodologique : elle permet, d'une part, de comprendre la manière dont l'économie comme forme de connaissance se représente le social, d'autre part, et c'est plus important encore, de saisir les limites de l'économie comme forme sociale au sein même de l'action des individus. Par le biais ou à l'occasion d'une réflexion méthodologique, c'est la question du statut même de la discipline économique qui est aussi pensée. 

Louis Assier-Andrieu, pour sa part, trouve dans la notion de droit la coexistence d'un sens théorique et d'un sens pratique àl'origine de maintes ambiguïtés épistémologiques. En vertu de ces ambiguïtés, le droit ou, plutôt, le juridique constitue un système de sens qui, parce qu'il se présente toujours coupé de ses conditions de production, devient paradoxalement sa propre référence, ne fait sens que par rapport à lui-même. Mais ce paradoxe n'a pas qu'un effet social, il a aussi un effet cognitif puisqu'il finit par neutraliser les tentatives du chercheur d'opérer cette décentration du point de vue qui, seule, peut lui permettre de construire des explications recevables. L'article de Louis Assier-Andrieu examine le statut de l'objectivité du droit dans un certain nombre de courants de la recherche sociale à la lumière de ce phénomène d'ignorance que produit la forme même du juridique. 

Nous espérons que la lecture des articles réunis dans ce numéro incitera à approfondir la réflexion sur les questions méthodologiques qu'impose le devenir de notre discipline.

 

Références

 

Encyclopaedia Britannica 

1878      Vol. VIII. Edinburgh : Adam and Charles Black. Ninth Edition.

 

HABERMAS J. 

1987      Théorie de l'agir communicationnel. Tome 1. Rationalité de l'agir et rationalisation de la société. Paris : Fayard.

 

LÉVI-STRAUSS C. 

1958      Anthropologie structurale. Paris : Plon. 

 

Roberto Miguelez

Département de sociologie
Université d'Ottawa
Ottawa (Ontario)
Canada KIN 6N5


[1]    Cette problématique est traitée particulièrement dans l'introduction de la section 2.



Retour au texte de l'auteur: Roberto Miguelez, sociologue, Université d'Ottawa Dernière mise à jour de cette page le jeudi 6 décembre 2007 7:20
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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