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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Roberto MIGUELEZ, “L’explication en ethnologie.” Un article publié dans la revue Social Science Information, 1969, vol. 8, no 3, pp. 27-58. Theory and methods Théorie et méthodes. [Autorisation accordée par le professeur Miguelez, le 3 septembre 2003, de diffuser toutes ses oeuvres.]

[27]

Roberto MIGUELEZ

Sociologue, professeur émérite, département de sociologie,
Université d'Ottawa

L’explication en ethnologie.” *

Un article publié dans la revue Social Science Information, 1969, vol. 8, no 3, pp. 27-58. Theory and methods Théorie et méthodes.

1. Le modèle déductif
2. Le modèle déductif et les études comparatives
3. "A cross-cultural study of menstrual taboos", par W.N. Stephens

3.1. Les faits d'observation
3.2. Formulation du problème
3.3. Hypothèse. Discours explicatif
3.4. Vérification de l'hypothèse
3.5. Interprétation des résultats de l'expérience

4. Explications en termes de régularités
5. Condition qui rend possible une explication en termes de régularités

1. Primauté de la dénotation sur la connotation
2. Primauté de la connotation sur la dénotation
3. La constitution du fait en ethnologie
4. Signification et système
5. Exigence d'exhaustivité
6. Connaissance du général
7. Concept de texte

Bibliographie


Notre but n'est pas, comme le titre de cet article le laisse, peut-être, supposer, d'élaborer un répertoire d'explications ethnologiques ni de dégager la forme essentielle des arguments explicatifs que l'on trouve dans la littérature ethnologique. À partir de l'analyse d'un exemple particulier d'explication fourni par la recherche comparative (cross-cultural studies), nous nous proposons de montrer qu'un problème épistémologique crucial - celui de la constitution du fait - détermine un champ de possibilités logiques à l'intérieur duquel deux formes d'explication ethnologique sont concevables qui, dans un certain sens, représentent des cas limites : les explications en termes de régularités et les explications qu'illustrent les travaux structuralistes et que nous appellerons "en termes de position".

Ces deux formes ne prétendent donc pas être celles sous lesquelles toutes les explications "empiriques" puissent être subsumées : elles agissent plutôt comme des modèles par rapport auxquels un certain nombre d'explications "empiriques" peuvent apparaître comme des réalisations partielles. Dans la mesure où ces formes s'organisent autour de la réponse donnée à un problème épistémologique central de la recherche ethnologique, elles devraient permettre de déceler dans leurs réalisations partielles les traces qu'a laissées la résolution de ce problème.

Cette possibilité se voudrait actualisée ici plus particulièrement en ce qui concerne la recherche comparative. Cet article peut donc être considéré avant tout comme une analyse critique de cette méthode particulière de la recherche ethnologique.

[28]

EXPLICATIONS
EN TERMES DE RÉGULARITÉS

1. Le modèle déductif

La plupart des analyses épistémologiques réalisées dans les dernières décades aboutissent à la conclusion suivante : la science moderne se développe à l'intérieur d'un champ épistémologique qui trouve son expression paradigmatique dans ce qu'on peut appeler le modèle déductif.

Ce modèle peut se construire à partir d'une règle de transformation fondamentale que nous formulerons de la façon suivante :

"p devient p est vraie si, et seulement si, p est déduite au moins à partir de r, celle-ci étant une proposition vraie de forme universelle."

Nous devons remarquer que le problème de la vérité ne se trouve nullement en jeu ici et que l'énoncé de cette règle fondamentale ne suppose donc aucune prise de position à l'égard de ce problème. Cette règle suppose la vérité et n'énonce, à la rigueur, que la condition d'intelligibilité d'un texte dit scientifique ou, plus exactement, l'exigence fondamentale qu'il doit satisfaire pour qu'un fait quelconque ou un ensemble quelconque de faits deviennent dans ce texte, et grâce à lui, scientifiquement intelligibles.

Le modèle élaboré à partir de cette règle élucide une série de termes ou d'expressions structuraux de la description épistémologique :

Df1 "T est une théorie si elle est une conjonction de propositions hypothétiques d'un degré différent de généralité."

Df2 "L est une loi en T si L est une proposition vraie de forme universelle."

Df3 "Le fait e ou l'ensemble e de faits est expliqué si la proposition E qui décrit e apparaît en T comme une conséquence logique de la conjonction formée par une ou plusieurs propositions L et par une ou plusieurs propositions C, L étant une loi en T et C une proposition décrivant un fait particulier."

Df4 "Le fait décrit par C est la cause du fait e lorsque C apparaît en T comme un des termes de la conjonction L.C à partir de laquelle la description E du fait e peut être déduite."

Df5 "Si nous considérons les termes de la conjonction L.C comme non problématiques en T, et si nous ne les utilisons que pour déduire E afin d'obtenir par là une nouvelle information, alors nous parlons de prédiction."

Df6 "Si nous considérons l'un des termes de la conjonction L.C comme problématique en T alors nous parlons de vérification de la prémisse problématique." etc.

(Cf par exemple Popper, 1959, chap. 3, paragr. 13 ; Popper, 1957, p. 133 ; Hempel et Oppenheimer, part. 1 et 3 ; Nagel, chap. 3 et 4 ; Draithwaite, chap. 1.)

Il n'est pas besoin de souligner les propriétés formelles de ce modèle, en particulier sa simplicité et son élégance. Il n'est pas non plus besoin de signaler certaines de ses valeurs théoriques. Mentionnons seulement parmi celles-ci la possibilité que le modèle nous offre de rendre compte d'une façon cohérente des rapports existant entre la théorie et la pratique, autrement dit d'expliquer pourquoi la science a une valeur pragmatique.

[29]

Le modèle déductif est le résultat d'une réflexion sur la forme essentielle de la règle de transformation qui caractérise un ensemble de textes scientifiques : ceux des sciences "naturelles" ou "de la nature" et, plus exactement, de la science physique. En tant que théorie de la structure de la science en général, ce modèle prétend à l'universalité et, en ce sens, agit ou veut agir comme norme de l'investigation.

Le caractère normatif du modèle déductif s'exprime par les deux impératifs suivants :

a) Il faut avant tout trouver des lois universelles ;

b) Il faut expliquer les faits particuliers (et les lois elles-mêmes) par rapport à des lois universelles - ce rapport étant toujours défini comme un rapport de déduction.


2. Le modèle déductif et les études comparatives

Il existe un secteur dans les sciences humaines où la description qui sert de base à l'élaboration du modèle déductif semble correcte et où les impératifs qui découlent de ce modèle semblent commander la recherche. Ce secteur est celui qu'on appelle en ethnologie les études comparatives.

Quelle est, en effet, la caractéristique essentielle de ces études ? Elles se proposent comme objectif principal de la recherche la découverte de lois universelles. La formulation de ces lois consiste toujours en énoncés de relations constantes, d'associations invariables soit entre caractéristiques différentes d'un même groupe humain, soit entre propriétés identiques de groupes humains différents.

Le premier et principal problème que nous rencontrons est celui-ci : les explications  - de faits ou de lois - élaborées dans ce secteur et, par ailleurs, dans tous les domaines de l'ethnologie, reposent sur des hypothèses qui, dans la plupart des cas, peuvent difficilement être formulées comme des lois générales confirmées en due forme. Dans les meilleurs des cas elles sont seulement vraisemblables et on pourrait dire que leur crédibilité est inversement proportionnelle au domaine de validité auquel prétendent - en éliminant, bien entendu, de la classe de propositions que nous appelions "lois" ces propositions pour lesquelles le domaine de validité est directement proportionnel à leur trivialité.

Hempel introduit l'expression "esquisse d'explication" (explanation sketch) pour rendre compte des cas - typiques d'après lui en histoire mais aussi en d'autres sciences ou dans certaines théories comme la psychanalyse par exemple - où les explications ne satisfont pas d'une façon rigoureuse les normes du modèle déductif. Dans ces cas, dit Hempel, les explications sont incomplètes, soit :

a) Parce que des présupposés logiquement nécessaires font défaut (et ils font défaut simplement parce qu'on les considère comme trop évidents et il ne serait donc pas nécessaire de les énoncer) ;

[30]

b) Parce que ces présupposés, s'ils ont été énoncés, ne l'ont pas été d'une manière précise.

Pour Hempel donc, toute esquisse d'explication, puisqu'elle consiste dans une indication plus ou moins vague des lois et des conditions initiales jugées significatives, a besoin d'être complétée et/ou précisée afin de devenir une explication véritable. Pour cela, il devient nécessaire de mener plus loin les recherches empiriques, mais l'esquisse en suggérerait justement l'orientation (Hempel, 1942, paragr. 4 et 5) [1].

C'est sans doute dans cette perspective que se place Kobben lorsqu'en se demandant "comment expliquer les exceptions ?" dans une étude de la logique de l'analyse comparative il conclut en affirmant la possibilité - et la nécessité - de trouver "des lois plus complexes et plus fines" '"en montrant qu'elles [les exceptions] sont fausses, ou en les incluant dans la règle" - c'est-à-dire dans les lois (Kobben, p. 19).

La présence de telles exceptions n'implique donc nullement l'abandon de l'objectif principal qui découle du modèle déductif, à savoir la recherche de lois universelles, ni par conséquent non plus le rejet de la condition d'intelligibilité qui caractérise un certain genre de textes scientifiques. Bien au contraire, la présence de telles exceptions constitue, dans le domaine de la recherche comparative, une incitation à découvrir des lois "authentiques". Les mots par lesquels Kobben termine son article expriment ce fait d'une façon concluante :

"Ainsi, ne nous décourageons pas. Travaillons et pensons plus rigoureusement : tôt ou tard viendra le jour où nous obtiendrons des 'lois' plus complexes et plus fines que maintenant, et ce jour-là sera pour l'anthropologie quelque chose comme un jour de gloire" (Kobben, ibid.).

Si les ethnologues et, plus particulièrement, ceux qui se placent dans la perspective de la recherche comparative considéraient leurs explications comme des esquisses, c'est-à-dire comme des éléments théoriques qui suggèrent l'orientation des recherches empiriques, il n'y a pas de doute qu'on trouverait en ethnologie et, plus particulièrement, dans la recherche comparative quelque chose de semblable à ce que nous observons dans les sciences de la nature : un processus au cours duquel un même ensemble d'hypothèses est mis à l'épreuve par plusieurs chercheurs appliquant la même méthode, processus dont le résultat peut être que les hypothèses :

a) Soient rejetées comme fausses à cause de la présence de cas qui les infirment ;

b) Deviennent plus plausibles au fur et à mesure que s'accumulent les cas qui les confirment ;

c) Reçoivent un nouveau fondement - logique cette fois-ci - parce qu'une théorie à partir de laquelle elles peuvent être déduites a été vérifiée dans l'expérience.

Nous essayerons de montrer dans l'analyse d'un cas concret d'étude comparative quelle est la condition pour que soit possible un type de recherche dont [31] l'objectif principal est la découverte de relations constantes, d'associations invariables, bref, de lois universelles. Et nous tenterons d'expliquer pourquoi aucune de ces trois possibilités auxquelles nous venons de nous référer ne se réalise dans le domaine des études comparatives, malgré le fait que ces études constituent des textes dont les propriétés s'expriment d'une façon adéquate dans le modèle déductif.

3. "A cross-cultural study of menstrual taboos",
par W.N. Stephens

La méthode de l'analyse comparative s'appuie le plus souvent sur l'argument suivant : l'ethnologue se trouve dans l'impossibilité de vérifier, sur la base de données quantitatives, les hypothèses qu'il formule, alors que les techniques modernes de l'analyse comparative sont en mesure de le faire. Ce genre de recherche permettrait donc de satisfaire dans le domaine des études ethnologiques et, en général, dans celui des études sociales et humaines, aux exigences d'un traitement vraiment scientifique des problèmes.

L'étude de Stephens constitue un essai d'application de la méthode qui a pour but de vérifier, sur la base de données ethnologiques, une hypothèse qui relève de la psychologie individuelle. Elle a été choisie, en premier lieu, parce que, selon Stephens, les hypothèses de la théorie psychologique qu'il s'agit de vérifier - hypothèses psychanalytiques - "sont restées dans une large mesure dans le domaine des spéculations fécondes" à cause, en partie, de la situation créée par l'absence d'une méthode de recherche, situation que le développement récent de l'analyse comparative aurait justement modifiée (Stephens, p. 67) ; en second lieu, parce que l'auteur a cherché à conduire la recherche (et à présenter les résultats de celle-ci) suivant les normes habituelles dans la science expérimentale ; enfin, parce que l'étude de Stephens a été choisie pour figurer dans un recueil représentatif de l'analyse comparative.

3.1 Les faits d'observation

L'observation ethnologique a noté l'existence d'un certain nombre de croyances ou de superstitions concernant des dangers inhérents à la menstruation, ainsi que des coutumes d'évitement qui sont rationalisées par ces croyances. L'expression "tabous menstruels" désigne habituellement l'ensemble de ces croyances, superstitions et coutumes (Stephens, p. 71).

La forme qu'adoptent ces tabous menstruels est assez variée et leur distribution manque d'homogénéité. Ainsi, par exemple, certains tabous menstruels sont plus ou moins spécifiques de cultures particulières ou d'aires culturelles limitées, d'autres tabous sont présents dans un grand nombre d'aires très dispersées ; ainsi certaines sociétés possèdent un système complexe de tabous menstruels tandis que dans d'autres on n'en observe pas, ou en tout cas, ces croyances, superstitions et coutumes ne semblent pas y posséder la même importance que dans d'autres sociétés.

[32]

3.2 Formulation du problème

Comment expliquer ces faits d'observation ? Ou, plus simplement. pourquoi y a-t-il des tabous menstruels qui, par ailleurs, présentent des formes différentes et n'ont pas une distribution homogène ?

La réponse à cette question suppose l'élaboration d'un discours à l'intérieur duquel et grâce auquel les faits d'observation deviennent intelligibles. La forme immédiate d'intelligibilité qu'adoptent les faits d'observation consiste en une hypothèse où ces faits apparaissent liés d'une façon ou d'une autre à d'autres faits.

3.3 Hypothèse. Discours explicatif

Cette hypothèse est la suivante :

H "L'étendue des tabous menstruels observés dans une société primitive est déterminée (dans une mesure significative) par l'intensité moyenne de l'anxiété de castration ressentie par les hommes dans cette société" (Stephens, p. 69).

La relation affirmée en H entre le fait observé et le fait postulé s'insère dans un contexte fourni par la théorie psychanalytique, et ce contexte constitue, à la rigueur, l'unité de discours où le fait observé est expliqué, c'est-à-dire devient intelligible.

Le concept central de ce discours est celui de complexe d'Oedipe (Stephens, p. 67). Si nous postulons l'existence d'un mécanisme dit de refoulement dont un des résultats est l'apparition d'une crainte œdipienne caractéristique qui se définit comme anxiété de castration nous obtenons l'unité explicative suivante :

H1 "II existe chez le petit garçon un attachement sexuel à la mère et des sentiments subséquents de rivalité envers le père." (Complexe d'Oedipe.)
H2 "II y a une tendance à refouler le complexe d’Oedipe."
H3 "L'anxiété de castration est une motivation première du refoulement du désir œdipien."
H4 "L'étendue des tabous menstruels observés dans une société primitive est déterminée (dans une mesure significative) par l'intensité moyenne de l'anxiété de castration ressentie par les hommes dans cette société."

Encore faut-il souligner que la cohérence de cette unité explicative exige deux hypothèses ad hoc, à savoir :

Ha "Le complexe d'Oedipe continue à motiver d'une manière quelconque la conduite adulte. "
Hb "Le complexe d'Oedipe est un complexe caractéristique des mâles."

C'est, en effet, Ha qui assure la possibilité qu'une expérience infantile puisse avoir des effets sur une conduite adulte - dans ce cas, sur l'ensemble de coutumes désigné par l'expression "tabous menstruels". C'est Hb, par ailleurs qui permet de limiter - en H4 - aux hommes l'étendue du phénomène de l'anxiété de castration.

[33]

Une troisième hypothèse ad hoc est encore supposée dans l'argument, laquelle peut être formulée de la façon suivante :

Hc "Les coutumes sociales peuvent être expliquées en termes de facteurs du niveau individuel."

C'est une telle hypothèse qui rend en effet possible quelque chose comme une "anthropologie psychanalytique" (dans la terminologie de Roheim). Cette hypothèse formule, sous la forme la plus générale, le principe de ce qu'on a appelé l' "individualisme méthodologique" auquel est associé, dans la plupart des cas (par exemple dans celui qui nous occupe) une attitude psychologiste en sciences sociales.

3.4 Vérification de l'hypothèse

L'hypothèse affirme l'existence d'une relation non seulement entre deux variables mais aussi entre les valeurs que peuvent prendre ces deux variables. Le premier problème, préalable à tout dessein de l'expérience consiste donc non seulement dans la détermination d'un ensemble d'indicateurs pour chacune des variables mais aussi dans la détermination d'un ensemble d'indicateurs qui puissent nous permettre de mesurer les valeurs probables des variables.

La première variable ("tabous menstruels") est fournie par un concept que nous pouvons appeler "empirique", en ce sens qu'il dénote des faits directement observés (et observables) qui serviront, tous ou quelques-uns, comme des indicateurs.

La deuxième variable ("anxiété de castration") est fournie, par contre, par un concept que nous pouvons appeler "théorique", en ce sens qu'il ne dénote pas des faits directement observés (ou observables) (Hempel, 1956, § 2). Il faut donc construire à partir de certains faits un ensemble d'indicateurs dont la pertinence relève, dans ce cas, de la théorie elle-même qui postule le concept.

Il faut enfin construire un instrument de mesure pour les deux variables.

Dans le cas de la première variable la mesure sera "directe", dans le cas de la seconde elle sera "indirecte".

La solution proposée par notre auteur pour résoudre ces deux problèmes est la suivante :

- En ce qui concerne la variable "tabous menstruels" : on a retenu seulement cinq faits d'observation qui sont traités comme des indicateurs et permettent la construction d'une échelle de Guttman. Aussi a-t-il été possible d'assigner des valeurs d'étendue, le niveau de tabous menstruels d'une société donnée étant égal au point le plus haut de l'échelle où on trouve "présent" le tabou correspondant à ce niveau ; ou bien égal au point de l'échelle immédiatement au-dessous du point le plus bas signalé "absent" (Stephens, p. 72).

- En ce qui concerne la deuxième variable : il y a un certain nombre de mesures d'éducation infantile qui semblent drainer (d'une façon partielle et indirecte) les formes antérieures de l'anxiété de castration, suivant la théorie psychanalytique. On a retenu dix de ces mesures (Stephens, p. 69, pp. 79-85).

La vérification de l'hypothèse consistera donc à mettre en corrélation ces mesures d'éducation de l'enfant avec l'échelle des tabous menstruels.

[34]

Deux vérifications supplémentaires ont été encore réalisées par Stephens ainsi que deux autres corrélations qui ne peuvent pas être considérées comme des tests des hypothèses mais qui devraient fournir une preuve en ce qui concerne les sources des tabous menstruels. Enfin, un certain nombre d'interprétations différentes ont été aussi vérifiées (Stephen s, pp. 76-78, 86-88).

3.5 Interprétation des résultats de l'expérience

Pour Stephens, les résultats de l'expérience permettent d'accorder une forte probabilité à l'hypothèse centrale H ou, en d'autres termes, permettent d'affirmer qu'il y a des fortes raisons de supposer la vérité de cette hypothèse.

Mais, dans la mesure où la vérité de la relation affirmée dans H devient très probable, la vérité de chacune des hypothèses qui composent l'unité explicative devient, à son tour, aussi très probable, et ce parce que l'unité explicative dans laquelle s'insère H apparaît comme un discours cohérent.

Aussi l'auteur peut-il affirmer que :

- C'est donc un phénomène réel que décrit approximativement le concept psychanalytique d'anxiété de castration.

- On accordera une certaine validité à l'idée selon laquelle ce phénomène trouve son origine dans la situation œdipienne de la première enfance.

- L'attraction sexuelle œdipienne est - du moins lorsque les conditions suffisantes ou "optima" sont réunies - un événement effectif et fréquent ou, autrement dit, le concept psychanalytique de complexe d'Oedipe décrit donc un phénomène bien réel (Stephens. p.92).

Et, ajoutons-nous, l'auteur pourrait aussi affirmer que

- Certaines coutumes sociales peuvent être expliquées en termes de facteurs du niveau individuel,

et fournir de cette façon une preuve de plus à l'appui du principe de l’« individualisme méthodologique », lequel est la condition logique de quelque chose comme "une anthropologie psychanalytique".

4. Explications en termes de régularités

Avant de procéder à une analyse du texte de Stephens précisons la nature logique de l'explication que ce texte permet de construire.

Soit :

T la théorie psychanalytique ;
H une loi en T que nous reformulerons :
L "Si, dans une société primitive les hommes ressentent une anxiété de castration, alors nous observerons dans cette société des tabous menstruels, l'étendue de ceux-ci étant déterminée par l'intensité moyenne de l'anxiété de castration ressentie" ;
C la proposition singulière :
C "Les hommes de la société c ressentent une anxiété de castration d'intensité i" ; et
E la proposition suivante qui décrit le fait d'observation e :
E "La société primitive c a des tabous menstruels d'étendue e".

[35]

Il est alors possible de construire l'argument :

où L et C sont les prémisses d'un syllogisme et E, sa conséquence.

Appelons "explanans" la conjonction de L et C et "explanandum" la proposition E. La nature logique de l'explication que permet de construire le texte de notre auteur peut alors s'exprimer dans la proposition suivante : l'explanandum est une conséquence logique de l'explanans, et cette proposition correspond à la Df3 du modèle déductif. Nous dirons de tous les arguments explicatifs répondant à la formule "" qu'ils sont des explications en termes de régularités, et nous retiendrons comme caractéristiques essentielles de ces explications :

a) Qu'elles exigent au moins une prémisse de forme universelle, c'est-à-dire une loi ;

b) Que la proposition décrivant le fait à expliquer doit pouvoir être déduite à partir des prémisses de l'argument explicatif.

4.1 Associations régulières et détermination légale

Acceptons comme valable l'interprétation des résultats de l'expérience, à savoir qu'ils permettent d'accorder une forte probabilité à l'hypothèse centrale H. Selon la Df4 du modèle déductif, le fait décrit par C : "Les hommes de la société c ressentent une anxiété de castration d'intensité i ", apparaît comme la cause du fait décrit par E : "La société primitive c a des tabous menstruels d'étendue e ", car C est un des termes de la conjonction L . C à partir de laquelle la proposition E est déduite.

Ce qui caractérise cette forme de détermination légale qu'on appelle "causalité" est la dépendance unilatérale de l'effet par rapport à la cause, autrement dit une connexion génétique unilatérale (Bunge, chap. 6, 1.1). Cette connexion génétique est exprimée chez Stephens par une série de termes ou d'expressions : "détermination" (p. 69), "influence" (p. 70), "motivation" (p. 79), "production" (p. 80), "générer" (p. 80), "être à l'origine" (p. 92) [2].

Cependant, ce que Stephens a obtenu dans l'expérience n'est pas la preuve d'une telle forme de détermination mais seulement celle d'une corrélation, d'une association régulière entre deux variables. Tout ce qu'il pouvait donc énoncer à partir de l'expérience était une proposition du genre :

"Dans un certain univers de faits, le fait a apparaît toujours accompagné du fait b" ;

ou bien :

"Dans un certain univers de faits, il y a une probabilité p pour que le fait a soit accompagné du fait b".

[36]

Cette situation n'a pas échappé à Stephens qui affirme que :

"Cette preuve souffre d'une faiblesse qui atteint de façon chronique toute recherche comparative (et autres études du même ordre), ceci contrairement aux expériences qui permettent un contrôle des variables (with before-after conditions). Il n'y a rien dans les matériaux qui indique laquelle des deux variables mises en corrélation est 'antécédente' et laquelle est 'conséquente' " (Stephens, p. 69).

De même :

"L'auteur tient à spécifier qu'il demeure parfaitement conscient du fait que ces procédés éducatifs sont 'antécédents' d'un point de vue théorique seulement. Aucune expérience permettant un contrôle des variables (with before-after conditions) n'ayant été réalisée il n'est pas empiriquement établi que ces procédés 'viennent d'abord' et sont 'cause' de quelque chose d'autre" (Stephens, p. 85, n. 13).

Or, il y a une différence fondamentale entre des associations régulières et des connexions causales : les premières admettent une formulation où les termes sont réversibles, où les variables sont interchangeables, tandis que dans la formulation des secondes la connexion existant entre les variables est asymétrique. L'énoncé d'une dépendance symétrique de l'effet par rapport à la cause non seulement préserve le caractère génétique de la connexion, il formule dans ce cas la condition même d'une connexion significative. Deux exemples suffiront à le montrer :

"Entre les années 1924 et 1937 on note en Angleterre et au Pays de Galles une corrélation élevée entre le nombre de redevances radiophoniques perçues et celui des déficients mentaux recensés. Cette corrélation est de 0.998" (Yule et Kendall, p. 317).

Cette corrélation peut avoir une signification, mais elle peut n'en avoir aucune. Aussi :

"Nous trouverons probablement qu'à travers l'Europe le pourcentage des catholiques romains est inversement proportionnel à la taille moyenne des individus, les catholiques romains étant plus nombreux parmi les populations d'origine latine" (Lyon, p. 4).

Et cette corrélation n'aura - c'est presque sûr - aucune signification.

4.2 Passage d'une formule d'association
régulière à une formule de détermination causale

Comment se fait-il donc que Stephens, tout en constatant cette situation et même en y insistant puisse affirmer l'existence d'une connexion causale ? Des raisons théoriques, nous dit-il, permettent de dire d'un terme de l'association qu'il est l’« antécédent », c'est-à-dire la "cause". Quelles sont ces raisons ? Comment peut-on fonder chez Stephens le passage d'une formule d'association régulière à une formule de détermination causale ? L'argument-clé nous le trouvons à la page 80 :

"Sur la question du mécanisme spécifique par lequel l'anxiété de castration produit les tabous menstruels nous ne pouvons que faire des spéculations. L'idée selon laquelle l'anxiété de castration engendre parfois les tabous menstruels semble raisonnable, pourvu qu'on suppose l'existence d'un phénomène universel tel que l'anxiété de castration. Une femme qui a ses [37] règles est une personne dont les parties génitales saignent. On peut supposer que voir ou imaginer une telle personne réactive cette crainte latente" (Stephens, p. 80 ; souligné par l'auteur).

Il s'agit d'un argument que l'auteur ne présente pas comme faisant partie de l'unité explicative : il ne concernerait que le "mécanisme" par lequel l'anxiété de castration produit les tabous menstruels. L'argument ne se trouve même pas théoriquement fondé d'une façon sûre puisque, selon l'auteur, Freud aurait pu ne pas être d'accord bien que Roheim l'ait admis comme un fait évident en lui-même. En tout cas, cet argument particulier est présenté comme non nécessaire puisque, selon Stephens, "il y a, sans doute, plusieurs mécanismes par lesquels l'anxiété de castration pourrait agir sur les tabous menstruels" (Stephens, ibid.).

Cependant, outre le fait qu'un tel argument est essentiel parce que la découverte d'une association ne peut nullement constituer la preuve d'une hypothèse énonçant une forme quelconque de détermination - au sens de "relation productive et légale" - nous verrons que cet argument cache un présupposé qui, à lui seul, peut rendre compte de l'organisation totale de cette explication et, par là même, nous montrer sous quelles conditions celle-ci a pu être élaborée.

5. Condition qui rend possible
une explication en termes de régularités

L'essentiel de l'argument de Stephens qui fonde le passage d'une formule d'association régulière à une formule de détermination causale se trouve dans les phrases suivantes :

"Une femme qui a ses règles est une personne dont les parties génitales saignent. On peut supposer que voir ou imaginer une telle personne réactive cette crainte latente."

Nous postulerons que cet argument présuppose la proposition suivante :

P "II existe une relation nécessaire (directe ou indirecte) entre le fait physique de la menstruation et les tabous" [3],

présupposé qui, par ailleurs, est formulé par Stephens lui-même d'une façon indirecte quand il considère l'échelle de tabous menstruels comme étant "réellement une échelle de l'intensité de la crainte masculine du sang menstruel" (Stephens, p. 75).

Comment peut-on montrer que ce présupposé organise une explication particulière et, par là même, prouver qu'il rend nécessaire l'argument que nous trouvons chez Stephens ? Il suffirait de pouvoir construire, à partir de la négation de P, une autre explication particulière des mêmes faits dont l'hypothèse centrale aurait été aussi confirmée dans l'expérience sur la base du [38] même ensemble de données. Cette deuxième explication nous la trouvons chez Young et Bacdayan.

Supposons donc que :

~ P "II n'existe pas une relation nécessaire (directe ou indirecte) entre le fait physique de la menstruation et les tabous."

Examinons l'échelle des tabous menstruels de Stephens, laquelle est composée de quatre coutumes qui se superposent suivant une hiérarchie :

- La règle selon laquelle toutes les femmes sont censées passer leurs périodes menstruelles dans des huttes (menstruelles) spéciales.

- La règle selon laquelle toutes les femmes, pendant ce temps, ne doivent pas faire de cuisine pour leur mari.

- La croyance selon laquelle le sang menstruel est en quelque façon dangereux pour les hommes.

- La règle selon laquelle les femmes qui ont leurs règles ne doivent pas se permettre de relations sexuelles (Stephen s, pp. 71·72).

Faisons alors en sorte que cette liste de coutumes soit cohérente avec la négation de P. Nous voyons qu'il suffit d'éliminer :

- La croyance selon laquelle le sang menstruel est en quelque façon dangereux pour les hommes.

Demandons-nous maintenant quel peut être le trait commun à toutes les coutumes de la liste ainsi épurée. On peut dire qu'elles constituent, toutes, des restrictions ou des limitations, et des restrictions ou des limitations à l'égard des femmes.

À partir d'ici, une nouvelle interprétation des tabous menstruels devient possible, qui apparaît, pour Young et Bacdayan, comme "l'interprétation qui s'impose" :

"[les tabous menstruels] sont des formes institutionnelles par lesquelles les hommes exercent, dans une société primitive, une discrimination envers les femmes" (Young et Bacdayan,  p. 100).

L'hypothèse de travail que peuvent alors formuler ces auteurs ne manque pas, sans doute, de plausibilité :

"Si les tabous menstruels atteignent une forme de discrimination institutionnalisée envers les femmes, on doit alors s'attendre à trouver ces tabous dans des sous-communautés où les hommes dominent et sont fortement organisés" (Young et Bacdayan, ibid.).

Mais cette hypothèse suppose, à son tour, un argument du genre :

"Par leur aspect avilissant les tabous menstruels se rapprochent des coutumes de ségrégation et d'humiliation sociales imposées à des groupes ethniques et aux personnes de basse caste" (Young et Bacdayan, p. 95),

argument qui, seul, peut permettre de considérer les tabous menstruels comme l’« effet »' d'une certaine "cause" et non pas simplement comme un des termes d'une association régulière.

Quelle est donc la "cause" des tabous menstruels pour ces auteurs ? Construisons, [39] avec Young et Bacdayan, une nouvelle variable théorique, "solidarité masculine" dont les indicateurs sont fournis par des situations empiriques dans lesquelles les hommes "entretiennent une définition cohérente de leur situation qui se manifeste par une activité exclusivement masculine, telle que société secrète, maison des hommes ou ensemble, étendu à toute la communauté, de classes d'âge" (Young et Bacdayan, ibid.). Un problème se pose du fait que les deux variables ne sont pas conceptuellement indépendantes. La solution proposée par nos auteurs est la suivante : il faut considérer la variable "tabous menstruels" et la variable "solidarité masculine" comme des aspects d'une "caractéristique structurale d'ensemble" (over-all structural characteristic) qu'ils appelleront "rigidité" (Young et Bacdayan, ibid.).

On pourrait alors formuler l'hypothèse centrale suivante :

h "L'étendue des tabous menstruels dans une société primitive est déterminée par l'intensité moyenne de rigidité observée dans cette société."

Nous obtenons ainsi une nouvelle explication du même ensemble de faits dont la différence avec celle que nous avons déjà analysée apparaît d'une façon encore plus nette lorsqu'on explicite le principe méthodologique qui se trouve à sa base. On se souvient que la troisième hypothèse ad hoc que nous avions décelée chez Stephens pouvait être formulée de la façon suivante :

Hc "Les coutumes sociales peuvent être expliquées en termes de facteurs du niveau individuel."

Cette hypothèse énonçait la condition même de possibilité de quelque chose comme une "anthropologie psychanalytique" car, dans sa formule générale, elle exprime le principe de l’« individualisme méthodologique ».

L'explication avancée par Young et Bacdayan se situe, par contre, dans ce qu'on a appelé le "socialisme méthodologique" (Danto, p. 227). Elle suppose, en effet, une hypothèse ad hoc qui peut se formuler de la façon suivante :

hc "Les coutumes sociales peuvent être expliquées en termes de facteurs du niveau du groupe."

Placée à l'intérieur de l'opposition individualisme vs. socialisme méthodologique, l'opposition des explications psychogéniques et sociogéniques rend compte d'une différence profonde existant entre les deux explications.

Résumons le résultat de nos observations dans le tableau qui suit (p. 40). Il nous faut souligner le fait que Young et Bacdayan utilisent, avec de légères différences, le même échantillon de populations que Stephens (Young et Bacdayan, p. 97, 99). Les résultats auxquels ils arrivent sont, bien entendu, positifs : leur explication des tabous menstruels se trouve confirmée dans l'expérience (Young et Bacdayan, pp. 100-103). Comment peuvent-ils donc rendre compte du fait que l'explication proposée par Stephens se trouve, elle aussi, confirmée dans l'expérience ?

Au niveau stratégique que doivent choisir Young et Bacdayan la discussion ne peut porter que sur le sens du concept "anxiété de castration" ou, plus exactement, sur la question de la pertinence d'un ensemble donné d'indica-

[40]



[41]

teurs vis-à-vis de la variable théorique - qui énonce la "cause" des tabous menstruels.

Cette pertinence dépend de la théorie - dans ce cas de la théorie psychanalytique - où le concept de la variable trouve sa définition. Aussi d'un point de vue extérieur à la théorie, la seule question que l'on peut poser est de savoir si cette pertinence est exclusive, autrement dit, si on ne peut pas trouver, pour le même ensemble d'indicateurs, un autre concept par rapport auquel cet ensemble soit aussi opérationnel. Dans ce cas, le concept de la variable pourrait être l'objet d'une interprétation différente.

C'est ce que nous trouvons chez Young et Bacdayan : l'ensemble d'indicateurs utilisé par Stephens est considéré "comme un reflet dans les pratiques éducatives de l'enfant, de l'organisation sociale de la répression aux mains des hommes, qui a été captée par la dimension de rigidité" (Young et Bacdayan, p. 106). Il s'ensuit logiquement qu'il n'y a pas une relation bi-univoque entre l'ensemble d'indicateurs et le concept d'anxiété de castration, autrement dit que la pertinence du premier vis-à-vis du second n'est pas exclusive. Ce qui permet à nos auteurs d'affirmer que "l'anxiété de castration n'est nullement indexée d'une façon directe ('exclusive' dans notre terminologie) ; on suppose que les pratiques d'éducation suscitent cette anxiété et l'anxiété masculine sera d'autant plus grande que les coutumes auront été appliquées plus sévèrement" (Young et Bacdayan, p. 105). Aussi peuvent-ils en conclure que l'anxiété de castration et la rigidité "prédisent chacune pour leur part et tout aussi sûrement l'apparition de tabous menstruels" (ibid.). De sorte que si l'association régulière trouvée par Stephens ne peut pas être rejetée, on ne peut pas non plus rejeter celle trouvée par nos auteurs : "L'hypothèse de la rigidité, reconnaissent-ils, n'élimine pas la corrélation entre l'anxiété de castration et les tabous menstruels ; elle ne fait que la réinterpréter" (Young et Bacdayan, p. 106).

Notre tableau admet donc la précision suivante :



[42]

Quel sens peut avoir ici le terme de "réinterprétation" ?

Remarquons, tout d'abord, que l'hypothèse de Stephens n'a pas été rejetée comme fausse. On n'a pas non plus essayé de la rendre plus plausible en recherchant de nouveaux cas pour la confirmer. Peut-on dire alors que l'hypothèse de Stephens a reçu un fondement nouveau - logique cette fois-ci - parce qu'une théorie à partir de laquelle elle peut être déduite a été confirmée dans l'expérience ? Ce n'est pas le cas non plus. Il s'agit, sans doute, de deux explications différentes d'un même ensemble de faits et si la corrélation entre anxiété et tabous menstruels n'est pas niée, si celles-ci prédisent chacune pour leur part et tout aussi sûrement l'apparition de tabous menstruels, c'est simplement parce que "l'une inclut l'autre de façon opérationnelle" (Young et Bacdayan, p. 105,106 ; souligné par nous), ce qui n'est évidemment pas la même chose qu'inclure l'autre théoriquement. Réinterpréter ne peut donc signifier ici que "donner une nouvelle explication des mêmes faits".

Nous savons que cette nouvelle explication repose sur un présupposé commandant directement le choix des faits observables qui agissent comme des indicateurs pour la variable empirique "tabous menstruels". La question fondamentale à laquelle il faut maintenant répondre, à savoir comment décider pour l'une ou pour l'autre explication, exige donc un déplacement du centre de l'intérêt : au niveau stratégique où nous devons nous placer maintenant la discussion ne peut porter que sur le sens du concept "tabous menstruels" ou, plus exactement, sur le contenu de ceux-ci.

On se souvient que, chez Stephens, quatre faits observables ont été retenus comme indicateurs de la variable "tabous menstruels". Pourquoi ces quatre faits ? Il y a, bien entendu, un certain nombre de coutumes concernant la menstruation qui se rencontrent dans des aires nombreuses et très disséminées. "Certaines de ces coutumes [. Hl se superposent suivant une hiérarchie permettant l'emploi d'une échelle de Guttman", dit notre auteur, et ce seraient, justement, ces quatre faits retenus (Stephen s, p. 71). Cependant, Young et Bacdayan nous apprennent qu'il est possible de construire une autre échelle de Guttman des tabous menstruels, que ces faits ne sont donc pas seuls à se superposer suivant une hiérarchie.

Ces auteurs, pour leur part, cherchent à donner un fondement "empirique" à leur choix en présentant leur échelle comme un "raffinement sur celle de Stephens" (Young et Bacdayan, p. 98). Mais l'omission de l'élément "le sang menstruel est dangereux" au nom d'une "simplification" de l'échelle et l'introduction des tabous qui restreignent le comportement individuel des femmes et de ceux qui limitent leur contact avec les objets appartenant aux hommes au nom d'une "précision" de l'élément "plusieurs tabous" (Young et Bacdayan, pp. 96-98) ne visent, de toute évidence, qu'à justifier l'inférence selon laquelle le trait commun à toutes les coutumes qui figurent dans leur liste est qu'elles constituent des restrictions ou des limitations envers les femmes. Il apparaît donc clair que chacune des échelles résulte, malgré toutes les apparences, d'un choix a priori de coutumes et que ce choix répond, dans [43] tous les cas, au seul objectif d'obtenir une confirmation des hypothèses.

Il nous reste à savoir si les présupposés qui se trouvent à la base de chacune des explications et qui déterminent directement ces choix de coutumes se trouvent, eux, fondés d'une façon satisfaisante. Young et Bacdayan affirment que le caractère non nécessaire de la relation entre les faits physiques de la menstruation et les tabous "est démontré par la carence fréquente de ceux-ci" (Young et Bacdayan, p. 95). Or, nous trouvons chez Stephens l'affirmation exactement contraire, à savoir "ces coutumes sont extrêmement courantes dans de nombreuses parties du monde" (Stephens, p. 71).

Peut-on penser que des preuves empiriques pourront cependant nous permettre de trancher la question ? A l'argument de Young et Bacdayan on pourrait opposer cet autre argument : la nécessité qui accompagne la relation existant entre les faits physiques de la menstruation et les tabous menstruels n'implique pas que, dans tous les cas, lorsque les premiers existent les seconds seront observés mais que, sous certaines conditions, ces derniers seront observés, et, à ce moment-là, ils seront dans une relation directe ou indirecte avec les premiers. Or, l'hypothèse de Stephens prétend, justement, à déterminer ces conditions.

Bref, les présupposés qui sous-tendent chacune des explications semblent être incompatibles au niveau empirique, cependant ils deviennent tous les deux plausibles dans le discours explicatif total dont ils font partie. La plausibilité qu'ils possèdent ne vient donc pas du dehors (des faits) : elle se fonde sur l'agencement particulier du texte où ils se trouvent. Un choix est par conséquent impossible si on veut le fonder dès l'extérieur.

Quel est donc le rôle de ces présupposés ? Nous pouvons affirmer maintenant qu'ils organisent un champ d'indicateurs pour la variable "empirique" et déterminent, par là même, un espace de possibilités où devra se loger "raisonnablement" la variable "théorique". Tous les problèmes peuvent alors être axés sur la question de savoir dans quelle mesure la relation affirmée entre les variables est confirmée dans l'expérience. Ainsi donc ces présupposés apparaissent comme la condition de possibilité même d'un type de recherche dont l'objectif principal peut alors être la découverte de relations constantes, d'associations invariables, bref de "lois" universelles.

Mais l'impossibilité où nous nous trouvons de pouvoir décider empiriquement entre les divers présupposés, le fait que leur plausibilité dépend exclusivement de l'unité explicative dont ils font partie, amène à un véritable cercle vicieux : d'une part, ils créent la cohérence de l'unité explicative mais, d'autre part, c'est cette cohérence qui, en retour, fait leur plausibilité.

Comment pourrait-on échapper à ce cercle vicieux ? Il y a, nous semble-t-il, deux et seulement deux possibilités :

- Ou bien formuler des hypothèses causales authentiques, c'est-à-dire des hypothèses où le rapport légal qui relie les variables ne dépende pas d'un présupposé quelconque, mais alors la méthode de la recherche comparative s'avère impuissante à vérifier de telles hypothèses ;

[44]

- Ou bien partir d'un nouveau présupposé et construire un nouvel agencement ou, peut· être, reformuler d'une façon intégrale l'ensemble des propositions qui composent l'unité explicative. Mais nous ne rencontrerons pas alors de processus de raffinement graduel et systématique d'un ensemble d'hypothèses légales, mais un ensemble d'explications indépendantes des mêmes faits élaborées avec des propositions plus ou moins générales qu'on ne peut pas appeler des "lois", sinon abusivement.

EXPLICATIONS
EN TERMES DE POSITION


1. Primauté de la dénotation sur la connotation

Rappelons brièvement les conclusions auxquelles nous sommes parvenus dans l'analyse d'un exemple d'explication en termes de régularités.

Premièrement, l'explication du fait d'observation a consisté à subsumer le fait ou, plus exactement, la proposition qui décrit ce fait sous une loi générale. Le fait a été donc "expliqué" lorsqu'il a été possible de montrer qu'il est un cas d'une loi générale, et cette forme d'explication se place dans la perspective de ce que nous avons appelé le modèle déductif.

Deuxièmement, l'explication n'a été à son tour rendue possible que par l'adoption d'un présupposé qui détermine a priori le champ de la variable "empirique". Aussi, du moment que la question du contenu de la variable "empirique" ne se posait plus, ou ne se posait pas du tout, était-il possible de résoudre le problème d'une vérification adéquate de l'hypothèse, d'élaborer une explication du fait particulier et, ajoutons-nous, de prédire éventuellement le fait et, ne serait-ce qu'à titre de possibilité théorique, de le produire ou d'empêcher sa production, car si nous connaissons la condition qui est "cause" d'un phénomène il est, dans certains cas, possible d'agir sur elle.

Ces possibilités découlent de l'identité de structure logique existant, dans le modèle déductif, entre l'explication, la prédiction et la vérification. Mais, en ce qui concerne la recherche comparative, ces possibilités se trouvent, d'après nos analyses, subordonnées à l'adoption d'un présupposé. Dans le cas concret pris comme exemple, en quoi consiste l'action de ce présupposé ?

L'observation ethnologique, avons-nous dit suivant Stephens, a noté l'existence d'un certain nombre de croyances ou de superstitions relatives aux dangers inhérents à la menstruation, ainsi que des coutumes d'évitement qui sont rationalisées par ces croyances, l'ensemble de ces croyances, superstitions et coutumes étant désigné par l'expression "tabous menstruels".

Le présupposé a permis, en premier lieu, d'abstraire de cet ensemble un certain nombre de coutumes observées qui sont devenues les indicateurs de la variable "tabous menstruels". On peut parler, dans ce cas, d'une action directe du présupposé car il a fourni ou, en tout cas, fondé le contenu même de la variable. Mais ce contenu ne se compose pas d'éléments hétérogènes : il a été déterminé d'une façon telle qu'il est possible d'y déceler une cohérence. Ainsi chez Young et Bacdayan l'homogénéité du contenu de la variable' 'tabous [45] menstruels" est donnée par le fait que tous les tabous apparaissent comme des restrictions ou limitations à l'égard des femmes, tandis que de l'avis même de Stephens son échelle de tabous menstruels peut être regardée comme une échelle de l'intensité de la crainte masculine du sang menstruel. Aussi le présupposé adopté dans chaque cas a-t-il permis, en second lieu, de classer les tabous retenus sous une rubrique spécifique : "crainte" chez Stephen s, "discrimination" chez Young et Bacdayan, bien que ce classement doive être vu comme le résultat indirect de l'action du présupposé.

Pourrait-il en être autrement ? Pourrions-nous nous passer d'un présupposé quelconque si nous nous placions dans la perspective d'une recherche qui se propose comme objectif premier la découverte de "lois" universelles ? Une réflexion portant sur le concept même de la loi va nous permettre de répondre à cette question.

Qu'est-ce qu'une loi ou, plutôt, qu'est-ce qu'il nous faut retenir de son concept ?

D'abord, le référentiel d'une loi n'est jamais un fait singulier mais une classe logique de faits ; ensuite, une loi ne met jamais en rapport des faits singuliers mais des classes logiques de faits. Or, il n'est possible de classer des faits qu'en retenant certains de leurs aspects et en négligeant les autres. Pour cela, il faut partir de définitions communes aboutissant à unifier ces aspects, ce qui s'exprime dans le fait que le concept d'une classe logique dénote les membres de celle-ci et connote leurs propriétés dès lors communes.



On voit ainsi que la recherche comparative peut poser le problème de savoir dans quelle mesure des classes de faits sont dans une certaine relation, autrement dit poser le problème de la loi parce qu'elle ne fait pas de l'appartenance d'un fait à une classe donnée un problème premier - préalable. Cette recherche peut donc être caractérisée par le fait qu'elle se pose un problème de dénotation [46] mais ne se pose pas un problème de connotation. Or, justement c'est parce qu'elle ne se pose pas le problème de la connotation qu'elle peut poser comme premier et principal celui de la dénotation. Aussi pouvons-nous comprendre l'action d'abstraction et de classement rendue possible par l'adoption d'un présupposé comme une action nécessaire dans la perspective d'une telle recherche.

Enfin, la troisième conclusion à laquelle nous étions parvenus est la sui· vante : aucune décision à propos de la validité empirique de ce qu'affirment ces présupposés ne peut être prise, leur plausibilité étant fondée sur une propriété logique de l'argument même où ils se trouvent : la cohérence. Il en résulte une sorte de circularité car on retient comme des faits significatifs ceux auxquels, justement, on a déjà accordé, d'une façon subreptice et peut-être même inconsciente, une signification.

Si l'on veut rester à l'intérieur de ce champ épistémologique qui trouve son expression paradigmatique dans ce qu'on a appelé le modèle déductif, il n'y a pas, avons-nous dit, d'autre solution pour échapper à cette sorte de circularité que de formuler des hypothèses causales où la dépendance unilatérale de l'effet par rapport à la cause, autrement dit la connexion génétique unilatérale qui caractérise cette forme de détermination légale, soit indépendante de tout présupposé. Mais, alors, on ne voyait pas comment la méthode comparative pourrait servir à ce but car elle est incapable, comme Stephens lui-même le reconnaît, d'indiquer laquelle des variables est "antécédente" et laquelle est "conséquente".

Il y a cependant une autre possibilité, qui consiste à essayer d'élaborer une explication totalement différente de celles que nous avons caractérisées comme des explications en termes de régularités. Cette nouvelle explication rencontrerait des problèmes différents ou, en tout cas, envisagerait de résoudre les mêmes problèmes d'une façon radicalement différente. Si on parvenait à montrer que cette autre possibilité a été réalisée, il faudrait corriger l'affirmation selon laquelle la science moderne se développe à l'intérieur d'un champ épistémologique qui trouve son expression paradigmatique dans ce qu'on a appelé le modèle déductif.

Nous essayerons de prouver l'existence d'un type d'explications ethnologiques qui ne se formulent pas en termes de régularités et qui renvoient à un modèle épistémologique d'un nouveau genre.

2. Primauté de la connotation sur la dénotation

C'est donc par l'abstraction d'un certain nombre de faits sur un ensemble plus vaste de faits et par leur classement ainsi rendu possible que se caractérise l'action du présupposé trouvé chez les comparativistes. Supposons maintenant une démarche inverse, c'est-à-dire qu'au lieu de partir d'un présupposé quelconque et de l'appliquer ensuite aux faits pour en isoler un certain nombre et les ranger sous une rubrique spécifique, nous partions d'un ensemble [47] de faits - par exemple parce que la pensée indigène les groupe, tous, sous le même chef - et essayions d'en dégager le principe d'organisation.

Quelles conséquences entraînerait un tel renversement de la démarche ? Nous pouvons logiquement nous attendre à ce que, par suite d'un déplacement de l'axe problématique, un déplacement corrélatif ou, plutôt, une inversion se produise dans l'ordre des impératifs qui commandent la recherche : il faudrait, avant tout, élaborer des explications pour les faits singuliers ; aller, ensuite, vers le général ou, plus exactement, atteindre le général dans le singulier. Mais, alors, ces explications ne pourront logiquement pas contenir des prémisses de forme universelle, autrement dit les faits ne seront pas expliqués par rapport à des lois, et de plus nous ne trouverons pas cette exigence de déductivité qui caractérise un des modèles épistémologiques.

Soit, par exemple, l'ensemble de situations où se manifeste, en Amazonie, la panema, c'est-à-dire, d'une façon générique, la malchance, le malheur, l'infortune ou l'incapacité :

a) Si une femme enceinte mange du gibier ou du poisson, le chasseur ou le pêcheur deviendra panema ;

b) Si un instrument de chasse ou de pêche est touché par une femme indisposée, il deviendra panema ;

c) Si des os (de gibier) ou des arêtes (de poisson) sont mangés par des animaux domestiques, le chasseur ou le pêcheur deviendra panema ;

d Si des restes (ou du sang) de gibier ou de poisson sont jetés dans un sentier où quelqu'un pourrait marcher dessus, au lieu d'être jetés dans la forêt, le chasseur ou le pêcheur risque de devenir panema ;

e) Si un individu lave la pièce abattue ou même trempe ses mains dans un cours d'eau et s'il salit l'eau, il attire la pallema de la mère du cours d'eau qui le foudroiera ;

f) Si un individu urine ou défèque sur un morceau de gibier ou de poisson, ou s’il jette le morceau dans une fosse d’aisance, le chasseur ou le pêcheur deviendra panema ;

g) Si un poisson pris avec une ligne neuve est mangé par quelqu'un qui n'appartient pas à la famille directe du pêcheur, la ligne aussi bien que le pêcheur deviendront panema ;

h) Si un homme envie l'un de ses compagnons plus heureux que lui à la chasse ou à la pêche, ce dernier risque de devenir panema ;

i) Si un enfant désire tel aliment particulier qui lui est refusé, celui qui refuse risque de devenir panema.

Comment pouvons-nous dégager le principe d'organisation de cet ensemble de faits ? Considérons l'analyse réalisée par R. da Matta qui s'articule de la façon suivante [4] :

1) Il est possible de distinguer dans l'ensemble de situations trois éléments dont deux sont actifs (les catalyseurs de panema) et le troisième passif (celui qui devient panema), ce qui permet d'envisager une première organisation de l'ensemble :

[48]



Deux remarques s'avèrent pourtant nécessaires. La première concerne l'équation gibier-pêche = os, arêtes ou sang (de poisson ou d'animal) que l'auteur inclut d'une façon non différenciée dans la même colonne (ß). La justification de cette inclusion est que os, arêtes ou sang, sont des représentations du poisson ou du gibier. La même association est établie avec les instruments de chasse ou de pêche, eux aussi placés dans la même colonne (ß) que le gibier et le poisson. La deuxième remarque concerne les situations h et i où un contact avec du gibier ou du poisson est seulement suggéré. Faut-il en conclure que les trois éléments ne sont plus présents ? Non, si nous n'oublions pas que l'origine du sentiment de frustration est un aliment refusé - celui-ci se trouve donc au premier plan - et que le chasseur ou le pêcheur apparaît en i comme un distributeur de nourriture ; et c'est dans ce rôle qu'il souffre des effets de l'envie et de la convoitise. Enfin, que ce n'est que lorsqu'il reprend son activité de chasseur ou de pêcheur qu'il devient panema.

2) Les éléments des colonnes ß et ¥ font évidemment partie d'un même ensemble, en ce sens qu'ils sont tous liés à une activité : la chasse ou la pêche. Par contre, les éléments de la colonne ct. ne montrent leur homogénéité qu'après une analyse interne dont la démarche est, chez da Matta, la suivante :

A Itá, les femmes sont toujours associées à la sphère privée ou domestique, les hommes à la sphère publique. Conformément à cette distinction des domaines masculin et féminin, les femmes sont vues comme des êtres capables de régler ou de dérégler les rapports sociaux. Aussi, tandis que l'activité des hommes se déroule sans surprises, visiblement et dans des secteurs bien déterminés du système social, les femmes risquent-elles toujours de commettre des actes anti-sociaux. C'est pourquoi elles doivent être surveillées et protégées. C'est quand une femme est indisposée ou enceinte que la différence se marque le plus clairement. Dans les deux cas, les hommes ne peuvent pas intervenir : des forces naturelles opèrent dans son corps, sans qu'aucune règle élaborée par le groupe humain puisse arrêter le processus ou intervenir en aucune façon. Les femmes, pendant ces périodes, outrepassent nettement les limites de la société humaine en raison de leur association avec un monde inconnu : elles sont dans la société, mais aussi dans la nature. La menstruation et la grossesse rendent manifeste leur ambiguïté.

[49]

De même l'ambiguïté est-elle, à Ila, le caractère fondamental des animaux domestiques. Ce sont des êtres naturels incorporés à la société humaine et, comme tels, ils participent de l'humanité bien que restant toujours des animaux.

De même, les fèces et l'urine relèvent de plusieurs domaines séparés ; ce qui est produit par l'homme, mais ne peut pas lui appartenir ; le proche et l'éloigné ; la société et la nature.

En ce qui concerne les personnes éloignées (étrangères) : elles restent, dans les situations d et g, liées à ce qui ne leur appartient pas. Cette liaison provoque une confusion de sentiments et d'actes : les individus "éloignés" ne doivent pas entrer en contact avec des animaux tués par les "proches". Sinon, ils cessent d'être éloignés et les sentiments à leur égard cessent d'avoir une valeur distinctive ; les attitudes qu'on adopte alors à leur endroit les font devenir concrètement proches bien que restant conceptuellement éloignés.

Cette contradiction entre des sentiments et des pratiques sociales place ces gens dans une situation ambiguë. Mutatis mutandis, c'est ce qui arrive lorsque les "proches" n'obtiennent pas l'aliment qu'ils désirent : leur proximité se transforme en éloignement dans la mesure où un aliment qui devrait leur revenir leur est refusé. C'est la situation i.

Dans la situation e, l'ambiguïté découle du fait que le cours d'eau (ou le sentier, comme dans la situation d) est utilisé par quelqu'un comme s'il lui appartenait, et souillé du sang ou des os de la pièce abattue, alors qu'il participe à la fois des domaines public et privé.

Bref, l'homogénéité des éléments de la colonne x est donnée par le fait qu'ils sont toujours liés à deux domaines antithétiques, d'où leur ambiguïté.


3) Mais l'ambiguïté est, elle aussi, la caractéristique des éléments de ~ et de y. En effet, le gibier et le poisson ne perdraient ce caractère que s'ils s'intégraient totalement à la société, ce qui n'est pas le cas de la viande crue, des arêtes ou des os qui relèvent, eux, de la nature. La même dualité existerait dans le cas du pêcheur ou du chasseur qui, en distribuant poisson ou gibier perdrait sa position ambiguë d'intermédiaire entre la société et la nature.

Compte tenu de cette dualité, il apparaît alors clairement que dans les cas de panema ces processus de transformation sont enrayés. Gibier et poisson, au lieu d'être tout à fait intégrés dans la société, entrent en contact avec des éléments chargés d'ambiguïté (femme enceinte, animaux domestiques, excréments, urine, etc.). Or, ce blocage qui empêche la transformation du gibier (poisson) en aliment entraîne malchance ou impuissance chez le chasseur (pêcheur) empêchant celui-ci de se séparer d'objets ambigus. Ainsi la panema inverserait-elle la norme : le chasseur (pêcheur), au lieu de se séparer de ces éléments lourds d'ambiguïté et de reprendre sa place à l'intérieur du système, reste en rapport avec eux.

Enfin, l'analyse de la structure sociale d'Itá permet d'affirmer l'existence d'un rapport étroit entre les principes immobilistes qui président à cette structure et la croyance à la panema : celle-ci renforce l'immutabilité d'un système postulant que l'homme qui ne se conforme pas à l'ordre social - dans la mesure où il enfreint certaines règles sociales - échoue dans ses relations avec la nature. La panema exprimerait donc une projection des rapports contractuels propres au système social sur un plan où, sans cette projection, il ne serait pas possible d'établir un contrat, puisque la nature ne peut être soumise au même ensemble de règles que la société humaine (Da Matta, pp. 5-24).

Quelles caractéristiques présente cette démarche ?

[50]

Premièrement, les faits constituent le point de départ de la réflexion, autrement dit aucun présupposé n'est décelable à sa base ; deuxièmement, les faits constituent un ensemble complet, autrement dit aucun découpage n'est pratiqué sur l'ensemble de faits ; troisièmement, ces faits apparaissent classés d'une manière quelconque à l'observation ethnologique : c'est la pensée indigène qui pratique le découpage dans l'univers des faits et ce découpage suppose un principe d'abstraction et de classement.



Si ce principe était formulé et son action transparente, l'ensemble de faits découpés par la pensée indigène apparaîtrait comme un ensemble cohérent, à moins de taxer d'incohérente la pensée indigène elle-même. Or, les éléments forment un ensemble que l'observation immédiate peut qualifier d'hétéroclite. Il faut donc supposer l'existence d'un principe d'organisation, et l'explication des faits ne sera alors que l'explication de leur agencement particulier par la mise en lumière du principe qui commande cet agencement. Nous appellerons "explications en termes de position" ce genre particulier d'explications.

3. La constitution du fait en ethnologie

Ce renversement de la démarche réflexive qui nous est apparu comme une simple possibilité logique entraîne des conséquences fondamentales et, tout d'abord, celle de pouvoir concevoir un type nouveau d'explication. Mais ce fait exprime, comme d'une façon abrégée et pourtant, ou plutôt pour cela même, incisive, la possibilité d'élaborer un modèle épistémologique d'un nouveau genre. Ce modèle peut permettre de décrire d'une façon adéquate des recherches conduites dans une perspective entièrement différente et selon une méthode spécifique.

Cependant la réalisation de cette possibilité logique est-elle justifiée ? y a-t-il des raisons qui puissent fonder le choix d'une démarche ou de l'autre ? Notre analyse nous a permis de dégager le niveau stratégique où cette question peut trouver sa formulation précise : nous savons que le problème-clé est celui du contenu de la variable "empirique". Or, il s'agit, très exactement, du problème de la constitution du fait en ethnologie et ce problème implique celui de la nature du fait ethnologique.

Rappelons cette constatation à laquelle nous étions parvenus : les présupposés qui sous-tendent les hypothèses de Stephens et de Young et Bacdayan et qui fournissent d'une façon directe le contenu de la variable "tabous menstruels" sont incompatibles au niveau empirique, cependant ils deviennent [51] tous les deux plausibles dans le discours explicatif total dont ils font partie. Qu'est-ce que cela signifie sinon que ce que chacun de nos auteurs considère être les faits n'est que leur propre interprétation des faits ? D'où cette circularité à laquelle nous nous sommes référés auparavant qui, à son tour, permet de comprendre l'impossibilité où nous nous trouvons de pouvoir décider pour l'une ou l'autre explication, que ce soit au niveau des preuves empiriques ou au niveau de la logique des explications elles-mêmes, en vertu de leur cohérence, par exemple.

Du moment où chacun prend leur interprétation des faits comme les faits eux-mêmes il devient logiquement possible d'élaborer des explications indépendantes sur la base d'hypothèses dûment confirmées car il est maintenant clair qu'il ne s'agit pas simplement d'explications différentes d'un même ensemble de faits mais d'applications différentes de faits qui ont été constitués différemment.

Encore plus, on peut valablement qualifier cette constitution de subjective car le contenu de la variable "empirique" est le résultat direct d'un choix qui ne se trouve fondé que sur un présupposé du chercheur. Or, tout se passe chez nos auteurs comme s'il s'agissait non pas des faits constitués mais de faits purs d'observation, comme si le contenu de la variable "tabous menstruels" était un contenu empirique pur.

Y a-t-il un moyen d'échapper à cet empirisme qui ne recouvre. en fait. qu'un subjectivisme extrême et qui ne peut déboucher que sur des explications idéologiques au sens péjoratif de ce terme ?

La raison du renversement de la démarche réflexive que suppose partir de certaines données d'observation déjà classées d'une matière quelconque par la pensée indigène et chercher d'abord le principe de leur classement et la forme d'action de ce principe ne peut justement être autre qu'éliminer ce subjectivisme en ethnologie et permettre. par là même. la constitution du fait ethnologique objectif.

Aussi la tâche première s'avère être celle d'atteindre la signification objective d'un fait ethnologique. autrement dit privilégier la connotation sur la dénotation, et cela suppose une analyse axée essentiellement sur les seuls rapports qui unissent les éléments d'un ensemble donné car le sens est exclusivement lié à la manière dont ces éléments se trouvent liés.

La condition en est cependant de voir dans les données des manifestations sensibles, pour la pensée indigène, d'une réalité d'un autre ordre, plus exactement des signes. Et nous pouvons alors dire que ce que Stephens et Young et Bacdayan considèrent être les faits n'est que leur propre interprétation non pas même des faits, mais des signes des faits.

4. Signification et système

Quelle est la forme essentielle de ces arguments que nous appelons explications en termes de position ?

[52]

Prenons comme exemple l'analyse de la gémelléité chez les Nuer, réalisée par Evans-Pritchard et reprise par Lévi-Strauss (Lévi-Strauss, 1962, pp. 114-115) :

"Pour définir les jumeaux, les Nuer emploient des formules qui, au premier abord, semblent contradictoires. D'une part, ils disent que les jumeaux sont 'une personne' (ran) ; de l'autre ils affirment que les jumeaux ne sont pas 'des personnes' (ran) mais des oiseaux (dit), et ils les appellent du nom d'oiseaux 'terrestres' : pintade, francolin, etc."

Comment interpréter ces formules ? Dans cette perspective la réponse à cette question devra mettre en lumière les relations particulières qui unissent certains types d'hommes et certaines espèces animales chez les Nuer, et par là même, dévoiler le genre de raisonnement que ces formules impliquent.

"Manifestations de puissance spirituelle, les jumeaux sont d'abord des 'enfants de dieu' (gat kwoth) et - le ciel étant le séjour divin - ils peuvent être dits aussi 'personnes d'en haut' (ran nhial). Sous ce rapport, ils s'opposent aux humains ordinaircs, qui sont des 'personnes d'en bas' (ran piny). Comme les oiseaux sont eux-mêmes' d'en haut', les jumeaux leur sont assimilés. Cependant, les jumeaux demeurent des êtres humains : tout en étant 'd'en haut', ils sont relativement 'd'en bas'. Mais la même distinction s'applique aux oiseaux, puisque certaines espèces volent moins haut et moins bien que d'autres : à leur manière, par conséquent, et tout en demeurant globalement 'd'en haut', les oiseaux aussi peuvent être répartis selon le haut et le bas."

"Ce genre d'inférence, conclut notre auteur, ne s'applique pas seulement aux relations particulières que les Nuer établissent entre les jumeaux et les oiseaux [...] mais à toute relation postulée entre groupes humains et espèces animales. Comme Evans-Pritchard le dit lui-même, cette relation est d'ordre métaphorique."

Quelle peut être la forme logique la plus simple d'un argument où les termes sont liés par des relations métaphoriques ?

Soit
quatre termes : clan A, clan B, l'ours et l'aigle, et deux paires de relations telles que :
clan A descend de l'ours,
clan B descend de l'aigle.
Si clan A : clan B : : l'ours : l'aigle
et l'ours : l'aigle = rapport entre des espèces alors clan A : clan B = rapport entre des espèces.

Autrement dit, affirmer que le clan A "descend de" l'ours et que le clan B "descend de" l'aigle n'est que la manière métaphorique de poser le rapport entre les deux clans comme un rapport entre des espèces (Lévi-Strauss, 1962, p.44).

Cet argument présente les caractéristiques suivantes :

a) Les termes se trouvent répartis dans deux classes hétérogènes ("clans", "animaux") ;

b) Les relations posées entre les termes unissent deux classes hétérogènes ("clans descendent des animaux") ;

c) La conclusion affirme l'existence d'une relation entre les termes d'une de ces deux classes sur la base d'une relation affirmée entre les termes de l'autre classe.

Bref, la construction métaphorique fait appel à des éléments hétérogènes pour exprimer le sens, de sorte qu'un argument où les termes sont liés par des relations métaphoriques consistera à montrer le système intelligible que sous-tendent ces éléments.

[53]

La construction métaphorique n'est qu'une réalisation spécifique de la fonction expressive mais elle peut être considérée comme une réalisation particulièrement apte à nous montrer la forme essentielle de toute construction où les éléments sont considérés comme des signes dont il s'agit de dévoiler la signification par la mise en lumière du système de rapports qui unit ces éléments. Il n'est donc pas surprenant que cette forme soit rencontrée dans des explications aussi variées que celle de l'avunculat :

"La relation entre oncle maternel et neveu est, à la relation entre frère et sœur, comme la relation entre père et fils est à la relation entre mari et femme" (Lévi-Strauss,1958, pp.51-52),

c'est-à-dire :

o Rn : fr  R s : : p R fi : m R fe

ou celle du mythe d'Oedipe :

"La sur-évaluation de la parenté de sang est, à la sous-évaluation de celle-ci, comme l'effort pour échapper à l'autochtonie est à l'impossibilité d'y réussir" (Lévi-Strauss, 1958, p. 239).

Aussi pouvons-nous dire d'une façon générale que toute recherche visant la découverte du système intelligible que sous-tendent des éléments considérés comme des signes ne peut aboutir qu'à une explication en termes de position, et nous pouvons caractériser celle-ci, d'une façon générale, comme un argument qui rend intelligible un fait en dévoilant le système particulier des relations où il se trouve.

5. Exigence d'exhaustivité

Nous sommes déjà en mesure de dégager l'exigence fondamentale à laquelle doivent logiquement se soumettre les recherches conduites dans cette perspective. Cette exigence est celle d'une analyse exhaustive. Elle entraîne aussi d'une façon logique le principe d'une liste complète.

En effet, faire de la connotation le problème premier et principal suppose nécessairement poser comme fini l'ensemble des faits qui constitue le point de départ de la réflexion ou, en tout cas, considérer qu'il est toujours possible de saisir l'ensemble des faits donc, de le concevoir comme fermé. Un seul fait nouveau venant à s'ajouter à notre ensemble pourrait, en effet, bouleverser le système car celui-ci n'est pas, comme nous l'avons vu, le produit d'un principe imposé de l'extérieur (par exemple d'un présupposé quelconque) mais résulte d'une analyse des données elles-mêmes ou, plus exactement, de la façon dont elles se disposent au sein d'un ensemble.

Soit, par exemple, l'ensemble d'interdictions que l'on trouve en Malaisie associées, toutes, au fait que leur transgression déchaîne l'orage et la tempête :

a) Se marier entre proches parents ;
b) Pour père et fille, dormir trop près l'un de l'autre ;
c) Avoir un langage incorrect entre parents ;
d) Avoir des discours inconsidérés ;
e) Pour les enfants, jouer bruyamment ;
f) Pour les adultes, manifester une joie démonstrative dans les réunions sociales ;
g) Imiter le cri de certains insectes ou oiseaux ;

[54]

h) Rire de son propre visage contemplé dans un miroir ;
i) Taquiner les animaux ;
j) Habiller un singe en homme et se moquer de lui.

Mais relevons entre autres autorisations :

k) Se moquer d'un être humain véritable.

Le principe d'organisation de cet ensemble de faits est dégagé par Lévi-Strauss (1967, p. 568) dans une analyse articulée de la façon suivante :

1) k est en relation avec h sous la forme d'une opposition : permission-interdiction. Le sens postulé de cette opposition permet de généraliser dans

∞: prendre comme interlocuteur un individu qui n'a qu'une apparence d'humanité.

Or, ∞ rend évidemment compte de i et de j, autrement dit elle constitue une rubrique pour ces faits.

2) Mais on peut dire aussi que ∞ constitue une rubrique pour g car, dans ce contexte, g c'est traiter une émission sonore qui "a l'air" d'une parole comme si c'était une manifestation humaine, alors que tel n'est pas le cas.

On peut donc postuler que ∞ est contenu dans

ß: abus immodéré du langage du point de vue qualitatif,

qui constitue alors une rubrique pour les faits h, i, j et g.

3) Mais alors

ß: abus immodéré du langage du point de vue quantitatif, apparaît, à son tour, comme une rubrique pour d, e et f.

D'où

¥ : abus du langage

contient ß1 et ß2 et constitue, par conséquent, une rubrique pour h, i, j, g, d, e et f.

4) Or, l'ensemble d'interdictions comprend aussi a, b, et c qui sont des prohibitions de l'inceste ou des actes qui l'évoquent. On peut donc supposer que y rend aussi compte de ces interdictions mais pour cela il nous faut assimiler les femmes à des signes ; a, b et c peuvent être interprétés comme des formules interdisant un traitement abusif des femmes et ce traitement se caractérise alors par le fait de ne pas donner aux femmes l'emploi réservé aux signes, qui est d'être communiqués. Il s'ensuit raisonnablement que les relations entre sexes peuvent être conçues comme une des modalités d'une grande fonction de communication qui comprend aussi le langage.

La généralisation qui constituait une rubrique pour g pourrait cependant selon l'auteur s'étendre aussi à

s faire du bruit, surtout le bruit de couper ou de cogner le bois au moment où la cigale "chante" le matin et le soir,
 

prohibition recueillie par Radcliffe-Brown dans une région voisine. Ajoutons alors à l'ensemble des interdictions retenues par Lévi-Strauss les interdictions [55] suivantes rapportés par Radcliffe-Brown et dont la transgression déchaîne aussi l'orage et la tempête (Radcliffe-Brown, p. 152) :

tuer une cigale ; et
l'utilisation de certaines nourritures (deux espèces d'igname, certaines racines comestibles, etc.).


On ne pourrait pas faire une classe logique connotée par l'expression "abus du langage" de l'ensemble total des interdictions associées à l'orage et à la tempête à moins de trouver pour t et u la "logique" permettant de les grouper sous cette rubrique, ce qui paraît par ailleurs difficile au moins en ce qui concerne u.

6. Connaissance du général

Dans la perspective du modèle déductif la connaissance du général qui s'exprime sous la forme de la loi apparaît comme la condition sans laquelle aucune explication n'est possible. Le renversement qui s'opère dans cette nouvelle perspective suppose-t-il que l'intérêt s'épuise dans la connaissance du singulier ou du particulier ?

La plupart des épistémologues contemporains ont repris la vieille distinction entre sciences "généralisantes" (ou "théoriques") et sciences "individualisantes" (ou "historiques") transformant la relation contradictoire des termes en une relation complémentaire au moyen de la spécification suivante : l'individuel ne peut être expliqué qu'en termes qui contiennent des affirmations générales, et le général ne peut être à son tour vérifié qu'en termes se rapportant à des individuels. D'où, scion certains, "la compatibilité de l'approche théorique et de l'approche historique avec la méthode scientifique" (Popper, 1957, chap. 4 ; von Hayek, chap. 7), ce qui veut dire compatibilité d'une approche et de l'autre avec le modèle déductif.

La distinction que nous introduisons entre l'explication en termes de régularités et l'explication en termes de position n'admet donc pas cette transformation de la relation contradictoire en une relation complémentaire car une explication en termes de position implique justement l'absence d'affirmations générales dans les prémisses de l'argument.

Mais elle ne recouvre pas non plus l'opposition entre sciences "généralisantes" et sciences "individualisantes". Autrement dit, le fait d'élaborer des explications qui ne contiennent pas des affirmations générales - des lois n'implique pas qu'on ait affaire à une science "individualisante".

Prenons comme exemple l'explication du mythe d'Oedipe que nous trouvons dans l'Anthropologie structurale (Lévi-Strauss, 1958, p. 235 sq.).

L'organisation du mythe qu'opère la méthode permet la formulation d'une proposition complexe concernant les rapports existant entre quatre classes de faits mythiques ("paquets de relations"). Rappelons qu'un certain nombre de faits mythiques sont groupés dans la classe définie "rapports de parenté sur-estimés", que la négation de l'autochtonie de l'homme définit la classe [56] où sont groupés un certain nombre d'autres faits mythiques et que les deux classes qui restent apparaissent comme la négation des précédentes. Il en résulte que, dans le mythe, "l'impossibilité de mettre en connexion des groupes de relations est surmontée (ou plus exactement remplacée) par l'affirmation que deux relations contradictoires entre elles sont identiques, dans la mesure où chacune est, comme l'autre, contradictoire avec soi". Ou, dans des termes plus concrets, que "la sur-évaluation de la parenté de sang est, à la sous-évaluation de celle-ci, comme l'effort pour échapper à l'autochtonie est à l'impossibilité d'y réussir". Le mythe exprimerait donc "l'impossibilité où se trouve une société qui professe de croire à l'autochtonie de l'homme [...] de passer, de cette théorie, à la reconnaissance du fait que chacun de nous est réellement né de l'union d'un homme et d'une femme".

Or, à partir des résultats obtenus dans l'analyse d'un mythe (considéré comme l'ensemble de ses variantes), c'est-à-dire après avoir élaboré une interprétation mythique, l'auteur peut postuler que tout mythe est réductible à une relation "dans laquelle, deux termes a et b étant donnés simultanément ainsi que deux fonctions, x et y de ces termes, [...] une relation d'équivalence existe entre deux situations, définies respectivement par une inversion des termes et des relations sous deux conditions : 1) qu'un des termes soit remplacé par son contraire [...] ; 2) qu'une inversion corrélative se produise entre la valeur de jonction et la valeur de terme de deux éléments".

Il est évident que l'explication du mythe d'Oedipe ne consiste pas à montrer qu'il est une application - un "cas" - d'un principe empirique universel, ce qui pour autant n'implique pas qu'une forme de la connaissance du général ne soit atteinte, à savoir la formule de tout mythe.

Mais de cette formule on ne peut pas déduire n'importe quel mythe possible, elle ne sert donc pas de prémisse pour un argument explicatif d'un nouveau mythe. Aussi, le général ne sert-il pas dans cette perspective à expliquer le particulier ou le singulier, mais chaque explication d'un particulier ou d'un singulier sert à vérifier le général.

Il serait vain aussi de vouloir expliquer des ensembles d'interdictions trouvées ailleurs qu'en Malaisie par rapport au principe général suivant, que les relations entre sexes peuvent être conçues comme une des modalités d'une grande fonction de communication qui comprend aussi le langage : rien dans ce principe ne nous indique où et comment il trouvera son expression empirique. Par contre, c'est à partir d'une analyse des faits empiriques que l'on pourra vérifier le principe et ceci en montrant qu'il se réalise dans des configurations pertinentes. Aussi Lévi-Strauss peut-il dire :

"Pour autant qu'en deçà de la diversité apparente de> sociétés humaines l'analyse structurale prétend remonter à des propriétés fondamentales et communes, elle renonce à expliquer, non certes les différences particulières dont elle sait rendre compte en spécifiant dans chaque contexte ethnographique les lois d'invariance qui président à leur engendrement, mais que ces différences virtuellement données au titre de compossibles ne soient pas toutes avérées par l'expérience et que certaines, seulement, soient devenues actuelles" (Lévi-Strauss, 1966, p. 408).

[57]

7. Concept de texte

Nous pensons que les cas infirmant la validité générale du modèle déductif en sciences humaines et sociales ne se rencontrent pas seulement dans le domaine des études ethnologiques réalisées dans une perspective structuraliste, ni même dans le seul domaine de l'ethnologie. Mais la valeur épistémologique de ces études réside, à notre avis, dans le fait qu'elles ouvrent la voie à l'élaboration d'un nouveau modèle permettant de rendre compte de plusieurs cas où l'application du modèle déductif s'est avérée improductive.

Qu'est-ce qui donne à ces études la valeur épistémologique dont nous venons de parler ? C'est, croyons-nous, le fait qu'elles supposent, dans tous les cas, le concept de texte. Or, l'élucidation de ce concept peut fournir les éléments fondamentaux pour l'élaboration d'un modèle où les explications en termes de position trouvent une description adéquate.

Nous ne nous proposons pas ici de réaliser une telle élucidation, mais au moins pour tous les textes deux propriétés peuvent cependant être formulées :

- Premièrement, n'importe quel texte se présente d'abord comme un ensemble fini d'éléments, autrement dit il devient toujours possible de déceler des unités constitutives de l'ensemble, bien que ces unités ne soient pas immédiatement perceptibles ni ne coïncident nécessairement avec ces éléments ;

- Deuxièmement, n'importe quel texte se présente comme un ensemble d'éléments organisés, autrement dit il devient toujours possible de déceler des règles (de formation et de transformation) qui organisent l'ensemble, bien que cette organisation ne coïncide pas nécessairement avec celle qui se présente à l'observation immédiate.

Élaborer une explication en termes de position signifie donc au moins mettre en évidence les règles particulières de formation et de transformation qui génèrent - et définissent - les éléments constitutifs d'un texte.


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Roberto Miguelez,

Chef de Travaux au Laboratoire d'Anthropologie Sociale du Collège de France et de l'École Pratique des Hautes Études, VIe Section, effectue des recherches sur les problèmes épistémologiques en sciences humaines et sociales.
Photo, collection personnelle, Alain Massot, sociologue et ami de l’auteur.



* Cet article est une version révisée des exposés faits les 13 et 20 novembre 1968 dans le cadre du séminaire que M. Lévi-Strauss dirige à l'École Pratique des Hautes Études.

[1] Dans ses derniers travaux, Hempel fournit un modèle alternatif - probabiliste - qui est cependant compatible avec la notion d’« esquisse d'explication » élaborée en 1942. Cf., par exemple, Hempel, 1966.

[2] Il est à noter que cette série de termes renvoie pêle-mêle à des caractéristiques de n'importe quelle relation légale aussi bien qu'à des caractéristiques de formes particulières de la légalité. Il ne nous est cependant pas nécessaire de tenir compte de ces formes qui, par ailleurs, n'ont pas été distinguées dans notre Df4.

[3] La précision introduite par les termes "directe" et "indirecte" répond à celle qui est exprimée chez Stephens par les termes "voir" et "imaginer".

[4] Cette articulation laisse de côté les arguments ethnographiques qui sous-tendent plusieurs affirmations.



Retour au texte de l'auteur: Roberto Miguelez, sociologue, Université d'Ottawa Dernière mise à jour de cette page le vendredi 25 janvier 2013 11:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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