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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Roberto MIGUELEZ, “Détermination et dominance.” Un article publié dans La Revue canadienne de sociologie et d’anthropologie / The Canadian Review of Sociology and Anthropology, vol. 19, no 4, novembre 1982, pp. 549-575.

[549]

Roberto MIGUELEZ

Détermination et dominance”.

Un article publié dans La Revue canadienne de sociologie et d’anthropologie / The Canadian Review of Sociology and Anthropology, vol. 19, no 4, novembre 1982, pp. 549-575.

Résumé / Abstract
Le principe philosophique du pluralisme et l'économique
La forme de la détermination par l'économique
La forme de l'économique et la notion de ‘dominance'
Infrastructure et superstructure, détermination et dominance
Sociétés capitalistes et sociétés pré-capitalistes : les 'modèles' sociologiques
Le 'modèle' de tönnies : 'communauté' et 'société'
Références
Figure 1. Niveaux de la réalité
Figure 2. Formes de la détermination
Figure 3. Système de l’économique
Tableau I.  Sociétés pré-capitalistes et capitalistes
Tableau II. Types de sociétés chez Tönnies


Résumé /Abstract


La thèse marxiste de la détermination de l'économique est examinée sous deux angles : en tant qu'énoncé d'une position philosophique de type matérialiste dans le domaine socioculturel, et en tant qu'idée directrice théorique et méthodologique. Sous cet angle particulier, le texte se propose d'élucider la question de la forme de cette détermination d'abord, de sa définition ensuite. Le texte explore la signification et la portée d'une définition de la détermination de l'économique comme détermination de la forme dominante dans le processus d'appropriation du surproduit social. Une typologie de sociétés en découle qui traverse aussi le cadre conceptuel d'une bonne partie de la discipline sociologique. Le texte examine le fonctionnement d'une de ces typologies afin de repérer le point nodal où la théorie marxiste se sépare radicalement de ces constructions sociologiques.

In this paper we argue that the Marxist economic determination thesis is both a materialist philosophical statement of the socio-cultural field and a theoretical-methodological guiding principle. In developing this interpretation we examine the form and significance of the economic determination as determination of the dominant form in the process of appropriation of the social product. From this we derive a typology of societies that cuts across the conceptual framework of a large part of the sociological discipline. We then examine the functioning of one of these typologies in order to locate the radical point of departure of Marxist theory from such sociological constructions.


Le principe philosophique
du pluralisme et l'économique


La science n'est pas exempte d'un certain type de présupposés appelés traditionnellement philosophiques : présupposés concernant la nature de la réalité (métaphysiques) et la possibilité et la forme de sa connaissance (gnoséologiques). Ce qui est plus, l'activité scientifique contrôle ces présupposés de sorte que, de ce seul point de vue, la science en tant qu'entreprise historique peut même être considérée comme un processus de vérification de ces présupposés philosophiques.

Il ne serait pas négligeable pour celui qui est engagé dans une activité scientifique d'avoir une claire conscience de ces principes que suppose plus ou moins spontanément sa propre pratique : c'est sur ce plan que se pose la question des représentations (idéologiques) de la science. Mais, sans arriver jusque là, une discussion de ces principes montre leur incidence directe sur des problèmes qu'on croirait en-dehors de tout enjeu philosophique. Si nous avons commencé ce texte [550] sur la détermination et la dominance dans la théorie marxiste par des remarques de ce genre c'est que, tout naturellement, la réflexion sur ce problème nous a conduit à ce qu'il faut bien appeler des présupposés métaphysiques de la science.

Acceptons que, parmi ces présupposés, les principes suivants soient d'une importance capitale (Bunge, 1974) : 1) il y a un monde extérieur ; 2) le monde est composé de choses ; 3) les formes sont des propriétés des choses ; 4) les choses sont ; 5 )chaque système, à l'exception de l'univers comme associées dans des systèmes, totalité, se trouve en interaction partielle avec d'autres systèmes ; 6) toute chose change ; 7) rien ne vient du néant, et rien ne va dans le néant ; 8) toute chose satisfait des lois ; 9) il y a plusieurs types de lois ; 10) il y a plusieurs niveaux d'organisation de la réalité répondant, chacun, à des lois spécifiques.

Arrêtons-nous à ce présupposé numéro 10 qui peut être appelé le 'principe du pluralisme'. Il affirme que la réalité n'est pas un bloc homogène mais plutôt un tout ayant une structure à plusieurs niveaux, chacun desquels est caractérise par un ensemble de propriétés et de lois. La division disciplinaire des sciences renvoie, d'une manière ou d'une autre, aux différents niveaux historiquement reconnus : les niveaux physique, chimique, biologique et socio-culturel. Il est à remarquer que la notion de 'niveau' suggère l'existence d'une organisation hiérarchique et, en effet, il est possible de supposer que les niveaux 'supérieurs' - dont le niveau socio-culturel - sont enracinés dans les niveaux 'inférieurs'. Cet enracinement peut même être considéré sous la forme d'une double dépendance : dépendance historique ou génétique dans la mesure où on postule que les niveaux 'supérieurs' ont été engendrés à partir des niveaux 'inférieurs' dans une suite de processus évolutifs ; et dépendance actuelle, permanente, dans la mesure où l'existence des niveaux 'supérieurs' suppose toujours celle des niveaux 'inférieurs' - celle-ci étant donc une condition nécessaire de celle-là. Lorsqu'on affirme cette double dépendance des niveaux 'supérieurs' par rapport aux niveaux 'inférieurs', on définit une position philosophique de type matérialiste. Nous pouvons représenter cette position de la manière suivante :

Remarquons encore que la notion de niveaux de la réalité suppose leur autonomie relative : ces niveaux se caractérisent par des propriétés et des lois spécifiques et c'est en ce sens qu'il présentent une autonomie - qui n'est cependant que relative dans la mesure où l'existence de lois de niveau 'supérieur' suppose celle des lois de niveau 'inférieur'.

Le principe du pluralisme invite à penser chacun de ces niveaux de la réalité comme étant, à leur tour, non pas des blocs homogènes mais des touts organisés en sous-niveaux, et suggère pour ces sous-niveaux des formes de dépendance semblables : le double enracinement des sous-niveaux 'supérieurs' dans les sous-niveaux 'inférieurs'. Seulement, si une position philosophique de type matérialiste semble bien avoir été, dès leurs origines mêmes, la tendance spontanée des sciences de la nature (sciences constituées autour des niveaux physique, chimique et biologique, et de leurs respectifs sous-niveaux), il n'en a pas été le cas pour toutes les disciplines qui se sont constituées au XIXème siècle autour du niveau socio-culturel.

La raison en est, peut-être, qu'à l'origine des sciences modernes de la nature se trouve une 'attitude' naturellement commandée par l'exploitation technique, voire industrielle de la connaissance, plus exactement par le rapport de ces sciences au [551] type et au rythme de développement des forces productives en mode de production capitaliste tandis qu'à l'origine des disciplines sociales et humaines modernes se trouve une 'attitude' commandée naturellement par l'exploitation sociale de la connaissance, bref par le rapport de ces disciplines à la forme spécifique des rapports sociaux de production capitalistes.

Figure 1. Niveaux de la réalité.



Quoi qu'il en soit, le fait est que Marx se trouve confronté, au milieu du XIXème siècle, au besoin de discuter des positions philosophiques de type idéaliste, et ceci dans la mesure où elles constituaient des présupposés des nouvelles disciplines qui étaient en train de prendre forme autour du niveau socio-culturel. Bien entendu, ces positions idéalistes se définissaient par le renversement de la dépendance des sous-niveaux à l'intérieur du niveau socio-culturel. En Allemagne, c'était dans l'idée ou le concept - bref, dans l'esprit - qu'on proposait de chercher le fondement de la vie sociale. Dans la Sainte Famille, Marx et Engels s'attaqueront à Bruno Bauer qui voyait dans les représentations de l'esprit les agents ou les porteurs de l'histoire, dans l'Idéologie Allemande c'est toute la philosophie des jeunes Hégéliens et, plus exactement, toute l'idéologie qu'ils se proposent de dénoncer dans la mesure même où cette dernière est caractérisée, justement, par le renversement qu'elle opère de la relation de dépendance :


Aucune différence spécifique ne distingue l'idéalisme allemand de l'idéologie de tous les autres peuples. Cette dernière considère, elle aussi, que le monde est dominé par des idées, que les idées et les concepts sont des principes déterminants, que des idées déterminées constituent le mystère du monde matériel accessible aux philosophes, ... que le monde réel est un produit du monde des idées (1968 : 40, note 2).


Si Marx part en guerre contre les présupposés philosophiques de type idéaliste de la réflexion de son temps ce n'est donc pas simplement pour rappeler quelques vérités de bon sens, a savoir que 'pour vivre, il faut avant tout boire, manger, se loger, s'habiller et quelques autres choses encore' : les idéalistes n'étaient certainement pas, et ne le sont pas non plus aujourd'hui, aussi manifestement bornés pour ne pas l'admettre. La question n'était pas celle des conditions matérielles nécessaires mais, très exactement, celle du rapport de la vie sociale, politique et intellectuelle à ces conditions.

Or, il s'agit d'une question complexe. En effet, il est toujours possible de [552] considérer ce rapport aux conditions matérielles comme la forme particulière, dans le champ d'une science du social (ou 'humaine'), du principe philosophique matérialiste présupposé 'naturellement' par la science sans que l'énoncé de ce rapport joue le rôle d'une idée directrice théorique et méthodologique. En d'autres termes, la pratique scientifique peut présupposer ce rapport sans faire de lui un principe pratique. Le cas est évident en psychologie et, plus particulièrement, dans la théorie psychanalytique : on présuppose l'ancrage matériel des processus mentaux, c'est-à-dire la base physiologique des phénomènes psychiques sans que cette présupposition 'de bon sens' ne conduise pratiquement à aucune recherche du rapport entre la physiologie du système nerveux et les 'états de l'âme.' Bref, pour Marx l'enjeu était la place des conditions matérielles dans l'organisation des sous-niveaux du niveau socio-culturel et, par la suite, la direction et la forme de la dépendance. L'enjeu était donc un présupposé fondamental dans la constitution des nouvelles disciplines sociales et humaines, plus encore leur scientificité même - en opposition à des constructions idéologiques.

Comme on le sait, Marx conçoit ce principe du pluralisme appliqué au niveau particulier socio-culturel sous la forme d'une distinction entre infrastructure économique et superstructure juridico-politique et idéologique. Nous pouvons voir qu'il ne s'agit nullement d'une représentation à plusieurs niveaux : toute tentative de hiérarchisation du juridique, du politique et de l'idéologique semble bien interdite dans la représentation marxiste. Il est plutôt question d'une représentation à deux niveaux seulement, le deuxième (la superstructure) comportant des systèmes dont la place dans un ordre de dépendance n'est pas définie - au moins sur le plan de la théorie générale (nous y reviendrons).

Cette topique (du grec : topos, lieu) est bien une représentation du niveau socio-culturel (certains diraient : un 'modèle') dont l'effet théorique principal est d'affecter la base matérielle d'une indice d'efficacité particulier : le 'conditionnement en général', ou la 'détermination en dernière instance' de la superstructure par l'infrastructure. Elle n'est pas cependant une métaphore : ce n'est pas la représentation de la structure de toute société comme un édifice à plusieurs étages. [1] Elle énonce une forme d'organisation du réel et cet énoncé constitue une hypothèse philosophique au sens strict : le 'pluralisme' du niveau socio-culturel et l'ordre de sa détermination.

Remarquons encore que l'enracinement' de la superstructure dans l'infrastructure est considéré par Marx sous la forme 'forte' d'une double dépendance. Il est question, bien entendu, d'une dépendance actuelle, permanente, dans la mesure où 'le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général' (1957 : 4), c'est-à-dire toujours et partout. Mais il est aussi question d'une dépendance historique, génétique dans la mesure où 'le premier fait historique est ... la production des moyens (d'existence), la production de la vie matérielle elle-même' que, ajoutera Marx, 'l'on doit, aujourd'hui encore comme il y a des milliers d'années, remplir jour par jour, heure par heure' (Marx, Engels, 1968 : 57). C'est cette idée d'une dépendance historique, génétique des phénomènes de la superstructure par rapport à la production matérielle, qui, par ailleurs, rend possible chez Marx l'esquisse d'une véritable théorie évolutive de la conscience (Marx, Engels, 1968 : 59-60).

[553]


La forme de la détermination
par l'économique


Ce principe de la dépendance de la superstructure par rapport à l'infrastructure pose la question cruciale du type de détermination qu'exerce l'économique (les conditions matérielles).

D'une manière générale, il est possible d'interpréter la dépendance des niveaux supérieurs par rapport aux niveaux inférieurs sous la forme d'une relation qui permettrait de passer, sans plus, des uns aux autres. C'est le programme réductionniste dans ses deux formes : celle d'une ontologie mécaniste qui propose la réduction de tout phénomène à ceux du niveaux physique, et celle d'une ontologie de type spiritualiste qui, au contraire, ramène les phénomènes de niveau inférieur a ceux qui se trouvent en haut de la hiérarchie. Car le réductionnisme (du latin reducere : reconduire, ramener, conduire en arrière) consiste justement dans la négation de l'autonomie de tout niveau autre que celui postulé comme point de départ des déterminations. Il s'agit, dans ces cas, d'une détermination absolue.

En ce qui concerne le niveau socio-culturel, les programmes réductionnistes ont pris notamment la forme de l'économisme et du psychologisme - ontologies susceptibles d'être considérées comme les variantes propres à ce niveau du mécanisme et du spiritualisme. Mais on y trouve aussi des programmes plus radicaux encore : le biologisme et même le physicalisme [2] - dans le cadre des ontologies mécanistes. Qu'il ne s'agit pas chez Marx d'une détermination absolue par l'économique - d'un économisme et, donc, d'un réductionnisme de type mécaniste - est prouvé, d'une part, par les formulations mêmes du principe de la dépendance. D'autre part c'est prouvé par le rôle que l'analyse de Marx ne manque pas, bien au contraire, d'accorder aux systèmes, conditions ou 'instances' de la superstructure - rôle dont la condition logique de possibilité réside, bien entendu, dans le postulat de l'autonomie relative de ces systèmes, conditions, ou 'instances' superstructurels (le juridique, le politique et l'idéologique).

En effet, Marx énonce cette détermination en ayant soin de marquer son caractère non absolu. Il dira ainsi que l'économique 'conditionne,' ou 'conditionne en général,' ou (Engels) 'détermine en dernière instance.' Ce qui ne semble pas avoir été suffisant du moment qu'Engels se sent obligé d'écrire :


C'est Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes donnent plus de poids qu'il ne lui est dû au côté économique. Face à nos adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu ni l'occasion de donner leur place aux autres facteurs qui participent à l'action réciproque (Marx, Engels, 1976, tome II : 537).


Certes, s'il est clair que cette dépendance n'est pas absolue, le type de détermination qu'elle implique n'apparaît pas, loin de là, en toute clarté dans ces formulations. Qu'est-ce exactement la détermination 'en dernière instance,' ou le 'conditionnement' par l'économique ? L'imprécision de ces formulations ne gêne pas seulement ceux qui s'efforceraient de 'structuraliser' le marxisme : le type de détermination, ou la forme de la légalité, ou l'espèce de causalité postulé doit [554] toujours être nettement identifié pour que le rapport dont il est question soit pleinement intelligible.

En fait, deux problèmes se trouvent soulevés dans cette question : celui de la forme de la détermination, et celui de sa localisation précise. En effet, l'imprécision relative de ces formulations du principe vient de ce qu'on ne sait pas exactement ni quelle est la 'logique' de la relation postulée, ni quels sont les termes de cette relation - ce qu'elle met exactement en rapport. D'une part, le spectre des catégories de la détermination est vaste et comprend des formes aussi diverses que la détermination causale, la détermination mécanique, la détermination statistique, la détermination structurelle, la détermination téléologique, l'interaction, etc. Pour que le rapport dont il est question soit pleinement intelligible il faut donc pouvoir identifier la forme propre à la détermination postulée. Mais, d'autre part, il faut préciser aussi sur quoi elle s'applique et à partir de quoi, les notions d’’économique' (ou 'infrastructure') et de 'superstructure' étant encore trop vastes ou générales. On verra, par ailleurs, que cette précision est capitale pour démarquer le marxisme d'une certaine forme mécaniste de réductionnisme.

La question de la forme de la détermination par l'économique est pensée dans la théorie marxiste comme 'interaction' ou, plus exactement, comme 'action en retour' de la superstructure sur l'infrastructure. Il s'agit d'une logique complexe car cette interaction n'est pas concevable comme une suite simple de déterminations causales dans laquelle le conséquent (l’’effet') réagirait sur l'antécédent (la 'cause') (interaction de type mécanique). Elle n'est pas non plus concevable sous la forme d'une rétroaction ('feedback') même si cette forme semble plus adéquate à un système complexe comportant des sous-systèmes de différent niveau. [3] Car dans la théorie marxiste il s'agirait, d'une part, d'une interaction qui modifie la nature même des termes de la relation lors de leur rapport et d'autre part, qui a toujours lieu dans un tout ('système') qui n'est pas indifférent, bien au contraire, à ces processus d'interaction. [4] Si la première caractéristique exclut du concept marxiste de la détermination toute notion de type mécaniste (y compris dans sa version cybernétique chère aujourd'hui au systémisme), la deuxième caractéristique y introduit la composante structurelle ou totaliste. Afin de rendre visible cette catégorie marxiste de la détermination par l'économique, nous pourrions représenter de la façon suivante quelques formes possibles de la détermination (voir Figure 2).

Cette composante structurelle ou totaliste de la catégorie marxiste de la détermination (par l'économique) renvoie, bien entendu, à l'idée centrale de 'système.' Or, le système n'est jamais pensé comme un tout homogène mais comme une structure complexe à dominance. [5] C'est alors que la question du rapport entre détermination et dominance peut et doit être posée. Cette question ne peut cependant être discutée sans préciser préalablement sur quoi S'applique la détermination et à partir de quoi - les notions d’’économique' ou 'infrastructure', et de 'superstructure' étant, comme nous l'avons déjà signalé, trop générales.


La forme de l'économique
et la notion de dominance


Comme on le sait, la théorie marxiste conçoit l'économique (ou 'infrastructure') comme un niveau (de la réalité sociale), ou système (d'éléments), ou structure (de rapports) complexe dont les 'facteurs' décisifs sont les forces productives et les [555] rapports de production. La complexité de ce système vient de l'entrecroisement d'une double dimension analytique : d'une part, ces 'facteurs' constituent, chacun, des systèmes puisque la construction de leur concept appelle d'autres facteurs (et leur rapport) ; d'autre part, l'analyse du rapport entre forces productives et rapports de production exige celle des conditions de la reproduction de ce rapport. L'importance théorique de cette dernière dimension réside dans le fait qu'une telle analyse fait appel à des facteurs autres qu'économiques et dévoile ainsi le caractère 'social' des rapports de production et non pas seulement économique.

Figure 2. Formes de la détermination.



Ces systèmes - et c'est le point qu'il nous importe de souligner - sont conçus comme ayant, chacun, une structure à dominance. En effet, si dans le système forces productives/ rapports de production ce sont ces derniers qui sont censés occuper la place dominante, dans le système même des forces productives ce sont les moyens de travail qui occupent la position dominante, tout comme dans le système des rapports de production c'est le propriétaire qui, selon la théorie, détient la position dominante. Représentons cette situation dans un schéma comportant aussi les relations existant entre les différents facteurs des systèmes imbriqués de l'économique (les facteurs encerclés sont ceux qui occupent, dans chaque système, la position dominante) (voir Figure 3)

Or, comment comprendre cette notion de 'position dominante' ? Pour répondre à cette question, il ne suffit pas de repérer toutes les citations, références ou allusions qui, dans les analyses de Marx, concernent réellement ou éventuellement le problème de la dominance : il faut que, dans sa réponse, la théorie 'tienne,' c'est-à-dire reste au moins relativement précise, d'une cohérence satisfaisante et toujours féconde. En ce qui concerne la dominance au niveau de l'instance économique, il semble bien que la notion de position dominante renvoie à celle d'un effet induit par le facteur dominant sur la forme ou la structure du système auquel il appartient. Ainsi, affirmer que les moyens de travail occupent une position dominante au sein des forces productives voudrait dire que seules les modifications ou transformations dans ces moyens sont susceptibles de provoquer [556] des modifications ou des transformations dans la forme ou la structure des forces productives. Voici la façon dont Marx exprime cette idée :


Les débris des anciens moyens de travail ont pour l'étude des formes économiques des sociétés disparues, la même importance que la structure des os fossiles pour la connaissance de l'organisation des races éteintes. Ce qui distingue une époque économique d'une autre, c'est moins ce que l'on fabrique, que la manière de fabriquer, les moyens de travail par lesquels on fabrique. Les moyens de travail sont les gradimètres du développement du travailleur, et les exposants des rapports sociaux dans lesquels il travaille (1950), tome 1 : 182-183)


Figure 3. Système de l'économique.



Certes, il s'agit de la dominance à l'intérieur du seul système des forces productives. Or, comme on le sait, c'est la thèse de la dominance des rapports de production sur les forces productives qui démarque le marxisme de tout économisme et, particulièrement, de tout technologisme. En effet, le technologisme [557] fait des moyens de travail le facteur dominant non seulement au sein des forces productives mais aussi au sein de l'économique, voire du mode de production dans son ensemble.

Mais la question de la dominance au niveau du mode de production (ou de la formation sociale [6]) comporte un aspect particulier et tout-à-fait décisif : c'est qu'à ce niveau, en plus de la dominance nous rencontrons la détermination par l'économique. Le problème se pose donc à ce niveau, et à ce niveau seulement, du rapport entre détermination et dominance. Pour examiner ce problème, nous disposons de quelques précisions essentielles. Nous savons, en effet, que l'économique (ou 'infrastructure') est un système complexe dans lequel les rapports de production occupent la place dominante. Nous pouvons en déduire que dans l'analyse des effets de la détermination par l'économique, la forme des rapports de production ne sera pas négligeable. Et, en effet, la théorie nous permet d'affirmer que dans sa détermination, l'économique se règle sur la forme des rapports de production. Il s'agit, comme nous le verrons, d'une affirmation capitale.


Infrastructure et superstructure,
détermination et dominance


La détermination par l'économique s'exerce, avons-nous dit, sur la superstructure. Mais la superstructure comporte une pluralité de 'systèmes' ou 'instances' : politique, juridique, idéologique. D'autre part, ces systèmes ou instances composent, avec l'économique, une structure générale que la théorie doit concevoir sous la forme de structure à dominance : c'est le 'mode de production' (ou la 'formation sociale') - forme de théorisation et concept marxiste du niveau socio-culturel.

À différence de ce qui avait été observé dans l'économique - et dans ses sous-systèmes - dans cette structure générale, la position dominante ne revient pas, en permanence, à un 'facteur' de la structure générale, c'est-à-dire à un système ou instance particulier : à ce niveau du mode de production (ou de la formation sociale) la position dominante se déplace, pour ainsi dire, d'une instance à l'autre. Comment expliquer ce déplacement ou, en d'autres termes, comment expliquer que ce soit parfois une instance, parfois une autre qui se trouve dans une position dominante ? La théorie avancera la réponse suivante : c'est par une analyse de l'économique que l'on pourra expliquer la dominance d'une instance ; plus encore, la détermination par l'économique ne consiste peut-être, que justement dans la détermination de la dominance, dans l'attribution à une instance particulière du rôle dominant. Bien entendu, dans cette détermination de la dominance la forme des rapports de production deviendra l'élément décisif. Cette réponse a été élaborée par E. Balibar dans l'important travail 'Sur les concepts fondamentaux du matérialisme historique' (Althusser, Balibar, Establet, 1965, tome II. spéc. 212-22). Rappelons l'essentiel de cette élaboration.

Le problème à résoudre est posé dans les termes suivants : comment un mode spécifique de production détermine-t-il les rapports qu'entretiennent entre elles les diverses instances de la structure, c'est-à-dire finalement l'articulation de cette structure ? Et la solution du problème est cherchée dans une comparaison du mode de production féodal et du mode de production capitaliste à propos de la question de la rente foncière.

[558] Et, en effet, qu'est-ce que cette comparaison montre ? Dans le cas du mode de production féodal - et c'est Marx qui parle –


... le producteur direct possède... ses propres moyens de production, les moyens matériels nécessaires pour réaliser son travail et produire ses moyens de subsistance. Il pratique de façon autonome la culture de son champ et l'industrie rurale domestique qui s'y rattache... . Dans ces conditions, il faut des raisons extra-économiques, de quelque nature qu'elles soient, pour les obliger à effectuer du travail pour le compte du propriétaire foncier en titre.


Et Marx ajoute :


Cette forme économique spécifique dans laquelle du surtravail non payé est extorqué aux producteurs directs, détermine le rapport de dépendance, tel qu'il découle directement de la production elle-même, et réagit à son tour de façon déterminante sur celle-ci (1950, tome III : 171-172- C'est nous qui soulignons. R.M.).


À ce niveau, le mode de production féodal se caractériserait donc par une disjonction dans le temps et dans l'espace de deux procès, celui du travail et celui du surtravail. Or, ce ne serait pas le cas dans le mode de production capitaliste. En effet, dans ce mode la coïncidence dans le temps et dans l'espace des deux procès constituerait un caractère intrinsèque du mode de production ayant pour effet décisif des formes directement économiques d'appropriation du surproduit - ce qui impliquerait notamment que, a ce niveau, l'État n'y intervient pas, l'intervention de l'État s'exerçant plutôt au niveau des conditions non-économiques de l'appropriation du surproduit. Ce qui permet à Balibar de conclure :


Je pense qu'on peut ainsi tirer de ce texte, l'un des plus détaillés, le principe, explicitement présent chez Marx, d'une définition de la détermination en dernière instance par l'économique. Dans des structures différentes, l'économie est déterminante en ce qu'elle détermine celle des instances de la structure sociale qui occupe la place déterminante. (Nous dirions : 'dominante'. R.M.). Non pas rapport simple, mais rapport de rapports ; non pas causalité transitive, mais causalité structurale (Althusser, Balibar, Establet, 1965, tome II : 221).


De cette élaboration, nous devons retenir les points suivants : 1/ au niveau du mode de production (ou de la formation sociale), la place dominante n'est pas occupée en permanence par une instance : il y a déplacement de la dominance ; 2/ la dominance est repérée, sinon définie à partir de la forme d'appropriation du surproduit - laquelle est en rapport direct avec la forme des rapports de production ; 3/ la forme d'appropriation du surproduit entraîne une articulation spécifique de la structure du mode de production (ou de la formation sociale).

S'il en est ainsi, une conséquence de la plus grande importance s'ensuit. En effet, il devient possible de catégoriser tout mode de production (et toute formation sociale) suivant la forme d'extraction du surproduit, donc suivant le type d'articulation des instances, donc suivant la coïncidence ou la disjonction entre détermination et dominance, bref selon que l'économique occupe en même temps [559] la place déterminante et la place dominante ou que, par son effet propre, il détermine sa propre non-dominance. Nous verrons plus tard que l'idée d'une telle catégorisation n'est pas suggérée par la seule théorie marxiste, bien au contraire elle traverse, sous des formes diverses, et comme un leitmotiv presque obessionnel, la plupart des théories construites dans le cadre de la discipline dite sociologique. Mais, avant tout, il nous faut discuter une objection formulée à cette réponse élaborée par Balibar.

Dans un texte remarquable et fort amusant, Maurice Lagueux s'interroge sur l'utilité d'insister sur le rapport des instances et, plus particulièrement, sur la correction de l'argument sur lequel se fonde la définition de la détermination en dernière instance par l'économique, comme détermination de la dominance (1974). Bien que ce soit cette dernière question qui accapare l'attention de l'auteur, l'article commence par ramener la thèse marxiste des conditions matérielles au simple principe de la compatibilité nécessaire des conditions matérielles et culturelles, voire même à un rappel de bon sens sur la nécessité des conditions matérielles (1974 : 707). En d'autres termes, cette thèse est perçue comme un présupposé 'naturel' et non pas comme une idée directrice théorique et méthodologique. En vertu de cette réduction, le problème du rapport des instances qui n'est, finalement, que le problème de la forme de la détermination par l'économique au niveau du mode de production apparaît dès le début non pas comme un problème crucial posé par la théorie elle-même mais comme un problème dérivé résultant d'une interprétation de la théorie - et des seuls besoins de cette interprétation (l'interprétation 'structuraliste'). Or, toute l'oeuvre de Marx et tous les travaux réalisés dans une perspective marxiste montrent à l'évidence que la thèse des conditions matérielles n'agit pratiquement nullement comme un postulat de compatibilité, encore moins comme un simple rappel de bon sens. Si Marx délaisse la recherche philosophique pour entreprendre l'analyse économique monumentale du Capital ce n'est pas, certainement, parce qu'il conçoit les formes économiques d'une façon aussi restreinte. Mais du moment où la thèse est conçue au sens fort, c'est-à-dire qu'elle devient principe pratique dans la théorie et la méthodologie, la question de sa signification exacte revête une importance cruciale. Ce n'est donc pas le moindre mérite de Balibar d'avoir essayé d'élucider cette question.

Nous avons vu que c'est sur la base d'une analyse des formes différentielles de l'appropriation du surproduit dans les modes de production féodal et capitaliste que la définition de la détermination par l'économique est formulée. Or, qu'est-ce qui pourrait expliquer ces formes différentielles ? Pour Lagueux, il s'agit du niveau de développement des forces productives :


Ce qui dans le mode de production capitaliste permettrait à l'instance économique d'exercer le rôle dominant, c'est qu'en régime capitaliste, les forces productives mises en oeuvre sont telles que le travailleur ne peut en aucune façon s'approprier les moyens de production qu'il doit utiliser pour produire. Il est donc à la merci du capitaliste qui peut l'exploiter par le simple jeu des rapports économiques. Par contre, si dans le mode de production féodale l'instance politique paraît occuper le rôle dominant, c'est qu'en régime féodal les forces productives, moins développées, sont telles que le simple travailleur peut parfaitement s'approprier la bêche ou le marteau et même la charrue ou le métier à tisser qui constituent l'essentiel de ses moyens de production, de sorte qu'il [560] pourrait aisément se passer de la classe féodale dominante si celle-ci, pour lui arracher néanmoins le produit de son surtravail, ne se résolvait à déployer sa force militaire et politique et à institutionnaliser le servage, toutes choses qui se situent au niveau de l'instance politique (1974 : 709)


Et Lagueux de conclure :


Bref l'essentiel de l'argument dans la mesure où il prétend expliquer le déplacement de la dominance tient à l'incapacité structurale où l'on se trouve, dans les régimes précapitalistes, de s'imposer économiquement..., et cette incapacité est due au faible développement des forces productives (1974 : 710).


Pour montrer la faille de l'argument sur lequel repose la définition de la détermination par l'économique comme détermination de la forme de la dominance - voire son caractère absurde - Lagueux essaie d'appliquer la 'logique' de cet argument à une situation bien différente : celle des rapports de force entre équipes nationales de hockey. il lui suffit alors de formuler la question dans ces termes pour obtenir l'effet loufoque cherché :


Cette faille sauterait vite aux yeux si devant l'incapacité grandissante d'une équipe formée des meilleurs joueurs de hockey du Canada à s'affirmer vraiment devant des adversaires soviétiques, des partisans canadiens, dont on connaît la pieuse ferveur à l'égard de leur sport national, cherchaient à se consoler en assurant que même si les Soviétiques ou encore les Suédois parvenaient à occuper provisoirement la position dominante dans ce sport, ce serait néanmoins les Canadiens qui en dernière instance auraient déterminé lequel de ces trois pays devait être appelé à occuper cette position, puisque c'est leur incapacité à l'occuper eux-mêmes - dont on pourrait aisément rendre compte à partir d'une analyse structurale de l'évolution récente du hockey au Canada - qui requiert que cette position soit occupée par un autre pays (1974 : 711).


Ce qui, en effet, saute alors aux yeux c'est que l'incapacité - ou l'impuissance - relative des Canadiens (de l'économique) peut bien expliquer en partie le succès de ses adversaires (la dominance d'une instance autre que l'économique) mais ne peut évidemment parvenir en aucune façon à déterminer lequel de ces adversaires (des autres instances) est appelé à occuper la place dominante. Ce qui semblerait pour Lagueux confirmé par le fait que Marx lui-même paraît incapable de dire si c'est le politique ou l'idéologique qui dans le mode de production féodal occupe la position dominante. Et Lagueux ajoute, par ailleurs, que rien n'empêcherait les apologètes éventuels de la priorité d'une autre instance d'utiliser le même argument - comme si, mutatis mutandis, des partisans Soviétiques affirmaient que c'est au contraire leurs favoris qui en dernière instance déterminent quelle équipe doit occuper la position dominante puisque c'est leur incapacité toute provisoire ... etc. Ce qui montrerait que l'argument n'en est pas vraiment un puisqu'il s'appliquerait indifféremment à un terme et à son contraire.

Laissons de côté cette dernière objection : elle n'en est pas vraiment une puisque, comme nous l'avons vu, la thèse de la priorité des conditions matérielles est un postulat, une thèse philosophique au sens strict, l'énoncé d'une position [561] matérialiste, et rien n'empêche, effectivement, de soutenir une position idéaliste. L'objection réelle vise la portée explicative de l'argument, le fait que du constat d'une incapacité ou impuissance il est impossible de déduire une capacité ou un pouvoir. Or, cette objection se fonde intégralement sur la corrélation supposée entre l'incapacité de s'imposer économiquement et le faible développement des forces productives - ou entre la capacité de s'imposer économiquement et un grand développement des forces productives. En effet, selon Lagueux, le faible développement des forces productives rendrait possible 'tant l'appropriation réelle par le travailleur de ses instruments de travail ... que la production successive et séparée des produits du travail nécessaire et du surtravail.' En d'autres termes, ce serait le caractère artisanal de la production qui, d'après l'argument de Balibar, expliquerait la nécessité de raisons extra-économiques pour l'appropriation du surproduit en régime féodal tandis que la forme directement économique d'appropriation du surproduit en régime capitaliste découlerait du caractère 'industriel' de la production. Or, non seulement une telle corrélation ne semble nullement présupposée dans l'argument de Balibar, elle renvoie encore à une thèse inacceptable dans la théorie marxiste : la thèse de la dominance des forces productives sur les rapports de production.

En fait, l'argument de Balibar repose intégralement sur un texte du Capital ou Marx affirme :


... il est évident que dans toutes les formes où le producteur direct reste le 'possesseur' des moyens de production et des moyens de travail nécessaires pour produire ses propres moyens de subsistance, le rapport de propriété doit fatalement se manifester simultanément comme un rapport de maître à serviteur ; le producteur immédiat n'est donc pas libre ; mais cette dépendance peut s'amenuiser depuis le servage avec obligation de corvée jusqu'au paiement d'une simple redevance. Nous supposons que le producteur direct possède ici ses propres moyens de production, les moyens matériels nécessaires pour réaliser son travail et produire ses moyens de subsistance. Il pratique de façon autonome la culture de son champ et l'industrie rurale domestique qui s'y rattache.... Dans ces conditions, il faut des raisons extra-économiques, de quelque nature qu'elles soient, pour les obliger à effectuer du travail pour le compte du propriétaire foncier en titre ... (1950, tome III : 171-172. C'est nous qui soulignons. R.M.).


Nulle part dans ce texte il n'est question du degré de développement des forces productives comme principe explicatif de la présence de 'raisons extra-économiques' mais bien, et très exactement, de la possession des moyens de production. Certes, allusion est faite dans ce texte au niveau des forces productives (l'autonomie du producteur direct du point de vue du procès de travail, c'est-à-dire, pour ce mode, caractère artisanal du travail) mais ce qui est décisif, c'est bien le rapport aux moyens de production. Et pour cause car, comme nous l'avons vu, au sein de l'instance économique, ce sont les rapports de production - dont l'indice est la forme de la possession des moyens de production - qui sont dominants, et non pas les forces productives. Bien entendu, ce n'est pas le seul texte de Marx où ce rapport aux moyens de production apparaît comme principe explicatif : cette idée maîtresse se trouve aussi lorsqu'il est question des 'raisons extra-économiques' dans l'antiquité, ou dans le mode de production dit 'asiatique' :

[562]


Ce qui est clair, c'est que ni le premier (le moyen-âge) ne pouvait vivre du catholicisme, ni la seconde (l'antiquité) de la politique. Les conditions économiques d'alors expliquent au contraire pourquoi là le catholicisme et ici la politique jouaient le rôle principal. La moindre connaissance de l'histoire de la République romaine, par exemple, fait voir que le secret de cette histoire, c'est l'histoire de la propriété foncière (1950, tome I : 93. C'est nous qui soulignons. R.M.).

Dans la plupart des formes fondamentales asiatiques, l'unité qui les rassemble siégeant au-dessus de toutes ces petites communautés apparaît comme le propriétaire suprême, ou comme le seul propriétaire, et les communautés réelles seulement comme possesseurs héréditaires. ... Le surproduit... appartient ainsi de lui-même à cette unité supérieure... (Cité in Althusser, Balibar, Establet, 1965, tome II : 214).


On ne pourrait pas dire non plus que si ce n'est pas Marx, ce serait pourtant Balibar qui ferait du niveau de développement des forces productives le principe explicatif de la dominance de conditions extra-économiques : non seulement une telle idée ne se trouve pas dans le texte en question, encore elle ne pourrait pas s'y trouver étant donné la marque 'structuraliste' de celui-ci. En fait, l'insistance de Balibar porte sur la disjonction dans le temps et dans l'espace des deux procès du travail et du surtravail qui serait propre au mode de production féodal - lorsqu'on le compare au mode de production capitaliste à ce respect. Faire du niveau de développement des forces productives le principe explicatif de ce phénomène reviendrait à pratiquer une analyse de type génétique ou historiciste incompatible avec celle réalisée par Balibar dans ce texte.

Si le phénomène de déplacement de la dominance renvoie non pas au niveau de développement des forces productives mais au rapport aux moyens de production et, plus particulièrement, à la forme d'appropriation du surproduit, alors ce déplacement ne tient pas à une incapacité - ou capacité - structurelle et l'objection formulée par Lagueux s'avère non pertinente puisque fondée sur une interprétation inacceptable de l'argument marxiste. Mais même si cette interprétation était acceptable, il s'ensuivrait une conséquence théoriquement redoutable : le niveau de développement atteint par les forces productives dans le mode de production capitaliste rendrait à jamais impossible une dominance autre qu'économique - à moins d'une catastrophe universelle naturelle ou militaire. Or, une telle hypothèse empêcherait de saisir dans leur spécificité des modes de production autres que le mode de production capitaliste et qui peuvent succéder celui-ci. Par exemple, elle pourrait empêcher de saisir le rôle du politique ou de l'idéologique dans l'articulation d'un mode de production de type socialiste - pourtant concevable comme mode de production à fort développement des forces productives ; ou le rôle du politique ou de l'idéologique dans l'appropriation du surproduit dans un mode de production caractérisé par la forme collective de la propriété et la nature 'privée' de la possession (ou du contrôle) des moyens de production.

Plus important encore, situer la question des formes d'appropriation du surproduit sur son terrain propre, à savoir les rapports sociaux de production - dont, répétons-le, la possession des moyens de production est l'indice - oblige à examiner cette question en termes de luttes de classes et de leur répercussion sur les mécanismes spécifiques d'appropriation du surproduit. Il devient même ainsi [563] possible d'avancer l'hypothèse d'une réapparition historique de 'sociétés militaires' - et, donc, à dominance du politique - dans des formations sociales de type capitaliste, à la suite d'un développement tel de la lutte des classes que l'appropriation directement et exclusivement économique du surproduit soit rendue impossible.

Nous étudierons cette hypothèse dans un autre travail. Il nous faut maintenant examiner le problème de savoir si le rapport aux moyens de production permet de déterminer laquelle des instances est appelée à occuper la place dominante. Car, comme Lagueux l'a bien noté, le flottement est, à cet égard, visible dans les analyses marxistes du mode de production féodale : tantôt c'est l'idéologique qui semble dominant (Marx), tantôt le politique (Balibar), tantôt le juridique (P. Vilar). Comment résoudre ce problème ?

Nous devons remarquer, d'abord, que la définition de la détermination par l'économique peut se présenter sous la forme d'une thèse forte ou d'une thèse faible. C'est sous ces deux formes qu'elle apparaît, par ailleurs, chez Marx lui-même : 'Les conditions économiques d'alors expliquent ... pourquoi là (au moyen âge) le catholicisme et ici (à l'antiquité) le politique jouaient le rôle principal.' 'Dans ces conditions (conditions qui définissent la relation de maître à serviteur), il faut des raisons extra-économiques, de quelque nature qu'elles soient... .

Dans le premier cas, l'analyse de l'infrastructure devrait pouvoir expliquer laquelle des instances est dominante tandis que dans le deuxième cas elle devrait pouvoir expliquer que la superstructure soit dominante. Il va sans dire que le pouvoir explicatif d'une thèse forte serait autrement plus considérable que celui de sa version faible, mais tout semble indiquer que le développement de la théorie ne fournit pas encore d'instruments pour travailler pratiquement avec une thèse forte. Ce développement de la théorie devrait provenir sans doute d'analyses rigoureuses et approfondies de modes de production autres que le mode de production capitaliste et, tout particulièrement, de modes de production précapitalistes historiquement dominants. Pourrait-on cependant dire que, tant que ce travail ne sera pas effectué, cette thèse dans sa version faible manque d'intérêt ? Plus exactement, pourrait-on affirmer qu'ainsi formulée elle n'a aucun pouvoir explicatif ? Il nous semble que, bien au contraire, dans sa version faible cette thèse non seulement propose un 'modèle' conceptuel pour la compréhension de deux types radicalement différents de société, elle rejoint même en ceci une idée qui sous-tend, d'une manière ou d'une autre, presque toute la réflexion sociologique.


Sociétés capitalistes et sociétés pré-capitalistes :
les 'modèles' sociologiques


Si la forme d'appropriation du surproduit entraîne une articulation spécifique de la structure d'un mode de production, et si cette forme d'appropriation peut être soit directement économique, soit une forme faisant nécessairement appel à des 'raisons extra-économiques', alors nous pouvons en conclure qu'il est possible de distinguer deux grands types d'articulation structurelle dans les modes de production et, par la suite, deux grands types de sociétés suivant ces deux formes d'appropriation du surproduit. Mais puisque l'économique occupe toujours la place [564] déterminante, et que sa détermination est définie comme détermination de la forme d'appropriation du surproduit, donc de la forme de la dominance, ces deux grands types d'articulation structurelle et, par la suite, de sociétés renvoient à la coïncidence ou à la disjonction entre détermination et dominance ou, en d'autres termes, au fait que l'économique occupe en même temps la place déterminante et la place dominante ou que, par son effet propre, il détermine sa propre non-dominance. Puisque seul le mode de production capitaliste semble présenter cette coïncidence, ou être le seul mode dans lequel la forme d'appropriation du surproduit est directement économique, alors il est possible de distinguer parmi les modes de production connus deux grands types de modes de production et, par la suite, de sociétés : les sociétés capitalistes et les sociétés non-capitalistes, tout particulièrement pré-capitalistes. L'analyse des sociétés capitalistes devient alors cruciale pour repérer les traits distinctifs des deux types de sociétés ou, en d'autres termes, pour construire le 'modèle' conceptuel permettant la compréhension de leurs différences.

Reprenons, ne serait-ce que dans ses grandes lignes, la question des formes différentielles d'appropriation du surproduit dans le mode de production capitaliste et dans le mode de production féodal. Nous avons vu que ces formes différentielles d'appropriation renvoient à des différences dans le rapport du travail au surtravail : dans le cas du mode de production capitaliste il y a coïncidence dans l'espace et dans le temps des procès de travail et de surtravail, dans le cas du mode de production féodal il y a non-coïncidence ou disjonction de ces deux procès. Marx commente cette dernière situation dans les termes suivants :


En ce qui concerne la plus simple et la plus primitive des formes de rente, la rente en travail, il est clair qu'elle est ici la forme primitive de la plus-value et qu'elle coïncide avec elle. De plus, la coïncidence de la plus-value avec le travail non-payé d'autrui ne nécessite aucune analyse, puisqu'elle est encore concrètement visible, le travail que le producteur direct effectue pour lui-même étant encore séparé, dans l'espace et dans le temps, de celui qu'il fournit au propriétaire foncier : ce dernier travail apparaît directement sous la forme brutale de travail forcé pour le compte d'un tiers (1950, tome III : 172).


Bien entendu, c'est à nous que cette forme de la plus-value se présente comme une forme 'concrètement visible', que le surtravail apparaît 'directement' comme un travail 'forcé', et que l'appropriation de ce surtravail revêt un caractère 'brutal' : l'effet des conditions idéologiques appuyées sur, et renforcées par, l'ordre juridique médiéval est, justement, de présenter différemment cette situation, concrètement comme le produit d'une relation de dépendance personnelle de droit, instaurée par la divinité. Ces conditions idéologico-juridiques constituent non seulement des conditions subjectives (des formes de conscience) mais aussi et surtout des conditions objectives, c'est-à-dire le fondement même d'un certain type de pouvoir. D'où leur place dominante. [7]

Quelle est la situation en régime capitaliste ? La plus-value est créée par le producteur direct au cours même de son travail nécessaire mais, du fait de la propriété capitaliste des moyens de production, cette production apparaît comme l'oeuvre du capital lui-même. A la différence de cette forme 'primitive' de plus-value qu'est la rente en travail, la plus-value capitaliste se présente cachée, [565] mystifiée par un rapport social - qui prend à son tour la forme d'un rapport entre choses, et dont l'appropriation par le capitaliste ne revêt pas directement ou nécessairement un caractère brutal du moment qu'elle a lieu au cours même du procès de travail nécessaire. Marx fait référence à ce phénomène dans les termes suivants :


Parce que la force sociale du travail ne coûte rien au capital, et que, d'un autre côté, le salarié ne la développe que lorsque son travail appartient au capital, elle semble être une force dont le capital est doué par nature, une force productive qui lui est immanente (1950, tome II : 26. C'est nous qui soulignons. R.M.).


Cette mystification ou 'fétichisation' est directement liée à la forme marchande du rapport de production, c'est-à-dire à sa forme immédiatement économique. D'où la coïncidence entre détermination et dominance de l'économique et, du même coup, la forme radicalement nouvelle de pouvoir et de domination sociale qu'exhibent les sociétés à dominance du mode de production capitaliste. Nous trouvons chez Habermas une description particulièrement éclairante de la nouveauté de cette situation :


(le capitalisme) offre une légitimation de la domination qui ne descend plus du Ciel de la tradition culturelle mais peut être établie sur la base du travail social. L'institution du marché, où des propriétaires privés échangent des marchandises, jusques et y compris le marché où des personnes privées dépourvues de propriété échangent pour toute marchandise leur force de travail, promet la justice de l'équivalence dans les relations d'échange... . Mais ici le principe de réciprocité est dès lors le principe d'organisation du processus social de production et de reproduction lui-même. C'est pourquoi le pouvoir politique peut être désormais légitimé 'par le bas', et non plus seulement 'par le haut' (en se réclamant d'une tradition culturelle)... . Ce n'est qu'avec le mode de production capitaliste que la légitimation du cadre institutionnel peut être directement liée au travail social... . Le cadre institutionnel de la société n'est que médiatement politique ; immédiatement, il est économique... (1973 : 30-31)


Si le mode de production capitaliste est le seul qui présente cette caractéristique fondamentale, alors il se démarque décisivement de tout autre mode de production. La distinction entre sociétés capitalistes et sociétés non-capitalistes renvoie ainsi à une théorie du fonctionnement différentiel de deux grands types de sociétés - théorie dans laquelle la définition de la détermination par l'économique comme détermination de la forme de la dominance joue, comme nous pouvons le voir maintenant, un rôle capital.

Ce 'fonctionnement' différentiel n'a pas été, en tant que tel, examiné en profondeur par Marx dont l'intérêt s'est porté vers l'analyse et la compréhension du seul mode de production capitaliste - suivant, par ailleurs, une méthode qui n'a rien a voir avec ce qu'on appelle la comparaison inter-sociétale. Ses remarques sur les modes de production pré-capitalistes ne servent généralement qu'à illustrer ou rendre plus précises des propositions concernant la structure et le fonctionnement du mode de production capitaliste. [8] C'est dans le cadre de la réflexion sociologique, c'est-à-dire des idéologiques théoriques d'un nouveau type qu'engendrent surtout [566] à partir du XIXème siècle les sociétés situées au centre du système mondial capitaliste que nous rencontrons de véritables théories du fonctionnement différentiel de deux grands types de sociétés. Il suffit d'un survol de la littérature sociologique depuis les 'pères fondateurs' du XIXème siècle - et même avant, depuis des philosophes du XVIIIème siècle - jusqu'aujourd'hui pour voir jusqu'à quel point l'obsession d'une classification dichotomique de sociétés la traverse.

Ces classifications ne constituent pas des sous-produits à usage purement instrumental ou à fonction plutôt illustrative de théories construites sur des énoncés logiquement indépendants. Au contraire, ces classifications se trouvent à la base même des théories sociologiques en ce sens précis qu'elles fournissent le cadre conceptuel dans lequel ces théories développent leurs énoncés. En fait, toute la problématique sociologique se laisse organiser dans un tableau d'oppositions correspondant, chacune, à des caractéristiques considérées essentielles dans la perception de deux grands types de sociétés - et ayant, par là même, un rôle explicatif décisif dans la théorie correspondante. (Voir tableau I.) On dirait que les sociétés capitalistes ne se sont théoriquement pensées que dans leur différence surtout avec les sociétés de type féodal et, plus généralement, avec toutes celles qui les ont précédées. Et pour cause, car le propre de la plupart, sinon de toutes ces constructions théoriques, est qu'elles aboutissent, d'une manière ou d'une autre, à fonder un jugement de valeur : ces classifications comportent toujours d'une manière explicite ou implicite une hiérarchie dans laquelle la société capitaliste peut reconnaître la forme et la raison de son excellence.

Tableau I.

Sociétés pré-capitalistes et capitalistes *

Sociétés pré-capitalistes

Sociétés capitalistes


- religieuses ou théologiques


- 'positives' ou scientifiques

- militaires

- industrielles

- traditionnelles

- modernes

- folk

- séculaires

- avec faible division du travail

- avec grande division du travail

- à solidarité 'mécanique'

- à solidarité 'organique'

- fondées sur des associations 'naturelles' et sacrées

- fondées sur des associations volontaires et profanes

- à statut

- à contrat

- à condition

- à classe sociale

- caractérisées par des relations de type primaire

- caractérisées par des relations de type secondaire

- à dominance de groupes formels

- à dominance de groupes informels

- caractérisées par des rapports de type communautaire

- caractérisées par des rapports de type 'sociétaire'

- à autorité de type traditionnelle

- à autorité de type bureaucratique

- 'tradition-directed'

- 'inner (or other) directed'

- caractérisées par : l'affectivité ; le particularisme ; la qualité ; la diffusion

- caractérisées par : la neutralité affective ; l'universalisme ; la performance ; la spécificité


Il serait cependant pour le moins naïf d'en conclure que ces constructions (567) idéologiques - ces idéologies théoriques - ne comportent aucun élément de connaissance. Bien au contraire, elles reposent sur une perception essentiellement correcte de leur objet. Il ne pourrait pas en être autrement si elles ont une fonction qui n'est pas simplement et exclusivement mystificatrice mais leur permet d'intervenir aussi dans la production d'une technologie sociale, voire d'une politique scientificisée. C'est la raison pour laquelle l'analyse critique de ces constructions doit repérer les éléments de connaissance qu'elles comportent nécessairement pour examiner ensuite le mécanisme qui permet de déclencher, à partir de ces éléments, un effet strictement mystificateur. Prenons comme exemple le 'modèle' construit par Tönnies.


Le 'modèle' de Tönnies :
'communauté' et 'société'


Lorsque, en 1887, Ferdinand Tönnies publie son ouvrage le plus connu et le plus important Communauté et société, Catégories fondamentales de la sociologie pure (1944), sa classification des sociétés non seulement était précédée par celles de Comte et de Spencer mais encore influencée fortement par des conceptions du XVIIIème siècle - en particulier, par celle de Thomas Hobbes. La classification de Tönnies a résumé et organisé des aspects essentiels des considérations précédentes et servi comme point de départ pour la construction de plusieurs autres classifications : voici pourquoi nous la choisissons comme exemple.

Selon Tönnies, il y a deux types de sociétés dont les oppositions peuvent s'organiser suivant un certain nombre de caractéristiques sociales. Cette organisation est visible dans le tableau suivant (Martindale, 1967 : 84).

Tableau II.

Types de sociétés chez Tönnies

Caractéristiques sociales

Types de sociétés

Communauté

Société

Relations sociales dominantes

Association

Échange

Parenté

Calcul rationnel

Rapports de voisinage

Institutions centrales

Loi familiale

État

Famille étendue

Économie capitaliste

L'individu dans l'ordre social

Le moi

La personne

Forme caractéristique de la richesse

La terre

L'argent

Type de loi

Loi familiale

Loi contractuelle

Ordre des institutions

Vie familiale

Vie dans une ville

Vie dans un village rural

Vie rationnelle

Vie dans un bourg

Vie cosmopolite

Type de contrôle social

Entente

Contrat

Folkways et mores

Législation

Religion

Opinion publique


[568] Une analyse, ne serait-ce que sommaire, de ces deux grands types de sociétés permet de voir que ce que Tönnies appelle 'communauté' ('Gemeinschaft') correspond aux sociétés à dominance de modes de production pré-capitalistes et, plus particulièrement, aux sociétés de type féodal. En effet, dans ces sociétés, caractérisées économiquement par l'importance de la terre en tant que moyen de production, par la famille en tant qu'unité de production et de consommation, par une concentration urbaine relativement peu importante, enfin par un faible développement du marché et des relations marchandes, l'articulation de la structure sociale repose, comme nous l'avons vu, sur des conditions qui se situent globalement dans la superstructure - et, plus particulièrement, pour les sociétés féodales, dans les idéologies de type religieux. En ce qui concerne les unités qui répondent à la forme 'société' ('Gesellschaft'), nul besoin d'enquêter sur le mode de production qui y serait dominant : Tönnies lui-même signale comme étant une 'institution centrale' de ces unités l'économie capitaliste.

Comment les sociétés (capitalistes) sont-elles perçues dans cette construction ? Il s'agirait d'unités dont les relations sociales sont marquées par le rapport marchand (l’’échange') et le calcul rationnel - caractéristique essentielle sur laquelle reviendra Max Weber. A la différence de toute autre unité, ce serait dans ces sociétés qu'on trouverait une institution spécifiquement politique, à savoir l'État. Il s'agit il faut le noter, d'une intuition remarquable de Tönnies que de considérer l'État comme une institution centrale à côté de l'économie capitaliste, car cette véritable partition institutionnelle de l'économique et du politique est bien un effet de la forme même de l'économie capitaliste et, plus exactement, de la forme capitaliste d'appropriation du surproduit. Cette intuition de Tönnies que, bien entendu, sa théorie interdit de penser et donc d'expliquer, correspond, en effet, au phénomène que Poulantzas décrit dans les termes suivants :


Dans les modes de production précapitalistes, alors que les producteurs directs étaient séparés de l'objet du travail et des moyens de production dans la relation de propriété économique, ils n'en étaient pas séparés dans la deuxième relation constitutive des rapports de production, la relation de possession. Les producteurs directs (les paysans et les serfs dans le féodalisme, par exemple) étaient 'liés' à ces objets et moyens, conservaient une maîtrise relative du procès de travail et pouvaient mettre en oeuvre ces procès sans l'intervention directe du propriétaire. Ceci avait précisément pour effet ce que Marx désigne comme 'imbrication' étroite ou 'mixité' de l'État et de l'économie : l'exercice de la violence légitime est organiquement impliqué dans les rapports de production... . Dans le capitalisme, les producteurs directs sont totalement dépossédés de leur objet et moyens de travail, en sont séparés non seulement dans la relation de propriété économique mais également dans la relation de possession... . C'est cette structure précise des rapports de production capitalistes qui fait de la forme de travail elle-même une marchandise et qui transforme le surtravail en plus-value. Cette structure donne également lieu, quand aux rapports de l'État et de l'économie, à une séparation relative de l'État et de l'espace économique ... séparation qui est à la base de l'ossature institutionnelle propre à l'État capitaliste... (1978 : 19-20).


Il s'agirait aussi, suivant Tönnies, de sociétés essentiellement urbaines, voire 'internationalisées' ('cosmopolites', dit Tönnies) dont l'ordre légal est de type [569] contractuel (forme de la loi et du contrôle social) et qui, enfin, substitueraient l'opinion publique à la religion en tant que, dirions-nous, 'ciment' de la structure sociale : c'est la substitution de la représentation (idéologique) d'un consensus imposé 'par le haut'  par le 'plus haut' même (par Dieu, le grand Seigneur) - par la représentation (idéologique) d'un consensus imposé 'par le bas' - par le 'plus bas' même (par le 'publique'). [9]

Il nous faudrait encore examiner de près cette forme d'individuation propre aux sociétés (capitalistes) que Tönnies appelle la 'personne' - et qu'il distingue du 'moi' des 'communautés' : nous trouverions encore des intuitions pour l'essentiel correctes. Quel est donc le mécanisme qui déclenche l'effet mystificateur à partir d'intuitions ou de perceptions qui constituent de véritables éléments de connaissance ? Il s'agit, sans doute, d'un mécanisme complexe. Examinons seulement un de ses aspects, celui qui est en rapport direct avec notre problématique.

Demandons-nous d'abord qu'est-ce qui donne cohérence à ces couples opposés qui sont censés retenir les éléments fondamentaux des deux types d'unités, c'est-à-dire ce que Tönnies appelle les 'caractéristiques sociales.' Nous avons vu que la théorie marxiste trouve dans la forme des rapports de production et, plus exactement encore, dans la forme d'appropriation du surproduit, le 'secret' de l'édifice social. Il ne sera pas inutile de transcrire ici cette affirmation cruciale de Marx :


La forme économique spécifique dans laquelle du surtravail non payé est extorqué aux producteurs directs, détermine le rapport de dépendance tel qu'il découle directement de la production elle-même, et réagit à son tour de façon déterminante sur celle-ci. C'est la base de toute forme de communauté économique, issue directement des rapports de production et en même temps la base de sa forme politique spécifique. C'est toujours dans le rapport immédiat entre le propriétaire des moyens de production et le producteur direct qu'il faut chercher le secret le plus profond, le fondement caché de l'édifice social, et par conséquence de la forme politique que prend le rapport de souveraineté et de dépendance... (1950, tome Ill : 171-172).


On dirait qu'à un certain moment Tönnies entrevoit, l'instant d'un éclair, ce fondement caché de l'édifice social : quand il affirme que c'est lorsque la conscience de l'autorité émerge d'un rapport de classes que les caractéristiques d'une unité sociale tendent à s'aligner sur le type 'société' - tandis que c'est lorsque les relations sociales sont perçues comme l'effet d'une volonté surnaturelle que l'unité sociale présente la forme de 'communauté'. Car c'est à ce moment, aussi fugace soit-il, qu'il saisit le fonctionnement différentiel des deux types d'unité sociale comme l'effet d'un rapport social de dépendance particulier.

Ce n'est cependant que le temps d'un éclair - et ceci, malgré l'usage de bon nombre de catégories du Capital [10] - car, comme on sait, sa construction repose intégralement sur la différence (et l'opposition) de deux types de volonté : la volonté 'réfléchie' et la volonté 'organique.' Rappelons que la première est caractérisée chez Tönnies comme celle qui provoque ou est impliquée dans une relation (sociale) comportant l'existence d'un moyen subordonné à une fin, tandis que la deuxième serait celle qui provoque ou est impliquée dans une relation (sociale) inconditionnée. Nous pouvons déjà deviner que, pour Tönnies, c'est le [570] type 'société' d'unité sociale, c'est-à-dire les unités à économie capitaliste qui réalisent la volonté 'réfléchie' - ou la forme réfléchie de la volonté : ne sont-ce pas celles-ci, en effet, qui présentent le calcul rationnel comme relation sociale dominante ? Derrière l'opposition de deux types d'unités sociales, comme 'secret profond' de l'édifice social capitaliste ou pré-capitaliste, ou comme leur 'fondement caché', Tönnies trouve ainsi des formes de mentalité : 'Il ressort de toutes ces considérations que la volonté organique porte en elle les conditions de la communauté (c'est-à-dire des unités sociales pré-capitalistes) et que la volonté réfléchie produit la société (c'est-à-dire les unités sociales de type capitaliste)' (1944 : '152. Il va sans dire que les précisions données entre les parenthèses nous appartiennent. C'est, par ailleurs, nous qui soulignons. R.M.).

Certes, dans les 'remarques 1 et 2' que Tönnies place à la fin du livre Il de son ouvrage, l'idée d'une 'dépendance réciproque des formes de la vie (sociale) et de la volonté (individuelle)' fait son apparition :


(Remarque 1). - Parce que le thème de ce livre découle de la psychologie individuelle, il lui manque la considération parallèle et opposée sur la façon dont la communauté développe et forme la volonté organique et arrête et lie la volonté réfléchie ; et l'examen du processus par lequel la société, non seulement délivre celle-ci, mais aussi l'exige et fait, de son usage radical dans la lutte, une condition de la conservation de l'individu, en laissant périr les fleurs et les fruits de la volonté naturelle, les brisant et les détruisant (1944 : 160).


Mais cette 'considération parallèle et opposée' ne verra jamais la lumière et l'idée de Tönnies que le capitalisme a été produit par une forme de mentalité - par une volonté caractérisée par le rapport du moyen à une fin - sera reprise par Max Weber sous les formes qu'on connaît (zweckrational : action rationnelle par rapport à un but/éthique du protestantisme), et avec l'impact théorique qu'on sait. [11]

On s'accorde généralement à signaler l'influence plus que probable de Wilhelm Wundt dans la classification de Tönnies des deux formes de volonté. Mais Tönnies n'aurait pas pu subir cette influence si, auparavant, il n'avait pas adopté une version idéaliste de ce que nous avons appelé le 'principe du pluralisme.' En effet, chez Tönnies, c'est bien le type de mentalité qui explique le type d'unité sociale comme, par ailleurs, il explique aussi le type d'activité - et se trouve même en corrélation avec l'âge et le sexe ! Rappelons encore que pour Tönnies, la volonté 'organique' domine l'activité des paysans, des artisans et, en général, des gens du commun tandis que la volonté 'réfléchie' caractérise l'activité des hommes d'affaires, des scientifiques, des gens qui ont une autorité et des membres des classes élevées. La volonté 'réfléchie' serait même propre aux hommes, mûrs surtout, tandis que la volonté 'organique' se trouverait chez les jeunes hommes et, plus particulièrement, chez les femmes... [12] On serait tenté de sourire si on ne savait pas que : '... all modern societal typologies - such as Durkheim's distinction between "mechanical" and "organic" solidarity, Park's "sacred-secular" distinction, Redfield's "fold-secular" distinction - take Tonnies' conceptualization as a starting point' (Martindale, 1967 : 86).

Le caractère apologétique de la construction de Tönnies, c'est-à-dire la justification du mode de production capitaliste qu'elle enveloppe repose sur une [571] hypothèse évolutive ou génétique complémentaire : non seulement il y a deux types de sociétés mais encore l'une suit l'autre comme un stade suit l'autre dans un processus biologique ou organique de croissance, c'est-à-dire en vertu d'une loi naturelle :


De même que la volonté organique individuelle développe la pensée pure et la volonté réfléchie elle-même qui tend ensuite à dissoudre celle-là et à se la subordonner, ainsi nous observons aussi chez les peuples historiques, le processus de développement de la société et des formes sociales de la volonté réfléchie, à partir des formes de vie et de volonté primitives et communautaires (1944 : 229)


Il s'agit cependant d'une justification tout-à-fait particulière : si les formes capitalistes de vie sociale sont présentées comme l'aboutissement pacifique d'un développement sociologique naturel ayant ses bases dans la biologie elle-même - et si, de cette manière, on coupe ces sociétés de leur sanglante formation historique : l'accumulation 'primitive' du capital - d'un autre côté elles semblent mériter la réprobation morale de Tönnies ou, en tout cas, éveiller la nostalgie du bon vieux temps de la 'communauté'. [13] Quoi qu'il en soit, il nous est maintenant possible de voir la mécanique de l'analyse de Tönnies, ce qui lui donne 'mouvement' - dans la conscience et dans cette pseudo-connaissance (au sens strict : pseudo, du grec pseudès : menteur) qu'est la sociologie : une description essentiellement correcte des sociétés pré-capitalistes et capitalistes, bien que partielle ou incomplète - provoque un effet immédiat de connaissance qui est immédiatement repris et transmuté en effet réel et durable de méconnaissance grâce à l'élévation au rang de catégorie explicative d'un phénomène de la superstructure (le type de mentalité). Il s'agit d'une mécanique que Marx appelle 'idéologie' et ceci en deux sens dont on ne tient pas toujours compte. Car l'idéologie n'est pas seulement pour Marx une conception partielle et, en fin de compte, faussée de la réalité, elle est aussi le produit d'une opération d'inversion de l'ordre réel des 'causes.' C'est dans la métaphore de la 'camera obscura' que Marx se réfère à ce sens 'épistémologique' de la notion d'idéologie : 'La conscience ne peut jamais être autre chose que l'Être Conscient et l'Être des hommes est leur processus de vie réelle ... dans toute l'idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscura...' (1968 : 50).

Il s'agit bel et bien d'un sens épistémologique de la notion d'idéologie, puisque ce renversement qu'opère - et qui définit aussi - l'idéologie est celui qui caractérise l'idéalisme. Or, si l'hypothèse de l'économique comme sous-niveau en dernière instance déterminant dans le niveau réel des phénomènes sociaux exprime une position matérialiste dans les disciplines sociales et est ainsi censée être une condition nécessaire du caractère scientifique de celles-ci, la définition de la détermination en dernière instance comme détermination de la dominance d'une instance qui peut se situer dans la superstructure s'avère une condition nécessaire de l'intelligibilité de phénomènes dont l'histoire est prodigue. Plus particulièrement, c'est une telle définition qui permet de saisir le rôle historique parfois décisif de facteurs extra -économiques ('superstructurels') comme rôle cependant décisif en vertu de conditions matérielles concrètes, c'est-à-dire historiquement données - et non pas, par exemple, en vertu de formes de mentalité. [14]

[572] En résumé : ce qui rend idéologique (au sens épistémologique du terme) une construction théorique comme celle de Tönnies est l'inversion qu'elle opère de l'ordre réel des 'causes,' son idéalisme, tout son effet mystificateur reposant cependant sur la présence en son sein d'éléments réels de connaissance. La force (épistémologique) de ces constructions leur vient donc de cette espèce de miroitement entre le réel qu'elles indiquent et l'explication qu'elles en proposent. Or, seule une conception adéquate du rapport entre détermination et dominance semble permettre de repérer ces éléments de connaissance et de les penser dans une perspective matérialiste.

Ajoutons enfin qu'une telle conception ne peut pas se borner - et ne se borne pas en fait - à rétablir l’’ordre réel des causes' (à replacer la tête en haut). S'il en était ainsi, il suffirait de garder intacts les contenus 'descriptifs' de ces constructions et de leur ajouter une explication matérialiste. Le 'rétablissement' de 'l'ordre réel des causes' implique une re-structuration complète de la problématique, plus exactement la construction d'une nouvelle problématique. C'est en ce sens précis qu'on peut dire que la théorie marxiste n'a rien à voir avec la sociologie.


RÉFÉRENCES

Althusser, Louis

1970. 'Idéologie et appareils idéologiques d'État.' La Pensée, 151 (mai-juin). Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

1965. Pour Marx. Paris : Maspéro.

Balibar, E.

1965. 'Sur les concepts fondamentaux du matérialisme historique.' Dans L. Althusser, E. Balibar, et R. Establet. Lire le Capital, Tome II. Paris : Maspéro.

Bunge, Mario

1974. 'Metaphysics and Science/ General Systems, Vol. XIX.

Habermas, Jürgen

1973. La science et la technique comme 'idéologie.' Paris : Gallimard.

1978. L'espace public. Paris : Payot.

Granger, Gilles-Gaston

1960. Pensée formelle et sciences de l'homme. Paris : Aubier, Éd. Montaigne.

Lagueux, Maurice

1974. 'L'inutile insistance sur le rapport des instances.' Dialogue, Revue canadienne de philosophie, XIII (4).

Lowy, Michael

1973. Dialectique et révolution. Paris : Éd. Anthropos.

Lukàcs, Georg

1960. Histoire et conscience de classe. Paris : Éd. de Minuit. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

Martindale, Don

1967. The Nature and Types of Sociological Theory. London : Routledge & Kegan Paul.

[575]

Marx, Karl

1950. Le capital. Paris : Éditions sociales.

1957. Contribution à la critique de l'économie politique. Paris : Éditions sociales. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

Marx, Karl et Friedrich Engels

1968. L'idéologie allemande. Présentée et annotée par Gilbert Badia. Paris : Éditions sociales. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

1976. Oeuvres choisies, Tome II. Moscou : Éd. du Progrès

Monière, Denis

1976 'L'utilité du concept de mode de production des petits producteurs pour l'historiographie de la Nouvelle-France.' Revue d'histoire de l'Amérique française. 29(4).

Poulantzas, Nicos

1971. Pouvoir politique et classes sociales. Paris : Maspéro

1978. l'État, le pouvoir, le socialisme. Paris : Presses Universitaires de France

Tönnies, Ferdinand

1944. Communauté et société. Traduction et introduction de J. Leif. Paris : Presses Universitaires de France.



[1] C'est l'interprétation d'Althusser (Althusser, 1970).

[2] Il est intéressant de rappeler que dans le grand courant physicaliste des années trente Otto Neurath représente, au coeur même du Cercle de Vienne, un physicalisme qui se réclame du marxisme. La pensée marxiste n'a pas été tentée seulement par l'économisme mais encore par un programme réductionniste autrement plus radical : le 'behaviorisme social.' Ce qui est tout-à-fait compréhensible : il s'agit, dans tous les cas, de réductionnismes de type matérialiste ou, en d'autres termes, d'interprétations réductionnistes de la thèse matérialiste.

[3] C'est la suggestion de Granger : ne pourrait-on pas concevoir, se demande-t-il, le rapport de l'économique aux autres phénomènes sociaux comme rapport, dans un modèle, des structures 'énergétiques' aux structures 'informationnelles' ? Et il ajoute qu'une telle conception permettrait peut-être de mieux comprendre et de mieux mettre en oeuvre la thèse marxiste des superstructures (1960 : 158).

[4] Voici comment Lukàcs exprime cette idée : '... si l'on conçoit cette action (l'action réciproque) comme une simple action causale réciproque de deux objets par ailleurs immuables, on n'a pas avancé d'un seul pas vers la connaissance de la réalité sociale, par rapport aux séries causales univoques du matérialisme vulgaire (ou aux relations fonctionnelles de Mach, etc.). L'action réciproque dont nous parlons ici doit aller au-delà de l'action réciproque d'objets par ailleurs immuables ; elle ne va effectivement au-delà que dans son rapport avec le tout' (1960 : 32).

[5] Voir à cet égard l'importante analyse réalisée par Althusser, 'La dialectique matérialiste' (1965 : spéc. chap. 4 et chap. 5).

[6] La distinction entre mode de production et formation sociale n'est pas ici pertinente : l'un et l'autre sont susceptibles d'une analyse en termes d'infra- et de superstructure. (La notion de formation sociale que suppose cette précision est celle d'une articulation de modes de production.)

[7] Nous n'examinerons pas ici le problème complexe (et combien important !) des effets de la forme d'appropriation du surtravail sur la structure 'interne' même des instances de la superstructure, tout particulièrement de l'instance idéologique.

Disons seulement que dans Pouvoir politique et classes sociales Poulantzas avance la très intéressante idée, inexplorée, à notre connaissance, suivant laquelle le rôle de l'idéologie consisterait, à ce niveau, non pas simplement à cacher l'efficace de l'économique, toujours déterminante, mais à cacher le niveau qui a le rôle dominant, et surtout le fait même de sa dominance - la région dominante de l'idéologie étant alors précisément celle qui, pour des raisons précises, remplit le mieux cette fonction. On pourrait ainsi montrer à propos du mode de production féodal, dit encore Poulantzas, que 'l'idéologie religieuse est précisément la région de l'idéologie qui permet le mieux, grâce à sa structure propre, de masquer le rôle dominant de l'idéologique lui-même, c'est-à-dire sa propre fonction directe de classe' (1971, tome Il : 31-32)

[8] Ce qui ne veut pas dire que ces remarques sont à négliger. Bien au contraire, elles ont ouvert la voie à des recherches d'une grande fécondité. Un exemple tout proche : l'utilisation du concept de 'mode de production de petits producteurs' à peine esquissé par Marx, dans l'analyse de la formation sociale québécoise (Monière, 1976).

* En ce qui concerne l'orientation des actions par rapport aux valeurs.

[9] Faut-il rappeler l'analyse qu'Habermas a consacrée à la 'sphère publique' bourgeoise, à sa genèse au début même du capitalisme marchand et financier et à son rôle proprement constitutif de cette forme de société ? (1978).

[10] Ce qui, semble-t-il, lui valut la méfiance du gouvernement prussien qui interpréta son oeuvre comme une manifestation socialiste et arriva même à voir en lui un disciple de Marx. (Voir l'introduction de J. Leif à l'édition française : Tönnies, 1944 : XXVII.)

[11] Certes, la discussion se poursuit toujours sur le statut épistémologique véritable de la thèse weberienne sur l’’Esprit du capitalisme' et, par voie de conséquence, sur la position de Weber vis-à-vis Marx. Mais si L'éthique protestante n'est pas considérée comme une interprétation causale spiritualiste de l'histoire - et, en ce sens, la grande oeuvre anti-Marx de la sociologie moderne (comme le pense Parsons) - elle est estimée tout au plus comme une étude 'de la corrélation, du rapport intime, de la congruence de deux structures culturelles, à savoir, l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme' (comme le pense, par exemple, Lowy, 1973 : chap. 1).

[12] Nous ne pouvons pas nous empêcher de transcrire quelques affirmations de Tönnies a cet égard, et ceci non seulement pour appuyer nos références à sa théorie mais aussi parce que les présentations habituelles des conceptions des 'pères fondateurs' de la sociologie passent sous rigoureux silence les éléments aujourd'hui trop évidemment idéologiques qu'elles comportent :

Si maintenant nous cherchons à comprendre par ces catégories les caractères distinctifs des hommes, nous aboutissons tout d'abord aux remarques suivantes. En premier lieu, nous apercevons dans ses grands traits l'opposition psychologique des sexes. Il est d'une vérité commune, mais d'autant plus importante, comme expression d'une expérience générale, que les femmes se meuvent le plus souvent d'après leurs sentiments, que les hommes obéissent à leur intelligence. Ceux-ci sont plus intelligents que les femmes. Eux seuls sont capables de calcul, de pensée calme (abstraite), de réflexion, de combinaisons, de logique. En règle générale, les femmes ne se meuvent que rarement dans cette voie. Il leur manque donc l'expression essentielle de la volonté réfléchie.

L'intelligence est attribuée de préférence à l'homme, elle n'équivaut pas toutefois à la force intellectuelle en général. Dans la mesure où celle-ci est productive, synthétique, c'est l'esprit féminin qui la représente d'une façon bien plus significative. Car, de même que dans la constitution masculine prédomine le système musculaire, ainsi en est-il dans la constitution féminine du système nerveux.

Il semble donc que le germe du génie, et ce qu'il y a de meilleur en lui, soit un héritage maternel. ... Ainsi l'homme génial reste sous bien des rapports une nature féminine ; il est naïf, sincère, doux, tendre, vif, changeant facilement d'humeur, serein ou mélancolique ... (1944 : 139-42).

[13] Communauté du sol et du sang : c'était fort probablement contre les intentions de Tönnies mais ce n'était nullement arbitraire que son ouvrage ait servi aussi comme source (idéologique) du courant nazi.

[14] Bien au contraire, c'est la forme de mentalité qui devient ainsi compréhensible. Si Tönnies a pu affirmer, par exemple, que les paysans, les artisans et les femmes sont dominés par la volonté 'organique', c'est parce que, en effet, ils réalisaient leurs activités dans des formes immédiatement pré-capitalistes. Ce qui est toujours le cas, pour l'essentiel, des femmes : intégrées dans le processus de reproduction (matérielle et idéologique) de la force de travail en vertu d'une division sociale-technique du travail qui leur y attribue une place dominante, les femmes réalisent cependant cette activité dans des rapports de dépendance qui ont la forme d'une dépendance légitimée ,par le haut' : par la 'nature', la 'tradition', 'Dieu', les 'sentiments', etc. (C'est ce qui rend la femme 'naturellement' sentimentale, sensible, etc.)



Retour au texte de l'auteur: Roberto Miguelez, sociologue, Université d'Ottawa Dernière mise à jour de cette page le mardi 26 octobre 2010 13:57
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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