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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

LA COMPARAISON INTERCULTURELLE.
Logique et méthodologie d'un usage empiriste de la comparaison
. (1977)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Roberto MIGUELEZ, sociologue, LA COMPARAISON INTERCULTURELLE. Logique et méthodologie d'un usage empiriste de la comparaison. Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal, 1977, 294 pp. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville de Laval, Québec. [Autorisation accordée par le professeur Miguelez, le 3 septembre 2003, de diffuser toutes ses oeuvres.]

Introduction

SCIENCES SOCIALES ET COMPARAISON *


Sciences sociales et paradigmes scientifiques


Vers les années soixante, un phénomène remarquable par son synchronisme dans des traditions philosophiques différentes - et trop fréquemment étanches - se produisit et provoqua des conséquences non négligeables sur l'analyse théorique des sciences sociales et humaines. Aux États-Unis et, plus généralement, au sein de la tradition philosophique anglo-saxonne la publication, en 1962, de l'ouvrage de Thomas Kuhn The Structure of Scientific Revolutions amena l'analyse théorique, via notamment les concepts de "révolution scientifique" et de "paradigme", à une conception nouvelle du développement des sciences et de la science elle-même. À la même époque, en France, des réflexions sur la pratique théorique et, plus particulièrement, sur la pratique scientifique transformaient les notions de "coupure épistémologique" et de "problématique", de "rupture" et d"'épistème" en concepts nodaux pour penser les transformations scientifiques et la science elle-même [1].

Certes, ces jeux de concepts ne sont pas parfaitement équivalents et l'analyse de la fonction théorique qui leur est assignée dans les systèmes respectifs permettrait de dégager des différences parfois décisives. Tous ces concepts supposent cependant une conception de la science ayant des conséquences directes et du même ordre, à deux niveaux : au niveau d'une histoire de la science, et à celui d'une analyse philosophique de la science.

Les conséquences de cette conception sur une histoire de la science sont aisément identifiables : à une histoire linéaire, continue et cumulative se substitue l'idée d'une histoire segmentée, marquée par des discontinuités et des mutations brusques. Ses conséquences sur une analyse philosophique de la science commencent à peine à être explorées. Un terrain singulièrement fécond pour cette exploration est celui des sciences sociales et humaines.

Dès leur naissance - que la plupart des historiens localisent au XIXe siècle - ces sciences se présentent, en effet, comme un ensemble de disciplines traversées par des conflits de nature méta-théoriques, c'est-à-dire par des conflits qui portent non pas sur la plausibilité de tel ou tel système de propositions mais sur l'objet même de chacune de ces disciplines. Dans une telle situation, il est compréhensible que des concepts comme celui de "conflit de paradigmes", d'« opposition de problématiques », ou d"incertitude épistémique" puissent être utilisés pour décrire - sinon pour expliquer - une conjoncture intellectuelle particulière caractérisée par le manque de consensus sur l'objet scientifique disciplinaire et sur la méthodologie que la construction de l'objet commande dans chaque cas. Et il devient aussi compréhensible que l'intérêt se déplace de la théorie sociale "substantive" vers les présupposés méta-théoriques qui la sous-tendent, de la science sociale telle qu'elle est construite vers le modèle de science que présuppose cette construction. Ce sont, justement, des concepts comme ceux de "paradigme", de "problématique" et d"'épistème" qui indiquent l'existence de ce déplacement de l'intérêt et orientent l'analyse des sciences sociales en deçà de leurs résultats théoriques effectifs, vers leurs présupposés mêmes [2].

Parmi les problèmes que soulève une telle conception de la science celui qui concerne la mécanique de la résolution des conflits de paradigmes ou de modèles scientifiques constitue un problème majeur. Il s'agit d'un problème complexe car il comprend des questions diverses : questions portant sur les formes d'adhésion à un modèle ou à un autre (ex. : rationalité ou irrationalité du consensus) ; sur les facteurs extra-scientifiques qui ont une incidence sur l'adhésion (ex. : rôle des idéologies) ; sur  l'importance relative des critères d'évaluation des modèles (ex. : pouvoir explicatif, consistance interne, conséquences "technologiques"), etc. Ces questions peuvent être organisées en deux classes ; celles qui concernent les facteurs externes et leur rôle dans les conflits de paradigmes, et celles qui portent sur les facteurs internes et leur rôle dans ces conflits. Il s'agit, essentiellement, d'une part, du rôle du contexte économique, politique, social et idéologique de la science, d'autre part, du rôle des facteurs logiques et méthodologiques.

Dans quelle mesure des facteurs d'une classe ou de l'autre participent-ils dans la mécanique de la résolution des conflits de paradigmes ? Les réponses avancées tendent à minimiser soit le rôle des facteurs internes, soit celui des facteurs externes. Cette double tendance est visible chez Kuhn lui-même, qui, dans sa première formulation du problème, semble attribuer un rôle décisif aux facteurs de type externe : la victoire d'un paradigme sur un autre serait un phénomène politique dans la mesure où son succès reposerait exclusivement sur l'obtention d'un consensus majoritaire. À la suite de critiques axées surtout sur le caractère irrationnel des facteurs considérés comme décisifs, dont cette formulation fut l'objet, Kuhn modifia sa position et attribua le succès d'un paradigme à de "bonnes raisons" ; exactitude, portée, simplicité, fécondité, etc., c'est-à-dire à des facteurs de type interne [3].

La remarque a été faite que cette position est plus difficile à soutenir que la première car des notions telles qu’« exactitude », "portée", "simplicité" et "fécondité" devraient être considérées comme des notions paradigmatiques, c'est-à-dire dépendantes d'un paradigme [4]. Mais même si nous acceptons que les facteurs de type interne sont toujours paradigmatiques et que, par conséquent, ils ne peuvent jouer aucun rôle dans la résolution des conflits de paradigmes, devons-nous en conclure que des facteurs irrationnels interviennent nécessairement dans la résolution de ces conflits [5] ? Pour qu'une telle conclusion puisse se tirer il faut, logiquement, postuler que les facteurs externes sont intrinsèquement irrationnels, ce qui est une affirmation abusive.

Une solution plus réaliste du problème parce que répondant mieux aux enseignements de l'histoire de la science autant qu'à l'expérience de la pratique scientifique, et plus féconde, demande une considération moins radicale mais aussi moins schématique du rôle des facteurs externes et internes. Elle exige de considérer, premièrement, que des facteurs externes comme des facteurs internes ont une incidence dans la résolution des conflits de paradigmes ; deuxièmement, que les facteurs externes ne sont pas moins rationnels que les facteurs internes ; troisièmement, qu'il n'y a pas une dépendance absolue des critères internes par rapport à des paradigmes particuliers et que, par conséquent, l'évaluation de propriétés comme l'exactitude, la consistance, la portée ou la fécondité d'un paradigme peut être l'objet d'un consensus et contribuer ainsi à résoudre les conflits de paradigmes.

C'est sur une telle considération que repose et se justifie cet ouvrage en même temps qu'il rencontre ses limites car il porte sur les seuls aspects logiques et méthodologiques d'un cas de réalisation d'un paradigme ou d'une variante d'un modèle de science sociale : le cas de la comparaison interculturelle.


Connaissance du général vs connaissance du particulier

Si dès leur naissance les sciences sociales et humaines sont traversées par des conflits méta-théoriques, il serait surprenant que la conscience de ce fait n'ait été qu'un acquis tardif et laborieux. Ce que des notions comme celles de paradigme, de problématique, d'épistème, de révolution, de coupure ou de rupture ont apporté c'est, plutôt, une nouvelle conceptualisation du problème et, avec elle, l'ouverture d'un champ de questions plus directement axées sur les aspects décisifs du problème. Car même si au long de l'histoire de la pensée sociale le conflit a été parfois véritablement perçu, il n'a été généralement traité que d'une manière indirecte : à partir d'une définition méthodologique des modèles de science et comme un conflit purement méthodologique.

Poincaré remarquait il y a déjà plus d'un demi-siècle que les sociologues ont été longtemps les grands-prêtres de la méthodologie et, pourrait-on ajouter, ils n'ont pas encore cessé de l'être. Mais si tel est le cas ce n'est pas, comme le croient certains, parce que les sociologues - et la remarque est aussi valable pour les anthropologues, les économistes, les linguistes ou les psychologues - sont des apprentis qui, à la différence de leurs "maîtres", c'est-à-dire des chercheurs des sciences de la nature, examinent consciencieusement chaque élément des nouvelles techniques en essayant de se justifier à ce niveau méthodologique "pour entrer de plain-pied dans la fraternité des sciences [6]". C'est parce que le débat méthodologique concentre sous une forme indirecte mais cependant pertinente l'ensemble d'options métathéoriques qui définissent un modèle de science. De sorte que l'intérêt pour la méthodologie n'a pas impliqué, comme on le suppose parfois, que des talents et des énergies ont été détournés de l'élaboration d'une théorie positive [7]. Ces talents et ces énergies se sont concentrés là où il fallait les concentrer, même si ce n'était que d'une manière indirecte : dans les questions méta-théoriques qui sous-tendent toute théorie "positive". Le danger qu'attestent ces affirmations mêmes et presque toute la littérature méthodologique est de ne voir dans les problèmes méthodologiques que des problèmes techniques, purement instrumentaux, et d'oublier leur dépendance d'une logique qui retire tout son sens d'une certaine modalité de conceptualisation, d'une construction spécifique de l'objet (conceptuel) disciplinaire.

Quelles sont ces modalités de conceptualisation de l'objet disciplinaire dans les sciences sociales et humaines ? Une réponse satisfaisante à cette question suppose une recherche dont la portée et les difficultés commencent à peine à être soupçonnées. À la place d'une telle réponse nous rencontrons, plus comme produit de l'intuition que d'une analyse systématique et rigoureuse, une série de concepts qui recueillent, d'une manière ou d'une autre, l'idée de "formes de la connaissance théorique" et désignent, dans le domaine de ces disciplines, les modèles de science en conflit. Dans le cas de la sociologie et de l'anthropologie il s'agirait d'un conflit qui opposerait notamment le "naturalisme" - ou l'« objectivisme » - aux modèles "phénoménologiques" -  ou "subjectivistes" - ; ou le paradigme d'une science nomothétique à ce-lui d'une science idiographique - ou "totaliste" ou encore "historiciste" - ; ou les perspectives qui font de l'explication l'objectif central de la recherche à celles qui se proposent de fournir une description adéquate de phénomènes [8].

Il est à remarquer que ces classifications dichotomiques ne sont pas tout à fait indépendantes et caractérisent, dans leur complémentarité, des aspects généralement associés à deux grandes formes de la connaissance. Ainsi, d'une part, il s'agirait d'une forme paradigmatique caractérisée par son naturalisme ou son objectivisme, c'est-à-dire par des connaissances construites indépendamment des expériences primaires du monde social - et même en opposition à celles-ci ; par l'accent mis dans la recherche de régularités générales ou de lois du monde social et, enfin, par la conviction qu'il est possible d'expliquer les phénomènes sociaux et humains en montrant qu'ils constituent justement des "cas" de ces régularités générales. Il s'agirait, d'autre part, d'une forme paradigmatique caractérisée par son subjectivisme, c'est-à-dire par sa tentative de reconstruction des expériences primaires du monde social - ou des acteurs sociaux, par l'accent mis sur l'analyse "totale" ou "complète" de situations singulières et, enfin, par la conviction qu'une description adéquate doit être l'objectif de la recherche dans les disciplines sociales et humaines.

Il est clair que chacune de ces formes repose sur une hypothèse portant sur la nature de la société ou du phénomène social - ce qui s'exprime sous la forme de construction (conceptuelle) de l'objet -, et que chacune de ces formes comporte des règles méthodologiques - qui se trouvent présupposées dans la construction conceptuelle de l'objet. Comme le signale Bunge, en matière sociologique et, en général, en matière scientifique et philosophique, "X-isme = (X-isme ontologique, X-isme méthodologique) [9]." Mais lorsque l'analyse porte sur des constructions théoriques effectives, elle découvre que ces hypothèses et ces règles ne se présentent pas sous la forme pure du modèle mais sous des formes qui font de la construction en question et de ses règles méthodologiques une variante plus ou moins proche du modèle, plus ou moins typique.

Dans quelle mesure cette conception - par ailleurs, déjà ancienne - du conflit dans les sciences sociales peut servir à rendre compréhensible l'enjeu du conflit et les positions réelles qui s'y affrontent ? Plusieurs problèmes qui sont toujours l'objet de discussion dans les sciences sociales peuvent, sans doute, être classifiés à partir de catégories qui définissent ces deux modèles de science. Dès lors, il devient même possible d'essayer de re-construire l'histoire de la pensée sociologique ou anthropologique comme l'histoire d'un conflit qui voit les opposants occuper presque alternativement le devant de la scène. Ainsi, et en ce qui concerne, par exemple, l'anthropologie culturelle américaine du dernier quart de siècle, on serait tenté de considérer le succès de l'ethnoscience [10] au début des années soixante comme la réaction "individualisante [11]," à la perspective "nomothétique" représentée surtout par les études comparatives interculturelles, et de voir dans le renouveau de l'intérêt pour les "universaux de la culture humaine" ou les "lois du comportement humain", repérable surtout au début des années soixante-dix [12], le début d'un retour en force d'une perspective "généralisante" [13].

De telles classifications ou reconstructions peuvent avoir une valeur indicative à condition, premièrement, de ne pas concevoir les conflits de paradigmes comme des conflits qui opposent des modèles toujours identiques à eux-mêmes mais des variantes plus au moins typiques, plus ou moins "pures" ; deuxièmement, de ne pas concevoir ces conflits comme l'affrontement de formes closes de la connaissance théorique, de variantes imperméables à toute influence réciproque. Car si, en principe, un paradigme ne peut assimiler des éléments qui lui sont étrangers que dans la mesure où ses possibilités le lui permettent, et encore à condition de faire subir à ces éléments toutes les transformations nécessaires pour assurer un minimum de cohérence dans le paradigme, ces transformations montrent que, ne serait-ce qu'à l'intérieur de certaines limites, le conflit même modifie ses protagonistes.


Savoir théorique et méthode comparative

En plus de sa valeur indicative - bien que sous les conditions que nous venons de signaler -, cette conception du conflit dans les sciences sociales a ceci d'intéressant qu'elle fournit traditionnellement le cadre théorique d'une justification de la méthode comparative comme méthode par excellence des sciences sociales et humaines. Cette justification consiste presque sans exception dans un argument où, à partir du postulat "nomothétique" suivant lequel la recherche en sciences sociales doit aboutir à la formulation de propositions générales, et du constat de l'impossibilité de l'expérimentation dans ces sciences (ou des restrictions auxquelles elle s'y voit soumise), on conclut à l'idée d'un contrôle de variables réalisé par comparaison de cas et, éventuellement, analyse de fréquences.

C'est un argument de ce genre que nous trouvons déjà chez Comte et qui est repris, d'une manière ou d'une autre, par les comparativistes modernes et des théoriciens des sciences sociales. "Le postulat décisif de cette analyse, pouvons-nous lire dans un ouvrage récent consacré à la logique de la comparaison en sciences sociales, est que la recherche en sciences sociales (...) doit et peut conduire à des propositions générales portant sur les phénomènes sociaux. Ce postulat implique que le comportement humain ou social peut être expliqué en termes de lois générales établies par observation." "C'est un postulat de ce genre qui a accompagné le développement de la recherche comparative pendant les deux derniers siècles [14]. Et c'est un argument de ce genre qui, par ailleurs, a permis de voir la comparaison à l'origine même des disciplines sociales et humaines et les comparativistes, comme leurs "pères fondateurs". "Depuis les temps où la sociologie s'est cristallisée en une discipline distincte, affirme par exemple Merton, elle s'est engagée dans l'étude comparative de sociétés, de cultures et de leurs institutions. Il en a été ainsi à un tel point que les pères fondateurs de la sociologie d'aujourd'hui  - Marx, Weber, Durkheim et, à leurs façons, Spencer et Pareto - ont employé l'analyse comparative comme étant, de toute évidence, l'approche de la recherche sociologique [15]. Et la même idée revient chez Rokkan : "En statistique, en sociologie et en anthropologie, les pionniers du XIXe siècle ont été, à peu près sans exception, d'ardents avocats de la méthode comparative... [16]"  Au-delà des écoles, des doctrines, des thèmes et même des disciplines on découvre dans la comparaison le procédé auquel les sciences sociales et humaines non seulement doivent lier leur sort mais doivent leur existence même.

Il est clair que, dans la même opération, le modèle "individualisant" - ou "totaliste", ou encore "historiciste" - se voit définir comme un modèle qui exclut, par principe, la comparaison. "Le paradigme historiciste, affirme par exemple Zelditch, implique, entre autres choses, une perspective totaliste, particulariste et subjective, ce qui amène à conclure que la comparaison n'est pas possible, que les lois ne sont pas possibles, et qu'une connaissance générale du comportement humain n'est pas possible [17]." Ce qui permet, par ailleurs, de considérer la comparaison comme l'élément essentiel d'une science sociale ou humaine au sens strict, c'est-à-dire au sens d'une connaissance du général ou savoir théorique.

Dans ces affirmations rien ne laisse cependant transparaître non seulement la possibilité mais encore le fait de plusieurs types de comparaison et de divers usages de la comparaison. Ce n'est qu'à la suite d'une ambiguïté ou d'une imprécision de l'expression même "méthode comparative" qu'on a pu parfois grouper sous la catégorie générale d'« études comparatives » des analyses que tout ou presque tout sépare au niveau métathéorique et de ramener ainsi, sous le même giron paradigmatique, et par la vertu d'une méthode conçue comme unique, des systèmes dont les différences l'emportent, et de loin sur les ressemblances [18]. Il va sans dire que, logiquement, un tel regroupement est rendu possible par une double ambiguïté : celle de l'expression "méthode comparative" et celle de la notion même de "savoir théorique" ou de "connaissance du général" - ambiguïté ou imprécision qui portent dans ce dernier cas, très exactement sur la notion même de "théorie".

Dans cet ouvrage, nous ne nous proposons d'examiner qu'un certain type de comparaison, la comparaison de ces unités "naturelles" constituées par les cultures ou les sociétés, et qu'un certain usage de la comparaison, à savoir une comparaison destinée à établir statistiquement des hypothèses interculturelles (ou intersociétales) de forme générale. Ce type de comparaison et cet usage de la comparaison se retrouvent dans ce qu'on appelle les "études interculturelles" (cross-cultural studies). Ces études portent sur des aspects économiques, sociologiques, psychologiques et politiques, de sorte qu'on a pu parler, comme s'il ne s'agissait que des "domaines", d'une "économie comparative", d'une "anthropologie comparative", d'une "sociologie comparative", et ainsi de suite. Notre examen porte tout particulièrement sur l'"anthropologie comparative" et la "sociologie comparative" et ceci pour deux raisons : d'abord, parce que c'est en anthropologie que le programme comparativiste représenté par les études interculturelles a connu sa définition la plus précise et sa réalisation la plus achevée ; ensuite, parce que les deux formes majeures de comparaison interculturelle que nous distinguons dans ce programme - les comparaisons universelles et les comparaisons restreintes - se trouvent, en fait, en correspondance avec l'étude (comparative) des sociétés "non historiques" et des sociétés "historiques" - domaines réservés traditionnellement à l'anthropologie et à la sociologie, respectivement.

Mais quel est l'intérêt d'un tel examen de la comparaison interculturelle ? Cet intérêt est double : un tel examen nous renseigne sur un usage empiriste de la comparaison et, parce qu'il porte sur un cas exemplaire d'usage empiriste de la comparaison, il nous renseigne sur des difficultés typiques d'un usage empiriste de la comparaison.


La comparaison interculturelle :
un cas exemplaire d'usage empirique de la comparaison

On pourrait dire que la conception empiriste de la connaissance a ceci de particulier, qu'elle part d'une thèse vraie pour déboucher sur une thèse fausse. Car, partant du fait qu'un sujet et un objet sont toujours donnés avant le procès de connaissance, elle en conclut que le premier, lorsqu'il devient sujet de connaissance, ne fait qu'extraire (ou abstraire) du second, devenu objet de connaissance, ce que celui-ci contient et a toujours contenu. Ce qui caractérise donc l'empirisme ce n'est pas la confusion de l'objet donné et de l'objet de connaissance mais la conception de l'objet de connaissance comme objet donné. Si, dans la connaissance - ou dans la science -, l'objet est ainsi conçu comme objet donné, on comprend bien que, pour l'empirisme, le procès de connaissance commence par le "concret" de l'objet donné pour aboutir à l'"abstrait" que celui-ci contient dans sa réalité profonde - ses déterminations "vraies".

La comparaison interculturelle se définit, d'emblée, comme comparaison de ces unités "naturelles", "données", constituées par les cultures et les sociétés. Elle est utilisée dans les études interculturelles pour établir statistiquement des hypothèses (interculturelles ou intersociétales) de forme générale. On peut soupçonner déjà le rapport de la comparaison interculturelle ainsi définie et utilisée à un modèle inductif de science répondant à une conception empiriste de la connaissance. L'objectif central de cet ouvrage est, d'abord, de préciser ce rapport, de montrer ensuite, dans sa nécessité logique, la problématique que ce rapport instaure, d'examiner, enfin, les difficultés méthodologiques de la comparaison interculturelle à la lumière de cette problématique.

La bibliographie existante dans ce domaine comprend plusieurs centaines de travaux portant, la plupart, sur des recherches comparatives concrètes mais aussi sur des aspects méthodologiques de la recherche comparative. Cependant, les problèmes que soulève la comparaison interculturelle n'ont jamais, à notre connaissance, été traités d'une manière systématique ni, surtout, rapportés systématiquement au modèle ou paradigme de science qu'elle sous-tend. La conséquence d'un traitement partiel et exclusivement méthodologique est dès lors prévisible : les difficultés que rencontre la comparaison interculturelle sont perçues comme des difficultés purement techniques et les solutions avancées, malgré la reconnaissance fréquente de leur faiblesse, demeurent alors tributaires du même ensemble de postulats méta-théoriques. Bien entendu, nous mettons à profit dans la mesure du possible les analyses partielles déjà réalisées en essayant cependant de les examiner sous l'unité du point de vue épistémologique - logique et méthodologie de la comparaison interculturelle - car ce qui apparaît dans ces analyses partielles comme des difficultés purement techniques s'avèrent autrement redoutables lorsque leur dépendance d'un modèle ou paradigme de science est démontrée.

Pourquoi la comparaison interculturelle ? Comme nous l'avons déjà signalé, la comparaison de cultures ou de sociétés a été considérée, et ce depuis les origines mêmes des sciences sociales modernes, comme la méthode par excellence - sinon la seule - d'une science sociale au sens strict, c'est-à-dire d'un savoir théorique des sociétés ou des cultures. En ce sens, la comparaison interculturelle se trouve associée, et dans une association perçue comme nécessaire, à une conception nomologique de la connaissance sociale et humaine. Or, il est important de montrer que la comparaison de sociétés ou de cultures n'est qu'un type de comparaison et, encore, que ce type de comparaison se trouve, par l'usage qu'on en fait dans les études inter-culturelles, associé non pas simplement à un modèle nomologique de connaissance mais, plus exactement, à une conception inductive et empiriste de la connaissance théorique.

Nous considérons, en deuxième lieu, que la comparaison interculturelle constitue un cas exemplaire d'usage empiriste de la comparaison. En ce sens, et comme nous l'avons avancé, l'examen de cette forme de la comparaison devrait nous permettre de repérer la structure problématique typique d'un usage empiriste de la comparaison et, par la même, de déceler les limites nécessaires que rencontre la solution des difficultés engendrées par cet usage.

Certes, les études interculturelles ne jouissent aujourd'hui que d'une vitalité relative et on pourrait dire qu'après des débats serrés qui ont duré presque une génération l'empirisme se masque sous d'autres formes et le "nomothétisme", en ce qui concerne plus particulièrement l'anthropologie nord-américaine, réapparaît, après le succès de l'ethnoscience au début des années soixante, plutôt dissocié d'une approche inductive. Certes, on pourrait aussi signaler que la comparaison inter-culturelle, sous sa forme empiriste et inductive représentée par les études interculturelles n'a pas pris pied en France où l'influence épistémologique anti-empiriste d'un Bachelard et, tout particulièrement en anthropologie, la méthode comparative structuraliste de Lévi-Strauss ont marqué, surtout à partir des années cinquante, une bonne partie de la production intellectuelle dans les sciences sociales et humaines. Mais les effets d'un usage empiriste de la comparaison continuent cependant à se faire sentir bien que sous une forme plus subtile peut-être et dans des domaines de la recherche qui ne sont plus ceux où il était le plus répandu.

La comparaison interculturelle ne constitue pas du point de vue de sa logique et de la méthodologie un ensemble unique et il est nécessaire de distinguer deux formes majeures de cette comparaison : les comparaisons universelles et les comparaisons restreintes. Le programme comparativiste qui a présidé à la réalisation du Human Relations Area Files représente, en anthropologie, là tentative la plus ambitieuse et, d'un point de vue strictement paradigmatique, la plus conséquente de mener à bien le projet d'une discipline strictement comparative. Ce n'est donc pas sans raison que les débats qu'a connus l'anthropologie américaine autour de la comparaison interculturelle ont donné une large place à cette forme particulière de comparaison. Mais un double déplacement de l'intérêt pour la comparaison interculturelle s'est produit : d'une part, l'intérêt s'est déplacé aux comparaisons restreintes, d'autre part il s'est déplacé à d'autres domaines de la recherche en sciences sociales, plus particulièrement à certains domaines de la sociologie et des sciences politiques. Des comparaisons intersociétales restreintes réalisées dans le cadre pluridisciplinaire de théories de la "modernisation" ou du "développement", et partant sur des indicateurs démographiques, économiques, sociaux, politiques et psychologiques devinrent, surtout dans les années soixante, largement répandues d'un côté comme de l'autre de l'Atlantique [19]. Aujourd'hui encore, des recherches comparatives de ce genre constituent, en bonne partie, la matière première des études qu'entreprennent de multiples organismes nationaux et internationaux dans le cadre de projets de "développement". Ces recherches - qu'on appellerait de middle range - sont marquées dans la plupart des cas, sinon dans tous les cas, par un usage typiquement empiriste de la comparaison interculturelle (restreinte)

Il y a plus : des recherches qu'il faudrait appeler de low range parce qu'elles ne dépassent presque jamais l'analyse de données obtenues surtout par des sondages interculturels ou intersociétales sont devenues monnaie courante dans une certaine sociologie dite "appliquée". À la même catégorie appartiennent les nombreuses recherches comparatives intrasociétales réalisées dans des unités politiques complexes, c'est-à-dire dans des unités qui présentent des discontinuités structurelles dues à l'existence de groupes sociaux ou de classes sociales qui constituent, en fait, de véritables sous-cultures. Ces recherches rencontrent, par ce fait, des problèmes et des difficultés du même type que ceux et celles d'une comparaison interculturelle (restreinte) où les unités sont homogènes. Dans un cas ou dans l'autre de ces études de low range, il s'agit de recherches dont les conclusions sont parfois considérées comme constituant les "briques" avec lesquelles se construit ou devrait se construire une sociologie "empirique" mais que, par l'usage fait de la comparaison, il faudrait bien considérer comme les "briques" d'une sociologie empirique et empiriste.

Si nous accordons une large place à l'examen du programme d'une comparaison universelle tel qu'il a été proposé et réalisé dans l'anthropologie c'est parce que cet examen porte sur une variante de la comparaison interculturelle qui s'avère logiquement préalable, en ce sens que les problèmes majeurs qui se dégagent de la définition empiriste de la science comparative des cultures ou des sociétés peuvent être correctement localisés, et formulés d'une manière précise, dans le seul contexte de cette variante. Ces problèmes ou, plus exactement, ces problématiques - puisqu'il s'agit, dans chaque cas, d'un ensemble de problèmes systématiquement reliés - sont celles du découpage des unités culturelles, de celui des unités conceptuelles et de la découverte et de l'interprétation de régularités interculturel les ou intersociétales. En principe donc, bien que sous des formes spécifiques répondant à chaque variante particulière de la comparaison, ces problèmes devraient pouvoir être reconnus dans toutes les recherches qui conçoivent les individus, les groupes, les classes, les cultures, les sociétés, et leurs aspects ou propriétés, comme des entités "naturelles", "données".

Cet ouvrage se trouverait justifié si cette reconnaissance amenait à une conscience plus claire des servitudes qu'entraîne l'adoption d'un modèle ou paradigme de science empiriste. Ce serait sa contribution à la résolution des conflits métathéoriques qui traversent aujourd'hui, de part en part, les disciplines sociales et humaines.



* Les notes et références sont à la fin de chaque chapitre.

[1] Notamment, Althusser, L., "L'objet du Capital", dans Althusser, L. Balibar, E. et Establet, R., Lire le Capital ; voir aussi Althusser, L., "Sur la dialectique matérialiste", dans Pour Marx ; et Foucault, M., l'Archéologie du savoir.

[2] Pour ne citer que des analyses qui se réclament explicitement de la position de Th. Kuhn c'est par exemple, le cas de Friedrichs, R., A Sociology of Sociology et "Dialectical Sociology : Toward a Resolution of the Current "Crisis" in Western Sociology", British Journal of Sociology, 13, 1972, p. 263-274 ; "Dialectical Sociology : An Exemplar for the 1970's", Social Forces, 50, 1972, p. 447-455 ; Lodahl, J.B. et Gordon, G., "The Structure of Scientific Fields and the Functioning of University Graduate Departments", American Sociological Review, 37, 1972, p. 57-72 ; Phillips, D., "Paradigms, Falsification and Sociology", Acta Sociologica, 16, 1973, p. 13-31. Effrat, A., "Power to the Paradigm : An Editorial Introduction", Sociological Inquiry, 42, 1972, p. 3-33 ; Denisoff, S.R., Sociology : Theories in Conflict et Ritzer, G., Sociology : A Multipte Paradigm Science.

[3] Cf. Kuhn, Th., "Reflexions on my Critics", dans Lakatos, I et Musgrave, A., édit., Criticism and the Growth of Knowledge, p. 261.

[4] Cf. par exemple, Phillips, D., "Paradigms, Falsification and Sociology", Acta Sociotogica, 16, 1973, p. 18.

[5] Cf. par exemple, Ritzer, G., op. cit., p. 15.

[6] Cf. Merton, R.K., Éléments de théorie et de méthode sociologique, p. 29-30.

[7] Ibid., p. 29.

[8] Parfois, mais moins fréquemment, ces classifications dichotomiques cèdent leur place à des classifications qui ordonnent les paradigmes en conflit en trois classes. C'est le cas, par exemple, de la classification de Bourdieu - formes "phénoménologique", "objectiviste" et "praxéologique" de la connaissance théorique - (cf. Bourdieu, P., "The Three Forms of Theoretical Knowledge", Social Science Information, XII, I, 1973), ou celle de Bunge - l'"individualisme", le "holisme" et le "systémisme" (cf. Bunge, "A Systems Concept of Society : Beyond Individualism and Holism"), ou celle de Ritzer - les paradigmes "faits sociaux", "définition sociale" et "comportement social" (cf. Ritzer, G., op. cit.). Dans d'autres cas, la classification comporte la distinction de la "famille" et du "genre". Ainsi, par exemple, Denisoff oppose au paradigme caractérisé par le niveau d'analyse macrostructurelle le paradigme caractérisé par le niveau d'analyse microstructurelle et reconnaît, à l'intérieur de celui-ci, les sous-paradigmes "consensuel", "compétitif" et "conflictif" (cf. Denisoff, S.R., op. cit., p. 2-3).

[9] Bunge, M., "A Systems Concept of Society : Beyond Individualism and Holism", p. 2.

[10] L'antécédent le plus lointain de la distinction - et de l'opposition - entre connaissance du général et connaissance du particulier se trouve chez Aristote. La science et même la poétique portaient, selon Aristote, sur le général tandis que le particulier était plutôt l'objet de l'histoire : "Aussi, dit-il dans la Poétique, la poésie est-elle plus philosophique et d'un caractère plus élevé que l'histoire ; car la poésie raconte plutôt le général, l'histoire le particulier" (Aristote, Organon, t. IV : les Secondes Analytiques, paragr. 1451b). L'antécédent moderne le plus important peut-être de la distinction se trouve chez Dilthey : la dichotomie Geisteswissenschaften-Natur-wissenschaften recouvre, chez lui, la dichotomie sciences généralisantes-sciences individualisantes. L'intérêt historique de Dilthey réside, en ce sens, dans la proposition d'une méthode particulière pour les sciences "individualisantes" : la compréhension (ou "Verstehen"), c'est-à-dire une méthode essentiellement subjectiviste.

[11] Sur le caractère "individualisant" de I'ethnoscience, voir Pike, K.L., Language in Relation to a Unified Theory of the Structure of Human Behavior ; Conklin, H.C., "Hanunoo Color Categories", Southwestern Journal of Anthropology, 11, 1955, p. 339-344 ; Frake, C.O., "A Structural Description of Subanum "Religious Behavior", dans Goodenough, W., édit., Explorations in Cultural Anthropology, et Goodenough, W.H., "Residence Rules", Southwestern Journal of Anthropology, 12, 1956, p. 22-37.

[12] Nous nous référons à des positions comme celles de Sebeok, Burling ou Kay (cf. Sebeok, T.A., "Goals and Limi-tations in Study of Animal Communications" dans Sebeok, T.A., édit., Animal Communication ; Burling, R., "Review of Language and Mind, by Noam. Chomsky", American Anthropologist, 72, 1970, p. 681-682 et Kay, P., "Some Theorical Implications of Ethnographic Semantics", dans Fisher, A., édit., current Directions in Anthropology, vol. 3, n° 3, 1970, p. 19-31).

[13] Cet exemple permettrait, par ailleurs, d'examiner un cas d"'emprunt paradigmatique" car si l'ethnoscience semble bien avoir emprunté de la linguistique le paradigme que présupposent les théories prétransformationnelles, le renouveau de l'intérêt pour les "universaux de la culture humaine" n'est pas étranger à la linguistique transformationnelle. Vair, à cet égard, Keesing, R.M., "Paradigm Lost : The New Ethnography and the New Linguistics", Southwestern Journal of Anthropology, 28, 4, 1972, p. 299-332.

[14] Przeworski, A. et Teune, H., The Logic of Comparative Social Inquiry, p. 4.

[15] Dans Marsh, R.M., Comparative Sociology, p. v.

[16] Rokkan, S., "Recherche transculturelle, transsociale et transnationale", dans Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines, partie I : Sciences sociales, p. 779.

[17] Zelditch, M. Jr., "Intelligible Comparisons", dans Vallier, I., édit., Comparative Methods in Sociology, p. 227.

[18] Voir, en ce sens, la bibliographie d'études comparatives comprenant 1,046 titres établie par R.M. Marsh en 1967 (cf. Marsh, R.M., op. cit., p. 375-496). Même si Marsh nous prévient qu'il faut considérer la sociologie comparative comme un "domaine" et non pas comme une "ligne de partage" théorique, il ne manque pas, lorsqu'il s'agit de rendre explicite ce "domaine" de rapporter la comparaison au modèle nomologique (cf. Marsh, R.M., ibid., p. v iii, 18-20). Or ce modèle n'est pas un "domaine" mais bel et bien une "ligne de partage", quoique méta-théorique.

[19] Nous pouvons observer ici un autre cas de décalage de dominance paradigmatique à l'intérieur même des sciences sociales et humaines. Tout comme la dominance dans l'anthropologie "cognitive" d'un paradigme de science descriptive et taxomique importé de la linguistique a lieu lorsque ce paradigme n'est plus dominant dans la linguistique, la dominance d'un modèle empiriste de science comparative a lieu dans certains domaines de la sociologie lorsque ce modèle n'est plus dominant là d'où il avait été importé, l'anthropologie, et même lorsque, dans cette discipline, un paradigme de science descriptive, taxonomique et non comparative (l'ethnoscience) connaissait sa plus grande influence.



Retour au texte de l'auteur: Roberto Miguelez, sociologue, Université d'Ottawa Dernière mise à jour de cette page le samedi 6 mars 2010 19:42
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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