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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Roberto MIGUELEZ, “Modernité: les enjeux de la raison / la raison comme enjeu.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Jocelyne Lamoureux, Droits, liberté, démocratie. Actes du colloque annuel de l’ACSALF 1989, pp. 55-65. Montréal: ACFAS, 1991. Les cahiers scientifiques, no 75, 308 pp. [La présidente de l’ACSALF, Mme Marguerite Soulière, nous a accordé le 20 août 2018 l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]. [Autorisation accordée par le professeur Miguelez, le 3 septembre 2003, de diffuser toutes ses oeuvres.]

[55]

Modernité : les enjeux de la raison/
la raison comme enjeu
.”

Par Roberto MIGUELEZ
Sociologie, Université d’Ottawa

La problématique de la raison traverse de part en part la modernité. Non pas que la raison ne fût pas à l'œuvre avant la modernité. Mais c'est que la raison moderne devient principe d'intelligibilité du monde et, dans le sillage de celui-ci, principe de construction du monde.

"Je pense, donc je suis”. Je sais que je suis parce que je pense, et cette évidence se trouve inscrite dans l'acte même de l'énonciation. Mais lorsque je pense, je pense toujours à quelque chose : il n'y a pas de pensée sans un objet de pensée. Mais, dès lors, comment penser un objet en dehors de toute pensée ? Et si aucun objet n'est pensable en dehors de toute pensée, comment ne pas voir dans l'objectivité de tout objet une production de la pensée ? Comment ne pas saisir la pensée comme productrice et, dès lors, comme puissance de production non seulement d'un monde d'objectivités, d'intelligibilités mais aussi d’un monde objectif, d'un monde d’objets ? Je pense, donc j'agis, et de ce point de vue, agir c'est soumettre l'agir à la pensée, c'est produire un monde pensé. Voilà, dans des termes philosophiques, le cheminement de la problématique de la raison qui traverse de part en part la modernité car la pensée ce sera avant tout, sinon exclusivement, la raison.

Cette problématique ne s'est pas cantonnée au champ philosophique : la philosophie ne fait que l'exprimer d'une manière particulièrement aiguë [1]. Elle s’investit dans le politique, elle informe la politique et conforme des politiques. Davantage, elle se retrouve dans des conceptions du social et, ce faisant, elle pénètre le juridique. Le terme médiateur entre la problématique philosophique de la raison et ses problématiques non philosophiques - politiques, sociologiques, juridiques - est la notion de "sujet”. Qui est celui qui pense, donc qui est, donc qui agit ? Voilà la question médiatrice. C'est autour de la réponse à cette question que vont s'élaborer les grandes idéologies qui imprègnent la modernité. On est bien loin d'en avoir disposé. C'est pourquoi si les enjeux de la raison marquent la modernité, la raison ne cesse d'être - elle l'est même plus que jamais - l'enjeu de la modernité.

[56]

Qui est celui qui pense, donc qui est et agit ? Quel est le sujet de la raison et de l'agir raisonnable ? Première réponse : l'individu, et seul l'individu. Comment faut-il concevoir cette réponse qui est, bien entendu, celle du libéralisme ? Disons, avant tout, qu'elle suppose et entraîne la désacralisation du monde et, au premier chef, du monde social. Arrêtons-nous, ne serait-ce qu'un instant, sur ce phénomène [2].

Pour la pensée médiévale et, plus exactement, pour la scolastique thomiste, le sacré s'impose au monde sous les espèces de l'exigence de la rédemption imposée par Dieu. Pour Bonaventure, par exemple, la faute originelle légitime et valide la société civile et l'autorité politique comme substituts (bien qu'imparfaits) à l'état de grâce primitif. Leur légitimité repose, certes, sur une nécessité accidentelle et historique (la déchéance de l’homme pécheur) et leur validité n'est pas un acquis : il se pourrait bien que la société s'éloigne de la finalité de Dieu et devienne même, envahie par le péché, société conquise par l'autorité du diable. La raison est justement là pour soumettre l'individu aux exigences sociales et politiques d'un ordre qui inscrit sa finalité dans la rédemption. L'obligation sociale est bel et bien alors une obligation morale (voir Lagarde, 1956-1963, vol. Il : 94 et 99).

La désacralisation du monde social qu'opère où suppose le libéralisme vise, d'abord, l'idée d'une finalité du social d'où celui-ci tirerait sa signification intemporelle. La raison est dès lors soumise non pas à des exigences sociales et politiques fondées sur un ordre moral transcendant mais aux exigences d'une nature humaine qui trouve dans le bonheur son principe immanent.

Dans l'hédonisme libéral c'est la raison qui rend le bonheur libre, et ceci en permettant à l'individu d'échapper à l'automatisme du plaisir présent par la considération qu'elle autorise et réalise de l'inégalité des possibilités de jouissance qu'offrent les objets. Locke peut ainsi affirmer que "la plus haute perfection d'un être intelligent consiste à s’appliquer soigneusement et constamment à la recherche du véritable et solide bonheur" (Locke, 1984, II, XXI, 51 :151). Il s'ensuit non seulement qu'un principe naturel immanent se substitue à un principe sacré transcendant ; non seulement encore qu'avec cette substitution la signification et la finalité de la société perdent toute prétention à la permanence puisque le social et le politique cessent de reposer sur une donnée "primitive" et ne sont plus pensables que comme des exigences accidentelles et historiques ; il s'ensuit aussi la solitude ontologique d'individus dont la rationalité de l'agir est définie par la connaissance et le calcul. Mais si la raison est naturelle, la nature est raison et sur cette concordance se fondent et la possibilité de la connaissance et son progrès nécessaire. Seulement, ce progrès de la connaissance, qui implique un développement de la raison, s'avère alors la condition du progrès de l'individu. En fait, l'individu, en [57] tant que sujet, ne se mesure qu’au développement de sa raison. Dans ce contexte, la société est aussi rationnelle soit parce qu’elle est le résultat d'un calcul (Hobbes, Rousseau), soit parce qu'elle répond à, et réalise un ordre naturel qui enchaîne les utilités et les intérêts des individus (théorie de l'harmonie des intérêts). Ceci à une condition, à savoir que la concurrence des individus, c'est-à-dire de leurs intérêts soit préservé. La rationalité du marché incarne cette "naturalité" puisqu'il règle l'affrontement d’individus qui sont les seuls sujets en droit. Le Droit, pour sa part, n'a qu'à reconnaître le droit à l'autonomie de l'individu car il s'agit d'un droit naturel.

Il était possible de pressentir, dès ses premières formulations, le paradoxe fondamental qu'allait engendrer, sur ce point, la conception libérale du sujet. Le noyau de ce paradoxe se trouve dans l'exigence de "sûreté" d'où découle la justification même de la société civile. En effet, et comme l'écrit encore Locke, le consentement des individus qui crée la société civile vise exclusivement à permettre "d'échapper et de remédier aux maux dont souffre inévitablement l'état de nature où les hommes sont juges en leurs propres causes ; et ceci, en établissant une autorité reconnue, à laquelle tout membre de la société puisse recourir à l'occasion d’un préjudice subi ou d'un litige en cours, et à laquelle chacun d'eux doive obéissance" (Locke, 1958, VII, 90 :119 ; Hobbes, 1951, part II, ch. CVIII). Car si, d'une part, l'individu ne peut pas ne pas être sujet en droit (droit "naturel"), d'autre part le sujet ne peut être sujet qu'en tant que sujet de droit. C'est alors au Droit de constituer le sujet en tant que sujet, et au politique de veiller à ce que les droits du sujet ainsi constitué soient protégés. Ce besoin du juridique et du politique, bref de l'État, est tel que, suivant de nouveau Locke, "pour protéger le mieux possible sa propre personne, sa liberté et sa propriété”, l'individu devrait être prêt à abandonner à la société politique "l’égalité, la liberté et le pouvoir exécutif" qu'il avait dans l'état de nature (Locke, 1958, IX, 131 :146 ; XI, 136-137 : 151-53). L'individualisme libéral fondé sur l'autonomie ontologique radicale du sujet (l'individu comme sujet en droit) implique alors, paradoxalement, et au nom de l'exigence de sûreté, la subordination du sujet au Droit et à l'autorité. En d'autres termes, et plus brutalement, la réalisation de l'individualisme passe - que l'on me permette le barbarisme - par la "juridisation" du sujet. Mais, du même coup, bel et bien, une politisation (bien que soigneusement cachée) du juridique [3]. Le juridique, bien entendu, ne tombe pas toujours dans le piège car il y va de sa légitimité même : dans le cadre du libéralisme, il n'est là que pour garantir des droits qui ne viennent pas de lui mais de la société civile - voire du politique. Le libéralisme ne peut survivre à ce paradoxe que dans la fiction toujours à conquérir et à renouveler d'une autonomie de l'individu, d'une neutralité du politique dans la concurrence des sujets et d'un apolitisme du juridique.

[58]

J'appellerai démocratisme un individualisme qui se distingue de l'individualisme libéral par une conception particulière de la raison, autant de la raison "subjective" que de la raison "objective" - je propose que l'on accepte cette terminologie ne serait-ce que pour ses vertus analytiques Le démocratisme - que je rattacherai surtout à Rousseau - fait aussi de l’individu un sujet ; il fonde encore sa reconnaissance comme sujet et, par suite ou en même temps son agir, sur la raison. Mais comment conçoit-il cette raison du sujet - que j'appellerai "subjective” - ? C'est dans le rapport postulé entre liberté et raison que l'on pourra saisir cette conception de la raison du démocratisme et la différence qui la sépare de la conception libérale.

Pour le libéralisme, la raison est une condition de la liberté et si la raison définit l’individu du moment où elle s'inscrit dans sa nature, elle ne le constitue comme sujet authentique, dans sa liberté, que pour autant qu’elle détermine effectivement son comportement. Car il se peut que ce soit la passion et non point la raison qui préside aux conduites. Mais la raison calculatrice dont il est question dans le libéralisme ne s'exerce que dans la connaissance. La passion est une forme d'ignorance, elle enchaîne l'individu à l'automatisme du plaisir présent parce qu'elle ne connaît pas l'inégalité des possibilités de jouissance qu’offrent les objets. Le "véritable" et "solide" bonheur tient donc à la raison et à la connaissance de sorte que si les individus sont malheureux, c'est par ignorance, par manque de lumière [4]. Il s'ensuit non seulement que tout progrès dans le sort des individus est conditionné, voire déterminé par le progrès de la connaissance mais aussi que tous les individus ne sont pas des sujets égaux, également libres ; l'égalité n'est pas un attribut des individus, bien au contraire. La conception libérale du sujet s'accorde parfaitement avec une notion aristocratique et élitiste : les individus empiriquement dépourvus de connaissances, incapables de faire usage de leur raison, soumis aux passions, forment la "canaille" de Voltaire, "the Rabble " de Hume, la "foule ignoble" de Burke [5]. Pour le démocratisme, par contre, et ici c'est Rousseau qui en exprime le postulat, la liberté précède la raison, elle est originelle, un don que les [59] individus "tiennent de la nature en qualité d'hommes” (Rousseau, 1959, vol. II: 184). Plus encore, pour Rousseau c'est la liberté qui illumine l'homme et il n'est pas loin d'affirmer la supériorité de l'intuition et de la sensibilité sur la raison - bien que, dans le Contrat social, il tempère ce radicalisme par l'idée d'un projet moral fondé sur la raison -. D'où un égalitarisme qui se répercutera dans la théorie de la société civile et de l'État comme lieu de la liberté rendue possible par la subordination libre et consciente de l'individu, du sujet, à la volonté générale.

Cette idée de "volonté générale" fondée sur un "contrat" de société fabriqué de toutes pièces par des individus libres et conscients aura une conséquence décisive en ce qui concerne la conception de la raison que nous appellerons "objective". Encore un rappel des positions libérales à cet égard permettra de bien saisir cette conséquence. Pour le libéralisme, nous l'avons vu, la société possède une rationalité "objective" qui découle de la rationalité "subjective" des sujets mais qui ne coïncide jamais, ne peut jamais coïncider avec celle-ci. Elle la contredirait même - et paradoxalement - puisque la rencontre des utilités égoïstes et hédoniques de la raison "subjective" calculatrice résulterait dans la rationalité "objective" du meilleur ordre social. La théorie de l’'harmonie des intérêts" qu'accomplirait le marché vise ainsi une rationalité inconsciente et non volontaire. Dans la "volonté générale" du démocratisme, par contre, et dans le contrat qui produit la société, l'idée d'une coïncidence de la raison "subjective" et de la raison "objective” se trouve logiquement fondée. D'où l'idée de la société comme construit, comme "artifice" fabriqué par la raison (subjective), un "artificialisme" qui n'est nullement, qui ne peut pas être libéral. D'où aussi l'idée que la raison des sujets peut et doit construire un ordre social, le meilleur ordre social.

Il a été remarqué à plusieurs reprises que cette interprétation de la liberté comme don originel et naturel des individus-sujets conduit paradoxalement à la doctrine de l'État maximal - en franche opposition à l'État minimal du libéralisme -. À la limite - mais c'est une limite inscrite dans la théorie - elle conduit à "l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à la communauté" pour reprendre encore une formulation de Rousseau (Rousseau, 1959, vol. I, VI : 360). Or, ce qui nous importe ici est que c'est la communauté qui devient alors le véritable sujet historique et ceci, non pas seulement parce qu'elle s'incarne, est volonté (générale) mais aussi parce qu'elle supprime, précisément en tant que volonté générale, et tant qu'il le faut les droits et libertés de chacun des individus pris un à un. Plus exactement, et paradoxalement, la liberté des individus s'exercera pratiquement dans l'obéissance à la volonté générale. ("Quiconque refusera d'obéir à la volonté générale, écrit Rousseau, y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera à être libre" (idem, 7 : 364).

Cette "démocratie totalitaire" dont Rousseau serait, pour certains, le théoricien inavoué (voir Talmon : 55-68) aurait trouvé sa première expression [60] limite concrète mais tout-à-fait logique ou conséquente dans la terreur que déclenche la Révolution en 1793. Mais on serait bien dupe de croire que seul l’"artificialisme" révolutionnaire du démocratisme engendre la terreur, il n'engendre qu'une forme de terreur : la terreur politique. La terreur politique que peut déclencher la prétention de la raison "subjective" à se transmuer en raison "objective" et à façonner rationnellement le monde trouve son pendant théorique et pratique dans la terreur, certes plus subtile et plus anonyme, de la rationalité "objective" aveugle de l’ ”ordre" libéral - et pour autant que l'on puisse parler d'"ordre" à la lumière de ses conséquences

Contre le "constructivisme" du démocratisme mais aussi contre cette rationalité aveugle du marché purement économique et aussi vide d'épaisseur historique que l'artificialisme" du démocratisme constructiviste va se déployer, au XIXe siècle, une réflexion signée non pas par le refus de l'idée d'une raison "objective" mais plutôt par une conception nouvelle de cette raison. Cette conception constitue la matrice théorique de la sociologie académique du XIXe siècle, c’est-à-dire la matrice d'une nouvelle discipline "scientifique". Chez J.G. Herder, cette réflexion prend explicitement pour cible l'”artificialisme" moderne (la "pensée artificielle de notre siècle") (Herder, 1964 :255 ; Thériault in Miguelez, 1988), chez E. Burke plutôt le démocratisme et la terreur qu'il engendrerait nécessairement en vertu de son allégeance au principe "métaphysique” rationaliste (Burke, 1983).

Le noyau de cette conception de la raison "objective" est l'idée de la communauté ou de la société comme tout organique singulier qui, en tant qu’organisme, a une vie, c'est-à-dire une histoire, en tant qu’organisme singulier constitue une individualité et, en tant que tout, que totalité, doit être appréhendée comme "culture". Il en découle, en effet, une idée de la raison "objective" sociale comme raison spécifique, non réductible à la raison "subjective" "métaphysique" du constructivisme mais, non plus, à la raison automatique, anhistorique et aveugle du libéralisme, et dont la spécificité réside justement dans ce caractère "organique", historique et culturel de la sociabilité. La nouvelle "science" sociologique n'aura dès lors comme programme que d'atteindre aux "lois" de cette sociabilité ou aux mécanismes de son opération.

Qu'en est-il de l'individu et de sa raison dans ce "sociologisme" qui hérite une telle conception de la raison "objective” de la réaction conservatrice aux idées du démocratisme ? [6]. Dans cette découverte d'une autre raison, "une raison plus profonde que la raison déductive et sa prétention de construire le monde, une raison issue d'une lecture positive du social", l'individu devient soit "un simple rouage de l’organisme" social, soit le résultat d'une "raison enfouie dans les lois de l’histoire" (Thériault, ibid. :60) - suivant que l'on privilégie l'analyse synchronique de la sociabilité (fonctionnalisme), ou l'analyse [61] diachronique de celle-ci (évolutionnisme organiciste). La "première crise de la raison" n'est donc pas, à strictement parler, une crise de la raison mais, exactement, de la raison constructiviste du démocratisme et de la raison automatique du libéralisme. Il faudra attendre la critique radicale contemporaine du socialisme pour assister à une véritable mise en question de la raison.

Le socialisme - et je vise en particulier sa variante fondamentale marxiste -, apparaît dans ce contexte comme le résultat d'une articulation particulière du démocratisme et du sociologisme -articulation dans laquelle les éléments de l'un et de l'autre se trouvent profondément modifiés. Du démocratisme, le socialisme retient le principe constructiviste, du sociologisme le principe d’une raison "objective" social spécifique essentiellement historique. Du démocratisme, le socialisme rejette l'artificialisme, c'est-à-dire la prétention métaphysique de construire ou de reconstruire la société à partir d'une tabula rasa. Du sociologisme, le socialisme rejette l'idée d'une raison "objective" sociale aux lois et aux mécanismes aussi intemporels que ceux de la nature physique. Du démocratisme, le socialisme rejette comme "idéologique" la conception d'une "volonté générale". Du sociologisme, la subordination intégrale des individus aux exigences "fonctionnelles" de la société ou aux lois d'un évolutionnisme sociologique ou d'une philosophie de l'histoire. À la "volonté générale”, le socialisme substituera la "volonté de classe”, à l'artificialisme, un constructivisme dont les possibilités et les impossibilités trouvent leur racine dans la société et dans l'histoire, au fonctionnalisme sociologique, la conception de la société comme lieu de conflits, à l'évolutionnisme organiciste, une théorie dialectique de l'évolution sociale dans laquelle le progrès n'est ni linéaire ni multiforme. Du point de vue de la problématique de la raison, le socialisme constitue une tentative d'articulation d'une raison "subjective" qui n'est plus celle de l'individu, ou des individus pris un à un, et d'une raison "objective" qui n'est pas, non plus, une raison "supra-individuelle" ou extérieure à l'action des sujets historiques. La notion de "praxis" peut bien exprimer le sens de cette articulation si, en reprenant la formulation de Sartre, l'on voit dans la praxis individuelle, toujours inséparable du milieu qu'elle constitue, et qui pourtant la conditionne et même l'aliène, une Raison constituante au sein de l'Histoire saisie comme Raison constituée (Sartre, 1960 :178).

Les expériences historiques réelles du socialisme (le socialisme "réel") ont soulevé deux sortes de réflexions critiques de nature fort différente et aux conséquences bien inégales. La première, de nature empirique, porte sur la substitution qu'aurait opérée le socialisme "réel" de la "volonté du Parti", voire d'une bureaucratie à la "volonté de classe" - à la volonté du prolétariat en tant que volonté représentant dans la conjoncture historique l'"intérêt général" -. La deuxième, de nature théorique, porte sur la conception socialiste de la raison "objective”, plus exactement encore sur le "constructivisme" que cette conception implique. La première réflexion critique n'a pas d'intérêt ici puisqu'elle ne met pas nécessairement en cause - en tant que "constat" [62] empirique - l'idée démocratique d'un sujet protagoniste de sa propre histoire. C'est la deuxième réflexion critique qui nous intéresse car elle met radicalement en cause la rationalité elle-même.

Luc Ferry ramène les critiques du "totalitarisme" à trois chefs d'accusation qui, cependant, portent, tous, sur l'idée socialiste de la raison "objective” (Ferry, 1984 :12-12). Le noyau de cette accusation se laisse exprimer de la manière suivante : le projet socialiste pratique d'une rationalisation du monde social (le "volontarisme", l’“activisme", bref le "constructivisme") repose intégralement sur le principe rationaliste, à savoir "tout y est intelligible, au moins en soi". D'où la formule : le réel est maîtrisable parce qu'il est intelligible. Ou encore, et plus exactement : ce qui est intelligible pour la raison peut devenir réel par la raison - informant l'action. Et Ferry précise : "le rationalisme, en tant qu'il applique à l'intégralité du réel historique (...) le principe selon lequel aucun événement dans le monde n'aurait lieu sans raison et, comme tel, ne serait inexplicable" est dénoncé notamment parce qu'il conduirait inéluctablement à penser l'histoire comme un processus "excluant par essence tout mystère, toute possibilité d'une nouveauté radicale" (Ferry, 1984).

Or, la dénonciation du principe de l'intelligibilité principielle du réel - conçu comme parfaite rationalité en principe -, et la revendication d'une indépassable part de mystère - conçue dès lors comme pure et unique source de nouveauté radicale - ne peut trouver de fondement que dans une réflexion ontologique qui croit découvrir dans l'être une limite infranchissable aux prétentions de la raison humaine. Si Hannah Arendt illustre bien cette espèce de dénonciation (Arendt, 1967), c'est chez Heidegger qu'il faut en chercher l'inspiration philosophique. Dans la perspective heideggérienne, en effet, la "crise" de la raison contemporaine, l'échec de la raison pratique qu'exprimerait la détresse de l'homme contemporain, viendrait de la prétention de la raison moderne de se concevoir comme pouvoir illimité de construction d'un monde. Pour Heidegger, dans les temps modernes, la définition de l'étant comme "objectivité de la représentation" ferait de l'être un être purement et exclusivement représentable, réductible et réduit à n'être être que pour une conscience, de sorte que dans cette réduction gnoséologique, la part d'obscurité, d'invisible et de mystère qui devrait s'attacher à l'être conçu dans sa plénitude, disparaîtrait (Heidegger, 1962).

Mais, dès lors, on voit que bien au-delà du projet socialiste, qui ne représente que l'application du principe pratique de la raison à la région du social, c'est l'idée du pouvoir pratique de la raison en général qui est mise en cause, et, avec elle, l'ensemble de la civilisation contemporaine, de la "modernité" - pour autant qu'elle représente le projet d'une rationalisation du monde. En ce sens, Heidegger, à la différence de ses disciples, est bien plus conséquent car il voit bien que, au regard de la pensée qui situe la "détresse" ultime dans "l'abandon loin de l'Etre", il importe peu que la finalité du politique soit l'individualisme libéral ou le collectivisme car celui-ci, en croyant pourfendre [63] l'égoïsme libéral, ne ferait que porter à son compte la subjectivité, qu'accroître la puissance de celle-ci (ibid. : 89).

Si, au XIXe siècle, la critique conservatrice et "sociologiste" du démocratisme visait l'artificialisme d'une raison conçue comme toute-puissante et revendiquait les exigences d'une raison objective sociale et historique face aux prétentions illimitées de la subjectivité, au XXe siècle, la critique conservatrice du socialisme vise le rationalisme lui-même au nom du mystère indépassable de l’être. Si, donc, jusqu'à maintenant ce sont les avatars de la raison, les enjeux de la raison qui ont balisé la modernité, aujourd'hui, avec cette critique particulière du socialisme c'est la raison elle-même qui devient l'enjeu de la modernité.

Si avec l'ordre libéral la modernité a fait et fait tous les jours l'expérience de la terreur économique aveugle du marché - surtout dans ce "Tiers-monde" de laissés pour compte sans espoir ; si avec le socialisme "réel" la modernité a pu voir renaître le fantasme d'un constructivisme artificialiste, faut-il alors que le refuge de la modernité soit l'irrationalisme, voire l'appel aux seules "pesanteurs" et "profondeurs" d'une histoire et d'une culture que l'on cherche aussi désespéramment que, tant de fois, et pour cause !, infructueusement ?

À la lumière des expériences historiques vécues par la modernité le rôle de la raison politique dans les mutations sociétales d’aujourd'hui ne peut être autre que la défense d'une rationalité modestement dépourvue de la toute-puissance qu'on lui a, certes, octroyée mais qui, seule, peut être porteuse d'un projet de communauté authentiquement humaine.

[64]

BIBLIOGRAPHIE

ARENDT, Hannah (1967) : Essai sur la révolution, Paris, Gallimard.

BURKE, Edmund (1983) : Reflections on the Revolution in France, Intr. by Connor Gruise O'Brien, London, Penguin.

CONDORCET (1933) : Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, texte revu et présenté par O.H. Prior, Boivin, Paris.

FERRY, Luc (1984) : Philosophie politique. 2. Le système des philosophies de l'histoire, Paris, Presses Universitaires de France

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HERDER, Johann Gottfried (1964) : Une autre philosophie de l'histoire, Paris, Aubier.

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LAGARDE, G. de (1956-1963) : La naissance de l'esprit laïque au déclin du Moyen-Age, Paris, Béatrice-Nauwelaerts, 5 volumes.

LOCKE, J. (1984) : Essai sur l'entendement humain, in Oeuvres de Locke et de Leibnitz, corrigé et accompagné de notes, par M.F. Thurot, Paris, Firmin Didot.

LOCKE, J. (1958) : Essays on the Law of Nature, Oxford, Clarendon Press.

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NISBET, Robert (1984) : La tradition sociologique, Paris, Presses Universitaires de France.

ROUSSEAU, J. (1959) : Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, in Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade.

ROUSSEAU, J. (1959) : Du contrat social, ibid.

SARTRE, Jean-Paul (1960) : Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard.

[65]

TALMON, J.L. : Les origines de la démocratie totalitaire, Paris, Calman-Lévy.

THERIAULT, Joseph-Yvon : "La première crise de la raison", in MIGUELEZ, Roberto, ibid.

VACHET, André (1988) : L'idéologie libérale, Ottawa, Les Presses de l'Université d'Ottawa.

[66]



[1] Nous nous sommes attachés à cette analyse philosophique dans "La deuxième crise de la raison et la critique du socialisme" in MIGUELEZ, Roberto, 1988: Politique et raison. Figure de la modernité, Ottawa, Les Presses de l'Université d'Ottawa.

[2] Pour cet examen du libéralisme nous sommes largement redevables à l'ouvrage de Vachet, André, 1988: L'idéologie libérale, Ottawa, Les Presses de l'Université d’Ottawa.

[3] Nous sommes particulièrement bien placés pour observer cette juridisation des enjeux politiques. Lorsqu'on essaie de refiler au juridique la question de l'affichage (loi 101) ou de l'avortement, on essaie, du même coup, de dépolitiser ces enjeux en les transmutant en questions "de droit".

[4] Vachet rappelle à cet égard que le thème socratique du déterminisme de l'action par la connaissance du bien est en général un lieu commun au XVIIIe siècle et en illustre le rationalisme. Ainsi, par exemple, Pluquet affirme que "Ce n'est point exprès que l'homme s'écarte de la route qui conduit au bonheur, et pour l'y faire rentrer, il ne faut que l'éclairer et le convaincre qu'il se trompe et qu'il prend pour le principe du bonheur ce qui n'en est que l'apparence", (abee PLUQUET, 1767: De la sociabilité, tome 11:142, cité par MAUZI, R., 1966: 517. Il est important de rappeler aussi que Rousseau sera une des rares exceptions à ne pas croire que la volonté n'est en dernier ressort que la raison en action. VACHET, 1988: 111.

[5] Chez Condorcet l'accès à la propriété apparaît même comme la conséquence, chez l'individu, du développement de ses lumières - bien que si l'inégalité doit "diminuer continuellement" il n'est nullement question de l'anéantir par une transformation de la société et de ses règles économiques et sociales car "elles ont des causes naturelles et nécessaires, qu'il serait absurde et dangereux de vouloir détruire" - dans notre terminologie, parce qu'elles répondent à une raison "objective" -. CONDORCET, 1933.

[6] Cette thèse a été proposée par NISBET Robert, 1984 dans La tradition sociologique, Paris, Presses Universitaires de France.



Retour au texte de l'auteur: Roberto Miguelez, sociologue, Université d'Ottawa Dernière mise à jour de cette page le dimanche 17 janvier 2021 14:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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