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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Pascal MICHON, LES RYTHMES DU POLITIQUE. Démocratie et capitalisme mondialisé. (2007)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Pascal MICHON, LES RYTHMES DU POLITIQUE. Démocratie et capitalisme mondialisé. Paris: Les Éditions Les Prairies ordinaires, 2007, 311 pp. Collection: Essais. [Ce livre est diffusé dans les Classiques des sciences sociales avec l’autorisation formelle accordée conjointement le 3 novembre 2009 par l’auteur, Pascal Michon, et son éditeur, M. Rémy Toulouse, de la maison d’éditions Les Prairies ordinaires.]

Avant-propos


De la pensée critique, aujourd’hui

La pensée critique est aujourd’hui dans la plus grande confusion. Les attaques lancées contre le monde systémique qui avait dominé la deuxième partie du XXe siècle ont été récupérées pour conforter un autre monde, asystémique celui-là, encore plus injuste que celui qu’il remplace. D’une manière qui n’est pas sans rappeler le destin de la critique marxiste de l’État et des rapports de classe, retransformée à la suite de la révolution russe en instrument d’oppression étatique et en justification de nouvelles hiérarchies, les critiques sixties et seventies de la rationalisation moderne de la vie ont subi, au cours des vingt dernières années, de douteuses réinterprétations qui en ont fait les meilleures alliées du nouvel ordre libéral et du bond en avant dans la rationalisation qui vient de se produire – tout en s’autoproclamant, comme leur homologue historique, à l’avant-garde de la critique.

C’est pourquoi des militants et leur parti peuvent aujourd’hui se dire de gauche et prôner une politique de droite ; pourquoi des journalistes et autres électrons médiatiques peuvent prétendre exercer un regard critique alors qu’ils ne font que multiplier à l’infini les marques de respect pour le nouvel ordre établi ; pourquoi des universitaires, installés dans les chaires trop grandes pour eux de prédécesseurs célèbres, peuvent claironner qu’ils poursuivent la lourde tâche de la critique, alors qu’ils se sont depuis longtemps arrêtés de penser ; pourquoi des intellectuels qui se disent hyper-critiques, et d’extrême gauche, attribuent un aspect progressiste à la mondialisation libérale et à la régression des souverainetés populaires ; pourquoi, enfin, des intellectuels de droite se revendiquent sans vergogne de Deleuze, de Foucault ou de Barthes. Dans tous ces cas, la pensée critique d’hier est devenue l’alibi d’une pensée acritique ou plutôt anti-critique, la simple célébration du nouveau monde et du confort qu’il garantit à ses clercs.

Les raisons de cet effondrement sont multiples. Il est probable qu’à l’instar de tout instrument la pensée critique perde naturellement de son tranchant au fur et à mesure de son utilisation. Le phénomène n’est pas nouveau : la critique est, à l’égal de la pensée qui lui est du reste consubstantielle, une activité et elle ne saurait être fixée une fois pour toutes dans des systèmes – elle exige d’être reprise sans cesse. Mais cette raison est un peu trop générale pour être réellement explicative, et l’on pourrait précisément se demander pourquoi, en l’occurrence, une telle reprise n’a pas eu lieu.

Les disciples

Pour rendre raison de l’épuisement critique dont nous sommes les témoins, il faut tout d’abord faire intervenir un facteur d’ordre sociologique et théorique. Les figures principales de la contestation des années 1960-80 ont presque toutes aujourd’hui disparu et ont laissé la place à des disciples qui prônent une politique en général d’orientation libertaire, dont la fidélité purement formelle à leurs modèles explique une bonne partie du retournement que nous constatons aujourd’hui.

Néo-libertaires et néo-libéraux convergent sur la plupart des questions de société – comme on disait hier – ou des questions éthiques – comme on dit dans le jargon contemporain, qui est en soi tout un programme – pour prôner une tolérance et une individualisation maximale des conduites, que ce soit sur le plan des relations sexuelles entre adultes du même sexe ou non, de la procréation assistée ou non, de l’euthanasie et des soins en fin de vie. Ils sont également très proches sur le statut des minorités et des politiques à l’égard des migrants. De ce point de vue, la fin des années 1960 et le début des années 1970 restent une période de référence aussi bien pour cette nouvelle gauche libertaire que pour l’aile libérale de la droite.

On trouve également dans les pensées néo-libertaires des conceptions de l’individu, de la société, de l’État et des relations internationales, qui rendent celles-ci très proches de la pensée néo-libérale triomphant aujourd’hui. Dans l’un et l’autre cas, il convient de s’attaquer aux territoires, aux hiérarchies et aux systèmes qui se sont mis en place sous l’égide de l’État-nation moderne. L’objectif principal est la libération des individus de toutes les entraves qui pourraient restreindre leurs capacités de choix et d’autoréalisation.

Pensées néo-libérales et néo-libertaires se rejoignent, également, dans un nominalisme radical qui se prolonge souvent par un empirisme tout aussi affirmé. Attachées à l’idée que tout concept scientifique est en premier lieu un produit du discours, qui ne doit renvoyer qu’à des faits observables dans leur rareté et leur dispersion aléatoire, elles concentrent leurs tirs sur toutes les formes de réalisme, qu’il soit vétéro-libéral ou socialisant, ainsi que sur toute forme d’analyse dialectique du réel. Toutes dénoncent les idoles théoriques, les constructions métaphysiques d’arrière-plan, « l’individu-sujet », la « société » ou encore les différents « sujets collectifs » promus par les pensées de type dialectique.

Enfin, on peut observer une convergence entre néo-libéraux et néo-libertaires sur la nécessité d’une neutralité axiologique de la théorie sociale. Les uns et les autres repoussent toute projection substantielle concernant l’avenir collectif qui outrepasse la simple affirmation de la liberté individuelle et, de facto, toute pensée critique à l’égard du présent qui ne soit pas seulement une déconstruction. Selon eux, de telles représentations positives ne seraient que des échafaudages sans fondements empiriques – c’est-à-dire métaphysiques –, dont la réalisation ne pourrait que faire ressurgir les monstres tapis au sein de la raison moderne.

Néo-anarchisme et néo-libéralisme partagent ainsi un certain nombre de présupposés qui expliquent la fréquence des chevauchements et la relative facilité avec laquelle, par exemple, les pensées de Derrida, Lyotard, Foucault ou Deleuze ont pu être réinvesties par des penseurs libéraux et retournées au profit du nouveau monde fluide. Mais ce procès serait très injuste à l’égard des penseurs critiques des années 1960-80, si l’on ne précisait pas dans quelles conditions particulières se sont effectués autrefois ces chevauchements et dans quelles conditions totalement nouvelles ils se réalisent aujourd’hui. Car, à vrai dire, ce sont moins les stratégies d’individualisation des conduites, les attaques contre les territoires, les hiérarchies et les systèmes, le nominalisme, l’observation empirique ou la neutralité axiologique de la théorie sociale, per se, qui soulèvent des questions, que le maintien ne varietur de ces positions alors que le contexte historique s’est complètement modifié – comme si une position théorique pouvait avoir un sens en soi, en dehors de son rapport à la situation. Le problème ne relève donc pas des pensées critiques telles qu’elles ont été, mais plutôt telles qu’elles sont interprétées aujourd’hui par des disciples, dont le rôle est déterminant dans le vide actuel de la critique.

L’individualisation maximale des conduites se retrouve aujourd’hui, par exemple, dans les écrits de Marcela Iacub, pour laquelle la prostitution ou la procréation assistée après la ménopause sont des « choix » qui doivent rester sous la responsabilité exclusive des individus, c’est-à-dire le plus souvent des femmes, qui veulent les pratiquer (Le Crime était presque sexuel ; Famille en scène). Non seulement cette position néglige le fait que l’immense majorité des prostitué(e)s n’ont pas choisi de l’être et sont soumis(es) à des mafias qui les exploitent, mais elle oublie que les luttes pour le droit à la contraception et à l’avortement s’inscrivaient dans le cadre d’une société qui encadrait sévèrement les corps des individus, et qu’il convenait de transformer, alors que la demande d’un « droit » à la prostitution ou à la procréation mécanisée est, au contraire, en parfaite harmonie avec la transformation de la vie en marchandise et la monétarisation complète des relations humaines, qui est l’orientation générale du nouveau monde fluide. En prolongeant de manière abstraite une position « critique » qui avait autrefois un tout autre sens, Iacub se retrouve ainsi à faire l’article pour le monde néo-libéral en place – et en particulier pour ses dérives les plus préoccupantes. Son travail constitue beaucoup plus une ode à la post-modernité capitaliste qu’une véritable critique et ses propositions se présentent ainsi comme autant de caricatures des combats du passé.

Le même phénomène se produit avec les attaques contre les territoires, les hiérarchies et les systèmes liés à l’État moderne. Dans leur livre Empire, Antonio Negri et Michael Hardt perpétuent cette tradition en critiquant les notions de peuple et d’État-nation au profit d’un projet anarcho-communiste mondialisé. Or, ces auteurs ne tiennent aucun compte du fait que la lutte contre l’emprise de l’État nationaliste et rationalisateur des années 1960-70 était tout à fait justifiée, mais qu’elle l’est beaucoup moins depuis que la société industrielle et ses disciplines ont été remplacées par une société de marché, totalement ouverte et mondialisée, qui a emporté, avec le noyau dur de l’État et de la souveraineté populaire, une partie des protections qui garantissaient aux individus une sécurité sans laquelle leur liberté n’a aucune valeur. En maintenant une position « critique » sans prendre réellement la mesure des évolutions historiques en cours, Hardt et Negri transforment finalement Foucault et Deleuze en chantres du libéralisme – de la même manière d’ailleurs que leurs « adversaires » de droite, François Ewald ou Blandine Kriegel. C’est pourquoi ils peuvent porter aujourd’hui une appréciation très positive à l’égard du néo-capitalisme mondialisé qu’ils décrivent comme préparant la déterritorialisation finale nécessaire à l’apparition de nouvelles sociétés débarrassées des souverainetés étatiques. C’est également la raison pour laquelle Negri a pu soutenir récemment le Traité constitutionnel européen en le présentant comme un élément de « progrès », dans la mesure où il accentuait encore la désagrégation des États-nations européens. Là encore, une pensée qui se voulait « critique » est en réalité devenue l’une des meilleures alliées du nouvel ordre en place.

L’épistémologie de style nominaliste et empiriste qui caractérisait nombre des pensées critiques d’autrefois a connu le même sort. Dans son livre, Changer de société. Refaire de la sociologie, Bruno Latour a voulu refonder, en poursuivant une tradition deleuzienne et foucaldienne, les sciences sociales en les astreignant, d’une part, à se limiter à la dispersion des énoncés et des actes qu’il est possible d’observer au cours d’une enquête donnée et, de l’autre, à renoncer à toute construction linéaire des relations entre événements au profit d’une représentation réticulaire. Une telle stratégie permettrait non seulement de tordre le cou à toute production métaphysique des concepts, mais aussi de rompre avec les conceptions simplistes de la causalité à laquelle s’accrochent encore souvent les sciences sociales. Elle rendrait en effet possible de se débarrasser de la notion de linéarité causale, mais aussi d’associer des énoncés et des actes humains, à des êtres non humains, comme des bactéries, des animaux, des séries géologiques et des dispositions géographiques, dans une organisation hétérogène et proliférante. Comme du temps des nietzschéismes des années 1970, toute construction théorique généralisante est suspectée de chercher à simplifier abusivement et à réifier le flux des événements. Le multiple et la disparate doivent garder un primat absolu sur tout exercice de conceptualisation qui dépend alors entièrement de la notion d’organisation réticulaire.

Mais, là encore, les positions critiques de départ sont largement outrepassées et déformées par trop de fidélité. Quand, dans L’Archéologie du savoir, Foucault mettait en avant la nécessité de partir de la dispersion des énoncés observables, et Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, celle de renoncer à toute construction synthétique a priori et même à toute reconstruction dialectique d’une unité au profit d’organisations rhizomiques, c’était pour lutter contre des épistémologies unificatrices, homogénéisantes, qui ne laissaient aucune place à la rareté des événements, à leur caractère discret et à leur multiplicité insurmontable : la phénoménologie, l’existentialisme, l’historicisme, le marxisme. Ils voulaient faire une place à une épistémologie du divers, de l’incomplet et de l’irréductible dans un monde théorique dominé par la notion de l’Un ou de l’Un-deux dialectique, et leurs assauts étaient ainsi largement justifiés. Mais ce n’est plus le cas de leur répétition actuelle. Celle-ci ignore en effet, ou fait semblant d’ignorer, que l’épistémologie dominante dans le monde fluide n’est plus celle de l’Un ou de l’Un-deux dialectique, mais bien au contraire une épistémologie très proche de celle promue par les penseurs du divers et des réseaux polymorphes, ou encore par ceux de la différence ontologique et du divorce incessant de l’unité avec elle-même. Aujourd’hui, la pensée la plus commune s’appuie sur la notion de réseau, où il existe des communications entre rameaux postérieures à leurs différenciations, plutôt que sur celle d’arbre, où les événements sont hiérarchisés et liés les uns aux autres par une logique causale stricte. De même, le moindre publicitaire sait expliquer pourquoi l’être ne doit pas se concevoir comme présence à soi, mais comme différence incessante d’avec lui-même, c’est-à-dire, au fond, comme dynamisme et comme vitesse. C’est pourquoi une fois de plus le maintien des positions « critiques » du passé implique en réalité leur inversion de sens : ce qui était une façon de transformer le champ du savoir est devenu une manière d’assurer sa consistance.

Le cas de la neutralité axiologique de la théorie sociale est peut-être l’exemple le plus significatif de l’infidélité profonde qu’implique la fidélité bornée des disciples aux positions critiques de naguère. Au moment de conclure leur livre, Hardt et Negri déclarent, par exemple, qu’ils ne sauraient proposer quelque forme politique que ce soit et que c’est aux « multitudes » de décider des configurations que prendra la société communiste de demain. De même, Latour prône une sociologie purement descriptive qui respecterait au maximum la « liberté de choix des acteurs ». Comme leurs prédécesseurs, les disciples refusent de s’engager dans tout ce qui pourrait se rapprocher d’un projet explicite de société. Mais, là encore, leur attitude ne fait que répliquer une attitude valable autrefois sans tenir compte des changements qui ont eu lieu depuis et en changent la signification. Quand Bourdieu, Derrida, Foucault ou Deleuze insistaient sur l’aspect arbitraire de toute affirmation de valeurs (tout en défendant, chez l’un, d’une manière néo-kantienne, la possibilité de faire une science rationnelle de la société, ou, au contraire poussant, chez les autres, l’aiguillon de l’historicité jusqu’au cœur de la raison), c’était pour lutter contre des éthiques unifiantes, normalisantes, souvent autoritaires – celles de l’humanisme, de l’existentialisme, de l’historicisme et du marxisme – qui laissaient très peu de place à la multiplicité des valeurs. Lorsqu’ils refusaient de s’engager dans la construction de projets, leur objectif principal était de déjouer l’autoritarisme potentiel de tout positionnement éthique et politique positif. Consciente des catastrophes que la raison instrumentale avait engendrées au cours du XXe siècle et préoccupée par la persistance d’un immense bloc totalitaire et de ses prolongements extérieurs, la pensée critique ne pouvait être que déconstructrice et devait se refuser, afin de laisser à chacun la liberté de produire ses propres projets, de proposer quoi que ce soit qui dépasse le niveau de l’action des individus sur eux-mêmes. Instruits de leurs erreurs passées et de leur rôle dans la construction des grands systèmes d’oppression modernes, les intellectuels reconnaissaient les limites de leur capacité à saisir la réalité et surtout le caractère potentiellement néfaste de leur imagination utopique.

Le problème est que cette défiance envers les capacités constructrices de la raison, jadis motivée, pose désormais plus de problèmes qu’elle n’en résout. La négativité extrême reproduite, sans distance critique, par les disciples est en effet aujourd’hui conforme au fonctionnement du monde contemporain. Le nouvel « ordre », qui s’est imposé au cours de ces vingt-cinq dernières années, s’exerce par l’établissement d’un désordre permanent dont l’un des moteurs principaux est la délégitimation systématique des normes d’action collective, que celles-ci soient déjà incarnées comme dans les syndicats, les souverainetés populaires ou les États, ou à venir comme les utopies politiques. Or, si le nouveau monde est aujourd’hui beaucoup plus fluide que celui d’autrefois, cela ne veut pas dire qu’il offre plus de chances de développement aux individus, ni que les injustices, les inégalités, les dissymétries et la violence y aient disparu ou même diminué. Bien au contraire, c’est cette fluidité même, cette déconstruction permanente des objectifs collectifs, qui permet de stabiliser, voire de renforcer, les positions dominantes et les injustices envers un nombre toujours plus grand d’êtres humains. Le refus de prendre en compte cette nouvelle situation explique pourquoi le maintien de la neutralité axiologique de la théorie, le rejet de toute utopie et la perpétuation conservatrice d’une attitude purement déconstructrice débouchent finalement sur une pensée totalement acritique, sinon explicitement anti-critique, comme chez Latour.

Au total, les disciples utilisent aujourd’hui les théories critiques d’hier comme des recettes qui ne demanderaient aucune transformation, alors que tous les ingrédients dont ils disposent ont changé. Ils ne se sont pas encore aperçu, ou ne veulent pas voir, que le monde dans lequel nous vivons est d’une nature totalement différente de celui qui motivait les attaques de leurs prédécesseurs. Les pensées dont ils s’inspirent se sont développées dans et contre un monde discipliné, systémisé, administré, rationalisé, un monde né des suites des conflagrations de la première moitié du siècle, divisé en deux blocs antagonistes et où planait le danger totalitaire. Leur objectif premier était de lutter contre les aspects mortifères de ce monde et c’est pourquoi elles mettaient l’accent sur tout ce qui pouvait remettre en question les disciplines, perturber le fonctionnement en boucle des systèmes, lutter contre les emprises administratives, remettre en question les pensées totalisantes et les politiques qui en étaient tirées. Mais ces luttes ont perdu beaucoup de leur pertinence à partir du moment où le monde systémique administré s’est transformé en un nouvel univers, à la fois ouvert et fracturé, sillonné de flux en tous sens et parcouru de profondes lignes de faille.

Au monde relativement stable, organisé comme une série de systèmes emboîtés les uns dans les autres, qui avait dominé la deuxième moitié du XXe siècle, s’est en effet substitué un monde simultanément fluide et divisé. À l’échelon international, les blocs ont disparu, mais l’ONU a rapidement été mise de côté pendant que les États-Unis réussissaient à imposer leur hégémonie au monde entier ; des réseaux de transport, de télécommunication, de tri et de stockage de l’information enserrent désormais de leur rets l’ensemble de la planète, cependant tout un ensemble de territoires et de peuples restent enclavés et sans accès à ces nouvelles techniques ; la production et la consommation ont été mondialisées, les barrières économiques levées, toutefois la compétition qui en a résulté a permis aux plus forts de concentrer encore plus de richesses et de pouvoir, pendant que les plus faibles plongeaient dans le sous-développement ; les frontières ont été assouplies pour les touristes des pays développés, mais, dans le même temps, elles ont été renforcées pour les migrants du Sud. À l’échelon national, un grand nombre d’États ont privatisé les entreprises, les services collectifs, les système de transport et les banques qu’ils contrôlaient, ainsi qu’une grande partie de leurs activités considérées jusque-là comme régaliennes (les prisons, les postes, les caisses de retraite, les systèmes de santé et d’éducation, et même certaines activités militaires et de sécurité), mais ce mouvement a immédiatement provoqué des distorsions importantes entre les régions et entre les classes ; les entreprises et les modes de production ont été réorganisés sur un mode réticulaire, toutefois des concentrations de capital et de pouvoir, qui cherchent à établir leurs monopoles, se sont reformées au sein de ces réseaux ; la main d’œuvre a bénéficié d’une plus grande flexibilité, cependant elle a aussi été divisée entre une partie intégrée et une partie rejetée dans le chômage chronique et la misère. Enfin, au niveau local, la famille traditionnelle a dû accepter des recompositions périodiques et les individus faire montre de nouvelles capacités d’engagement et de dégagement de plus en plus rapides, mais cette liberté nouvelle s’est souvent soldée par une solitude et des difficultés à vivre renforcées. À tous les échelons, des modes d’organisation et d’individuation à la fois plus ouverts, plus fluides, mais aussi beaucoup plus heurtés ont pris la place des modes systémiques précédents.

En quelques années seulement, les critiques envers la disciplinarisation, la rationalisation et l’administration étatiques du monde se sont ainsi retrouvées inadéquates à une situation historique où, précisément, la domination, les inégalités, les effets de pouvoir, étaient désormais assurés par une dédisciplinarisation de la vie, une désystématisation et une désétatisation des sociétés. L’aveuglement envers cette brutale mutation historique et la sacralisation de textes détachés de leur contexte caractérisent l’attitude des disciples et expliquent le rôle qu’ils jouent aujourd’hui dans l’affaissement de la pensée critique.

Ainsi le détournement des pensées contestatrices vers le néo-libéralisme s’explique-t-il par une lecture déshistorisée qui se garde de toute altération, de toute distance critique. Bien que la disciplinarisation ait pratiquement disparu, que les systèmes sociaux soient largement attaqués, que les souverainetés étatiques soient amoindries, que la théorie ait cédé la place à un empirisme de style positiviste et que les affirmations de valeur collective aient été délégitimées, on continue à promouvoir, à contre-temps, les prises de position anti-disciplinaires, anti-systémiques, anti-étatiques, anti-dialectiques et anti-utopiques des années 1960 et 1970 – au plus grand profit du nouveau monde fluide, de son idéologie et de ses nouvelles manières de produire et de partager les êtres humains.

Les héritiers

Les disciples des penseurs contestataires des années 1960-80 sont les premiers responsables de la rétraction de la pensée critique contemporaine – là-dessus aucun doute. Mais cela ne doit pas nous empêcher de reconnaître qu’un autre groupe d’intellectuels, plus large et institutionnellement beaucoup plus puissant, a joué et joue encore un rôle déterminant dans cette involution.

Les individus aujourd’hui au pouvoir dans les médias, l’édition, l’université, les institutions de recherche, tout ce qui constitue le fondement objectif de la vie de la pensée, sont pour une bonne partie d’entre eux des héritiers. Contrairement à la génération qui les a précédés et qui, après la Seconde Guerre mondiale, avait reconstruit un monde en ruine, fondé les nouvelles institutions culturelles et intellectuelles, ouvert la pensée à l’innovation et au croisement des savoirs, ces individus ont la plupart du temps peu fait par eux-mêmes. Recrutés lors d’une période faste, parfois sur des critères assez laxistes, leurs réalisations sont très inférieures à celles de la génération précédente et leurs idées propres rarissimes. Tous les bénéfices dont ils jouissent aujourd’hui – les places, les statuts, mais aussi beaucoup de leurs concepts et programmes de recherche –, ils les ont reçus de leurs prédécesseurs au cours des années 1970-80. D’où une attitude de rentiers, d’autant plus suspicieux à l’égard de toute idée novatrice qu’ils sont conscients du vide qui les habite. Prisonnier de son statut d’héritier et de la conscience de son échec intellectuel, ce groupe est devenu l’ennemi de toute pensée critique.

Certes, on trouve encore, de-ci de-là, des éléments moteurs et créateurs, mais ceux-là sont trop isolés pour avoir prise sur l’évolution des choses. Fatigués par l’insuffisance de ceux qui les entourent, ils se sont le plus souvent retirés dans leur tour d’ivoire et ont laissé le champ libre à l’appétit de pouvoir de leurs collègues, dont la seule justification existentielle est la maîtrise tatillonne de tous les lieux qui gèrent les conditions concrètes de la vie de la pensée. Si l’on met de côté ces quelques éléments créatifs, qui lui servent d’ailleurs souvent de paravent pour cacher sa misère intellectuelle, il n’est donc pas exagéré de dire que ce groupe est le deuxième grand responsable de l’épuisement actuel de la pensée critique.

L’une des conséquences les plus visibles de cette évolution est la raréfaction des lieux où avait pu se développer autrefois la contestation. Nos institutions de recherche et nos universités sont aujourd’hui en grande partie sous la coupe des héritiers ; elles n’abritent plus que quelques rares penseurs critiques en voie d’absorption. La plupart de ces derniers sont près de la retraite ou déjà émérites ; les plus jeunes, manquant d’espace, ont du mal à faire avancer leur travail ou développent une pensée critique chic qui s’étale dans les médias, la télévision, les hebdomadaires féminins et les dîners en ville. De leur côté, beaucoup de grandes maisons d’édition, qui autrefois mettaient un point d’honneur à repérer les jaillissements de la pensée vivante, se méfient désormais de la nouveauté. Elles répugnent à prendre des risques et attendent, pour enfin leur donner accès à la diffusion qu’elles méritent, que de nouvelles pensées s’imposent à l’attention du public grâce au travail acharné et courageux de petits éditeurs. Le même phénomène touche le monde des revues, où maintes des publications traditionnelles restent fermées à la pensée vivante et cultivent le consensus en brassant l’air du temps. L’essentiel se passe ainsi aujourd’hui dans de petits périodiques, dont l’intérêt est malheureusement inversement proportionnel aux moyens.

Le bilan théorique des héritiers est catastrophique. En partie pétrifiés par le sentiment de leur illégitimité intellectuelle, en partie obéissant à des logiques qui les poussaient à produire un type de discours en accord avec le monde dont ils n’étaient désormais plus qu’un rouage, ceux-ci ont, dans un premier temps, brûlé ce qu’ils avaient adoré. Ils ont rejeté tous les aspects critiques des pensées de leurs prédécesseurs, au profit d’une prétendue neutralité scientifique ou axiologique, qui n’était le plus souvent qu’une complaisance à l’égard du nouveau monde en émergence, quand elle ne prenait pas explicitement fait et cause pour lui. C’est ainsi que, au lieu de continuer à critiquer le monde dans lequel ils vivaient, les héritiers ont préféré, à partir des années 1980, s’engager dans un combat moins risqué, et plus rémunérateur, contre les derniers penseurs qui venaient de le remettre en question.

Depuis quelques années, cette stratégie de combat frontal a laissé la place à une stratégie plus insidieuse, dont l’apparition montre le degré atteint dans le ramollissement de la pensée : la phagocytose académique. En donnant aux principaux auteurs critiques une place strictement délimitée dans le cursus et en en faisant de simples objets de travaux universitaires, les héritiers économisent une bataille contre leurs aînés et répriment bien plus efficacement tout ce qui faisait leur aspect dérangeant et intempestif, ainsi que tout ce qui en eux pouvait inspirer une démarche vécue, un réel changement d’attitude intellectuelle. Depuis peu, Foucault, Deleuze, Derrida, Barthes ou Bourdieu, pour nous limiter à ces quelques grandes figures de la contestation, sont devenus des sujets de glose et des prétextes à diplôme. Le dépouillement de leurs œuvres a permis de se débarrasser de la vie qui les animait et l’esprit critique y a été réduit à la lettre. L’académisme triomphe, au plus grand bénéfice du nouvel ordre en formation.

Le dernier avatar de ce mouvement anti-critique est peut-être le plus remarquable. Dans certains cas peu nombreux mais très influents, comme dans les écrits de François Ewald, Blandine Kriegel ou de certains spécialistes du management, le combat et la neutralisation ont fait place à un véritable renversement des fronts. Foucault et Deleuze, en particulier, ont été réinvestis par une pensée ouvertement néo-libérale, qui trouve en eux des arguments pour sa critique de toute organisation systémique de la société, en particulier de l’État keynésien redistributeur, mais aussi de toute épistémologie critique. Non seulement leurs pensées sont enrôlées dans le combat pour la désétatisation et la désocialisation des populations, mais elles servent de fer de lance contre toutes les propositions visant à retrouver des raisons d’agir collectivement à partir de projections dans le futur.

Chez Ewald, par exemple, la généalogie foucaldienne de la question des risques et des techniques d’individuation impliquées dans leur prise en charge mutualisée par l’État-providence, en partie justifiée lorsque ces techniques tendaient à normaliser les individus au nom d’impératifs bio-politiques (L'État-Providence et la philosophie du droit), s’est transformée, au cours des années 1990, en une critique au vitriol de la prétendue obsession des populations contemporaines d’échapper à tout risque et, corollairement, car c’est là où l’on voulait en venir, en une apologie du modèle de l’entrepreneur « riscophile » – censé représenter l’idéal de comportement à étendre à une société devenue abusivement « riscophobe ». Une telle imposture, qui aurait bien fait rire Foucault, a bien entendu reçu rapidement l’agrément du président du Médef, Ernest-Antoine Seillière, auquel elle était destinée et qui, lors d’une interview menée par le même Ewald, en faisait la glose suivante : « Autour du risque, on trouve une sorte de succédané de la lutte des classes. Je veux dire que les batailles sur le risque, la sécurité alimentaire ou sanitaire, la sécurité des produits, sont aussi la manière moderne de lutter contre les entreprises innovantes, une manière d'en contester la légitimité. Quand on ne peut plus combattre l'entreprise au nom du profit et de l'exploitation, on utilise le risque, la protection de la santé et l'environnement, ce n'est pas nécessairement moins efficace. »

Simultanément à cette neutralisation et à ce renversement des grandes voix critiques des années 1960-80, les héritiers ont réussi à imposer une réorganisation complète de l’activité intellectuelle et une transformation radicale des critères de légitimité culturelle, scientifique et philosophique. Un véritable paradigme anti-critique a été élaboré, qui constitue aujourd’hui l’un des obstacles les plus puissants à la reprise de l’activité intellectuelle : l’ouverture, les parcours transversaux, la transdisciplinarité, le travail théorique, la contestation de l’ordre en cours et la créativité conceptuelle, qui avaient fondé jusque-là l’organisation des savoirs, sont désormais systématiquement rejetés au profit d’une nouvelle constellation : spécialisation extrême, ignorance des autres disciplines, enquêtes de terrain étroites, empirisme radical, approbation positiviste à l’égard de ce qui est et répétition académique du passé. Pilotée par les héritiers, la vie de la pensée s’est complètement rétractée et prend de plus en plus la forme d’une scolastique desséchée, dominée par des modèles qui ôtent au savoir tout caractère dynamique – tout en se gaussant de toute pensée risquée avec l’arrogance du scientisme et de la spécialisation. Aujourd’hui, le savoir s’est coupé de la vie et pétrifié en disciplines morcelées qui ont renoncé à toute ambition critique. Il fonctionne comme une monstrueuse superstructure qui bloque ou freine toute transformation et garantit à la fois son développement au nouveau monde qui vient de surgir et aux héritiers le maintien de leur position sociale.

De la nature du nouveau monde

Les difficultés que rencontre la vie intellectuelle, depuis un certain nombre d’années, s’inscrivent donc dans un vaste mouvement de rétraction dont les causes sont multiples. Dernièrement, de nombreux chercheurs en révolte ont mis l’accent sur le manque de fonds et ils n’avaient certainement pas tort. Mais cela cachait bien d’autres questions plus fondamentales, d’ordre à la fois sociologique, politique et théorique : la question du pouvoir exorbitant et illégitime des héritiers ; la question de la disparition des lieux où avaient pu se développer la contestation et l’invention théoriques ; la question des critères réactionnaires que les héritiers ont réussi à imposer à l’organisation des savoirs ; la question du détournement par les héritiers mais aussi par les disciples des pensées critiques des années 1960-70 au profit du néo-libéralisme ; last but not least, la question de l’aveuglement des intellectuels quant à la radicale nouveauté de l’ère dans laquelle nous venons d’entrer.

Les fronts sur lesquels il faudrait s’engager ne manquent donc pas. Le travail à accomplir est énorme et l’on voit tout de suite qu’il demandera beaucoup plus que ce qu’un intellectuel isolé est raisonnablement en mesure d’espérer réaliser. Les facteurs sociologiques de l’affaissement critique contemporain, en particulier, appellent au rassemblement et à l’action de forces importantes sur une durée qui pourrait être assez longue. Mais à chaque jour suffit sa peine et il est un certain nombre de facteurs, je pense ici aux facteurs théoriques, sur lesquels il est possible d’agir avec les moyens limités dont nous disposons. Laissant de côté les deux premières questions citées plus haut, qui appellent avant tout des réponses pratiques et collectives, je me propose dans cet essai de reprendre les trois suivantes en commençant par celle de la nature du monde dans lequel nous venons d’entrer.

Une bonne partie des difficultés que rencontre actuellement la critique provient, en effet, nous venons de le voir, de son aveuglement à l’égard de ce qui fait que le monde d’aujourd’hui est fondamentalement différent de celui d’hier. La clé d’une reprise de la démarche critique se trouve ainsi dans l’analyse de la nature de ce nouveau monde à la fois fluide et heurté, dans la compréhension de ce qui la rend obscure aux approches traditionnelles et nous empêche d’en faire un examen correct, tout aussi bien à charge qu’à décharge.

Et, comme toute réalité nouvelle exige, pour être vraiment comprise, des dispositifs théoriques, eux aussi, totalement nouveaux, cet essai constituera une sorte d’atelier destiné à fabriquer les concepts nécessaires à la réalisation de cet objectif.

Cette volonté d’innovation conceptuelle, répétons-le pour éviter tout malentendu, n’aura pas pour objectif d’effacer ou même de minimiser le travail des penseurs critiques qui nous ont précédés. Il s’agira, bien au contraire, de contourner l’obstacle épistémologique que constitue désormais la fidélité douteuse de beaucoup de leurs disciples et de leurs héritiers, pour retrouver, au-delà des usages roués, universitaires ou mécaniques de motifs théoriques conçus et orientés en fonction de contextes aujourd’hui disparus, leur énergie, leur dynamisme, leur manière de disposer leurs charges critiques aux points névralgiques de nos vies. Loin de renoncer aux apports des pensées critiques développées depuis les années soixante, on s’emploiera donc à renouer avec une combativité, qui s’est aujourd’hui perdue dans l’imitation naïve, l’académisme ou le pastiche retors.

Le nouveau monde est le plus souvent compris dans les termes d’une logique réticulaire ou moléculaire qui s’inspire, pour une part des modèles techniques télématiques, pour une autre de modèles économiques néo-libéraux, pour une autre encore de modèles philosophiques heideggériens ou deleuziens plus ou moins bien assimilés. Or, toutes ces approches butent sur un même problème : à l’instar de Zygmunt Bauman dans ses livres  Liquid Modernity, Liquid Love, Liquid Life, Liquid Fear, Liquid Times – elles considèrent que le monde fluide actuel est un monde à la fois sans formes et sans failles, un monde véritablement liquide, traversé de manière plus ou moins homogène de flux erratiques – un monde où le pouvoir serait donc à la fois partout et nulle part. C’est pourquoi, elles oscillent entre une apologie de l’ouverture libérale, économique et technique et une dénonciation d’un nouveau totalitarisme systémique. Pour les uns, le nouveau monde serait l’univers de tous les possibles, de la liberté de l’individu et du développement démocratique ; pour les autres, il constituerait, au contraire, un monde définitivement clos, un monde d’oppression et de déclin inexorable de la liberté.

Ce roulis conceptuel et la nausée théorique qu’il provoque nous imposent de trouver d’autres types d’approche du politique. Si le monde a bien subi une certaine fluidification, cela n’implique en rien que toute forme y ait disparu, ni que le pouvoir y soit répandu de manière homogène. Nous sommes simplement incapables de reconnaître ces formes et ces nouveaux fonctionnements du pouvoir, du fait de l’inadéquation des concepts de structure et de système, d’une part, d’individu et d’interaction, de l’autre, hérités de la période précédente. Il nous manque des concepts qui nous permettent de faire apparaître les deux faces de l’individuation dans leur interdépendance – et cela non seulement dans leur simultanéité mais aussi dans leur succession.

La plupart des théories du social et du politique butent, aujourd’hui encore plus qu’hier, sur la question de la nature des individus. Ceux-ci sont ou bien considérés d’emblée comme des entités substantielles porteuses de droits (droits de l’homme, droits sociaux, etc.), ou bien réduits, pour le meilleur ou pour le pire, à l’expression de systèmes qui les dominent ou les protègent. Malgré de très nombreuses tentatives pour se défaire de ces oscillations, la théorie sociopolitique n’est toujours pas parvenue à les surmonter. Cet essai commencera ainsi par l’exposé d’une théorie de l’individuation singulière et collective, destinée, en s’appuyant sur la notion de « rythme », à dépasser les dualismes qui grèvent les sciences sociales et la philosophie. Par individuation, j’entends l’ensemble des processus corporels, langagiers et sociaux par lesquels sont sans cesse produits et reproduits, augmentés et minorés, les individus singuliers (les individus observés dans leur singularité psychique) et collectifs (les groupes) – étant entendu que ces deux derniers concepts renvoient à une série de phénomènes identiques, simplement observés de deux points de vue opposés. J’appellerai rythmes les configurations spécifiques de ces processus d’individuation.

Grâce au dispositif théorique mis en place, on pourra alors affronter la question des nouvelles formes du pouvoir qui sont apparues avec l’apparition du monde fluide. Aujourd’hui, le monde n’est plus agencé sous forme de systèmes emboîtés définissant l’individuation de façon relativement stable, mais il n’est pas non plus un vaste océan où les individus auraient la fugacité et l’inconsistance de tourbillons virevoltants dans le courant. Il n’a ni la stabilité des systèmes, ni la labilité des univers réticulaires ou moléculaires. Il est organisé par des rythmes, c’est-à-dire par des manières de produire et de distinguer des individus singuliers et collectifs. Le pouvoir ne s’exprime donc plus de manière systémique, mais il n’est pas non plus réductible au « pouvoir de » des individus. Il se joue désormais avant tout dans l’organisation et le contrôle des rythmes des processus d’individuation, ainsi que dans les classements qu’ils produisent.

La troisième partie de cet essai sera consacrée aux questions normatives. Une fois établis les concepts nécessaires à une analyse des processus d’individuation et des rapports politiques typiques du nouveau monde – ce qui, au passage, ne signifie pas que leurs formes anciennes n’y jouent plus aucun rôle – il nous faudra, en effet, aborder la question la plus difficile et la plus importante de toutes : celle de la plus ou moins grande qualité des rythmes de l’individuation et des divers pouvoirs qui s’y expriment. Si, comme il sera ici soutenu, l’individuation est déterminée par l’organisation rythmique de la corporéité, de la discursivité et de la socialité, et si le pouvoir peut, dès lors, se comprendre comme contrôle de cette organisation et des classements qui en découlent, la question se pose de savoir de quels critères éthiques et politiques nous disposons pour évaluer, et éventuellement combattre ou promouvoir, ces formes rythmiques d’individuation et les pouvoirs qui s’y jouent. En posant cette question, j’espère arriver à établir une base suffisante pour juger de la valeur des rythmes du monde nouveau dans lequel nous venons d’entrer et à en proposer une critique qui ne retombe pas dans les difficultés pointées précédemment.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 26 février 2010 13:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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