RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jean MEYNAUD, La technocratie. Mythe ou réalité ? (1964)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean MEYNAUD, La technocratie. Mythe ou réalité ? Paris: Les Éditions Payot, 1964, 297 pp. Collection : Bibliothèque politique et économique. Une édition numérique réalisée par Diane Brunet, bénévole, guide au Musée de La Pulperie de Chicoutimi, Ville de Saguenay. [Autorisation accordée par les ayant-droit de l'auteur le 19 octobre 2008 de diffuser toutes les publications de l'auteur.]

Introduction

Comme tant d'autres mots utilisés dans les sciences sociales, le terme « technocratie » est loin d'être employé en un sens uniforme. Les controverses, souvent partisanes, intervenues en France sur les idées de Burnham, n'ont pas contribué à clarifier le problème. Faute d'une acception généralement admise – situation qui facilite la formulation de jugements contradictoires sur la portée du phénomène – essayons de délimiter les contours de cette notion et de la situer par rapport à la politique.

Les mots « technocratie »  et « technocrate » sont devenus d'un usage commun en France aussi bien dans les dissertations de style universitaire que dans les polémiques de la vie quotidienne. Il n'en va pas de même dans les autres pays européens où cette terminologie demeure peu connue et à peine utilisée (les phénomènes correspondants étant englobés dans l'étude de la bureaucratie). Sur le plan scientifique, la légitimité de cette désignation a été consacrée par la publication en 1949, sous le titre Industrialisation et technocratie, d'un débat du Centre d'Études Sociologiques consacré à la place des techniciens et plus particulièrement des managers dans les sociétés contemporaines. Au niveau populaire, c'est la décadence accélérée du système parlementaire liée au mythe d'une bureaucratie omnipotente qui a favorise la diffusion de ces termes. Il est significatif à cet égard que lors de manifestations paysannes des cris de « À bas la technocratie » aient pu être entendus.

Il semble bien que le terme « technocratie » ait été créé aux États-Unis au lendemain de la première guerre mondiale pour désigner un système d'organisation de la vie économique inspiré des schémas rationnels des sciences physiques. Les ruines gigantesques entraînées par la grande dépression des années 1930 ne pouvaient manquer de renforcer l'audience de ce courant. Mais en soulignant la nécessité de l'organisation et l'importance des ingénieurs, les doctrinaires de la technocratie retrouvaient une tendance permanente de l'esprit humain dont Saint-Simon, si favorable au gouvernement par les techniciens, a été l'un des exposants les plus originaux. La technocratie trouve son fondement initial dans le culte de l'efficacité qui traduit le souci d'obtenir le maximum de résultats pour le minimum d'efforts. Cette attitude, qui s'accompagne le plus souvent de réticences à l'égard des autorités politiques traditionnelles, implique une grande confiance dans la valeur du raisonnement expérimental pour la solution des problèmes sociaux. Elle conduit fréquemment, mais pas obligatoirement, à favoriser, selon l'expression de D. Dubarle, la remise au technicien d'un certain empire sur les affaires collectives.

L'objet de ce livre est d'analyser l'extension à la direction politique des sociétés du complexe d'impératifs et de procédés de la civilisation technicienne que les commentateurs ont parfois tendance à confiner dans la sphère économique. En apparence, le mode de gouvernement des hommes ne semble pas avoir subi de changements fondamentaux depuis les temps anciens : un sénateur romain éprouverait peu de difficultés à participer aux débats d'une quelconque assemblée parlementaire de notre époque (rôle de la harangue). Cette permanence des formes, qu'accuse le nominalisme des textes constitutionnels, ne dissimule-t-elle pas toutefois des transformations profondes, et surtout une évolution ne s'est-elle pas amorcée qui tend à déposséder de la réalité du pouvoir les appareils habituels de la politique ?

Envisagée dans l'optique de cette étude comme le dessaisissement de l'homme politique au profit du technicien –ou l'acquisition par le second d'une influence décisive sur le premier – la technocratie y sera analysée sur un double plan : la pénétration effective de l'élément technocratique dans l'appareil gouvernemental ; le contenu et les dimensions de l'idéologie technocratique, qui affirme le bien-fondé et souhaite l'élargissement de ces tendances. On admettra sans peine que ce sont là deux aspects étroitement complémentaires de la question.

Réserve faite de brèves allusions à d'autres systèmes, ce travail concerne exclusivement les pays à régime politique représentatif, la France ayant constitué le modèle de base et le principal objet de l'étude. Le problème est certes différent selon les pays et il serait prétentieux d'évoquer, à propos de cet essai, la notion d'analyse comparative. Cependant, il ne semble pas impossible de dégager quelques traits utiles à la compréhension des diverses expériences nationales que, par-delà la succession et la variété des agencements institutionnels, caractérise l'ascension ininterrompue des « cadres » dans les sociétés complexes.

Les sociétés politiques dites occidentales – c'est-à-dire, en réalité, les sociétés industrialisées de type capitaliste – se trouvent aujourd'hui dans une situation équivoque. Acceptant le pluralisme idéologique, sévèrement limité d'ailleurs en plusieurs cas par un puissant conformisme civique, elles s'affirment régies par des formules de démocratie représentative qui, à moins d'être vidées de leur sens, impliquent un contrôle des orientations de la vie publique parles citoyens ou, au moins, par leurs mandants. Pourtant, divers aspects de leur fonctionnement tendent à les éloigner considérablement de ce modèle. L'un des principaux décalages est la conquête de situations dominantes par les forces économiques (spécialement industrielles et financières) qui bénéficient ainsi de la faculté d'influencer les autorités conformément à leurs desseins et intérêts propres. L'existence du pouvoir économique privé, installé aux points sensibles de l'activité nationale, est déjà une très sérieuse entrave à la mise en application des normes d'une gestion démocratique.

Un autre trait, qui n'est pas sans rapport avec le précédent, tient à l'action sur la marche des affaires publiques de techniciens non soumis à responsabilité politique. Se fondant sur des compétences qui ne sont pas toujours irrécusables, ceux-ci, que guide le souci de l'intérêt général ou la défense de secteurs particuliers, en arrivent à imposer leurs conceptions et choix aux représentants élus. De la sorte, l'homme politique devient, en diverses occasions, le simple exécutant des volontés techniciennes. En d'autres termes, le fonctionnement effectif du système politique comporte le passage de la décision aux mains des techniciens qui acquièrent ainsi des facultés propres, indépendantes à la fois des gouvernants et du public. Finalement, les dirigeants choisis par le peuple deviennent Ces princes que l'on gouverne, selon le titre mordant mais plausible d'un ouvrage de J. Cheverny (Paris, 1960).

Contrairement à des jugements superficiels, l'intervention des techniciens n'a pas pour résultat d'expulser la politique de la conduite des affaires publiques. Le souci d'annuler la politique par la technique, la volonté de « dépolitiser » les grands problèmes de la vie nationale sont des thèmes qui jouissent aujourd'hui d'une assez large audience. Or, tant que la totalité des clivages sociaux et culturels qui affectent les hommes n'aura pas été effacée, il demeurera impossible de substituer l'administration des choses au gouvernement des hommes. Le transfert est donc, pour le temps présent, de nature parfaitement utopique. Quant à la prétention des autorités de réaliser ce changement elle constitue simplement, entre tant d'autres, une tactique de gouvernement. En réalité, la consolidation du pouvoir technocratique aurait pour ultime résultat de concéder aux techniciens, qui n'ont pas de comptes à rendre aux citoyens, la charge de faire la politique du pays. Maintenue de manière nominale, l'autorité attribuée au personnel politique serait partiellement privée de sa substance : c'est déjà, en une large mesure, le cas pour plusieurs domaines, dont la conduite de la politique économique et financière.

Un point augmente la complexité de la question : l'intervention des techniciens n'est pas mauvaise en soi. Elle suscite, en bien des circonstances, un effort de rationalité et une préoccupation de rendement qui sont facteurs d'amélioration de la gestion : tout compte fait, le recrutement des fonctionnaires par un concours impartial est préférable à la distribution des postes selon le système des dépouilles. La documentation technique offre à qui veut s'en servir une base pour organiser la résistance aux revendications unilatérales des groupes de pression ainsi qu'aux emballements inconsidérés de l'opinion. Au total, cette manière d'aborder les problèmes, inséparable du développement scientifique, s'insère dans le grand mouvement, qui, à notre époque, tente d'aménager la vie sociale dans un sens plus conforme aux besoins de l'homme. Le raisonnement technique, facteur d'objectivité et d'impartialité, est indispensable sinon toujours pour le choix. des objectifs (rôle de l'idéologie) du moins pour le calcul et la mise en œuvre des priorités dont la sélection commande le devenir social.

L'aspect contestable de ce mouvement par rapport à l'idée démocratique n'est donc pas la recherche de l'efficacité, mais l'absence ou l'insuffisance du contrôle effectué sur les opérations par les représentants élus. C'est particulièrement vrai pour la planification qui, à condition d'être réellement appliquée, demeure notre principal moyen de réconcilier l'efficacité et la morale dans la gestion des ressources rares.

L'évolution actuelle présente un autre avantage : une propension à exiger des qualifications techniques qui se substituent progressivement aux privilèges de la naissance et de la richesse pour l'octroi des postes de direction. Certes, le système social freine et corrompt cette transformation en limitant sévèrement l'accès de larges couches à l'enseignement supérieur et en permettant au surplus aux bénéficiaires de la fortune de louer les services d'hommes capables (qui, de la sorte, consolident, au besoin contre leur gré, les inégalités existantes). Mais il n'est pas interdit de considérer qu'il s'agit là d'un état transitionnel et que la qualification technique constituera, une fois diffusée dans toute la population il est vrai, un puissant réducteur de la force de l'argent.

Le lecteur ne trouvera dans cet ouvrage aucune des critiques habituelles de la technique et des inventions qui sont de simples instruments à la disposition des hommes. On lui épargnera également les spéculations sur le « supplément d'âme » qui, selon divers moralistes, formerait la condition nécessaire d'une humanisation de la technique. Si un remède peut être trouvé aux imperfections et dangers de la conjoncture présente, c'est au niveau des structures collectives d'accueil de la découverte et du perfectionnement techniques qu'il convient de le rechercher. Il paraît légitime d'avancer que le gouvernement de la Cité devrait constituer, par excellence, le point de convergence de tels efforts sans lesquels les progrès technologiques auraient inévitablement pour résultat la survenance de nouvelles aliénations.

Supposons en effet que dans un monde de plus en plus dominé par des soucis de rendement, les autorités politiques ne parviennent pas, comme c'est déjà partiellement le cas, à surveiller les activités et les initiatives des techniciens, dont tous n'ont pas en vue l'intérêt commun : on aboutirait à la longue, par l'effet d'une évolution quasi insensible, à un régime dont seule la façade resterait démocratique, l'essentiel des facultés ayant échappé aux représentants du peuple (dont l'autonomie est déjà compromise par la peur que leur inspirent d'autres forces, qu'elles reposent sur l'argent ou la masse des adhérents : chantage à la non-réélection, campagnes de presse, manœuvres diverses d'intimidation...). L'idée démocratique ne serait plus que la « formule » – mais pour les pessimistes elle l'a toujours été –par laquelle les dirigeants réels du pays justifieraient ou dissimuleraient leur domination.

Il est impossible de ne pas rapprocher ce phénomène de l'apathie du citoyen dans la plupart des sociétés démocratiques. Ce désintéressement à l'égard de la chose publique – non exclusif de brèves poussées de l'opinion sur des questions qui peuvent être secondaires – s'affirme trop massivement pour qu'on ait besoin de l'exposer en détails : presque partout, une poignée d'hommes seulement témoignent d'une attention soutenue pour les problèmes de la politique. En définissant la France contemporaine comme une société que les partis ennuient, le Club Jean-Moulin formule un diagnostic correct. La situation est d'autant plus sérieuse qu'à peu d'exceptions près la même désaffection s'observe à l'égard des autres groupes sociaux (ainsi faiblesse notoire du taux de syndicalisation). Beaucoup estiment qu'il s'agit là d'une situation neuve dont la diffusion dans les masses d'un certain bien-être porterait la responsabilité (d'où l'emploi fréquent et un peu naïf du terme « mutation »). La baisse du militantisme politique, qui caractériserait la période récente, serait le résultat de la fabrication en série de la petite voiture et du poste de télévision. Cette position, liée à la thèse du déclin des idéologies, me paraît contestable. Il suffit de se reporter à des témoignages anciens pour éprouver des doute sur la propension des générations précédentes à participer activement à la gestion des affaires publiques. Dans un article donné en 1892 à la Revue Blanche (numéro de juillet), Léon Blum décrivait « les progrès de l'apolitique » : maladie peu observée et passant aisément inaperçue, l’« apolitique » lui semblait vicier le principe de toute République qui est la participation de chacun au gouvernement. « Aujourd'hui, déclarait-il, chaque citoyen est indifférent à la vie politique, et la nation, prise en masse, est indifférente à son gouvernement. »Motif de cette apathie : le refroidissement des enthousiasmes politiques en raison de la trop grande fréquence des révolutions. En somme, notait Blum, la société cesse de s'intéresser à ce spectacle parce qu'elle en a trop vu.

L'indifférence d'une large partie des citoyens aux vicissitudes de la politique me paraît correspondre a une inclination permanente de nos systèmes politiques. Il n'a jamais été prouvé qu'elle soit actuellement beaucoup plus grande qu'avant. C'est un phénomène habituel dont, d'une époque ou d'un pays à l'autre, les causes ne sont pas nécessairement uniformes. Cependant on peut formuler l'hypothèse que, toutes choses égales, cette proposition est consolidée par l'accroissement de la technicité de la vie publique ainsi que par le mouvement général de spécialisation des tâches et des connaissances.

Le recul devant les techniciens des appareils habituels de la politique, et spécialement des assemblées parlementaires, constitue un phénomène de la plus haute importance pour l'avenir du système démocratique de gouvernement. Certaines interprétations pessimistes accordent déjà la victoire à la technocratie. Il est probable que ces thèses amplifient divers traits de la situation en négligeant les forces nombreuses et variées qui s'opposent à la conquête totale de l'appareil public par les techniciens. Mais à supposer que les courants actuels s'affirment et s'étendent, nos sociétés courent le risque qu'un tel transfert se réalise progressivement.

Le mouvement pourrait être contenu si les hommes politiques, spécialement au niveau des départements ministériels et des organismes de contrôle, témoignaient de plus de courage et de vigueur à l'égard des techniciens dont l'influence est souvent faite de la faiblesse de leurs interlocuteurs. Une telle action serait plus facile à exercer si les représentants élus obtenaient l'appui, par la médiation des formations partisanes, d'une large fraction du corps électoral. C'est la difficulté, faut-il dire désormais la quasi-impossibilité, de mobiliser les énergies des citoyens en dehors des élections – entreprise qu'il faut bien se garder de confondre avec les diverses formules de regroupement professionnel – qui est l'un des meilleurs atouts de l'influence des techniciens.

Depuis la publication de mes premiers travaux en cette matière [1], le thème des rapports entre les techniciens et la politique a fait l'objet d'un ample débat au Cinquième Congrès Mondial de l'Association Internationale de Science Politique (Paris, 1961). J'ai tiré un grand profit de la lecture des communications faites à ce congrès et, en particulier, de l'excellent rapport général de Roger Grégoire, Conseiller d'État, alors Directeur de l'Agence Européenne de Productivité.

Je veux également évoquer les amicales controverses que j'ai engagées sur ce thème avec Bernard Gournay, Conseiller référendaire à la Cour des Comptes. Si ses arguments ne m'ont pas toujours convaincu, j'ai sans cesse trouvé dans ses propos un stimulant intellectuel. Il est juste que je l'en remercie.

Lausanne,  Juillet-Octobre 1963.


[1] Technocratie et politique, Lausanne, 1960. Voir aussi « Les techniciens et le pouvoir », Revue Française de Science Politique, 1957, pp. 5-37 « Administration et politique en France », Il Politico, 1959, mars, pp. 5-33 ; « Les mathématiciens et le pouvoir » ;  Revue Française de Science Politique, Juin 1959, pp. 340-367 « Qu'est-ce que la technocratie ? », Revue Économique, juillet 1960, pp. 497-526 ; « Les militaires et le pouvoir », Revue Française de Sociologie, 1961 (2), pp. 75-87 ; « À propos des spéculations sur l'avenir. Esquisse bibliographique »,  Revue Française de Science Politique, septembre 1963, pp. 666-688.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 11 mai 2009 9:38
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref