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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jean MEYNAUD, Les consommateurs et le pouvoir. (1964)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean MEYNAUD, Les consommateurs et le pouvoir. Lausanne: Jean Meynaud, 1964, 623 pp. Collection: Études de science politique, n° 8. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure à la retraite de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation accordée par les ayant-droit de l'auteur le 19 octobre 2008 de diffuser toutes les publications de l'auteur.]

[7]

Introduction



CE LIVRE prend place dans l'ensemble des travaux qu'au cours des dernières années j'ai consacrés à l'analyse de la pression des groupes sur les autorités publiques. L'objet final de ces recherches, encore bien loin d'être achevées, est de déterminer la part respective des grandes forces économiques et sociales dans la conduite des affaires de la collectivité. Mais est-il légitime d'introduire les consommateurs, en tant que groupement organisé, dans cette constellation de forces ?

Comme le montre l'exemple des coopératives, certains milieux à revenus modestes ont eu rapidement une juste idée des avantages qu'apporte l'union des efforts au niveau de l'emploi du revenu. Cependant, mis à part le secteur de la coopération, les essais d'organisation tentés à diverses époques furent très vite voués à l'insuccès dans la plupart des pays et notamment en France. Au vu de ces échecs, on pouvait penser que les consommateurs forment un univers indisciplinable dont, en définitive, la protection repose sur la bonne volonté des pouvoirs publics et des producteurs.

Depuis une dizaine d'années pourtant, des changements notables sont intervenus par rapport à la situation ancienne. En France et ailleurs, de nouveaux groupements ont vu le jour, assez souvent avec l’appui moral et même le concours financier des autorités officielles ; des organismes anciens, notamment les associations familiales, accordent à ce secteur plus d'attention qu'autrefois. Aujourd'hui ces groupes réussissent à se fédérer dans le cadre européen et sur le plan international. Cette fois, la propension à l'action commune semble plus forte que lors des précédentes expériences : la protection des consommateurs est à l'ordre du jour des délibérations gouvernementales et la grande presse, attentive à suivre les mouvements d'opinion, marque quelque intérêt pour ce thème.

Il serait téméraire de faire dès maintenant un pronostic sur les chances finales d'expansion et de consolidation de cette tendance. Dans [8] leur ensemble, les consommateurs n'ont pas encore conscience des avantages que pourrait leur valoir l'action collective. Mais, sans montrer un optimisme inconsidéré, on peut avancer que certaines étapes, à vrai dire modestes, ont déjà été franchies en direction de cet objectif.

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La notion de consommation, et partant celle de consommateur, suscite des controverses. On peut en effet distinguer deux séries de consommations qui correspondent à des niveaux différents de l'activité économique : les consommations qui sont directement appliquées à la satisfaction des besoins et qui sont dès lors qualifiées de directes ; les consommations indirectes qui correspondent à l'emploi de matières entrant dans les produits de consommation directe. Les uns estiment que la consommation englobe les deux séries d'actes, tandis que d'autres limitent cette notion à la première série. Selon cette seconde optique, il faut entendre par consommateur le consommateur final, c'est-à-dire celui qui utilise des biens et services pour satisfaire ses propres besoins et ceux des personnes à sa charge. Sans entrer ici dans la discussion, la conception restrictive me semble la plus satisfaisante. Mieux que l'interprétation extensive, elle met en évidence que la consommation représente l'accomplissement de tout le processus économique ou, si l'on préfère, lui donne sa finalité.

Quoi qu'il en soit de ce débat, si l'on raisonne en termes d'analyse politique — pression directe ou indirecte des consommateurs sur les autorités ou bien intervention spontanée de ces dernières en faveur des premiers, au besoin contre le vœu d’autres groupes — la définition étroite s'impose.

En effet, correctement assumée (grande industrie) ou laissant à désirer (démarches des agriculteurs isolés), la fonction d'achat des produits intermédiaires est un compartiment de la production. Quand elles traitent de questions se rattachant à ce niveau (ainsi surveillance du marché des engrais), les autorités rencontrent d'un côté comme de l'autre, les groupements ordinaires des producteurs qui s'intéressent habituellement à tous les aspects de l'activité de leurs membres. Il arrive certes que les titulaires de telles fonctions se réunissent en associations spécialisées (ainsi Compagnie des Chefs d'Approvisionnement et Acheteurs de France) : mais ce rassemblement trouve son mobile dans le souci de défendre une profession et non dans la volonté de sauvegarder les intérêts économiques des firmes, si ce n'est de manière indirecte par l'amélioration des capacités techniques de ceux qui se destinent ou se livrent à ce métier.

[9] La consommation finale, par contre, pose à la puissance publique des problèmes de nature spécifique au sens où ils concernent l'emploi définitif, et non plus la production, des biens et des services. Entre ces deux séries de préoccupations, la différence est d'ordre qualitatif. L'une des ambitions essentielles des groupements de consommateurs est justement de conduire les autorités toujours harcelées par les producteurs, à prendre davantage en considération le stade de l'utilisation du pouvoir d'achat.

Ne sous-estimons pas la gravité et la complexité des responsabilités ainsi attribuées à la puissance publique. En examinant la protection des consommateurs, beaucoup se limitent encore au domaine de l'alimentation. Or, dans les sociétés modernes, les dépenses de nourriture ne représentent plus qu'une fraction limitée du budget familial. Le bien-être du consommateur dépend donc des conditions d'acquisition des autres biens et services qui, désormais, absorbent plus de la moitié de son revenu. L'observation vaut pour le logement et les achats de biens durables mais elle concerne aussi les soins médicaux et les produits pharmaceutiques, l'enseignement et la culture, le tourisme et les vacances. Si l'on veut que la défense des consommateurs ait une pleine signification — ce qui revient à souhaiter que l'homme tire le meilleur parti des fruits de son travail — la vigilance des autorités doit s'exercer à l'égard de toutes les branches ou professions qui d'une manière ou d'une autre, contribuent à la satisfaction de besoins dont la multiplication et la diversification représentent l'un des traits caractéristiques des économies industrialisées.

À mesure que se poursuivait l'enquête dont ce livre est tiré, j'ai acquis la conviction que la seule manière de saisir correctement les problèmes de la consommation est de se placer dans la perspective du consommateur total. C'est ainsi que, pour avoir besoin d'autres services que l'homme bien portant, le malade ne cesse pas d'être un consommateur. Et, si l'acte médical a d'autres aspects, c'est aussi, en considérant le patient qui a recours au praticien, un service de consommation. De la même manière, en introduisant dans son budget-type un poste réservé aux loisirs et à la culture (décision prise en 1950) la Commission supérieure des conventions collectives a officiellement reconnu l'existence du consommateur culturel.

La protection des consommateurs englobe, dans cette conception extensive, la lutte contre la spéculation foncière, la préservation des paysages et des espaces verts, l'assainissement des cours d'eau, l'amélioration de la qualité de la télévision... À ce stade, la notion d'usager, en particulier dans l'ordre des services publics, complète utilement celle de consommateur. En somme il s'agit, en utilisant les tendances qui se manifestent [10] déjà à cet égard, d'ajouter une dimension neuve aux activités et préoccupations des autorités publiques : la volonté d'accroître systématiquement les satisfactions que les hommes, dans leur ensemble, tirent de l'utilisation finale de ressources disponibles.

Observons que de nos jours les pouvoirs publics ne laissent pratiquement aucun des besoins humains hors de leur domaine d’intervention. Mais, en de nombreux cas, que cette situation résulte de la présence de soucis contradictoires (recettes fiscales et santé publique par exemple ; cas de l'alcool, du tabac...) ou d’insuffisances dans la coordination administrative, l'action des divers Départements ministériels au profit des consommateurs manque des lignes directrices qui, conduisant à l'harmonisation des efforts, en augmenteraient l'efficacité. Faute de s'inspirer de critères communs, les démarches des différents centres gouvernementaux se dispersent et parfois se contredisent. L'un des soucis majeurs des associations de consommateurs devrait être de relever ces contradictions et d'engager le combat pour leur abolition. Mais une telle activité (lutte contre « l'inertie pachydermique des bureaux » selon une formule peu révérencieuse) est-elle concevable si l'on ne dispose pas d'une table des besoins assortie d'une échelle de priorités ?

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J'évoque ainsi le point qui, au bout de plusieurs année, de recherche théorique et pratique en cette matière, constitue ma principale préoccupation ; l’insuffisance d'une politique de la consommation qui, se bornant à des actions ou mesures spécialisées, manque à peu près totalement d'idées sur l'utilisation optimale des ressources collectives. Instruits par les terribles leçons des années 1930, nos gouvernants font profession d'assumer la direction centrale de l'économie, l'objectif déclaré étant de garantir l’expansion en limitant l’inflation qui en résulte. La planification rencontre de ce fait une telle audience que les partis conservateurs eux-mêmes (voir, entre tant d’autres, le cas de la Grande-Bretagne) acceptent quelques applications de la formule dont les patrons, il est vrai, ont appris à tirer plus d’avantages que les travailleurs. Or, toute cette intervention comporte une faiblesse fondamentale : l'abandon à des forces privées du choix et, plus encore, de la formation des besoins dont la structure commande l'affectation des moyens de production existants.

Si l’on met à part les besoins dont la collectivité assure elle-même, en tout ou partie, la satisfaction (équipement scolaire, sportif, culturel, sanitaire...), les autorités économiques acceptent comme base des programmes [11] d'investissement la hiérarchie des besoins telle qu'elle résulte, au moment considéré, des préférences, actuelles ou prévisibles, des consommateurs, c'est-à-dire, pour reprendre l'expression des économistes, de la « demande solvable ». Centrées sur le calcul des moyens, nos politiques économiques — réserve faite du timide virage amorcé par le IVe Plan en faveur des satisfactions collectives — se soucient beaucoup moins des fins de l'activité économique.

Pendant longtemps, on a soutenu que, le consommateur étant le meilleur juge de ses besoins, les indications tirées de l'évolution de la demande constituent le critère le plus sûr pour la répartition des facteurs de la production entre les divers emplois possibles. Cette conception, jointe à la volonté de limiter au minimum les services financés par le prélèvement fiscal, revient simplement à tenir pour optimale la projection dans le secteur de la consommation d’une distribution inégalitaire des revenus. En dehors de sa totale indifférence aux injustices sociales, cette thèse comporte une erreur grave : l'idée que la consommation détermine la production ou, en d'autres termes, que les producteurs établissent leurs programmes en fonction des besoins tels qu'ils se manifestent spontanément sur le marché. Nous savons aujourd'hui qu'en réalité, dans les sociétés riches, une large partie des besoins est suscitée, disons même créée, par les producteurs dont la préoccupation constante est d'orienter la demande en un sens qui garantisse l'utilisation des équipements disponibles. On a beaucoup loué J.K. Galbraith d’avoir souligné ce point capital mais, bien avant lui, Charles Gide avait averti les hommes que tout l'art de l'industrie est de faire naître les besoins.

Nos sociétés bénéficient aujourd'hui d'un très modeste début d'enrichissement qui laisse subsister d'immenses misères. Périodiquement les dirigeants politiques affirment que, sur leur lancée actuelle, des pays comme la France atteindront d'ici quinze à vingt ans, le niveau de vie actuel des États-Unis. Ces derniers nous offrent justement le cas d'une société qui utilise l'argent comme principal critère pour la hiérarchisation des besoins. Dans l'ensemble, les résultats de ce système n'incitent pas, c'est le moins que l'on puisse écrire, à le prendre comme un idéal. Or, que l'on en soit ou non conscient, avec ou sans partnership atlantique, les pays d’Europe Occidentale, à des nuances près, empruntent les chemins qui conduisent directement à une telle situation.

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[12] La majeure partie de cet ouvrage sera consacrée à l'analyse des efforts entrepris pour assurer la protection des consommateurs sans modifier substantiellement le fonctionnement du système économique ou, si l'on préfère, en acceptant la répartition du revenu national qui en découle. Les résultats que l'on peut obtenir à ce titre ne sont certes pas négligeables. Cependant j'ai la certitude que ces efforts n'apportent pas et ne peuvent pas apporter de solution aux déséquilibres et contradictions que suscite nécessairement, en termes de consommation, l'expansion du progrès technique dans une société régie par les impératifs de la rentabilité privée. Bien au contraire les impératifs de ce système (par exemple développement croissant de la réclame) risquent d'être invoqués pour justifier le rejet ou l'adoucissement de mesures que commanderait l'intérêt des consommateurs. C'est pourquoi je consacrerai un chapitre final à l'étude des réformes susceptibles de garantir que l'abondance, si elle doit se réaliser un jour, profite de manière plus égale aux hommes sans en faire les esclaves d'une production mécanisée, et demain automatisée, dont l'écoulement primerait sur toute autre considération. Est-il besoin d'écrire qu'un tel objectif ne saurait être atteint sans un combat politique ?

À de nombreux égards, ce livre doit beaucoup plus à une enquête effectuée en plusieurs pays auprès des groupements de consommateurs qu'à des recherches de bibliothèque. Ce secteur évoluant désormais assez vite, je préviens le lecteur que la mise à jour du manuscrit a été irrévocablement arrêtée à la fin du mois de février 1964.

Il m'est impossible de remercier toutes les personnes qui m'ont apporté leur concours et fourni des matériaux durant les cinq années au cours desquelles fut rassemblée la documentation servant de base à cet ouvrage. Sans pour autant marquer de l'ingratitude à l'égard des autres, je tiens à reconnaître la dette que j'ai contractée vis-à-vis de quelques unes : F. Custot, Directeur du Laboratoire Coopératif de Recherches et d’Analyses ; J. Gilles, Secrétaire Général de la Ligue des Familles Nombreuses de Belgique ; J.-R. Rabier, Directeur du Service Commun de Presse et d'Information des Communautés Européennes ; A. Romieu, Président de l'Union Fédérale de la Consommation. Sans leur appui, il m'eût été bien plus difficile et peut-être impossible de rassembler l'information nécessaire.

Lausanne, septembre 1963 — février 1964.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 9 janvier 2011 14:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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