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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marcel J. Mélançon, “Euthanasier les personnes déficitaires?” Un article publié dans la revue Administration hospitalière et sociale, vol. XXX, no 5, septembre-octobre 1984, pp. 23-27. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 15 juillet 2005 et réitérée le 30 mars 2012 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[23]

Marcel J. Mélançon

Philosophe, professeur chercheur en bioéthique à l'Université du Québec à Chicoutimi
Directeur du Groupe de recherche en génétique et éthique du Québec (GÉNÉTHIQ)

Euthanasier
les personnes déficitaires ?


Un article publié dans la revue Administration hospitalière et sociale, vol. XXX, no 5, septembre-octobre 1984, pp. 23-27.


Introduction
I.   Le contexte socioculturel
II.  Qualité de vie et qualité de survie
1.  Un jugement de valeur sur la vie
2.  Un seuil minimum de vie humaine ?
III. L’EUTHANASIE
1. L’euthanasie : faire mourir
2. Questions d'ordre moral
Conclusion


INTRODUCTION


Marcel J. Mélançon est professeur en éthique médicale à la Faculté de philosophie, et en éthique infirmière à l'École des Sciences infirmières de l’Université Laval. Il est également coordonnateur du Groupe de recherche en éthique médicale de l'Université Laval (GREM).

Cet article reproduit le texte d'une communication présentée au Septième congrès de l’Association des Centres d'accueil du Québec, le 24 mai 1984.


L'euthanasie est une vieille tentation de l'histoire humaine. Elle est souvent devenue une tentative et parfois une réalité. Les personnes en déficit de qualité de vie n'en sont pas totalement à l'abri à la fin du XXe siècle.

Les Grecs connaissaient le « banquet des vieillards ». Les ouvrages de Westermack [1] de Baudrillart [2] et d’Ariès [3] démontrent que l'euthanasie était largement répandue jusqu'au siècle dernier. Plus près de nous, les nazis avaient instauré sous l'ordre du Fürer, le premier septembre 1939, un programme d'euthanasie qui aboutit en 1942 à la vacance de 92,521 lits dans les hôpitaux psychiatriques. Si ces chiffres sont exacts, cela signifie qu'un tiers des malades mentaux furent tués dans les hôpitaux psychiatriques du Reich, constate le Dr Asmus Finzen [4]. En 1962, l'euthanasie de l'enfant Vandeput conduisit à un procès ainsi qu'à un débat célèbre [5]. Et actuellement l'enquête sur le ou les auteurs de la mort de quelque 30 bébés de l’Hôpital de Toronto décédés de surdose de digoxine est en cours.

Dans cet article, je traiterai de l'euthanasie en regard des personnes déficitaires. Par déficitaires, j'entendrai ici les personnes considérées en déficit dans la qualité de vie physique et/ou psychique (nouveau-nés mal formés ou gravement déficients, personnes séniles, vieillards confus, déficients mentaux, mourants). Dans un premier temps je tracerai un

bref tableau du contexte socio-culturel où se pose la question de l'euthanasie. Dans un second moment j'aborderai le concept de qualité de vie qui sert, en pratique sinon en théorie, de critère décisionnel dans les traitements. En dernier lieu je m'attarderai à l'euthanasie, tentant de répondre à quatre questions du point de vue de l'éthique.


I. Le contexte socioculturel

Les personnes déficitaires vivent dans le contexte socio-culturel de la fin du XXe siècle. Y sont-elles plus - ou moins - menacées qu'auparavant ?

Les dernières décades semblent se caractériser par les traits suivants:

1. Une époque de haute technologie d'abord. Celle-ci s'est introduite en médecine et a développé tout un arsenal thérapeutique (chirurgie, pharmacologie, etc.) qui donne techniquement : le pouvoir de procéder au sauvetage de vies qui, autrefois, n'auraient pas survécu à la sélection naturelle.

2. Un culte de la perfection et de la qualité qui valorise la santé, l'autonomie, l'intelligence. Le modèle humain présenté, notamment à la télévision, est celui de l'homme et de la femme jeunes, autonomes, efficaces, pétillants de vigueur physique et mentale. Les vies diminuées et les vies déficientes ne cadrent pas avec cet idéal. Il y a tendance à les dévaloriser et à les mettre à l'écart.

3. Une philosophie de la rentabilité, de l'utilité et de la productivité, issue de la révolution post-industrielle, s'est insérée dans les esprits et risque d'être appliquée aux vies inutiles, aux vies à charge dans un système performant qui considère les improductifs en termes de coûts sociaux.

4. Une mentalité de consommation, provenant d'une société de consommateurs, exige des produits de haute qualité, sinon ils sont retournés, Cette mentalité mise sur le bien-être des individus bien portants pour qui les désirs et les besoins deviennent des droits. La vie risque d'être interprétée dans le sens de « Consomme ta vie durant qu'il en est temps! », ou de «Leur vie est consommée qu'ils s'en aillent! ».

5. Un éloge de l'uniformité semble prépondérant. « Tout le monde le fait (le pense, agit ainsi), fais-le donc ! » dit la formule publicitaire. Il y a peu de place pour les minoritaires, les non conformes, les déviants, les anormaux qui n'entrent pas dans la commune mesure.

6. Une culture qui secrète 1’invulnérabilité face à la mort. Celle-ci est toujours pour les autres et le soi en est immunisé. On veut la mort d'autrui digne, brève, sans souffrance, à l’image de celle qu'on voudrait avoir (lorsqu'on est forcé d'y penser), une mort qui arrive en son temps, avant d'être physiquement ou mentalement dégradé.

Et la question des personnes déficitaires dans ce contexte ?

D'une part, elles sont certainement mieux protégées que par les siècles passés. En principe l’Occident n'accepte pas l'infanticide et l'euthanasie. Les constitutions des pays, les chartes des droits et libertés reconnaissent le droit à la vie comme le premier des droits de tout humain, sain ou non. Des institutions et du personnel spécialisé, au nom de la société et de l’État, prennent en charge les personnes qui ne sont plus en mesure de s'assumer elles-mêmes. Les médias sensibilisent le public à des cas-type d'abus. Les Cours sont saisies des cas d'euthanasie. Des associations, des comités d'éthique, montent la garde pour la préservation des droits de ceux qui ne peuvent les revendiquer ou les défendre. La médecine survient pour prolonger leur vie.

D'autre part, les personnes déficitaires ne sont pas totalement à l'abri. Il [24] n'existe pas de parapluie anti-abus. Les soins hospitaliers (gîte, couvert, médication) assurés, il n'est pas démontré que le souci humain (support et affection) soit universellement répandu. Si la sélection médicale peut technologiquement s'opposer à la sélection naturelle, il y a deux risques : les laisser aller trop facilement ou les faire survivre indûment par pur vitalisme. L'abandon des personnes déficientes peut aussi avoir changé de géographie : au lieu du bord du chemin ou de la forêt, dans un coin d'hôpital ou d’institution. Enfin, le critère de « qualité de vie » peut encourir une application arbitraire s'il est laissé entre les mains d'un seul décideur ou s'il est orienté par le contexte socio-culturel dont on vient de parler.


II. Qualité de vie et qualité de survie

Le concept de « qualité de vie » a fait son apparition en Amérique du Nord dans les années 1950 [6]. Il est devenu un critère de jugement en éthique et en droit [7]. On se réclame de lui, à toute fin pratique, lorsqu'il est question d'euthanasie ou de cessation des traitements.

Qualité de vie ne doit pas, bien entendu, être confondue avec standard de vie, style de vie ou niveau de vie, qui définissent un mode social, externe, environnemental de la vie, variable selon les individus. Elle peut aller de pair avec la quantité de vie, mais ne lui est pas réductible. Elle lui est souvent opposée. Le concept de qualité de vie doit être pensé dans le sens de l'ensemble des conditions bio-psycho-sociales minimales qui permettent à un individu biologiquement humain, de vivre une existence personnelle et relationnelle. Il implique un jugement de valeur sur la vie et suppose un seuil minimal d'humanité. Il convient d'expliciter ceci.


1. Un jugement de valeur sur la vie

La qualité de la vie ne peut être définie d'une façon scientifique, entendue au sens de ce qui serait mesurable par des appareils et qui contraindrait tous les esprits en tant que norme rigoureuse. Elle ne peut être que relative à une appréciation, à un jugement de valeur. Il ne peut en être autrement. Consciemment ou non, au fondement de toute décision de traiter ou non une personne déficitaire (Celle-ci, oui! Celle-là, non!) un choix a été fait, conséquemment à un jugement de valeur sur la vie. En effet, tout décideur qui se prononce sur la qualité de vie d'un patient fait appel, implicitement la plupart du temps, à sa propre expérience de vie, à sa conception du bonheur et du sens de la vie, à son évaluation de la souffrance, de la déficience et de l'handicap, à sa perception des faibles par rapport à la « normalité ». Bref, le jugement sur la qualité de la vie repose sur des paramètres relatifs. La question n'est donc pas : Est-ce qu'on pose un jugement de valeur sur la vie en pratiquant le traitement sélecte des personnes déficitaires ? car on le pose. La question se formule plutôt ainsi : Peut-on poser ce jugement avec suffisamment d'objectivité pour ne pas tomber dans l'arbitraire ? Ou, en d'autres termes : Peut-on atteindre une certaine objectivité dans la relativité de notre jugement sur la vie humaine ?


2. Un seuil minimum de vie humaine ?

Suite à une tradition de 25 siècles de pensée, l'Occident voit l'originalité de la vie spécifiquement humaine dans la vie personnelle et relationnelle. La vie biologique n'est humanisée que lorsqu'elle permet à un individu de prendre conscience de soi et d'autrui, et d'être en interaction avec autrui. Elle a été respectée et préservée pour autant qu'elle en avait au moins le potentiel (les nouveau-nés, par exemple). Des droits et des devoirs moraux et légaux ont été définis à cet égard tout au long de l'histoire.

Cependant, la vie personnelle et relationnelle est susceptible de plus et de moins. Du génie au déficient, et à l'intérieur même de la déficience, il y a des degrés divers. La question se pose alors : peut-on fixer un seuil minimum en dessous duquel une vie n'aurait plus de signification ?

Objectivement, scientifiquement, non. La haute technologie ne peut pas mesurer ce qui est hors de sa portée. La haute philosophie ne peut pas non plus cogiter un point zéro qui rallierait tous les esprits. Ce serait toujours de l'arbitraire et de l'abstraction, et on sait que les abstractions arbitraires ont fait des catastrophes au cours de l'histoire. Subjectivement, pour des collectivités dans une époque donnée, on le pourrait. Mais il faut savoir que ce minimum de qualité de vie est relatif à une appréciation culturelle, et que l'établissement d'un tel seuil comporte plus de pièges et de dangers que l'établissement du seuil de pauvreté sociale. C'est infiniment sujet à caution, étant donné les conséquences de vie ou de mort que cela implique. Il faut renoncer, ici encore, à établir un tel seuil basé sur des critères culturels.

On pourrait cependant en arriver à une certaine objectivité dans la relativité en décrivant certains indicateurs qui pourraient entrer en considération dans une évaluation raisonnable de la qualité de vie. Cette évaluation tient compte de trois facteurs : les conditions biologiques, psychologiques et sociales.

A) Conditions bio-psychiques.

La qualité de vie d'une personne suppose d'abord un minimum de vie consciente qui présuppose des activités mentales minimales. En effet, être une personne implique qu'un individu ait au moins une perception minimale de soi pour se saisir comme distinct d'autrui et comme identique à lui-même au-travers le temps. Or ces activités sont conditionnées par le fonctionnement cérébral. Le cerveau est-il gravement et irréversiblement lésé ? (Cas Karen Quinlan, par exemple). Il ne donnera qu'une activité nulle ou sévèrement déficiente.

La qualité de vie implique aussi la dimension physique de la personne. Les difformités ou déficiences physiques sont-elles à ce point sévères qu'un minimum d'autonomie vitale sera à peine assuré? Quels correctifs la chirurgie pourrait-elle apporter ? La dépendance du corps sera-t-elle disproportionnée par rapport aux activités autres que corporelles ? La souffrance physique ou mentale serait-elle trop élevée, malgré les traitements possibles ? Au-delà d'un certain seuil, la souffrance trop intense ou trop prolongée dépersonnalise. D'autre part, est-il raisonnable de maintenir une existence sous calmants perpétuels ?

La qualité de vie se définit aussi par l'aptitude à l'interaction avec autrui. L'être humain est essentiellement un être relationnel. Y a-t-il une possibilité minimale d'entrer en contact avec autrui par le langage verbal, gestuel ou symbolique ? La personne déficitaire est-elle sévèrement et irréversiblement [25] enclose sur elle-même ? Le repli permanent sur soi dépersonnalise et déshumanise 1’individu qui a perdu sa vie relationnelle. La réadaptation et l'apprentissage peuvent-ils améliorer la situation d'une façon significative ?

B) Conditions sociales

Je serai bref ici. Un individu vit avec autrui. Idéalement les conditions de vie sociale devraient être optimales. Mais la société étant ce qu'elle est, un certain nombre de questions ne peuvent pas ne pas se poser. Le milieu est-il tolérant pour les personnes déficitaires ? La société dispose-t-elle d'institutions pour leur prise en charge ? Le personnel spécialisé est-il suffisamment disponible ? Assume-t-on ses responsabilités envers les plus démunis ? Ces questions ne devraient pas se poser. Mais on doit en tenir compte, puisque la personne déficitaire doit y vivre. Si elle doit se terrer pour survivre sa vie, l'impact sur sa qualité de vie en sera déplorable.

La façon dont on répond à ces questions d'ordre bio-psychologique (laissons de côté celles d'ordre social) peut indiquer avec suffisamment d'objectivité si un minimum de qualité de vie est atteint ou non, si un minimum d'épanouissement d'une existence humaine est possible.

En conclusion, je souligne cinq points. a) Le jugement sur la qualité de vie relève du culturel et non du scientifique. b) Le concept de qualité de vie est le plus pauvre et le plus susceptible de danger. c) C'est faute de mieux qu'on peut l'adopter. d) En l'adoptant, il faut situer son seuil minimum le plus bas possible, afin de donner une chance aux personnes déficitaires et afin d'éviter des erreurs d'interprétation ou d'abus.

Le critère de qualité de vie servant, à toute fin pratique, de norme décisionnelle dans des situations où il est question de traiter ou non, de réanimer ou non, il convient d'aborder la question épineuse de l'euthanasie.


III. L’euthanasie

Toute participation à l'abrègement de la vie d'autrui n'est pas de l'euthanasie. Quatre questions se posent, du point de vue moral : a) peut-on donner la mort à des personnes en déficit de qualité de vie ? b) peut-on s'abstenir de déployer toutes les ressources médicales pour les sauver ? c) peut-on utiliser des traitements qui risquent de causer leur mort ? d) peut-on s'abstenir de les soigner lorsqu'on a décidé de ne plus les traiter ? Avant de répondre à ces questions, il faut d'abord définir ce qu'est réellement l'euthanasie.


1. L’euthanasie : faire mourir

L'éthique délaisse la distinction traditionnelle entre euthanasie active et euthanasie passive. Le droit est en voie d'en faire autant [8]. Cette distinction prête à équivoque, voire à confusion tant chez les professionnels [9] que dans le public. Il faut résolument réserver le terme d'euthanasie à un acte porteur de mort (euthanasie active) et parler de cessation de traitements dans les autres cas (euthanasie passive).

Un étudiant (à qui je donne les droits d'auteur !) illustre la différence entre l'euthanasie et la cessation de traitements : « Jai deux chandelles devant moi. Toutes deux vont s'éteindre. Dans un cas je la souffle et la fais s'éteindre, dans l'autre cas je la laisse s'éteindre d'elle-même ». Transposition en langage éthique et juridique : on fait mourir dans le premier cas et on laisse mourir dans le second cas.

Euthanasie et cessation de traitements ont des points communs : a) dans les deux cas la mort surviendra de toute façon, b) le personnel traitant ou soignant participe, d'une façon ou d'une autre à l'abrègement de la vie de quelqu'un, c) les traitements dits agressifs (chirurgies, chimiothérapies, etc.) sont devenus inutiles, d) l'intention est, généralement, de ne pas prolonger l'état ou les souffrances. C'est au niveau de 1’intention et des moyens que se situe la différence. Il faut expliciter cette distinction entre « faire mourir » et « laisser mourir ».

Faire mourir  est une action positive et délibérée, entreprise pour abréger la vie du patient. Cette action est en elle-même et dans l'intention directement porteuse de mort. La mort a été induite par un moyen ou une manœuvre qui n’a rien de thérapeutique en elle-même. La cause de la mort, ce n'est pas la maladie, la vieillesse, l'accident, c'est l'action du soignant ou du traitant. On fait mourir le patient au le mourant qui serait probablement mort de toute façon. Ce qui a provoqué la mort, ce n'est pas la nature mais la culture. Les intentions peuvent varier (par compassion, par intérêt, par eugénisme), et les moyens aussi (moyens durs : blessures létales, injections de curare, d'air ; moyens délicats : doses massives de médicaments qui changent une médication en poison).

Laisser mourir, par contre, est l'adoption d'une politique de non-intervention : on s'abstient de..., on ne déploie pas tous les efforts pour..., compte tenu de... On arrête les traitements en cours ou on n'en entreprend pas de nouveaux. Bref, on laisse l'organisme à ses propres ressources et on ne s'oppose pas aux forces de mort déjà en oeuvre : la nature suit son cours et on ne fait rien de spécial pour prolonger la vie. Exemple : ne pas réanimer, ne pas faire de chirurgies, etc. La décision hospitalière s'allie à la décision de la nature. On assure de bons soins, on contrôle la douleur, et on attend la fin...


2. Questions d'ordre moral

A) Peut-on moralement euthanasier les personnes déficitaires par souci humanitaire ? (Laissons de côté les motifs eugéniques, utilitaires, intéressés, comme libérer les institutions surpeuplées, diminuer les coûts sociaux, répartir les priorités hospitalières, etc.). La réponse est et doit toujours être non, pour les raisons suivantes apportées par la majorité des penseurs, des éthiciens ou des juristes :

a) La vie appartient à la personne elle-même, nul ne peut s'arroger le droit d'y mettre fin, peu importe ses motivations, et nul ne peut violer le droit fondamental à la vie. b) Les conséquences sociales et individuelles seraient trop désastreuses si l'euthanasie était en vigueur. Le sens et le respect de la vie humaine seraient précaires dans une société où on se permettrait (même dans des cas bien définis et dans des conditions rigoureusement contrôlées) de faire mourir les gens. De plus d'autres motifs que la pitié ou la compassion pourraient survenir : conflits d’intérêts, questions d'héritage ou de divorce, avantages eugéniques, socio-économiques, politiques. c) La confiance dans les soins médicaux et hospitaliers serait gravement affectée. La relation patient/soignant est basée sur un climat de confiance : on confie sa vie pour qu'elle soit préservée ou restaurée, et non supprimée. L'anxiété risquerait de s'établir : on pourrait craindre d'être tué à son insu. On voit les conséquences que cela entraînerait pour les médecins, hôpitaux [26] et institutions où se pratiquerait l'euthanasie. d) L'argument de la faillibilité médicale. Il est possible que des pronostics soient erronés. Faire mourir enlèverait alors au patient toute chance de vivre et de survivre à l'erreur médicale. Par ailleurs laisser mourir pourrait ne pas les priver de cette chance. e) La raison d'être de la médecine n'est pas de tuer lorsqu'on ne peut guérir, mais de passer au palliatif lorsque le curatif est impossible. Pratiquer l'achèvement thérapeutique (expression contradictoire) est incompatible avec la médecine. f) La distinction, en éthique, entre permettre que le mal arrive (parce qu'on ne peut faire autrement) et faire le mal (quand on pourrait ne pas le faire) serait abolie. Il n'y aurait plus de différence entre laisser mourir et faire mourir. g) Ne pas tuer les personnes en déficit sévère de qualité de vie est une façon de préserver les valeurs, au premier rang desquelles vient la valeur de la vie. h) Si, par hypothèse, une société se le permettait, le principe de l'engrenage entrerait en jeu : où s'arrêterait-on dans l'évaluation des vies sans valeur ? Pour ces raisons, on ne peut pas admettre l'euthanasie.


B) Peut-on moralement s'abstenir de déployer tout l'arsenal thérapeutique pour sauver des personnes dont le diagnostic et le pronostic s'avèrent sérieusement déficients en qualité de vie, et ce faisant, les laisser mourir ? La, question s'est posée à la conscience occidentale depuis les années 1950 avec le progrès des sciences et technologies médicales qui permettent de faire vivre des personnes qui n'auraient pas survécu à la sélection naturelle. On en a le pouvoir technique mais en a-t-on dans tous les cas le devoir moral ? Répondre oui amène à l'acharnement thérapeutique qui repose sur un principe vitaliste (respect inconditionnel de la vie humaine biologique). Répondre non implique un traitement sélectif qui tient compte de la qualité de vie [10].

Le jésuite et éthicien américain McCormick considère la vie biologique humaine comme étant un bien relatif et non absolu. Puisqu'on peut facilement sauver la vie, quelle sorte de vie sauvons-nous ? Il faut préserver la vie uniquement lorsqu'elle a le potentiel pour des relations humaines. Aussi, quand au jugement humain, cette potentialité est totalement subordonnée au pur effort de survie biologique, l'arrêt des traitements serait moralement justifiable [11]. En ceci McCormick prolonge la pensée de Pie XII qui, en 1957, ne voyait d'obligation morale que dans l'utilisation de moyens ordinaires : le devoir de préserver la vie n'oblige habituellement qu'à l'emploi des moyens ordinaires (suivant les circonstances de personnes, de lieux, d'époques, de culture), c'est-à-dire des moyens qui n'imposent aucune charge extraordinaire pour soi-même ou pour un autre [12].

Cependant cette distinction entre moyens ordinaires et extraordinaires est questionnée en droit [13] et en éthique [14]. Elle porte sur des moyens à prendre et non sur une fin à poursuivre. Aussi est-il préférable de parler de moyens raisonnables et déraisonnables, utiles ou inutiles en fonction de ce qu'on veut atteindre : à qui profitent-ils ? À une maladie ou à un malade ? que traite-t-on, un cancer avancé ou un cancéreux en phase terminale ? est-il moralement souhaitable de réanimer ou d'intuber un comateux ? de pratiquer le harcellement thérapeutique par chirurgies à répétition chez un nouveau-né mal formé dont le profil de qualité de vie future n'atteint pas le minimum dont il a été question dans la première partie de cet exposé ? N'arrive-t-il pas un moment où il faut s'avouer vaincu et passer du curatif au palliatif ?

Je signale brièvement que, du point de vue de l'éthique, refuser des traitements qui prolongeraient sa propre vie est moralement acceptable en principe pour les raisons suivantes : a) la vie appartient à la personne concernée, b) elle est le seul juge de sa qualité de vie, c) elle peut opter pour la qualité de vie restante à la quantité de vie possible, d) elle seule peut s'autodéterminer en ce domaine, et nul autre ne peut décider à sa place. En pratique, cependant, elle devrait être informée sur la nature du traitement refusé, ainsi que sur les conséquences de ce refus, pour pouvoir prendre une décision éclairée et libre de contraintes. Quant au problème de la cessation de traitements concernant des tiers inaptes à décider (mineurs, comateux, séniles, déficients), la question se pose : à qui de décider ? Parmi les diverses instances décisionnelles (médecin, juge, famille ou proches) [15], il faudrait privilégier la décision multidisciplinaire parce qu'elle est la plus apte à l'objectivité. Sans faire de référendum dans l'hôpital ou l'institution (!) il y aurait lieu d'attabler le médecin, une infirmière, un parent ou proche, l'aumônier, un avocat éventuellement. Deux extrêmes pourraient être évités. laisser aller trop facilement et faire survivre indûment.


C) Est-on moralement justifié de faire un traitement qui cause ou risque de causer indirectement la mort d'un patient ? Oui, à certaines conditions. Les moralistes ont développé le principe de l'acte à double effet [16]. Il est légitime de poser un acte qui a un envers et un endroit, un effet bon et un effet mauvais. Par exemple : donner de la morphine pour calmer les souffrances d'un mourant (effet bon), tout en prévoyant qu’elle pourrait causer la mort par arrêt cardiaque ou respiratoire (effet mauvais). Il est moralement légitime de poser cet acte si les conditions suivantes sont remplies. a) En lui-même, l'acte qui causera indirectement la mort comme effet secondaire doit être bon, ou tout au moins neutre (par exemple donner de la morphine). b) L'intention de l'agent doit porter directement sur l'effet positif visé (par exemple soulager la douleur) ; ce faisant, elle ne fait que permettre que l'effet négatif (la mort éventuelle) se produise. c) L'effet bon (soulager la douleur) ne doit pas sortir de l'effet mauvais (faire mourir pour délivrer des souffrances). d) Il doit exister une raison proportionnellement grave pour permettre que l'effet mauvais se produise (par exemple calmer les souffrances intolérables).


D) Lorsqu'on a pris la décision raisonnable de ne plus traiter, est-on moralement légitimé de ne plus soigner ? La réponse est non. Traiter (to treat) et soigner (to care) sont deux réalités différentes. La cessation des traitements à but curatif n’implique pas moralement que les soins palliatifs soient arrêtés. Les professionnels de la santé ont encore le devoir moral de soigner (pris au sens de prendre soin de... ). Ces soins comportent notamment l'alimentation, l'hygiène, le contrôle de la douleur par des analgésiques, le confort et le réconfort. Bref, assurer des bons soins de nursing pour donner l'opportunité aux déficitaires ou aux mourants d'avoir une fin humaine. Ce devoir moral existe pour les raisons suivantes. a) Le déficitaire ou le mourant est encore un être humain qui conserve tous ses droits fondamentaux, même s’il n'est plus, dans certains cas, en mesure de les revendiquer. b) Le droit au boire et [27] au manger (ou l'équivalent) doit être respecté, même si l'échéance de la mort s'en trouve retardée. Laisser mourir d'inanition ou de déshydratation est moralement irrecevable. La question peut être différente si l'alimentation par intraveineuse est impossible ou si elle procure plus de mal que de bien [17] [18].


Conclusion


En conclusion à ce texte d'ordre général, je voudrais souligner trois points. a) L'euthanasie doit être moralement refusée à cause des valeurs qu'elle implique, notamment la valeur de la vie humaine - même déficitaire ou terminale. b) La médecine dispose et disposera de plus en plus de moyens puissants pour contrôler la douleur. Le motif de donner la mort par compassion pour la souffrance d'autrui aura de moins en moins de poids. c) Il n'est pas impossible qu'un jour l'euthanasie, sur demande du patient lui-même, soit socialement acceptée. Si tel était le cas, les personnes déficitaires seraient les premières à entrer dans l'engrenage - et sans qu'on le leur demande !



[1] WESTERMARCK Edward Alexander, The Killing of Parents, Sick Persons, Children Feticide. The Origin and Development of the Moral Ideas. 2 Vol. London : Macmillan & Co., 1906-1908. Vol. 1, chap. 17, p. 398-413.

[2] BAUDRILLART André, Moeurs païennes, Moeurs chrétiennes. 1. La Farmille dans l’Antiquité et aux premiers siècles du christianisme. Bloud et Gay, 1909.

[3] ARIES Philippe, L'enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime. Paris, Plon, 1960.

[4] FINZEN Asmus, L'euthanasie à l'hôpital de Wunstorf. L’information Psychiatrique, Vol. 58, No 1, janvier 1982, p. 74.

[5] MATHIEU Marie-Hélène, et al., Ils ont le droit de vivre. Paris, Éditions Fleurus, 1963. Et : LA MOBILISATION DES CONSCIENCES, Peut-on tuer ? Groede, Fondation Stichting C.C.L, 1964.

[6] REICH Warren T., Quality of life, Encyclopedia of Bioethics, Warrent T. Reich, Ed., New York : The Free Press, 1978, T. 11, p. 829-838.

[7] KEYSERLINGK. Edvard W., Le caractère sacré de la vie ou la qualité de la vie. Série protection de la vie. Commission de réforme du droit du Canada, Ottawa, 1979.

[8] COMMISSION DE RÉFORME DU DROIT DU CANADA, Euthanasie, aide au suicide et interruption de traitement. Document de travail 28. Ottawa, 1982.

[9] Special Report, Euthanasia, 1700 doctors speak out... Modern Medicine of Canada, Vol. 29, No. 7, 1974, p. 662.

[10] MÉLANÇON Marcel J., directeur de publication, Les nouveau-nés mal formés : les dilemmes du non-traitement sélectif. Actes du Colloque tenu à l’Université Laval le 12 mai 1983. Groupe de recherche en éthique médicale, Faculté de philosophie, Université Laval, Québec, 1984.

[11] McCORMICK Richard A., How Brave a New World ? Dilemmas in Bioethics. London : SCN Press, 1981.

[12] PIE XII, Problèmes médicaux et moraux de la réanimation. La Documentation Catholique, T. LIV, No 1267, 22 décembre 1957, p. 1607.

[13] KEYSERLINGK. Edvard W., Le caractère sacré de la vie ou la qualité de la vie. Série protection de la vie. Commission de réforme du droit du Canada, Ottawa, 1979.

[14] BOK Sissela, Death and Dying. Euthanasia and Sustaining Life : Ethical Views. Encyclopedia of Bioethics, Warren T. Reich Ed., New York : The Free Press, 1978, T. 1, p. 270-271.

[15] SYMPOSIUM MARCEL PICHÉ, 28 octobre 1978, Prolonger la vie ou la mort : À qui de décider ? Centre de bioéthique, Institut de recherches cliniques de Montréal, 1978.

[16] MAY William E., Double Effect. Encyclopedia of Bioethics, Warren T. Reich, Ed., New York- The Free Press, 1978, p. 316-320.

[17] LYNN Johanne and CHILDRESS James F., Must Patients Always Be Given Food and Water ? The Hastings Center Report, Vol. 13, No. 5, October 1983, p. 17-21.

[18] CALLAHAN Daniel, On Feeding the Dying. The Hastings Center Report, Vol. 13, No. 5, October 1983, p. 22.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1 novembre 2012 9:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
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