RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Bruno Leclerc, Marcel J. Mélançon, Richard Gagné et Suzanne Nootens, “Espoirs, risques et responsabilités.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de  Marcel J. Mélançon et Raymond D. Lambert, LE GÉNOME HUMAIN. Une responsabilité scientifique et sociale. Chapitre 10, pp. 121-130. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1992, 177 pp. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 15 juillet 2005 et réitérée le 30 mars 2012 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Bruno Leclerc, Marcel J. Mélançon,
Richard Gagné et Suzanne Nootens


Espoirs, risques et responsabilités.”

Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de  Marcel J. Mélançon et Raymond D. Lambert, LE GÉNOME HUMAIN. Une responsabilité scientifique et sociale. Chapitre 10, pp. 121-130. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1992, 177 pp.



Le Projet de cartographie et de séquençage du génome humain (HUGO) constitue une systématisation, une accélération et une concentration des efforts de recherche sur le génome humain. Son but est d'arriver le plus rapidement et le plus directement possible à un résultat auquel on serait parvenu de manière indirecte, partielle et progressive à travers des recherches diverses, en particulier sur les maladies héréditaires somatiques et psychiques.

Parce qu'il est « spectaculaire » et de grande envergure, le projet de séquençage suscite un vif débat quant aux applications positives et négatives qui peuvent en découler.

Or, indépendamment du projet de séquençage, les recherches sur l'origine génétique des maladies somatiques et psychiques sont en marche, le dépistage à l'aide des marqueurs génétiques aussi, et la thérapie génique est à l'essai. Quant au diagnostic prénatal, il est pratique courante. Nous devons déjà réfléchir à l'encadrement éthique, juridique et politique de ces recherches et de leurs applications. Le projet de séquençage vient seulement « dramatiser » le problème, en ce sens que les connaissances acquises permettront d'accélérer l'avènement des techniques d'intervention sur le génome humain. Mais il ne crée pas les dilemmes éthiques et juridiques liés à la gestion du patrimoine génétique des individus, des populations et de l'espèce.

[122]

Notre propos part de cette constatation et propose trois pistes de réflexion : les risques liés au dépistage génétique systématique, la nécessité d'une conception ouverte de l'humain et la responsabilité des scientifiques.


LES RISQUES LIÉS
AU DÉPISTAGE SYSTÉMATIQUE



Beaucoup désignent la relance de l'eugénisme comme le risque majeur lié aux applications éventuelles des connaissances nouvelles sur le génome humain. Ce « nouvel eugénisme » serait facilité par le développement et l'extension des techniques de dépistage et de diagnostic génétiques.

Nous pensons que s'il y a un risque eugénique, il tient à la généralisation ou à la systématisation du dépistage ou du diagnostic génétiques. Par systématisation, nous entendons toute forme de contrôle du dépistage ou du diagnostic génétiques par l'État ou par des entreprises privées, y compris les compagnies d'assurances. Le terme « contrôle » signifie un « pouvoir d'intervention » pour forcer directement ou indirectement un dépistage ou un diagnostic, ou pour en utiliser les résultats.

Par ailleurs, nous croyons que si une relance de l'eugénisme devait avoir lieu dans les pays industrialisés, elle prendrait une forme différente de l'eugénisme de masse tel qu'il a été pratiqué du début du siècle jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Le nouvel eugénisme se développerait sous la forme du recours individuel au dépistage ou au diagnostic génétiques.

Ainsi, les individus pourraient être amenés à faire établir leur « carte génétique » ou celle de leurs enfants pour bénéficier d'une réduction de prime d'assurance, pour obtenir un emploi, pour maintenir ou améliorer leur qualité de vie, pour se conformer aux pressions de leur entourage sociofamilial. Bref, la tendance eugéniste serait la résultante d'un ensemble de comportements individuels apparemment laissés au libre choix des personnes, mais soumis de fait à un réseau de contrôles souples, différents des contrôles de type disciplinaire. Cette forme d'eugénisme pourrait s'avérer plus insidieuse parce qu'elle ne serait pas motivée, en apparence, par des attitudes de discrimination ou d'exclusion liées à la race, aux handicaps physiques ou aux anomalies génétiques.

Il importe de bien délimiter le champ des notions utilisées : quand nous parlons d'une manifestation individuelle de l'eugénisme, nous ne désignons pas les pratiques de la génétique médicale qui ont pour but de prévenir la naissance d'enfants atteints d'affections génétiques fatales [123] ou très gravement débilitantes. Les femmes ou les couples qui ont recours au diagnostic prénatal (ou éventuellement à la thérapie génique) pour ces motifs n'agissent pas dans une intention eugénique, et n'obéissent pas à des pressions eugénistes externes. Ils prennent les moyens de prévenir ou de guérir, ils cherchent à mener à terme un projet d'enfantement qui ait un sens à leurs yeux.

Nous appliquons le terme d'« eugénisme » aux cas de dépistage, de diagnostic ou d'intervention sur le génome humain qui sont accomplis pour des motifs de convenance, par opposition aux interventions thérapeutiques. Parmi les interventions de convenance, mentionnons notamment la manipulation du génome en vue d'améliorer les performances physiques ou le diagnostic précoce du sexe dans l'intention d'empêcher la venue d'un enfant sain, mais du sexe qui ne conviendrait pas au désir parental.

Il est clair que le projet de séquençage va multiplier les dilemmes liés à cette distinction entre le critère thérapeutique et le critère de convenance. Une des retombées de ce projet sera la connaissance accrue des gènes de susceptibilité, des tendances à développer telle ou telle maladie, telle qualité physique, tel type de comportement, etc. Pour ne citer qu'une question problématique : devra-t-on classer une prédisposition génétique à l'hypertension artérielle comme un risque thérapeutique légitimant le diagnostic prénatal suivi d'interruption volontaire de grossesse ?

On le voit bien, la tâche de départager les interventions de la génétique médicale selon les critères du thérapeutique et la convenance sera très ardue. Les pessimistes, invoquant la confusion qui règne actuellement autour de la définition des termes « santé » et « thérapie », comme en témoignent les débats autour de l'avortement, pensent que la tâche est impossible et qu'il faut suspendre ou interdire toute recherche sur le génome humain.

D'autres pensent qu'il faut tenter d'encadrer juridiquement et éthiquement les nouvelles techniques de la génétique médicale, quitte à les interdire si des abus sont commis. Le défi que rencontrent les spécialistes et les institutions juridiques, éthiques et politiques est complexe. La limitation du dépistage, du diagnostic et de la thérapie génétiques au domaine du thérapeutique ne se fera pas sans qu'un consensus soit atteint sur certaines balises fondamentales.

Nous proposons une première balise qui serait de nature à délimiter l'usage des nouvelles techniques de la génétique médicale, sans en freiner indûment le développement : le maintien de la relation à deux acteurs, de patient à médecin. Nous croyons que la relation de personne [124] a personne, placée sous le sceau de la décision partagée et de la confidentialité, représente encore la meilleure garantie de protection des droits individuels. Cette protection sera assurée à la condition que les maladies ou les anomalies génétiques ne fassent pas partie des diagnostics à déclaration obligatoire et que l'information génétique nominale demeure privée, confidentielle, et à l'abri de tout stockage dans des banques de données centralisées. C'est à la personne traitée de prendre la responsabilité d'interrompre une grossesse, de commencer une thérapie ou d'intervenir auprès des membres à risque de sa famille.

Nous privilégions ainsi les processus éducatifs et le respect intégral des libertés fondamentales en matière d'épidémiologie génétique. La suspension par l'État des droits et libertés de la personne ne se justifie qu'en cas de danger grave et imminent pour la santé publique, de risque épidémiologique majeur. À notre avis, la santé génétique de la population ne peut être évaluée dans les termes de l'épidémiologie des maladies infectieuses. Et l'on ne peut concevoir la détection, la prévention et le traitement des maladies d'origine génétique de la même manière qu'on aborde le choléra ou le sida. Nous croyons que l'éducation peut suffire à rendre les individus conscients des enjeux liés à la transmission des anomalies génétiques définies au sens thérapeutique. Nous croyons que leurs choix procréatifs doivent être respectés.

Cela dit, il faut prendre en considération la dimension proprement économique de la génétique médicale : on peut supposer que les techniques de diagnostic et de thérapie génétiques permettront d'importantes économies. En comparaison avec les sommes colossales investies dans la recherche et le traitement des cancers, des diabètes, de la maladie d'Alzheimer et des affections cardio-vasculaires, les techniques génétiques viendraient réduire les coûts des soins de santé, non seulement pour ce qui est de la prévention des naissances a risque, mais aussi quant au coût global des traitements et du suivi. On peut donc prévoir de fortes pressions des gestionnaires des systèmes de santé privés et publics pour le recours aux techniques de pointe en matière de génétique humaine.

Les choix individuels doivent donc s'exercer à l'intérieur des limites éthiques et juridiques socialement nécessaires. Nous pensons ici à la protection des informations génétiques personnelles et à l'interdiction de toute intervention génétique pour des motifs de convenance. De telles normes éthiques et juridiques auraient un double effet : d'abord, elles mettraient un frein aux velléités individuelles ou sociales d'eugénisme et de discrimination génétique. Ensuite, elles compliqueraient singulièrement l'extension et l'action des mécanismes de contrôle souples que [125] nous évoquions précédemment, puisque les décisions individuelles s'exerceraient à l'intérieur d'un cadre normatif bien délimité.

En dernière analyse, notre capacité à encadrer le dépistage et le diagnostic génétiques tiendra aux valeurs et aux principes juridiques sur lesquels nous pourrons faire consensus. Et le consensus sur les valeurs reposera à son tour sur une représentation de l'humain à la fois crédible et ouverte à la complexité. Cela amène le second axe de notre réflexion.


POUR UNE CONCEPTION OUVERTE
DE L’HUMAIN



Notre capacité à gérer de manière éthiquement et socialement acceptable les risques et les avantages du projet de séquençage du génome humain, de même que les progrès déjà réalisés par la génétique médicale, dépend de notre capacité à concevoir l'être humain dans toute sa complexité et son originalité. On pourrait formuler l'équation suivante : la richesse et l'ouverture de la représentation de l'humain est garante des valeurs de liberté individuelle et de justice sociale. L'équation négative vaut aussi.

Reprenons les deux termes de l'équation dans la perspective du projet de séquençage. Si nous sommes porteurs d'une conception réductionniste de l'humain (dans la ligne des sociobiologistes qui réduisent la personne à n'être qu'un simple « vecteur de gènes », par exemple), nous risquons d'orienter la recherche en génétique humaine sur une voie dangereuse. Ainsi, ceux qui perçoivent l'intelligence humaine comme un simple produit d'un ensemble de gènes spécifiques ignorent la complexité du lien entre pensée et langage et l'apport de l'environnement humain dans le développement des capacités d'apprentissage.

Cette vision ouvre la porte à la sélection des sujets les plus « doués génétiquement » pour l'apprentissage, sur la base d'un éventuel réseau de « marqueurs d'intelligence ». Nous voyons ici se profiler un risque majeur dans l'application des connaissances issues du projet de cartographie du génome : celui de procéder au diagnostic et au dépistage génétiques non seulement pour des raisons de convenance, mais, de surcroit, sur la base de connaissances partielles, approximatives et, même, sur la base de données erronées.

Pour prévenir les effets désastreux de telles pratiques sur le plan des droits individuels et de l'équité sociale, il faut enraciner la justification des recherches en génétique humaine dans une représentation de l'humain qui rende justice à son originalité, sa fragilité, sa complexité, sa créativité, sa socialité et son interdépendance écologique. Une représentation [126] qui ne réduise pas l'essence de l'humain au biologique. En ce sens, une certaine présentation triomphaliste du projet de séquençage du génome humain (qui parle de détenir le « secret » de l'intelligence, de l'affectivité ou du comportement humains, par exemple) contribue involontairement à diffuser une vision réductionniste de l'humain.

Afin de situer la réflexion éthique sur la recherche en génétique humaine dans une représentation ouverte de l'humain, nous avançons le concept de solidarité génétique. Ce concept propose, dans un premier temps, de reconnaître a priori que tous les humains sont porteurs de gènes récessifs ou de gènes de susceptibilité, que personne ne peut être qualifié de génétiquement sain ou de génétiquement déficient, que nous partageons tous un patrimoine génétique imparfait. Bref, que nous sommes génétiquement solidaires dans l'imperfection.

Dans un deuxième temps, le concept de solidarité biologique appelle celui de solidarité sociale : dès que l'on constate que les maladies les plus répandues et les plus coûteuses économiquement (le cancer et les affections cardio-vasculaires, notamment) peuvent être liées à des facteurs génétiques, la tendance à la discrimination des porteurs de déficits génétiques devient sans objet, puisque tous et toutes deviennent sujets potentiels de discrimination.

Le concept de solidarité génétique fournit en troisième lieu un critère solide de jugement éthique quand vient le temps de départager les interventions en génétique médicale selon les critères du thérapeutique ou de la convenance. La santé génétique d'un enfant à naître, qui n'est pas atteint d'une anomalie causant une maladie infantile fatale ou gravement débilitante, devient comparable à celle de tout autre individu actuellement vivant. Il en va de même pour l'assurabilité : en quoi une personne atteinte d'hypercholestérolémie est-elle plus ou moins à risque qu'une personne porteuse de la chorée de Huntington ou une autre manifestant un gène prédisposant au diabète ou à tel type de cancer ?

Enfin, nous croyons qu'il est préférable de décrire les relations qui unissent les membres de la communauté sur le plan génétique en termes de solidarité génétique plutôt que de patrimoine génétique commun. Cette dernière notion se retrouve chez les auteurs qui soutiennent l'idée d'une responsabilité génétique de l'individu envers la famille, la société et même l'espèce, et qui défendent que certaines obligations pèsent sur les plans juridique et moral quant au dépistage et au traitement de ses anomalies génétiques et quant à ses choix procréatifs. La notion de patrimoine commun établit en quelque sorte une continuité entre les génomes individuels, comme si chaque individu était « dépositaire » d'une infime portion d'un génome unique du groupe ou de la fratrie.

[127]

À l'inverse, l'idée de solidarité génétique prend appui sur l'unicité du génome individuel, perçu comme substrat biologique de l'individualité, d'où son inviolabilité. Tout comme la règle de l'intégrité corporelle, celle de l'intégrité génétique ne peut être transgressée qu'avec le consentement du sujet et pour des motifs thérapeutiques, donc dans l'intérêt du sujet lui-même. L'autonomie de la personne dans ses choix procréatifs nous paraît essentielle dans une société libre et démocratique, dans une perspective d'éducation à la responsabilité face à la transmission de maladies génétiques graves.

La personne humaine dans sa totalité, ses organes, ses produits corporels et son bagage génétique, n'appartient à personne d'autre qu'à elle-même. L'information sur sa santé et son génome fait partie de sa vie privée et ne peut être divulguée ou stockée sans son consentement. Tous les individus doivent être égaux en droit quant à leurs gènes. C'est sur ces principes éthiques que doit être construite la solidarité dans la recherche de solutions aux maladies d'origine génétique. On peut penser que le développement des connaissances en génétique humaine, notamment grâce au projet de séquençage, viendra étayer le concept de solidarité génétique en révélant les anomalies qui affectent le génome humain. Dans cette perspective, la perception sociale des anomalies génétiques devrait connaître la même évolution que la réaction populaire face aux grandes épidémies : les premiers gestes d'exclusion font place progressivement à une attitude de solidarité quand il devient évident que tous peuvent être potentiellement atteints et que la collaboration et le soutien mutuel sont nécessaires pour agir efficacement.

On peut encore établir un parallèle avec l'histoire des idéologies racistes. L’argumentation. fondée sur l'inégalité naturelle ou innée des races, d'abord liée au concept de pureté du sang, puis au concept de pureté génétique, a été battue en brèche par les recherches récentes qui remettent en question le concept même de race pure, dont l'utilisation idéologique parait maintenant caduque. Ainsi, des études plus approfondies du génome humain devraient permettre de remettre en cause les notions de tares héréditaires ou à l'inverse de supériorité génétique, et ainsi priver les discours eugénistes potentiels du fondement scientifique auquel ils pourraient prétendre. Ainsi, la « normale » pourrait bien se définir par la présence d'un nombre variable d'« anomalies ».

Par contre, il est clair que le progrès des connaissances scientifiques en matière de races humaines n'a pas fait cesser le racisme ; la recrudescence du racisme dans les sociétés occidentales porte même à croire que la culture scientifique a bien peu de prise sur les mentalités et les attitudes de l'ensemble de la population, dont les valeurs et les [128] comportements obéissent à des déterminations beaucoup plus concrètes, d'ordre socio-économique notamment. La même situation pourrait aussi bien se reproduire en matière d'eugénisme. Conséquemment, nous ne pouvons faire l'économie d'une évaluation éthique et juridique des progrès de la génétique humaine, et l'un des points centraux de cette évaluation touche à la responsabilité des scientifiques.


LA RESPONSABILITÉ SOCIALE
DE LA COMMUNAUTÉ SCIENTIFIQUE



D'entrée de jeu, nous n'acceptons pas la thèse courante de la neutralité et de l'instrumentalité de la science selon laquelle la recherche scientifique et le développement technologique seraient de simples outils aux mains des décideurs économiques et politiques qui assumeraient seuls toute la responsabilité des conséquences négatives du progrès techno-scientifique. On peut au contraire soutenir que la recherche scientifique et le développement technologique constituent un véritable pouvoir agissant au cœur même de la dynamique sociale, économique, culturelle et politique des sociétés industrielles occidentales. Les détenteurs de ce pouvoir doivent en prendre conscience et en rendre compte devant l'opinion publique : ils doivent assumer leur part de responsabilité.

Une première responsabilité leur incombe : en tant que citoyens d'une société démocratique, ils partagent avec tous les autres acteurs sociaux le devoir moral de l'engagement sociopolitique, particulièrement lorsque le sort des générations futures est directement en jeu. Deuxièmement, en tant que détenteurs d'un pouvoir déterminant quant à l'élaboration des savoirs et des moyens d'action, donc en tant qu'acteurs principaux, ils ont le devoir moral d'informer le public sur les projets de recherche fondamentale et appliquée. On s'attend donc à une participation active de la communauté scientifique et médicale à des débats publics préalables à la mise en marche des projets. On s'attend aussi à ce que la discussion porte sur les enjeux éthiques du progrès technoscientifique, donc ses conséquences sur la qualité de vie, les liens de socialité, le respect des droits et libertés et le sort des générations futures.

Le devoir d'informer suppose donc un engagement plus fondamental : celui du partage du pouvoir. En soumettant la recherche scientifique et technologique au débat public, on accepte que le pouvoir que l'on détient soit amené et maintenu sous contrôle des institutions démocratiques.

Une objection souvent avancée à cette démocratisation des décisions veut que les progrès des connaissances fondamentales risqueraient [129] d'être sérieusement handicapés ou indûment retardés. On fait valoir que les craintes du public face au changement sont souvent irrationnelles et non fondées, et que l'on doit des découvertes majeures à l'entêtement de chercheurs qui ont œuvré dans la réprobation générale et à l'encontre des schèmes culturels de leur époque. On peut contourner cette difficulté majeure liée à l'approbation sociale de la recherche scientifique. Il faut d'abord reconnaître que les craintes du public quant aux retombées négatives de la recherche sont alimentées par des exemples historiques ou actuels d'atteintes aux droits de la personne, de crimes contre l'humanité ou de destructions de l'environnement accomplies au nom ou sous l'alibi du progrès scientifique ou technologique. Sans parler des fraudes scientifiques retentissantes et des manquements graves à l'éthique de l'expérimentation sur les sujets humains, qui font la manchette de l'actualité.

Nous croyons que l'approbation sociale de la recherche scientifique dépend de deux facteurs : d'abord la crédibilité des mécanismes de sécurité, donc de leur force réelle d'encadrement. On pense ici aux lois spécifiques, aux codes de déontologie, aux lignes directrices des organismes subventionnaires et des conseils de recherche, etc. Ensuite, la capacité de la communauté scientifique et médicale à s'autodiscipliner, à prendre des positions éthiques et sociales précises et connues de tous, par l'entremise des corporations, associations ou groupes professionnels, et à traduire ces positions en termes déontologiques.

Dans le domaine qui nous occupe aujourd'hui, la communauté des chercheurs en génétique humaine devrait clairement énoncer les principes qu'elle défend à l'égard de la protection du génome humain, à la confidentialité des renseignements génétiques, à la démarcation entre les motifs thérapeutiques et de convenance en matière de dépistage et de thérapie géniques, aux limites à poser au pouvoir d'intervention de l'État en matière de procréation humaine, etc. En dernière analyse, il est demandé à la communauté scientifique et médicale de se prononcer sur les rapports qu'elle entretient avec les personnes individuelles, la société, l'État et l'environnement naturel, en fonction d'une conception ouverte de l'humain.

En raison des enjeux capitaux des recherches en génétique humaine, les médecins et les scientifiques sont désormais appelés à prendre le risque de l'engagement démocratique et social, c'est-à-dire à prendre le risque professionnel de lier le progrès des sciences et des techniques aux impératifs du progrès moral et social tel qu'il se définit de manière toujours actuelle et inachevée dans l'interaction des acteurs sociaux. De fait, nous sommes tous conviés à relever le défi de la réflexion éthique.

[130]


Références bibliographiques


DELEUZE, Gilles. « Contrôle et devenir » et « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Paris, Les Éditions de Minuit, 1990, p. 229-247.

FOUCAULT, Michel. « Faire vivre et laisser mourir : la naissance du racisme », Les Temps modernes, vol. 535, 1991, p. 37-61.

FRIEDMAN, Theodore. « The Human Genome Project - Some Implications of Extensive « Reverse Genetic » Medicine », American Journal of Human Genetics, vol. 46, 1990, p. 407-414.

JORDAN, Bertrand. « Les cartes du génome humain », La Recherche, vol. 20, no 216, 1989, p. 1486-1494.

McKUSICK, Victor A. « Mapping and Sequencing the Human Genome », The New England Journal of Medicine, vol. 320, no 14, 1989, p. 910-915.

SUZANNE, Charles (dir.). Les manipulations génétiques. Jusqu'où aller ?, Bruxelles, Éditions De Boeck-Wesmael, 1990.

U.S. CONGRESS, OFFICE OF TECHNOLOGY ASSESSMENT. Mapping our genes : genome projects : how big, how fast ?, Washington, D.C., Government Printing Office, 1988.

WEINBERG, Robert A. « The Dark Side of the Genome », Technology Review, vol. 94, no 3, 1991, p. 45-51.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1 novembre 2012 9:18
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref