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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marcel J. Mélançon, “Le dépistage des porteurs hétérozygotes pourra-t-il diminuer très sensiblement, voire supprimer, la morbidité de certaines maladies héréditaires?” Un article publié dans Morbidité, mortalité, problèmes de mesure, facteurs d'évolution, essai de prospective. Colloque international de l'AIDELF 1996, no 8, pp. 611-618. Paris: Les Presses Universitaires de France, 1998, 737 pp. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 15 juillet 2005 et réitérée le 30 mars 2012 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[611]

Marcel J. Mélançon

Philosophe, professeur chercheur en bioéthique à l'Université du Québec à Chicoutimi
Directeur du Groupe de recherche en génétique et éthique du Québec (GÉNÉTHIQ)

Le dépistage des porteurs hétérozygotes
pourra-t-il diminuer très sensiblement,
voire supprimer, la morbidité
de certaines maladies héréditaires ?
”.

Un article publié dans Morbidité, mortalité, problèmes de mesure, facteurs d'évolution, essai de prospective. Colloque international de l'AIDELF 1996, no 8, pp. 611-618. Paris : Les Presses Universitaires de France, 1998, 737 pp.


Introduction
1. Deux approches de dépistage
2. Le dépistage systématique des porteurs dans les macro-populations
2.1. L'utopie et la réalité
2.2. Les raisons et mobiles
3. Le dépistage des porteurs dans les micro-populations : quand et à quelles conditions le promouvoir ?
3.1.  L'exemple de Montréal (Québec)
3.2.  Les conditions nécessaires à la réalisation d'un dépistage
3.3.  La solution alternative réaliste : le dépistage intra-familial des porteurs
Conclusion
Références bibliographiques


INTRODUCTION


Le projet Génome humain (HUGO, Human Genome Organization) est un programme de coopération internationale entre pays de haute technologie qui a pour objectif de cartographier et de séquencer le génome humain, c'est-à-dire localiser les quelque 100 000 gènes répartis sur les 46 chromosomes et analyser la succession nucléotidique des quelque 3 milliards de paires de bases (Adénine, Thymine, Cytosine, Guanine) qui les composent. Une première carte a déjà été établie (Cohen, Chumakov, Weissenbach, 1993), et les enjeux éthiques et sociaux sont étudiés (Mélançon et Lambert, 1992). Ce projet donne lieu, de plus en plus, à des percées dans l'acquisition des connaissances et le développement de technologies en biologie moléculaire, notamment la mise au point de tests de dépistage des porteurs hétérozygotes de gènes responsables de maladies héréditaires.

Un porteur hétérozygote, à la différence d'un homozygote, est une personne (homme ou femme) qui porte en simple copie le gène d'une maladie récessive, telle la mucoviscidose. Le porteur n'est et ne sera jamais malade ; cependant il a 50% de risque de transmettre ce gène à sa descendance et, si son partenaire est également porteur, il a un risque statistique de 25% d'avoir un enfant malade. À l'inverse, le porteur hétérozygote d'un gène d'une maladie dominante, telle la maladie de Huntington, développera la maladie à un moment donné de sa vie, même s'il est actuellement asymptomatique.

Certains auteurs soutiennent que le dépistage des porteurs pourra diminuer très sensiblement, voire éradiquer, certaines maladies telle la mucoviscidose ou la maladie de Tay-Sachs. Ceci est sujet à controverse.

Dans le contexte d'une telle problématique, le présent exposé traite exclusivement du dépistage des porteurs de maladies récessives, présente deux approches nord-américaines de dépistage, et offre une réflexion critique sur leurs enjeux éthiques et sociaux.


1. Deux approches de dépistage


Le dépistage génétique des porteurs consiste à identifier des individus porteurs de certains gènes susceptibles d'être transmis à la descendance. En Amérique du Nord, il s'est effectué et s'effectue encore selon deux approches, à savoir dans les macro ou dans les micro-populations (Mélançon, 1994). Dans la première approche, le dépistage est systématique et se définit comme étant un programme d'envergure qui consiste à identifier, par diverses méthodes, de façon planifiée et structurée, à une échelle plus ou moins grande, des personnes ou catégories de personnes porteuses d'un gène délétère. Le dépistage systématique peut être national, provincial ou régional. On le qualifie aussi de dépistage de masse, ou de dépistage dans les macro-populations (mass screening program). Il peut être obligatoire ou libre.

La seconde approche du dépistage des porteurs est plus spécifique et s'effectue dans une micro-population à risque. Par micro-population, il faut entendre une communauté bien circonscrite ou un ensemble d'individus donné, à l'échelle de sa composition et de sa localisation géographique, de son appartenance religieuse, de l'homogénéité de sa structure, que celle-ci soit génétique, culturelle, ou religieuse. Par exemple la population des Juifs [612] Askhenaze, celle des Basques, des Mormons, etc. La famille étendue à risque (la famille nucléaire et les apparentés), constitue elle aussi une micro-population.

Le dépistage dans les micro-populations peut s'effectuer sur demande (l’initiative provient de l'individu à risque) ou être proposé (l'initiative relève de l'équipe médicale).


2. Le dépistage systématique des porteurs
dans les macro-populations

2.1 L'utopie et la réalité

D'un point de vue abstrait, penser et espérer que le dépistage systématique des porteurs dans les populations diminuerait de façon significative la morbidité de certaines maladies héréditaires, voire, à l'extrême, éradiquerait les maladies héréditaires, est fort louable. Le dépistage intra-familial, quant à lui, pourrait diminuer la morbidité de façon appréciable mais avec moins d'efficacité, et en tous cas, ne pourrait pas éradiquer une maladie héréditaire.

Du point de vue concret, nous pouvons cependant nous demander si cet objectif est réaliste et réalisable scientifiquement et financièrement. De plus, nous devons nous demander quel serait le prix social et moral à payer, notamment du point de vue du respect des personnes, des familles et des populations, pour y arriver. Cet espoir d'éradication d'une maladie héréditaire, si louable soit-il, est utopique, pour les raisons suivantes.

Au plan génétique, premièrement, les mécanismes en jeu font que de nouvelles mutations se produisent à chaque génération. À la différence de la variole en épidémiologie infectieuse, que l'on a éradiquée par des vaccinations massives et mondiales, il faudrait faire des dépistages systématiques répétitifs, sans fin, à chaque génération, pour extirper ces gènes mutants nouvellement apparus.

En second lieu, même si ces dépistages étaient réalisables dans la population d'une région ou d'un pays ou d'un continent donnés, les mouvements migratoires massifs que l'on connaît au XXème siècle et que l'on connaîtra de plus en plus, donneraient lieu à la réapparition du gène mutant dans la région ayant fait l'objet du quadrillage systématique.

Troisièmement, la plupart des maladies héréditaires sont dues à un grand nombre de mutations (pour la mucoviscidose, par exemple, plus de 500 mutations ont été identifiées), dont certaines nous sont encore inconnues. Cela voudrait dire qu'un dépistage obligerait à reséquencer les gènes responsables d'une maladie héréditaire pour chaque individu si on veut éradiquer la maladie. Comme on ne peut dépister que ce que l'on connaît, la diminution de la morbidité d'une maladie héréditaire est fonction du nombre de mutations connues et du nombre de mutations qui peuvent être dépistées de façon efficace en respectant un certain équilibre coût/bénéfice. La maladie continuerait donc d'être présente à cause des mutations non identifiées.

Bref, comme il est impossible d'empêcher les nouvelles mutations, ni les mouvements migratoires, et que bon nombre de mutations nous échapperaient de toute façon, le projet d'éradication est utopique parce qu'irréalisable.

De plus, tout compte fait, essayer de faire disparaître un gène d'une maladie héréditaire dans l'espèce humaine, ne comporterait-il pas certains risques dont on ne peut mesurer l'ampleur à court et à long termes ? En effet, la fréquence élevée de certaines maladies héréditaires récessives est vraisemblablement le résultat d'une sélection qui s'est opérée en faveur des porteurs hétérozygotes à certains moments de l'évolution de l'espèce humaine. L'effet protecteur du gène de la b-thalassémie contre la malaria ne fait plus de doute (Hill, 1986 ; Madrigal, 1989). Il en serait ainsi pour la mucoviscidose (Meindl, 1987 ; Gabriel et Coll., 1994) et l'hémochromatose (Motulsky, 1979 ; De Braekeleer, 1993). [613] Diminuer fortement un gène d'une maladie récessive, voire l'éliminer du bassin génétique humain, pourrait se révéler dommageable pour celui-ci.

Au plan financier, le dépistage systématique dans les macro-populations serait un gouffre monétaire pour un pays : il nécessiterait des ressources et des infrastructures incalculables (laboratoires, hôpitaux, personnel qualifié, etc.). Il faut se demander si le prix à payer en vaudrait la peine, en termes de coûts/bénéfices (Cuckle et coll. 1995 ; Clarke, 1995). Comme l'estimation financière du coût du dépistage des porteurs est variable d'une étude à l'autre, il est actuellement impossible de savoir s'il serait moins coûteux d'identifier tous les porteurs que de traiter les individus malades (Lieu et coll., 1994).

Au plan social et moral, pour qu'un programme d'éradication soit efficace, il faudrait légiférer pour rendre les dépistages systématiques obligatoires. En démocratie, cette coercition légale, et les sanctions qui s'ensuivraient, n'iraient pas sans contrevenir aux droits et libertés des individus, notamment au droit de disposer librement de sa personne, de se reproduire, à celui de l'inviolabilité de la personne et de son consentement, etc. Aux États-Unis, dans les années 1960, les législations pour rendre le dépistage obligatoire, notamment de l'anémie falciforme chez les Noirs, n'ont pas dépassé le stade de la promulgation en raison d'importants mouvements de protestation civile (Powledge T., 1978). En Chine, la loi sur l'enfant unique démontre avec évidence l'inapplicabilité généralisée de telles mesures coercitives ; il pourrait en être de même pour la loi récente sur la prévention de naissances « inférieures » (Dickson, 1994 ; Nature, 1994 ; Walsh, 1994). Au Canada, la Cour a récemment condamné le gouvernement de l'Alberta à une très forte indemnité pour la stérilisation d'une mineure (2832 personnes ont été stérilisées), en vertu de la loi eugénique en vigueur depuis 1928 et abrogée en 1972 (British Medical Journal, 1996).

En outre, ces éventuelles législations sur les dépistages systématiques toucheraient des citoyens en santé, non contagieux ; bref la situation serait radicalement différente du cas des maladies infectieuses où il faut protéger autrui de la propagation de ces maladies contagieuses. De plus, une question se poserait : est-il raisonnable d'obliger les citoyens en santé à se faire dépister pour des dizaines de maladies pour lesquelles ils sont possiblement hétérozygotes ? Si non, quelles maladies cibler : les maladies létales ou invalidantes physiquement ou mentalement ? De nouveau, quels en seraient les coûts financiers et humains ? Et finalement, un nouveau contrat social devrait être établi, déterminant de nouvelles politiques sociales en matière de santé, et les conditions d'embauche et les systèmes d'assurances devraient être revus en profondeur pour éviter la discrimination, notamment (Mélançon, De Braekeleer, 1991).

Enfin, si l'on réduit l'hypothèse de l'éradication à l'absurde, il faudrait contraindre tout être humain à l'abstention de reproduction, puisqu'il est communément admis que tout individu est porteur d'une dizaine de gènes de maladies héréditaires (Cohen, 1993).


2.2 Les raisons et mobiles

Pour les raisons précédemment mentionnées, un objectif et/ou un programme de dépistage systématique des porteurs dans les macro-populations, visant à l'éradication ou à une diminution substantielle de la fréquence des maladies héréditaires à l'échelle de la planète est purement et simplement utopique et irréaliste. Et pourtant, en parcourant la littérature, en sciences ou en sciences humaines, on constate l'existence d'un discours, scientifique ou pseudo-scientifique, promouvant le dépistage systématique des porteurs de certaines maladies héréditaires comme un moyen efficace de réduction importante de la morbidité.

[614]

Mais alors, pourquoi un tel discours ? Plusieurs raisons peuvent l'expliquer. Tout d'abord, et il ne faut pas le nier, il peut être attribuable à de la naïveté, même chez des scientifiques, ou encore au besoin d'aura pour certains chercheurs.

Ensuite, le dépistage systématique dans les macro-populations constituerait une occasion unique, au plan scientifique, notamment, d'identifier de nouvelles mutations pour une génopathie donnée, de faire progresser les connaissances en génétique de populations, de confronter les résultats aux modèles théoriques élaborés durant des décennies, d'écrire l'histoire des populations et de l'espèce humaine.

Un autre facteur majeur, dont il faut tenir compte dans ce discours de promotion, est l'intérêt économique et financier que représentent de tels dépistages. En effet, des gouvernements et des organismes subventionnaires privés (telle l'Association canadienne de fibrose kystique) ont investi des sommes considérables dans la recherche des gènes responsables des maladies héréditaires et ils s'attendent à ce que leur effort soit rentabilisé. De plus, des compagnies privées, cotées en bourse, ont vu le jour et accaparent une part de plus en plus importante de cette recherche et du marché potentiel qu'elle peut représenter. Les compagnies pharmaceutiques sont déjà partie prenante, et le sont encore plus à mesure que les gènes sont identifiés. En outre, plusieurs biologistes moléculaires possèdent une double affiliation, universitaire d'une part, et actionnaires sinon directeurs de compagnies d'autre part. Des chercheurs et des organismes essaient même de faire breveter les gènes humains, ce qui a amené des organismes nationaux ou internationaux à émettre des lignes directrices sur le génome humain comme patrimoine collectif de l'humanité (UNESCO, 1994).

En généralisant, si des dépistages systématiques de certaines maladies héréditaires, telle la mucoviscidose, étaient mis en place à l'échelle mondiale ou continentale, cela représenterait un marché de milliards de dollars pour les chercheurs actionnaires et leurs compagnies. On conçoit donc facilement que l'on puisse succomber à la tentation du bénéfice, voire même à l'appât du gain, au détriment du bien-être des individus et des populations. La saga juridique sur fond économique, entre les gouvernements américain et français, liée à la découverte du test de dépistage du VIH universellement utilisé par des organismes internationaux, telle la Croix Rouge, constitue un bon exemple de ce qui pourrait se produire avec les maladies héréditaires.

Une quatrième raison pouvant expliquer le discours de promotion des dépistages systématiques dans les macro-populations nous apparaît d'ordre idéologique, à savoir le réductionnisme et l'eugénisme.

Le réductionnisme (Auroux, 1990), déjà connu comme méthode scientifique, consiste à réduire un problème complexe à une seule de ses composantes pour mieux le résoudre. D'une méthode on peut passer à une idéologie, laquelle consiste, en l'occurrence, à penser le problème de la morbidité et de la mortalité comme étant sous l'unique responsabilité des gènes. Cette pensée « généticiste » délaisse cependant une autre dimension, tout aussi importante, à savoir l'environnement, entendu comme tout facteur (éducation, milieu de vie, etc.) qui interagit avec les gènes dans leur expression et donc dans l'apparition éventuelle de maladies. Ce réductionnisme peut être, consciemment ou inconsciemment, de façon plus ou moins larvée, au fondement du discours, voire de tentatives de politiques, prônant les dépistages systématiques de porteurs hétérozygotes dans les macro-populations.

L'eugénisme est un concept polysémique. Il recouvre diverses pratiques et recourt à divers moyens (Thomas, 1995). Dans son essence, il est un mouvement idéologique et politique qui, tentant de se fonder sur des données scientifiques, veut la « purification » génétique et l'amélioration de la qualité de la descendance humaine. Il est une tentation qui est souvent devenue une tentative au cours de l'histoire (Platon ; Galton, 1909 ; Rostand, 1940 ; [615] Thuiller, 1984). Il peut aussi être au fondement, plus ou moins conscient, du discours de promotion des dépistages systématiques : avec le zèle de l'acharnement génétique, quadriller les populations pour « nettoyer » leur bassin génétique des « mauvais » gènes (eugénisme négatif) et/ou pour favoriser l'expression des « bons » gènes (eugénisme positif).

L'eugénisme se caractérise essentiellement par ses moyens, qui sont moralement et socialement inacceptables : recours à la coercition, pressions indues, acharnement incitatif à la non-reproduction auprès de communautés, de couples, ou d'individus à risque. Il fait effraction aux droits et libertés des individus, principalement au droit à la reproduction. Par contre, le choix individuel, libre et éclairé, face à sa propre reproduction (diagnostic prénatal, interruption de grossesse, etc.) ne peut être considéré comme faisant partie de l'eugénisme proprement dit.

Plus les fonds publics destinés à la santé vont se raréfier dans les pays, plus les pressions en faveur de diverses formes d'eugénisme risquent de s'accentuer. Les discours de promotion de dépistages dans les macro-populations peuvent en subir l'influence.

En bref, et pour les divers arguments qui viennent d'être apportés, le dépistage systématique des porteurs hétérozygotes dans les macro-populations est à écarter.


3. Le dépistage des porteurs dans les micro-populations :
quand et à quelles conditions le promouvoir ?


Cela ne signifie pas pour autant que toute forme de dépistage de porteurs doive être écartée. Un dépistage peut s'effectuer dans certaines micro-populations (communautés bien circonscrites, ensembles d'individus donnés, familles étendues), répondant à des critères bien spécifiques.

Ces dépistages sont parfois systématiques, comme c'est le cas pour certaines maladies récessives en Sardaigne et à Montréal, notamment. Le dépistage des porteurs de la maladie de Tay-Sachs dans la population juive de Montréal, ayant fait l'objet de nombreuses publications, peut servir de base à la réflexion pour déterminer quand et à quelles conditions promouvoir le dépistage dans les micro-populations.


3.1 L'exemple de Montréal (Québec)

La population juive de Montréal a un risque élevé de maladie de Tay-Sachs, maladie récessive létale avant l'âge de 5 ans. Le dépistage est organisé dans la communauté ; sous l'égide des rabbins et des médecins (Clow et Scriver, 1977 ; Zessman et coll., 1984).

Ce dépistage non obligatoire a lieu dans les écoles secondaires, tout adolescent(e) étant libre d'y participer. Certains se sont demandé s'il n'y avait pas eu de pression psychologique provenant des chercheurs ou médecins et/ou de la communauté, rendant le dépistage soi-disant libre presqu'obligatoire. Ce programme de dépistage a d'ailleurs été fortement critiqué par le Comité consultatif en génétique humaine du Québec, notamment pour des raisons de sélection discriminatoire (les participants sont choisis en raison de leur appartenance à une communauté bien identifiée), d'efficacité (l’intervention auprès des familles ayant ou ayant eu un enfant malade est plus indiquée), et de bien-fondé sur le plan éthique (participants souvent mineurs au sein d'une population captive, le milieu scolaire) (Comité consultatif en génétique humaine, 1994, p. 99).


3.2 Les conditions nécessaires à la réalisation d'un dépistage

Plusieurs organismes et associations professionnelles se sont penchés sur les problèmes inhérents au dépistage systématique en Amérique du Nord (Institute of Society, Ethics and the Life Sciences, 1972 ; Research National Academy of Sciences, 1975 ; [616] American Academy of Pediatrics, 1976 ; President's Commission, 1983 ; American Society of Human Genetics, 1990 ; Comité consultatif en génétique humaine, 1994).

À ce stade de la réflexion internationale (De Braekeleer et Mélançon, 1990), il est établi qu'un dépistage systématique n'est envisageable que si les six conditions suivantes sont remplies :

  • la maladie doit avoir des conséquences graves pour la santé ;
  • l'incidence de la maladie doit être élevée dans la population ;
  • la population doit être bien définie et circonscrite ;
  • le test de dépistage doit être simple, précis et permettre d'identifier plus de 95% des porteurs ;
  • un programme d'information, d'éducation et de suivi psychologique et social doit être mis en place ;
  • le consentement éclairé doit être obtenu.

À ces conditions bien précises, le dépistage systématique des porteurs dans les micro-populations pourrait concourir à y diminuer de façon sensible le taux d'incidence d'une maladie spécifique, et peut être acceptable au plan éthique et social. On doit cependant constater qu'à ce jour, ces six conditions ne sont remplies pour aucune maladie récessive. Cela implique donc que, pour le moment, on doit s'abstenir de tout dépistage systématique dans les micro-populations.


3.3 La solution alternative réaliste :
le dépistage intra-familial des porteurs

La voie la plus réaliste, dans cette perspective, demeure le dépistage sélectif dans les familles nucléaires ou étendues où une maladie autosomique récessive a été identifiée. Au plan scientifique, il y a certitude de la présence de la maladie, et de la possibilité d'identifier des individus qui ont un risque souvent plus élevé d'être porteurs que n'importe quel individu pris au hasard dans la population dont font partie les familles à risque. De plus, étant donné que le dépistage se fait sur une micro-échelle, les risques d'erreurs de laboratoire et d'administration sont réduits et la qualité de l'interprétation des tests est meilleure. Au plan financier, les coûts reliés au dépistage sont mieux contrôlés et le rapport coût/efficacité est meilleur.

Au plan éthique, cette approche est plus respectueuse des valeurs, des personnes et des familles. En effet, l'approche du cas par cas, famille par famille, dans le cadre de la relation médecin-patient et dans le contexte des relations humaines, assure la primauté du bien du patient, protège mieux l'autonomie des personnes, le consentement libre et éclairé, et le contrôle de l'information génétique en regard de l'emploi et des assurances.

Au plan social, le nombre relativement réduit de personnes favorise mieux l'accès aux ressources de santé, l'aide et le suivi en conseil génétique, et la solution des problèmes reliés aux découvertes fortuites telles la non-paternité.


Conclusion


Le dépistage des porteurs hétérozygotes, qui relève du domaine de la médecine préventive, sera de plus en plus répandu à mesure que les tests se développeront dans le cadre du projet Génome humain.

Cependant, aucun dépistage, qu'il soit systématique ou non, obligatoire ou libre, dans les macro- et les micro-populations, ne parviendra à éradiquer quelque maladie héréditaire que ce soit du bassin génétique humain.

[617]

Une diminution très sensible de la morbidité de certaines maladies héréditaires pourrait être obtenue dans les micro-populations en ayant recours à des dépistages systématiques plus ou moins libres, mais à un coût moral et social qui irait à l'encontre des principes de nos démocraties occidentales.

Le dépistage intra-familial des porteurs, à cause de sa sélectivité, arrivera à des résultats comparables, voire supérieurs, à ces dépistages systématiques, et ce, d'une façon plus respectueuse des individus et des sociétés aux prises avec la morbidité et la mortalité liées aux maladies héréditaires.


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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1 novembre 2012 8:41
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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