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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marcel J. Mélançon, “L’aspect paternité.” Un article publié dans l'ouvrage publié sous la direction de Marcel J. Mélançon, L'insémination artificielle thérapeutique. Aspects cliniques, juridiques, éthiques et philosophiques, chapitre V, pp. 173-206. Québec: Les Presses de l'Université Laval, 1983, 217 pp. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 15 juillet 2005 et réitérée le 30 mars 2012 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[173]

Marcel J. Mélançon

Philosophe, professeur chercheur en bioéthique à l'Université du Québec à Chicoutimi
Directeur du Groupe de recherche en génétique et éthique du Québec (GÉNÉTHIQ)

L’aspect paternité”.

Un article publié dans l'ouvrage publié sous la direction de Marcel J. Mélançon, L'insémination artificielle thérapeutique. Aspects cliniques, juridiques, éthiques et philosophiques, chapitre V, pp. 173-206. Québec : Les Presses de l'Université Laval, 1983, 217 pp.

Introduction
I. Formes historiques de paternité
1. La paternité par procréation
2. La paternité par adoption
3. La paternité spirituelle
II. Etre « père » et être « géniteur »
1. Biotechnologie et reproduction
2. Distinction : père et géniteur
3. Être père
4. Le donneur : un géniteur, non un père
III. La paternité dans l'insémination
1. Une paternité intramaritale
2. ... sans « adultère génétique »
3. Par adoption de gênes
IV. La prise de décision réfléchie
1. Etre équilibré émotionnellement
2. Etre stable maritalement
Conclusion


Introduction


Une forme inédite de paternité vient de faire son apparition dans nos sociétés occidentales. Un mari infertile peut maintenant appeler un enfant à l'existence : il en sera le père sans toutefois en être le géniteur, grâce à l'insémination thérapeutique où le gynécologue peut féconder une femme avec la semence d'un donneur totalement inconnu.

Cette technique médicale vient remettre en question notre vision traditionnelle de la paternité. Mais il en est de la paternité humaine comme de l'homme lui-même : le passé n'a pas épuisé toutes ses possibilités. La réflexion qui suit porte sur cette nouvelle forme de paternité.


I. Formes historiques de paternité

Pour mieux faire ressortir l'originalité de la nouvelle forme de paternité créée par l'insémination, il faut dresser un bref inventaire des formes de paternité connues. Que nous a légué le passé ? L'expérience de la paternité vécue selon trois dimensions : par procréation (paternité biologique), par adoption (paternité sociale), par transposition (paternité morale, spirituelle).

[174]

1. La paternité par procréation


Traditionnellement, est père celui que les liens du sang unissent à des enfants qui sont « chair de |sa|  chair et sang de |son| sang ». « Largesse de Yahweh que des fils, récompense que le fruit des entrailles », chante la Bible [1].

La paternité, fondée sur le rapport génétique établi par la procréation biologique, a déterminé au niveau individuel cette micro-société qu'est la famille, pierre d'assise des sociétés. Au niveau collectif, elle a instauré un type de civilisation parvenu jusqu'à nous, le patriarcat. Ce qui n'est pas le cas pour d'autres sociétés ignorant le rôle fécondant de l'homme, telles celles décrites par Malinowski [2] ou D'Eaubonne [3], mais connaissant le matriarcat ou une structure matrilinéaire fondées sur la femme porteuse de vie et non sur l'homme géniteur.

Par extension, et toujours fondée sur les liens du sang, la paternité s'est étendue à une portion de la collectivité, voire à la collectivité entière : le clan, la tribu, le peuple. L'ancêtre prolifique a engendré une race et a atteint la paternité généalogique : il est devenu le père d'un peuple issu de ses entrailles, tel Abraham, dont le nom même signifie « père des multitudes » [4]. L'ancêtre est au sommet de la lignée. Par la procréation il maintient sa race, assure la transmission des biens à ses héritiers et, s'il est sans enfant, il est considéré comme châtié de Dieu [5].

Moins accentuée en Occident, la paternité par le sang, déterminée par un ancêtre commun, s'est poursuivie jusqu'à l'aube des temps modernes avec les « dynasties », les « maisons », les « familles », et jusqu'à nous d'une façon atténuée (lafamiglia italienne ou méditerranéenne), pour devenir presque symbolique en Amérique du Nord (le clan Kennedy), où l'appartenance à une lignée familiale est pratiquement disparue. Quoi qu'il en soit, avec le sang et par le sang le père transmet son avoir en héritage : avoir politique (succession au trône ou à l'entreprise), avoir économique (passation des biens paternels), avoir professionnel (les qualités du métier), avoir moral même (« Tel père, tel fils ! », « Bon sang ne ment pas »).

[175]

La procréation a conféré des pouvoirs sur la progéniture. Droit de vie et de mort à l'époque gréco-romaine où le pater familias départage les chétifs et les robustes et décide qui vivra ou non, prononce occasionnellement la peine capitale contre le fils renégat (il en était de même en Israël pour le fils indocile, dévoyé et buveur qui était passible de lapidation aux portes de la ville [6]). L'expression médiévale « Mon Seigneur et Maître », pour désigner le père, est significative du pouvoir détenu par celui qui avait donné la vie. En matière de mariage, de profession, on devait soumission et obéissance au père, « chef de famille ». Ces pouvoirs ont été considérablement réduits, et dans certains cas abolis, depuis quelques décades. Les nouvelles législations sur la protection de la jeunesse, les droits des mineurs, l'année internationale de l'enfant sont significatifs à ce chapitre. L'autorité paternelle est devenue l'influence parentale.

D'autre part, la procréation entraînait aussi des devoirs : loger, nourrir, habiller, éduquer. Au Québec, le père de famille veillait à « établir ses fils » sur une terre, à « trouver un bon parti » pour ses filles, après avoir « surveillé les fréquentations ». [7] Les enfants établis recommençaient ensuite le cycle d'une nouvelle génération.

Mais la procréation devait s'exercer aussi selon la raison et non seulement selon la passion. D'où distinction entre paternité légitime et illégitime.

a) La procréation légitime


Pour le bon ordre social, familial et moral, pour le bien-être des conjoints et des enfants surtout, la procréation devait se faire au sein du mariage, « en justes noces ». Les religions, les morales, les lois et les mentalités n'acceptaient de paternité que licitement exercée par un homme marié dans son propre mariage.

Pratiquement cependant, dans les cas d'incertitude ou de doute planant sur la paternité réelle du mari, la présomption de paternité lui était accordée. Les Romains avaient déjà énoncé, dans leur code comme dans leur mentalité, l'axiome pragmatique suivant : « Qui est la mère de l'enfant ? On le sait [176] à coup sûr. Qui en est le père ? On présume que c'est le mari [8] ». Beaucoup de systèmes juridiques occidentaux en conservent le principe : « L'enfant est réputé être des oeuvres du mari (jusqu'à preuve du contraire) [9] ». Il entre en ligne de compte dans les lois ou projets de loi sur l'insémination artificielle : si le mari a consenti à l'insémination de son épouse, il aura tous les droits et devoirs du père légitime. [10]

b) La procréation illégitime


Un autre type de paternité par le sang a eu cours séculairement, la paternité illégitime. « Le coeur a des raisons que la raison ne connaît pas », constatait Pascal. Si la raison s'opposait à toute procréation hors de l'union conjugale, qui conférait sa légitimité à la sexualité, la passion pouvait en décider autrement. Sous l'empire de l'amour ou du désir, le mari fautif ou l'amant engendraient en dehors du mariage. Ces pères naturels, sous l'impulsion de « la nature », donnaient ainsi naissance à des enfants naturels.

Les bâtards ont connu un triste sort au cours de l'histoire. Ils étaient illégitimes ou adultérins face à la loi et au regard de la morale aussi (« les enfants du péché »), parce que conçus hors du cadre requis. Le géniteur plaçait l'enfant dans une situation peu enviable, privé qu'il était des droits et avantages de la légitimité : héritage, port du nom, subvention aux besoins, éducation. Plus près de nous, il y a encore quelques décades, la fille-mère se trouvait confinée à la détresse par rapport à l'homme-père. avorter (avec les risques encourus), faire un « mariage forcé » avec le procréateur ou un parti compréhensif, ou demeurer seule avec l'enfant, avec tout ce que cela impliquait comme jugement et statut sociaux.


2. La paternité par adoption

L'histoire a connu et connaît encore une autre forme de paternité : l'adoption. La paternité adoptive a reçu depuis l'Antiquité sa reconnaissance légale, morale et religieuse. Elle a rendu d'incalculables services aux couples sans enfant, aux enfants eux-mêmes et à la société.

[177]

Est père adoptif celui qui accueille sous son toit un enfant qu'il n'a pas procréé, mais qu'il considère comme sien, comme s'il l'avait engendré. Reconnue et encouragée, cette forme de paternité a permis à des enfants orphelins, abandonnés, nés de père inconnu, d'obtenir protection, gîte et couvert, nom, éducation et affection. « Tu sais le sort qui attend les orphelins », dit Criton à Socrate pour le convaincre de s'enfui [11]. Juridiquement et socialement, les droits reconnus aux enfants du sang étaient étendus aux enfants adoptifs, et ce depuis Hammurabi jusqu'aux codes occidentaux contemporains. Ceux-ci sont présentement revus en fonction du nouveau contexte historique. Le Québec, par exemple, revoyait en 1980 la Loi sur l'adoption de 1924 [12].

Deux formes anciennes d'adoption semblent avoir été assez répandues en Orient.

La première pourrait être appelée maternité par procuration. La Bible en rapporte de multiples exemples, mais la coutume semble remonter à Hammurabi, fondateur de l'empire de Babylone (XVIIIe s. av. J.-C.). Dans la mentalité biblique, la stérilité est un mal, comme la souffrance et la mort, et c'est une honte de ne pas perpétuer son nom [13]. Aussi des femmes, affectées d'infertilité permanente ou temporaire, cherchent quand même l'accès à la maternité. Rachel en offre l'exemple le plus typique. Elle parle ainsi à son mari Jacob : « Voici ma servante Bilha. Va vers elle et qu'elle enfante sur mes genoux : par elle j'aurai moi aussi des enfants [14] ». Elle a un second fils de la même façon et affirme, en agissant ainsi, avoir « lutté les luttes de Dieu » [15]. En ceci elle ne faisait que suivre l'exemple d'autres femmes infertiles [16]. Ici, l'épouse adopte en fait l'enfant de son mari et de sa servante, faisant sien celui qui n'est pas issu de ses propres entrailles et lui donnant tous les droits de la filiation légitime. « Par des stratagèmes, légaux ou non, commente le bibliste Augrain, l'homme parvient à surmonter l'arrêt du courant de la vie [17]. » Une pratique similaire récemment apparue aux États-Unis est très controversée, celle des « mères porteuses » (Host Mothers) : une femme autre que l'épouse est inséminée avec le sperme du mari, subit la gestation et cède ensuite l'enfant au couple [18]. Il y a là cependant [178] deux différences importantes : le mari et la mère par procuration n'ont pas de relations sexuelles, et celle-ci est généralement rémunérée pour ses services.

La seconde forme d'adoption était sanctionnée par la loi du Lévirat énoncée dans le Deutéronome [19]. Celui qui meurt sans laisser d'enfants doit quand même avoir une descendance. C'est à son frère qu'il appartient de perpétuer son nom en donnant un enfant à sa veuve. S'il ne s'exécute pas, dit le texte sacré, « celle à qui il doit le lévirat s'approchera de lui en présence des Anciens, lui ôtera sa sandale du pied, lui crachera au visage et prononcera ces paroles : « Ainsi fait-on à l'homme qui ne relève pas la maison de son frère », et le nom de cet homme sera ainsi qualifié en Israël : maison du déchaussé » [20]. Ici la femme se trouve à adopter comme étant le fils de son mari l'enfant conçu par elle et son beau-frère.


3. La paternité spirituelle

L'histoire a connu très tôt une troisième forme de paternité qui a été jugée très souvent supérieure aux deux autres : la paternité spirituelle ou transgénétique.

Depuis la plus haute antiquité jusqu'à nos jours, il a été admis que la fécondité humaine peut s'exercer dans un ordre supra-biologique : établir un rapport de paternité/ filiation transcendant les liens du sang et transmettre une vie ou une vitalité dans ce que les personnes ont de plus spécifiquement humain, à savoir -leur esprit individuel ou collectif. Une puissante personnalité engendre une famille de penseurs : Socrate est le père de la pensée occidentale. Un esprit de chercheur extrait une science de la magie : Hippocrate est le père de la médecine. Un grand réformateur fonde une religion pour des siècles : Jésus-Christ, Mahomet, Bouddha.

Sur une moindre échelle, c'est la paternité pédagogique que les Grecs estimaient supérieure à la paternité biologique. Le rapport maître/disciple dans la formation académique, professionnelle, artistique ou autre se poursuit jusqu'aux temps modernes. Des ministères de l'éducation proposent encore comme objectif aux professeurs de « former la personnalité » des étudiants et d'agir ainsi en vrais éducateurs.

[179]

Le langage, où s'exprime une vision de la réalité, attribue aussi une forme de paternité aux auteurs d'oeuvres littéraires, scientifiques, artistiques, qui lèguent à la postérité une oeuvre vivifiante.

C'est sans doute dans le domaine religieux que la paternité spirituelle est la plus perceptible, particulièrement dans la tradition judéo-chrétienne. Dans l'Ancien Testament, les Ancêtres font progressivement place aux pères de la race spirituelle, aux pères dans la foi : leur paternité selon la chair n'était que la condition provisoire d'une paternité spirituelle et universelle, et devenait même une véritable paternité morale, puisque leurs descendants héritaient, croyait-on, de leurs fautes ou du moins des châtiments que celles-ci entraînaient [21]. L'expérience de la paternité humaine et sa spiritualisation progressive amènera à la révélation de Dieu en tant que Père [22]. Dans le Nouveau Testament, les Chrétiens, par JésusChrist, ont le pouvoir de devenir enfants de Dieu qui les adopte comme fils [23]. Nés d'un même Père, les croyants sont tous frères [24]. Cette filiation adoptive dans la foi recevra sa théologie avec Paul et Jean surtout [25]. Au cours de l'histoire catholique, des milliers de personnes garderont le célibat et, ne procréant pas, se croiront plus disponibles pour exercer cette paternité auprès des croyants qu'ils voudront faire grandir dans la foi.

De ce bref survol historique, un certain nombre de points se dégagent:

a) La paternité est une des expériences les plus profondes de l'existence humaine. Si la procréation en est la forme la plus répandue, elle est loin d'en épuiser toute la richesse. L'adoption a été aussi une voie privilégiée où peuvent s'exercer des rapports entre un homme et un enfant, même sans appartenance génétique. La fécondation des esprits dans le domaine des sciences, des arts, de la pédagogie et de la religion a également été interprétée en termes de paternité spiritualisée.

b) Mais après ces trois formes connues de paternité, il n'est pas dit que le dossier de la paternité soit clos et qu'aucune [180] autre forme ne soit plus possible ou admissible. Ce serait fermer l'avenir à une réalité dont les possibilités sont aussi insoupçonnées que celles de l'être humain lui-même.

c) L'histoire explique pourquoi la paternité et la filiation dans l'insémination ont d'abord été jugées, jusqu'à récemment, du point de vue des lois et des morales, comme étant illégitimes et adultérines. Historiquement, si l'enfant n'est pas du mari, c'est qu'une « tierce personne » s'est interposée (avec ou sans le consentement du mari) dans la reproduction d'un couple lors d'un adultère. Avec l'avènement de la technique de l'insémination thérapeutique qui amorce une grossesse sans qu'il y ait relations sexuelles entre l'épouse et le donneur inconnu, ce jugement ne peut plus être tenu. Nous y reviendrons.


II. Etre « père » et être « géniteur »


La forme inédite de paternité rendue possible par l'insémination thérapeutique ne peut se comprendre que si on établit une distinction entre être « père » et être « géniteur ». On sait déjà la progression quasi géométrique des siences et des technologies qui a instauré plus de changements socio-culturels en quatre décades qu'en quatre millénaires. Mais c'est l'insertion de cette biotechnologie dans le secteur de la reproduction humaine qui oblige à repenser les concepts de paternité et de maternité et à faire cette distinction.


1. Biotechnologie et reproduction

Les sciences biomédicales actuelles donnent des technologies qui offrent un pouvoir nouveau. Le décodage progressif des mécanismes de la reproduction humaine rend possible le contrôle de la fertilité et de l'infertilité. Les « forces obscures » de la nature sont repérées, clarifiées, inventoriées et répétées. Le génie de l'homme les amène même à aller au-delà de [181] leurs limites spontanées, en faisait surgir de nouveaux modes de reproduction. Il suffit d'en énumérer quelques-uns brièvement.

La percée la plus spectaculaire est celle de la fertilisation in vitro, communément appelée « bébé-éprouvette », où la reproduction a lieu en laboratoire. Sommairement, le processus est le suivant. Un ovule est prélevé par intervention chirurgicale (laparoscopie) chez une femme dont les trompes de Faloppe sont bloquées ou déficientes. Il est amené à maturité en laboratoire, puis fécondé par le sperme du mari. Après quelque 70 heures, l'embryon au stade de blastocyste est transféré dans l'utérus qui a été préparé à le recevoir. Depuis la première reproduction en laboratoire (Angleterre, 1978), 28 autres bébés étaient nés par cette technique en février 1982, et une centaine d'autres étaient attendus pour la fin de l'année [26].

Telle que pratiquée jusqu'ici, la fertilisation in vitro ne se fait qu'avec les gamètes du mari et de son épouse. Mais d'autres scénarios sont possibles : fertiliser l'ovule à l'aide du sperme d'un inconnu (i.e. combiner l'insémination hétérologue avec la fertilisation in vitro), recourir à une donneuse d'ovule, faire porter l'embryon par une autre femme. On aurait ainsi un donneur de sperme, une donneuse d'ovule et une femme gestatrice. Quelques-uns de ces scénarios ont été envisagés dans Fertilisation en laboratoire : d'ici à l'an 2000 [27].

Les banques d'embryons humains semblaient jusqu'à présent futuristes. Déjà la congélation d'embryons de veaux était utilisée pour l'amélioration des troupeaux [28]. L'Australie étudiait en 1981 la congélation d'embryons humains [29]. Mais en février 1982, le Dr Steptoe, pionnier de la fertilisation en laboratoire, projetait la création d'une telle banque d'embryons pour les patientes infertiles [30]. Cela signifiait que le futur enfant pourrait n'être génétiquement ni du mari, ni de la femme chez qui l'embryon aurait été transplanté.

La fertilisation in vitro a également rendu possible le clonage chez l'être humain, bien que sa réalisation ne soit pas prévue pour l'immédiat. Il s'agit d'une reproduction asexuée par transplantation de noyau. Le procédé est le suivant : un [182] oeuf fertilisé (dont le noyau est porteur de l'information génétique des deux géniteurs) est privé de son noyau, avant la différenciation cellulaire ; ce noyau est remplacé par celui d'une cellule étrangère. L'oeuf fertilisé est ainsi doté d'une nouvelle identité génétique en laboratoire, avant d'être transplanté dans un utérus pour la gestation. Porté par une mère d'accueil, l'éventuel enfant serait une copie génétique du donneur (ou de la donneuse) de noyau, devenant ainsi le jumeau identique du donneur (ou de la donneuse). Il n'aurait aucune parenté génétique avec les donneurs de l'oeuf fertilisé, ni avec la mère porteuse. Le clonage a été réalisé chez les grenouilles en 1964 par le Dr Gordon, en 1979 chez les souris par Hoppe et Illmensee [31]. Il en est à l'expérimentation chez l'homme et suscite la discussion dans le monde scientifique [32], chez les éthiciens [33], ainsi que dans le public averti [34]. L'ouvrage de Rorvik, qui en fait une réalité, relève de la fiction littéraire [35].

On pourrait mentionner aussi d'autres techniques de reproduction à venir ; ces quelques exemples suffisent pour en retenir deux points. Le premier est que le mode traditionnel de reproduction est modifiable : on peut maintenant avoir des enfants sans relations sexuelles. Le second est que les rôles traditionnels à l'égard de l'enfant (un couple le conçoit, l'épouse le porte, ce couple l'éduque) peuvent maintenant être joués par différents personnages (un inconnu peut donner le sperme, une inconnue l'ovule, une troisième peut le porter, et éventuellement une quatrième l'éduquer).

Ces modifications, possibles grâce aux interventions biotechnologiques, appellent une révision de notre conception de la paternité et de la maternité dans ce qu'elles ont de spécifiquement humain, pour les définir d'un autre point de vue que celui de la génétique et établir une distinction entre père/ mère et géniteur/ génitrice.


2. Distinction : père et géniteur

Certes, dans la paternité par procréation, où géniteur et père ne font qu'un, il ne saurait être question de distinction. Mais déjà dans la paternité par adoption, où le père n'a pas [183] engendré l'enfant, la distinction s'impose, comme elle s'impose maintenant dans la paternité par l'insémination et s'imposera désormais dans la paternité/ maternité par intervention biotechnologique.

Donner le sperme ou l'ovule, ou encore faire la gestation, ne fera de personne un père ou une mère. « Les relations parentales (et la parenté) ont besoin d'être reconceptualisées, souligne J. Fletcher. Elles ne peuvent plus désormais être fondées sur le sang ou les utérus, ou encore les gènes. La paternité/maternité devra être comprise non-biologiquement, ou, pour être plus précis, moralement [36]. »

Il faudra désigner sous le terme de géniteur celui qui fournit la contribution génétique nécessaire à la programmation d'un individu, et réserver le terme de père à celui qui assume les tâches nécessaires à la personnalisation d'un enfant. Plus qu'une simple distinction de langage, il est question de deux rôles fondamentalement différents, quoique habituellement assumés par un seul homme. Ils seront de plus en plus dissociables.

Dans l'adoption, le langage courant jouait déjà sur deux sens du mot père : « Il est un vrai père pour cet enfant, même s'il n'est pas son véritable père. » La distinction était implicite. Mais elle s'explicite de plus en plus comme dans cette réflexion d'un cégépien : « Mon père, c'est celui qui s'est occupé de moi ; l'autre, c'est mon géniteur. » Dans la littérature scientifique et vulgarisée de l'insémination artificielle, l'expression « père génétique » est encore employée pour désigner l'inconnu qui donne le sperme ; cependant elle cède de plus en plus la place aux termes « donneur » ou « géniteur ». À mesure que la biotechnologie interviendra dans la reproduction humaine on trouvera plus de donneurs de sperme, d'ovule ou de gestation. Mais on ne découvrira de père et de mère que chez les donneurs d'affection et d'éducation aux enfants issus de ces divers dons.


3. Être père

Qu'elle soit réalisée dans la procréation, l'adoption ou autrement, en quoi consiste la paternité spécifiquement humaine ? [184] Car la paternité est une, bien que ses formes soient multiples, et elle peut se retrouver dans toute son authenticité là où se réalise ce qui la définit.

Cela étant dit, l'amant en chaleur qui amène quelqu'un sur le marché de la vie pour ensuite disparaître du paysage est un procréateur ; le mari qui maltraite l'enfant qu'il a fait par accident de contraception est un engendreur ; le donneur qui offre la moitié des chromosomes pour programmer une nouvelle vie est un géniteur. Mais aucun des trois n'est père.

Est père celui qui prend un enfant dans son affection pour l'amener à l'autonomie de l'adulte, avec le maximum d'épanouissement possible. Un adulte assiste la croissance d'un enfant sous sa dépendance provisoire, pour le faire accéder progressivement à sa maturité affective, sociale, morale. Cela transcende (sans les exclure ou les nier pour autant) les rapports biologiques établis entre deux individus par la pro~ création, pour situer la paternité spécifiquement humaine dans l'ordre des relations interpersonnelles.

a) Une relation interpersonnelle


La procréation établit un rapport intercorporel entre deux individus. Le procréateur lègue au procréé, lors de la copulation, un stock de gènes assemblés dans une combinaison inédite. Une répétition de qualités somatiques et, dans une certaine mesure, psychiques, est programmée à partir de ce patrimoine héréditaire. Le procréateur engendre ainsi un descendant qui se rattache, par certains traits psychosomatiques, à une lignée génétique. À ce point de vue, le rapport engendreur/engendré est d'ordre biologique : l'un doit son infrastructure pré-personnelle à l'autre.

Il en est autrement de la paternité. Elle établit une relation entre des personnes dont l'une est à maturité et l'autre en voie de maturation. Elle ne produit pas la personne de l'enfant, elle la suscite à elle-même par cette assistance que l'on qualifie habituellement d'éducation, laquelle est fondée sur l'affection. « Un enfant est autre chose qu'un stock de qualités, il est un germe de personnalité neuve qui aura à faire son choix dans l'ensemble de caractères dont il hérite et à les intégrer peu à peu selon un schéma imprévisible [37]. »

[185]

Dans la relation père/ enfant, le rapport humain est sensiblement différent de celui des personnes autonomes, en ceci que la personnalité de l'enfant est à l'état embryonnaire. Cela signifie qu'une variante de dépendance est impliquée dans la relation interpersonnelle : père et enfant ne sont pas tout à fait égaux dans la relation et la relation parentale tient compte de cette différence dans la communication. Mais « dépendance » ne signifie pas « domination » : celle-ci serait un pouvoir autoritaire sur l'enfant, établissant ainsi un rapport dominant/ dominé, tandis que celle-là appelle une assistance dans la croissance de la nouvelle personnalité, exerçant une influence de l'un sur l'autre jusqu'à l'acquisition par l'enfant de sa propre liberté. Ce genre de relation n'est possible que si elle est basée sur l'affection.

b) Une relation d'affection


Un père assume plusieurs rôles : pourvoyeur de fonds, aubergiste, épicier, moniteur, etc. Mais ce n'est d'aucun d'eux qu'il tient son attribut de père, puisque l'État peut confier ces rôles à des tiers, contre rémunération. Aucun salarié de l'État ne peut cependant être mandaté pour donner de l'affection. Cela revient au père et c'est là sa particularité. Ses autres rôles sont des life support systems, ils ne sont paternalisés que par l'amour.

On peut appliquer à l'amour parental la définition que le philosophe Nédoncelle donne de l'amour : « ... l'amour est une volonté de promotion. Le moi qui aime veut avant tout l'existence du toi ; il veut en outre le développement autonome de ce toi ; et il veut cependant que ce développement autonome soit, si possible, harmonieux par rapport à la valeur entrevue, par moi pour lui (...) et la valeur que j'aperçois dans ce cas, c'est la personne même d'autrui [38]. » Nédoncelle se fait l'écho d'une double tradition, civile et religieuse, de la pensée occidentale : l'amour a une priorité, il pense d'abord à l'autre à qui on veut du bien (tradition grecque), il est agapè avant d'être eros (tradition chrétienne).

L'amour parental implique nécessairement un dévouement pour l'enfant, c'est indéniable (c'est l'aller de l'affection) ; mais on en retire aussi un gain (c'est le retour de l'affection). Un circuit est ainsi établi, où chacun donne et reçoit selon ses possibilités. D'une part, l'enfant reçoit l'assistance nécessaire pour s'engendrer lui-même à sa propre image selon son cheminement personnel ; il se distanciera progressivement du modèle (« Qui est grand pour un enfant, sinon son père ? » disait Freud) dans la construction de son propre moi, mais entre-temps il aura été assisté. D'autre part, le père goûte à une des expériences les plus profondes qu'il soit donné de vivre à un être humain : voir surgir une personnalité neuve à l'élaboration de laquelle il collabore jusqu'au moment de l'autonomie. Les relations interpersonnelles auront alors évacué la variante de dépendance provisoire impliquée dans la relation père/ enfant, et l'affection circulera d'égal à égal entre adultes.

La paternité spécifiquement humaine transcende donc les liens génétiques, si on la situe dans l'ordre de la relation interpersonnelle entre un homme et un enfant. Il faut le rappeler, cette paternité inclut habituellement la procréation ; mais, parce qu'indépendante de la génération, elle se retrouve dans toute son authenticité dans d'autres formes de paternité, telle l'adoption.


4. Le donneur : un géniteur, non un père

Il résulte de ce qui précède que le donneur n'est pas un père, mais un géniteur. Sans cette distinction, il y a confusion et malentendu. Aussi l'affirmation suivante, qui regroupe les objections majeures au geste du donneur, est-elle absurde, parce que contradictoire : « Le donneur agit en père irresponsable en semant à tout vent » ou encore « il fait des enfants sans s'en occuper ensuite. »

Père, il ne l'est certainement pas, ni ne peut, ni ne doit l'être ; c'est au mari qu'il revient d'assumer la responsabilité de la paternité. Sur ce point le couple receveur, le gynécologue, le législateur et le donneur sont unanimes : le rôle du donneur se limite et doit se limiter uniquement à l'apport génétique qui manque au mari stérile. À cet effet, divers mécanismes de sécurité sont prévus par les cliniques de fertilité pour [187] assurer l'anonymat et l'étanchéité indispensables à toute forme de communication possible entre le donneur et les autres. L'absence de telles mesures risquerait d'être catastrophique et, en prévision de cette éventualité, les lois ou projets de lois refusent catégoriquement tout droit au donneur. Ce que le donneur donne et doit donner, ce n'est pas de l'affection, de l'éducation ou quoi que ce soit, ce sont des gènes.

Irresponsable, il ne l'est pas en principe, même si en pratique tel donneur particulier pourrait montrer de l'irresponsabilité dans son don. Aussi la question ne se formule pas dans les termes « Le donneur peut-il agir en père responsable en donnant de la semence humaine ? », mais bien ainsi : « Le donneur peut-il agir en personne responsable en donnant du sperme ? », ou encore : « Le donneur peut-il être un géniteur responsable du don de ses gènes ? »

En principe oui, s'il remplit les conditions suivantes :

a) Réfléchir avant d'agir, en pesant les conséquences de son acte. Le don qu'il fait n'est pas de n'importe quel ordre et ne s'apparente en aucune façon au don de tissus, d'organes ou de sang ; ceux-ci n'ont pas de potentiel génétique, à la différence du sperme qui participera pour moitié à la programmation d'une ou plusieurs vies. Il faut y penser.

b) Analyser ses motivations en ne retenant que l'aspect humanitaire du don, à savoir un don de vie à un couple infertile et à l'humanité. (L'appât de l'argent - les donneurs sont souvent rémunérés de $20 à $50 par éjaculation - ne devrait en aucune façon motiver le donneur responsable). Son don devrait donc être gratuit ' pour éviter toute ambiguïté possible sur son intention (« vendre son sperme »).

c) Peser ses capacités psychologiques. L'immaturité, l'instabilité émotionnelle ou l'irréflexion pourraient ouvrir la voie à des regrets, à de la culpabilité, ou à certains problèmes affectifs dans l'avenir. Ne peut donner du sperme qui veut, mais qui peut psychologiquement.

[188]

d) Rejeter au départ et pour jamais, cela va de soi, toute curiosité malsaine ou tout désir d'intervention future dans la vie du couple et de l'enfant. Il est libre de donner, mais s'il donne, il doit laisser la suite de son don au couple.

e) S'assurer, autant qu'il le peut, de la qualité de sa semence. Répondre honnêtement aux questions du médecin portant sur ses antécédents individuels et familiaux, le laboratoire se chargeant du spermogramme, du caryotype et des autres analyses.

f) Etre certain que son geste ne lui crée pas d'objections morales, religieuses ou émotionnelles. Une personne est un tout, et ici plus qu'ailleurs les parties doivent être en accord.

g) S'il est marié, avoir le consentement de son épouse. Chez le couple receveur, l'époux doit donner son accord pour que son épouse reçoive des gènes qui lui sont étrangers ; l'épouse du donneur marié a un droit moral sur la semence qui fertilisera une autre qu'elle-même et doit donner son consentement au don du sperme de son mari. Donner ou recevoir du sperme est une décision conjointe qui nécessite l'accord des couples, de part et d'autre.

Si ces paramètres sont présents, le don de sperme devient un acte réfléchi, posé par un agent moralement responsable.


III. La paternité dans l'insémination


Après ce qui vient d'être dit à propos de la paternité humaine, il apparaît clairement qu'elle peut se réaliser dans l'insémination : par l'insémination clinique de son épouse avec des gènes étrangers aux siens, un mari infertile peut être authentiquement le père de son enfant, sans en être toutefois le géniteur. Mais qu'est-ce qui caractérise cette nouvelle forme de paternité, irréductible aux formes historiquement [189] connues, y compris l'adoption traditionnelle ? L'insémination thérapeutique rend d'abord possible une paternité intramaritale.


1. Une paternité intramaritale

Intramaritale, cette paternité l'est de trois façons : elle s'exerce à l'endroit d'un enfant né à l'intérieur du mariage du couple jusque-là infécond ; elle est conforme aux valeurs internes du mariage ; elle est compatible avec l'engagement d'exclusivité des époux.

Premièrement, le mari, par l'insémination de son épouse, sera le père d'un enfant né à l'intérieur de son propre mariage. Son enfant ne sera pas d'un mariage antérieur de son épouse (une veuve ou une divorcée ayant déjà des enfants qu'il assumerait lors du mariage), ni d'un mariage étranger au sien (un orphelin qu'il accueillerait). Dans ces deux cas, il adopterait des enfants déjà existants, tandis qu'ici l'enfant est projeté par lui et son épouse dans leur présent mariage.

Deuxièmement, cette paternité est conforme aux valeurs internes du mariage. Dans sa dimension externe, le mariage est un contrat juridico-social où les parties contractantes s'entendent d'un commun accord sur un certain nombre de points et, ce faisant, acquièrent un statut socio-légal entraînant des droits et des devoirs. Mais dans sa structure interne, il entend servir des valeurs relatives aux personnes engagées ; ces valeurs concernent, sur le plan horizontal, le couple lui-même, et sur le plan vertical la famille, si le couple souhaite inclure un enfant dans sa relation. L'insémination thérapeutique vient assister ces personnes et ces valeurs : elle permet au couple marital de devenir parental en accédant à la paternité et à la maternité, au mariage de se transformer en famille lorsque le couple souhaite inclure l'enfant dans sa relation et à l'enfant d'accéder à l'existence. Prétendre que l'insémination, prise en elle-même, compromet le mariage, les relations entre mari et femme ou les rapports familiaux est une affirmation gratuite parce que non conforme aux faits. Certes, des ajustements psychologiques sont à faire, et ici comme ailleurs nul n'est dispensé du travail d'adaptation à une situation [190] nouvelle. Mais l'expérience démontre que les résultats de cette technique sont hautement positifs ; des rapports d'enquête (ils devraient être résolument plus nombreux) confirment que l'insémination ne peut être nuisible à ceux qui y sont préparés [39].

Troisièmement, cette paternité est intramaritale, en ce sens qu'elle est compatible avec l'engagement d'intimité et d'exclusivité pris par le couple sur le triple plan des relations sexuelles, affectives et reproductrices. Avoir un enfant par insémination thérapeutique ne rompt pas l'engagement à cette triple fidélité : on ne rompt rien, on assume quelque chose. Il convient d'expliciter ceci.

La promesse d'exclusivité sexuelle demeure intacte : il n'y a aucun rapport sexuel entre l'épouse et le donneur inconnu, et il serait aberrant de parler de sexe à distance entre deux personnes qui ne se connaissent même pas. Il en est de même pour l'exclusivité affective. le donneur n'est pas un amant de l'épouse, et on ne peut admettre de transfert imaginaire de fonds affectifs sur le phantasme d'un inconnu que chez une personne affectée de névrose ou de psychose. Il est indéniable que le sperme qui fécondera l'épouse n'est pas celui du mari mais d'une tierce personne, et que le mari ne sera pas le géniteur de son enfant. Mais cela ne suffit pas pour rompre l'engagement de fidélité dans la reproduction, si l'on considère trois facteurs : le mode de transmission de ces gènes étrangers, l'intention du couple et la liberté des agents responsables.

Le mode de transmission des gènes étrangers d'abord. Le contexte humain et les rapports interindividuels sont ici radicalement différents des trois situations suivantes : a) mari placé involontairement devant « un fait accompli » où son épouse se trouverait enceinte à la suite d'une liaison sexuelle avec un amant ; b) mari apprenant la grossesse de son épouse qui a recouru à l'insémination contre sa volonté ou à son insu ; c) mari et femme enfin qui auraient d'un commun accord fait appel aux « bons offices » d'un frère, d'un ami ou d'un inconnu. Dans ces cas, le contexte où se serait réalisée la transmission des gènes affecterait les rapports entre les personnes et enfreindrait l'engagement d'exclusivité reproductive. L'insémination, [191] par contre, situe l'entreprise de fécondité dans un climat radicalement différent : les gènes ne sont pas transmis à l'épouse par la voie habituelle des relations sexuelles qui impliquent un don physique ou affectif, mais par le mode désexualisé et désaffectivé de la technique médicale qui assure un contexte de neutralité et d'impersonnalité.

En second lieu, il faut considérer l'intention du couple responsable. Que veut-il dans sa démarche ? Mari et femme ne souhaitent certainement pas transférer des droits quelconques à un étranger (d'ailleurs, comme il a été dit, une cloison étanche existe et aucun de part et d'autre ne veut la franchir), ni encore moins « tricher ». Ils ne veulent que fonder une famille et, pour ce faire, recourir à la solution-limite d'accueillir des gènes étrangers.

En troisième lieu, la liberté. Elle a sa raison d'être dans un engagement marital. Le mariage ne cimente pas des objets mais lie des sujets. Les époux ne vivent pas en fonction du mariage, c'est celui-ci qui est fait en fonction d'eux, autrement on tomberait dans le formalisme au détriment des personnes. Si la liberté existait au départ de l'engagement, elle existe également lors de la réalisation de cet engagement et est encore là pour effectuer les ajustements nécessaires dans les situations imprévues initialement. Or l'infécondité en est précisément une (et de taille) et si le recours à l'insémination ne faisait pas partie de l'engagement du départ, il peut s'y intégrer dans ce cas. Aussi est-ce en termes d'« ajustement d'engagement », et même de « renouvellement d'engagement » à cette occasion, et non de « rupture d'engagement » qu'il faut penser l'insémination. Comme le souligne avec justesse le théologien catholique David J. Roy : « En raison de la stérilité permanente de l'époux et de l'impossibilité d'adopter un enfant, la décision d'engendrer par l'insémination artificielle hétérogène peut être considérée comme l'expression de la réalisation et du renouvellement de leur engagement matrimonial l'un à l'égard de l'autre. La communication génétique du donneur peut être intégrée à ce renouvellement de la promesse et portée à travers la communication sexuelle continue, exclusive et totale de l'un pour l'autre, à sa pleine réalisation : la famille [40]. »

[192]


2. ... sans « adultère génétique »

Il découle de ce qui précède que l'insémination n'a absolument rien à voir avec l'adultère et que l'accès à la paternité par ce moyen d'exception n'est nullement à considérer comme une infraction (exception et infraction n'ont rien de commun). Alors pourquoi en faire une section spéciale ici ? Serait-ce de la malveillance d'un esprit retors qui chercherait du mal là où il n'y en a pas ? Deux raisons justifient cette section : d'abord historiquement l'insémination a été présentée en termes d'adultère en droit [41] et a été jugée de la même façon en théologie [42] ; ensuite certains la voient encore ainsi et, en plusieurs milieux, on associe vaguement les deux.

Certes, certains intellectuels ne font pas de l'insémination un lieu d'adultère au sens banal du terme ; ils reconnaissent qu'il ne s'agit pas d'un « adultère selon la lettre » (puisqu'il n'y a pas de relations sexuelles), ni d'un « adultère en esprit » (car, en principe, les intentions ne sont pas malsaines), mais ils la situent quand même dans le contexte de « l'esprit de l'adultère ». Voici un des textes les plus significatifs à cet égard : « Les époux se promettent donc l'exclusivité de la fécondation : les ovules de la femme ne pouvant être fécondés que par les spermatozoïdes du mari et ceux-ci ne devant féconder que les ovules de l'épouse. Une femme, par le consentement du mariage, exclut donc tout rapport sexuel avec un autre homme que son mari et manquer à cette promesse est un adultère ; mais elle s'engage non moins fermement à n'avoir des enfants que de lui et un manquement en ce domaine, c'est aussi un adultère [43]. »

L'insémination n'est aucunement une technique raffinée qui permettrait une forme sophistiquée d'adultère contemporain, à l'aide de la technologie médicale, de la tolérance d'une société pluraliste et de la complicité d'éthiciens, un « adultère génétique » camouflé sous des couleurs thérapeutiques. Les gènes n'ont rien d'adultérin (ce sont des agents biologiques qui ignorent la moralité), ni la technique médicale, ni les intentions du couple, ni le donneur et son mode d'intervention. Ce qui a été dit précédemment suffit à démontrer que l'insémination thérapeutique se situe dans un tout autre contexte [193] moral et qu'il faut la penser dans un climat sain, non pollué de vagues relents adultérins. Comme nous le disions en conclusion à la première partie de ce texte, la raison pour laquelle la conception d'un enfant par insémination a été plus ou moins assimilée à un adultère ou à une forme d'adultère est à chercher dans l'histoire. On ne pouvait autrefois conclure qu'à l'adultère (consenti ou non par le mari) devant une épouse enceinte, en dépit de la stérilité de son mari. Mais aujourd'hui que la médecine permet d'avoir un enfant sans relations sexuelles et affectives avec un tiers, un tel jugement moral sur l'insémination serait totalement infondé.


3. Par adoption de gênes

Quel genre de paternité l'insémination rend-elle possible ? Sûrement pas une paternité par procréation, ni une paternité par adoption traditionnelle. L'insémination thérapeutique inaugure une paternité par adoption de gènes, où ce que le mari adopte ce n'est pas quelqu'un (un enfant en phase postnatale, prénatale, ou même préconceptionnelle), mais quelque chose qui est antérieur à la conception même de quelqu'un (des gènes étrangers à partir desquels il pourra avoir un enfant). L'adoption porte sur les gènes du futur enfant et non sur l'enfant lui-même. C'est ce qu'il faut démontrer.

a) L'adoption : un accueil postnatal


L'adoption traditionnelle est l'accueil postnatal d'un enfant-hôte, complètement étranger au mariage du couple receveur. Trois facteurs principaux la caractérisent. Premièrement, du côté du couple, mari et femme sont tous deux génétiquement étrangers à l'enfant adopté ; ni l'un ni l'autre ne l'ayant engendré, ils sont sur un pied d'égalité devant lui. Deuxièmement, l'adoption est sécuritaire et sécurisante pour les parents, puisqu'elle est basée sur des siècles de tradition et qu'elle a reçu sa reconnaissance légale, sociale, morale et religieuse ; il n'y a pas de difficultés à craindre de ce côté, comparativement à l'insémination qui n'a pas encore subi l'expérience des siècles et qui n'a pas encore fait toutes ses preuves dans la société. Troisièmement, l'adoption présente un immense avantage pour les enfants eux-mêmes : un foyer où ils [194] trouveront l'affection, la sécurité et l'éducation qui ne leur sont pas offertes nécessairement dans les institutions publiques.

b) L'insémination : un accueil prénatal

Finegold a déjà établi la liste des différences entre l'insémination et l'adoption [44]. Parmi ses considérations, il faut cependant distinguer entre ce qui relève des avantages secondaires et ce qui, selon nous, fait toute la différence et qu'il n'aborde pas.

Ce qui est secondaire dans l'insémination, tout en ayant une certaine importance, ce sont les divers avantages qu'elle offre : le patrimoine génétique de l'enfant est en partie connu (il est de l'épouse), la stérilité du mari demeure inconnue de son entourage, on peut garder le secret sur l'origine de l'enfant, nulle crainte de voir surgir la génitrice, l'enfant peut ressembler au mari si on a choisi un donneur en vue de cette ressemblance, les difficultés de l'adoption légale sont évitées, on peut avoir plusieurs enfants par le même donneur (ils seraient alors frères ou soeurs), l'intervention médicale est confidentielle. Ces avantages pratiques sont certes appréciables et peuvent être pris en considération, mais ils ne touchent pas à l'essentiel à notre point de vue.

Une première différence entre l'adoption et l'insémination est que cette dernière permet l'accueil prénatal d'un enfant. Comme dans la paternité par procréation et à l'inverse de l'adoption, le couple se prépare psycho-affectivement à accueillir l'enfant durant le temps de la gestation. Sur le plan horizontal, mari et femme tissent entre eux au cours de la grossesse des liens profonds en tant que futur père et future mère. A ce point de vue, l'insémination favorise plus étroitement le couple que l'adoption, en mobilisant toutes ses ressources humaines en fonction de la venue de l'enfant et des rôles parentaux.

Sur le plan vertical, le mari se prépare à la paternité. « Le simple porteur de la semence s'efface ici devant celui qui veut tenir pleinement sa place avec les moyens affectifs et intellectuels dont il dispose en tant qu'époux et père. Les projets [195] qu'il forme, l'image qu'il esquisse de son enfant ne le font pas différent des pères chez qui la procréation n'est pas empêchée au plan biologique. Les liens qui se nouent dans cette perspective sont ceux d'une véritable famille. N'est-ce pas dans ce registre qu'il faut chercher les éléments les plus spécifiques d'une authentique paternité ? [45] » Vivre la grossesse avec son épouse offre donc au mari une expérience irremplaçable que l'adoption ne peut fournir. Mais il y a plus encore.

c) L'insémination : un appel à l'existence

Une seconde différence entre l'insémination et l'adoption traditionnelle est que la première rend possible une décision d'existence. Comme dans la procréation, le mari a la possibilité de former un projet : appeler un enfant à l'existence. Il décide avec son épouse de l'être ou du non-être de cet enfant avant même qu'il ne soit conçu. Ici se trouve l'irréductibilité entre l'adoption postnatale et les autres formes d'adoption prénatale qui peuvent exister dans les trois situations : celle où un homme épouse une femme déjà enceinte d'un tiers (une célibataire, une veuve, une divorcée), celle où un mari assume les conséquences du viol de son épouse, celle où il accepte une grossesse extramaritale de sa femme. Dans ces trois cas, un futur enfant étant déjà en gestation, le mari qui n'en est pas le géniteur le considère comme sien : c'est une adoption in utero. Dans l'insémination, l'enfant ne peut être que l'objet d'une intention libre qui le fait accéder à l'existence et, en conséquence, il est assurément désiré et voulu par le couple, et non « un fait accompli » qu'il faut assumer (comme il peut se produire dans les trois cas ci-dessus), ou « un enfant-surprise » à accepter (comme il peut arriver lors d'un « accident biologique » dû à une erreur de contraception dans le parcours sexuel).

d) L'insémination :
une adoption préconceptionnelle, ... de quoi ?

Mais alors, s'il n'existe pas d'adoption postnatale, ni prénatale dans l'insémination, peut-on parler d'adoption préconceptionnelle de la part du mari qui adopterait l'enfant avant même qu'il ne soit conçu ? Pour répondre à cette question, il faut d'abord savoir ce qui existe avant la conception.

[196]

Avant la conception d'un être humain, il n'existe rien de cet être. Ce qui existe, ce sont deux cellules sexuelles (le spermatozoïde et l'ovule) contenant chacune dans son noyau 23 chromosomes porteurs de milliers de gènes transmettant la moitié du potentiel héréditaire des géniteurs qui ont donné ces cellules. La conception est le processus de la fertilisation : le spermatozoïde pénètre dans l'ovule, leurs deux noyaux se fusionnent, les chromosomes s'échangent pour former ainsi une nouvelle combinaison de gènes appelée « code génétique », qui contient toute l'information nécessaire à la programmation biologique d'un nouvel individu. Au terme de la conception on a donc une cellule unique résultant de la fusion des deux premières (le « zygote »), où se trouve ce code qui déterminera l'identité nouvelle du futur être humain. La conception terminée, cette cellule commence à subir une série de divisions (le « clivage ») qui, en se complexifiant, culmineront dans l'élaboration des tissus et organes spécialisés et détermineront les phases embryonnaire et foetale.

Ces rudiments d'embryologie humaine étaient nécessaires pour donner à la question une réponse éclairée. Du point de vue biologique, il faut distinguer entre ce qui est au terme de la conception (une cellule unique d'où naîtra un nouvel être humain) et ce qui existait avant la conception (les éléments génétiques qui programmeront cet individu). Du point de vue philosophique, on distingue entre l'être, le non-être (le néant) et le devenir. Dans le cas présent de l'insémination, l'enfant n'est pas puisqu'il n'est même pas conçu, il n'est pas en devenir non plus, étant donné que la conception n'a pas amorcé son existence. C'est un néant d'enfant.

On pourrait pousser encore plus loin et tenter de soutenir que l'enfant pré-existe déjà avant sa conception d'une double façon : dans le spermatozoïde et l'ovule, ainsi que dans l'intention des parents. Mais on parle alors de la pré-existence des éléments qui programmeront un futur enfant, de « ce à partir de quoi » il prendra origine, d'un pré-devenir d'être humain, et non de l'être humain lui-même. Ce qui est radicalement différent. Reste la pré-existence de l'enfant dans l'intention des parents. C'est exact. Mais il faut bien comprendre. Il [197] pré-existe dans l'ordre intentionnel et non dans l'ordre existentiel : il est projet d'avenir dans la conscience maritale, objet de pensée pour les futurs parents, mais il n'est pas encore un sujet qui a déjà commencé d'exister.

Alors qu'est-ce qui est adopté ?

e) L'insémination :
une adoption de « gènes d'enfant »

L'insémination est effectivement un lieu d'adoption ; en effet, si d'une part adopter consiste à faire sien ce qui ne l'est pas, et que d'autre part il y a quelque chose qui n'est pas du mari dans l'insémination, il y a adoption. De plus, cette adoption est préconceptionnelle : ce qui est adopté est antérieur à la fécondation.

Or, ce qui est antérieur à la fécondation d'un futur enfant, ce n'est pas cet enfant lui-même puisqu'il ne peut pas exister avant d'être, ni être antérieur à lui-même. Ce qui existe avant lui ce sont des gènes à partir desquels il pourra accéder à l'existence. Et l'adoption porte sur eux.

Ainsi, dans l'insémination le mari n'adopte pas un enfant à quelque stade de développement que ce soit (en phase postnatale ou prénatale), ni un pré-enfant (expression dénuée de tout sens), ni une pré-existence intentionnelle d'enfant (puisque c'est lui-même qui projette d'avoir un enfant avec son épouse, il n'a nul besoin d'adopter le projet d'un autre), il fait une adoption préconceptionnelle de « gènes d'enfant ». Le matériau génétique lui faisant défaut à cause de sa stérilité, il fait sien celui d'un donneur inconnu, acceptant le fait que le patrimoine héréditaire de son enfant ne sera jamais le sien propre.

Certes, il n'y a pas d'enfant possible sans les gènes qui le programment, et les gènes d'un homme et d'une femme donneront toujours un enfant, si les conditions sont favorables. Mais, pris en eux-mêmes, ils ne sont pas des êtres personnels, ce sont des agents biologiques qui donneront naissance à un nouvel être humain. En les adoptant, le mari doit reconnaître qu'il ne sera pas le géniteur de son enfant. Mais comme la paternité humaine n'implique pas nécessairement l'appartenance génétique, et comme d'autre part ce qui fait d'un individu [198] une personne c'est l'apport parental et environnemental, il sera authentiquement le père de son enfant, même s'il n'en est pas le géniteur, et sa contribution paternelle demeurera entière pour la personnalisation de cet enfant.

On voit donc la profonde différence qui sépare l'adoption traditionnelle de l'adoption de gènes. Certains ont parlé de l'insémination en termes de « semi-adoption » ou de « demi-adoption », soulignant par là que le mari adopterait l'enfant de son épouse et d'un donneur inconnu. Il apparaît maintenant qu'il n'adopte pas d'enfant, ni l'enfant de qui que ce soit, ni une moitié d'enfant, mais les gènes de son futur enfant. L'adoption traditionnelle n'est pas divisible par moitié ou par morceaux, et l'insémination n'a pas la valeur d'une moitié d'adoption. L'adoption qui a lieu dans l'insémination est autre chose que l'adoption historique.

L'insémination porte en définitive sur une question de gênes, mais encore faut-il qu'un homme soit en mesure de les adopter, car le problème humain posé par l'insémination ne se limite pas à cette simple question de gènes. En effet, si on peut en parler en termes « neutres » et « objectifs », elle est vécue par un homme doté d'une affectivité et engagé dans un mariage.


IV. La prise de décision réfléchie


Toute paternité est une importante responsabilité qui doit faire l'objet d'une décision réfléchie. Il en est ainsi et davantage encore pour la paternité par voie d'insémination. Les conditions de cette prise de décision gravitent autour de deux grands axes : l'équilibre émotionnel et la stabilité maritale.


1. Etre équilibré émotionnellement

Le recours à l'insémination pour avoir un enfant exige d'un homme des qualifications émotionnelles supérieures [199] celles requises pour l'adoption traditionnelle. Il y a ici des résonances culturelles, sociales, affectives, qui se répercutent jusqu'aux racines mêmes de sa personnalité. Si celle-ci n'est pas stable, son édifice risque fort d'être ébranlé tôt ou tard. Le mari, son épouse, son enfant surtout en seraient affectés. Être un homme équilibré psychologiquement, face à l'insémination, se ramène à ce qui suit.

a) Avoir d'abord assumé sa stérilité (en termes psychanalytiques, avoir fait le deuil de sa fertilité). Dans la conscience culturelle présente, la stérilité est perçue par un homme comme un échec à sa toute puissance de mâle. Il doit reconnaître et accepter l'infertilité avant de décider d'avoir un enfant par insémination. Cet enfant ne sera jamais génétiquement le sien : si son amour-propre rejette cette réalité et en demeure blessé, il serait, pour le moins qu'on puisse dire, imprudent de tenter l'aventure. Des difficultés psychologiques pourraient surgir : se sentir inférieur face à son épouse, percevoir affectivement la grossesse comme un court-circuit entre elle et lui, nourrir de l'agressivité face au donneur inconnu, voir l'enfant comme le miroir de son incapacité à procréer, etc.

b) Avoir analysé sa pyramide de motivations et retenu comme mobile décisionnel la volonté de fonder une famille pour l'épanouissement de son enfant, de son épouse et de lui-même. Si, plus ou moins consciemment, le motif principal sous-jacent à la démarche était, par exemple, de restaurer l'image qu'il s'était faite de lui-même, de sauver la face auprès de son entourage, de faire comme les autres, la suite des événements risquerait fort de lui réserver de grandes déceptions.

c) Avoir résorbé les problèmes personnels qu'il pourrait avoir par ailleurs et qui ne sauraient être réglés par la venue d'un enfant. Bien au contraire, cet enfant pourrait se présenter comme un problème additionnel. Ici encore, l'insémination n'aurait rien de « thérapeutique » et pourrait même précipiter une névrose déjà latente qui n'attendait qu'à être déclenchée.

[200]

d) D'une façon générale, et pour résumer ce qui précède, être un candidat psychologiquement apte à cette forme de paternité. Ici tout homme clairvoyant devrait demander, en cas de doute, l'assistance d'un spécialiste pour s'assurer que sa décision ne recèle pas de mobiles incompatibles avec une telle paternité (toute clinique de fertilité peut le mettre en contact avec une personne qualifiée en ce domaine).

e) Décider après mûre réflexion. L'enjeu est trop important pour se permettre une décision hâtive, qui serait déjà un indice significatif d'immaturité. Rien n'oblige un mari à recourir à l'insémination ; il a déjà attendu, pourquoi ne pas s'accorder un temps de réflexion supplémentaire s'il y a encore un doute ? Tant que la moindre incertitude ou hésitation persiste, un homme raisonnable devrait s'abstenir de toute décision. Y a-t-il, par exemple, des objections d'ordre religieux, des craintes d'incompatibilité environnementale ?


2. Etre stable maritalement

Avoir un enfant par insémination est une affaire de couple. Ici plus que dans la paternité /maternité par procréation les facteurs suivants doivent être évalués.

a) Quel est l'état de l'union ? Les rapports du couple dans sa situation maritale doivent être excellents. S'ils sont déjà chancelants, l'insémination ne viendrait en aucun cas « cimenter » une union qui se lézarde déjà. Il faut le répéter, l'insémination n'est aucunement à prendre comme thérapie conjugale. Certes, elle pourrait servir de remède temporaire, mais à long terme l'antidote qu'on avait recherché risquerait au contraire d'aggraver le mal.

b) Quelles sont les motivations du couple ? Est-ce pour retenir un conjoint qu'on accepte bon gré mal gré l'entreprise ? Est-ce pour se valoriser face aux autres en tant que couple ? Est-ce par désir authentique d'un enfant pour le bonheur commun ? Ici encore la clarification des mobiles du couple s'impose impérieusement.

[201]

c) Le consentement mutuel doit être libre et éclairé. Toute pression sur le consentement d'un conjoint serait comparable à un chantage néfaste à l'avenir de la famille. Avoir un enfant est un projet de couple et le recours à l'insémination doit absolument faire l'objet d'une décision conjointe.

Ce n'est qu'à ces conditions que mari et femme pourront prendre une décision raisonnable et qu'ils auront au départ toutes les chances de réussite de leur côté. Autrement, il faudrait résolument exclure l'insémination et songer à d'autres options.


Conclusion


C'est dans le dynamisme du XXe siècle finissant qu'apparaît l'insémination thérapeutique. Cette technique médicale offerte aux couples frappés d'infécondité est significative de toute une civilisation poussée de l'avant sous l'impulsion de la biotechnologie. Elle devient inévitablement un lieu d'interrogation par rapport à des valeurs fondamentales, comme la paternité et la famille, ce qui nous amène à conclure avec les considérations suivantes.

a) La médecine contemporaine, en offrant l'insémination aux couples infertiles, poursuit son objectif séculaire : « Sinon guérir, du moins aider ». Guérissable, la stérilité du mari ne l'est pas. Mais la médecine offre à cet homme d'accéder à la paternité par une autre voie que celle de la procréation ou de l'adoption traditionnelle. Ce faisant, elle fait oeuvre humanitaire en ouvrant des horizons jusqu'à maintenant insoupçonnés aux couples affectés d'infertilité.

b) L'insémination thérapeutique fait apparaître en Occident une quatrième forme de paternité, qui n'est pas une recombinaison des formes de paternité antérieurement connues, bien qu'on puisse y retrouver certains éléments. La paternité par adoption de gènes est inédite dans l'histoire humaine. Inédite [202] mais non interdite, même si de prime abord elle a semblé, il y a quelques décades, incompatible avec le mariage et assimilable à une entrée par effraction dans la famille. C'est une forme de paternité authentique qui peut être retenue comme option hautement respectable.

c) Parler d'adoption de gènes à propos de l'insémination ne signifie pas réduire tout le problème humain qu'elle comporte à une simple question de génétique. L'insémination fait appel à ce qu'il y a de plus intime dans l'homme, à son affectivité, à son histoire socio-culturelle, à ses valeurs, bref à sa personnalité entière. Aussi la forme de paternité qu'elle crée n'est-elle pas accessible à tous, à cause des qualifications additionnelles qu'elle exige par rapport aux autres formes de paternité. Si l'insémination peut faire l'objet d'une option réfléchie, elle ne doit en aucun cas devenir une « potion » consommable. Elle n'est pas à la portée de tous.

d) L'insémination peut être envisagée pour elle-même par un couple et faire l'objet d'un choix indépendant de l'adoption traditionnelle. On ne peut établir la hiérarchie suivante au plan théorique : « En soi, l'adoption est meilleure que l'insémination ». Ceci impliquerait qu'en pratique un couple devrait d'abord penser à l'adoption puis, si celle-ci s'avère impossible, songer à l'insémination. Toutes deux donnent accès à une paternité authentique et elles ne peuvent être subordonnées l'une à l'autre. N'étant pas inférieure en valeur, l'insémination n'est pas à considérer comme « la dernière carte à jouer » après échec de la démarche d'adoption. Elle est un projet différent.

e) L'insémination thérapeutique, loin de se présenter comme un nouveau produit (une médication de plus dans une société de consommation en appétit d'efficacité), ou comme une voie illicite de fonder une famille (par un quasi-adultère génétique), est en réalité une technique médicale qui vient enrichir la paternité humaine à la fin du XXe siècle.

Maintenant sortie de la clandestinité, la paternité par adoption de gènes mérite son droit de cité dans nos sociétés.



[1] Ps. 127, 3.

[2] Bronislaw MALINOWSKI, La vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie, Paris, Payot, 1930. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[3] Françoise D'EAUBONNE, Les femmes avant le patriarcat, Paris, Payot, 1977.

[4] Gen. 17,5.

[5] Paul TERNANT, « Père et pères », dans Vocabulaire de théologie biblique, sous la direction de Xavier UON-DUFOUR, Paris, Cerf, 1964, col. 800.

[6] Le droit de vie et de mort y était anciennement détenu : Gen. 38,24 ; 42,37.

[7] Abbé Alexis MAILLOUX, Le Manuel des parents chrétiens, Québec, Augustin Côté, 1851. Réédité chez VLB Éditeur, Montréal, 1977.

[8] « Mater semper certa est, pater est quem nuptiae demonstrat. »

[9] Jean-Louis BAUDOUIN, « L'insémination artificielle, bref aperçu juridique », Le Médecin du Québec, vol. n' 12, décembre 1977.

[10] Par exemple, dans le Ninth Report of the Royal Commission on Family and Children's Law. Artificial Insemination_ Vancouver, B.C., Mai 1975. Selon J.F. VOUIN cependant, le consentement du mari à l'insémination n'impliquerait pas pour autant la renonciation anticipée à l'exercice de son droit de désaveu dans la nouvelle loi française (J.F. VOUIN, « Les conséquences juridiques de l'insémination artificielle », Gynécologie, tome XXVII, n' 2, 1976, p. 171.

[11] « Ce sort, vraisemblablement, ce sera d'être exposé à ce genre de malheurs auxquels, d'habitude, la situation d'orphelin expose les orphelins ... », PLATON, Criton, 45 d. Traduction Léon ROBIN.

[12] Loi 89, Renée JOYAL-POUPART, « L'adoption revue et corrigée », Le Devoir, 20 juillet 1981.

[13] Charles AUGRAIN, « Stérilité », dans Vocabulaire de théologie biblique, op. cit., col. 1029-1030.

[14] Gen. 30,3.

[15] Gen. 30,8.

[16] Sa belle-mère Sara (Gen. 16,2), Léa (Gen. 30, 9-13)..

[17] Charles AUGRAIN, art. cit., col. 1030.

[18] L'extension de ce phénomène au Canada suscita, au début de l'été 1982, de nombreuses discussions dans les médias : « Do surrogate mothers offend religious codes ? » (Toronto Star, June 19, 1982), « The furore over surrogate motherhood » (Mcleans's, July 5, 1982), « 'Rent-a-womb' birth kicks up controve » (Globe and Mail, Toronto, June 17, 1982).

[19] Dt. 25, 5-10.

[20] Dt. 25, 9-10.

[21] Paul TERNANT, art. cit., col. 801.

[22] Ibid., col. 802-805.

[23] Jn . 1, 12.

[24] Rom. 8, 14-17 ; Gal. 3, 36.

[25] Henri RENARD et Pierre GRELOT, « Fils », dans Vocabulaire de théologie biblique, op. cit., col. 384.

[26] En août 1982, la quarantaine était atteinte (Le Devoir, Montréal, 14 août 1982) ; en mars, des « jumeaux-éprouvette » naissaient à Oakville (Ontario).

[27] Simon C. DAVIS, Marcel J. MELANCON, Ronald HAMEL, David J. Roy, Fertilisation en laboratoire : d'ici à l'an 2000, Montréal, Bellarmin, 1981, chap. Ill : « La reproduction humaine : une prospective des 25 années à venir », pp. 91 -111.

[28] Judith RANDAL, "Breeding the Perfect Cow", Science 81, vol. 2, no 9, November, pp. 86-89, 92.

[29] Marie-Ange D'ADLER, Martine ALLAIN-REGNAULT, Martine Dupuis, « Des êtres créés par l'homme », Sciences et Avenir, no 410, avril 1981, p. 49.

[30] Communiqué de presse de Londres, Le Devoir, Montréal, 9 février 1982.

[31] Marie-Ange D'ADLER et al., art. cit., pp. 42-44.

[32] Le clonage de souris a amorcé une telle discussion au congrès de l'American Association for the Advancement of Science, tenu en janvier 1981 à Toronto. « Cloning of humans 'a touchy area' but scientists see some benefits » (Toronto Star, January 6, 1981). Mais la question n'est pas nouvelle : Leon EISENBERG, « The Outcome as Cause : Predestination and Human Cloning », The Journal of Medicine and Philosophy, vol. 1, no 4, 1976, pp. 318-331 ; James D. WATSON, « Moving toward the clonal man, Is this what we want ? », The Atlantic, May 1971, pp. 50-53.

[33] Notamment : Willard GAYLIN, « We Have the Awful Knowledge To Make Exact copies Of Human Beings », The New York Times Magazine, March 5, 1972.

[34] L'éditorial du Toronto Star titrait : « Debate on cloning is vital » (January 7, 1981).

[35] David RORVIK, À son image. La prodigieuse histoire du premier clone humain, Paris, Grasset, 1978 (traduit de l'ouvrage américain In His Image. The Cloning of a Man, par Claude THOMAS).

[36] « Parental (and kin) relationships need to be reconceptualized. They cannot any more be based on blood or wombs or even genes. Parenthood will have to be understood nonbiologically or, to be specific, morally » (Joseph FLETCHER, The Ethics of Genetic Control, Garden City, New York, Anchor Press/ Doubleday, 1974, p. 177.

[37] Maurice NEDONCELLE, Vers une philosophie de l'amour, Paris, Aubier-Montaigne, p. 19.

[38] Ibid., pp. 15-16.

[39] Les couples recommenceraient-ils l'expérience ? La réponse est unanime dans le rapport FARRIS-GARRISON, où les enquêteurs soulignent que tous les commentaires sur l'insémination étaient favorables (Edmond J. FARRIS and Mortimer GARRISON, « Emotional Impact of Successful Donor Insemination », Obstetrics and Gynecology, vol. 3, no 1, January 1954, p. 20). Le rapport STRICKLER, KELLER et WARREN, de l'Université de Washington, portant directement sur l'effet dans le mariage, est significatif : « Notre expérience constate que l'insémination hétérologue n'est pas au détriment de l'unité familiale. » (Ronald C. STRICKLER, David W. DELiLER and James C. WARREN, « Artificial Insemination with Fresh Donor Semen », New England Journal of Medicine, 293 (October 1975), p. 852.) Le rapport IIZUKA et al. conclut que le développement physique, mental et intellectuel de l'enfant n'est en aucune façon inférieur à celui d'autres enfants, et lui est souvent supérieur (Rihachi IIZUKA, Yoshiaki SAWADA, Nobuhiro NISHINA, and Michie OHI, « The Physical and Mental Development of Children Born following Artificial Insemination », International Journal of Fertility, 1968, vol. 13, no 1, p. 24). Une jeune femme réagit ainsi lorsqu'elle apprend son origine : « Le fait de connaître mon origine IAD ne fit rien pour altérer mes sentiments envers mes parents. Au contraire, je tombai en action de grâces pour la peine qu'ils s'étaient donnée pour m'amener à l'existence. » (Lillian ATALLAH, « Report from a test-tube baby », New York Times Magazine, April 18, 1976).

[40] David J. Roy, « Éthique et insémination artificielle », Le Médecin du Québec, vol. no 12, décembre 1977.

[41] Affaire Orford v. Orford en 1921 (58, Dom. Law Reports, 251 j Ont. Sup. Ct. 19211) ; affaire Russel v. Russel en 1924 (A.C. 687).

[42] PIE XII, dans ses trois discours sur l'insémination artificielle, n'emploie pas explicitement le terme d'adultère, mais la place dans ce contexte (Allocution au IVe Congrès international des médecins catholiques, 25 septembre 1949 ; Discours aux participants du Congrès de l'Union catholique italienne des sages-femmes, 29 octobre 1951 ; Discours aux médecins du deuxième Congrès mondial sur la fécondité et la stérilité, 19 mai 1956).

[43] E. TESSON, s.j., « L'insémination artificielle et la loi morale », dans L'insémination artificielle, Centre d'Études Laënnec, Paris, Lethielleux, 1948, p. 92.

[44] Wilfred J. FINEGOLD, Artificial Insemination, 2nd Edition, Springfield, Illinois, Charles C. Thomas Publisher, 1976, pp. 21-25.

[45] Roger MISES et Gabrielle SEMENOV-SEGUR, « Approche psychologique de la demande », dans Echanges, n' 115, avril 1974, p. 21.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 1 novembre 2012 7:01
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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